Le poids de l'occupation allemande aux PTT

par François Rouquet: "Le poids de l’occupation allemande aux PTT", texte de la communication au colloque "Les agents des PTT dans la Résistance" du 21 au 23 novembre 1984. Colloque 21-23 nov 1984 consacré à la résistance aux PTT. Voir aussi son ouvrage (collectif) "1914-1945 Hommes et femmes dans la France en guerre".

Nota: ce colloque, avec la participation d'historiens et de témoins, montre que les français n'avaient pas tous accepté la défaite, ni l'instauration du régime de Vichy, et que la résistance à l'occupant se développa dès 1940.

Chapitre 1: SPÉCIFICITÉ PROFESSIONNELLE
Le poids de l'occupation allemande aux PTT

Traiter du poids de l'occupation allemande aux PTT impose de commencer par un constat simple : malgré le maintien d'un gouvernement français à Vichy, l'Allemagne soumet la France à une politique d'exploitation, comme elle le fait dans les autres pays occupés.

Deux thèmes donc se dégagent : tout d'abord celui de l'Occupation, avec le caractère spécifique qu'elle revêt dans une administration comme celle des PTT, avec la structure d'occupation particulière que mettent en place les Allemands ; ensuite, celui de la Résistance, c'est-à-dire des réactions que cette exploitation va susciter au sein du personnel. Je terminerai par une typologie des résistances dans ce cadre.

Commençons par un bref rappel de la situation de l'administration postale au moment de l'Occupation, au printemps 1940.

Trois points me semblent importants. Le premier, c'est que les PTT, dont la population masculine est d'environ 100.000 hommes, sont amputées d'une partie de leur personnel depuis la mobilisation : 10.000 hommes ont été mobilisés. 35.000 le sont en janvier 1940 et, au moment de l'armistice, environ 37.000 membres du personnel sont sous les drapeaux, soit 37 % des effectifs masculins. L'administration, pour faire face à cette situation, a embauché 20.000 auxiliaires et a différé les départs en retraite, ce qui cause des problèmes de qualification aux auxiliaires employés.

Le deuxième point important est l'ampleur des destructions, particulièrement dans les treize départements des régions du Nord et de l'Est de la France où se sont déroulés les combats : 500 centraux téléphoniques sont hors service, 60 sont complètement détruits. Un rapport de la Direction de l'exploitation du téléphone estime à environ 300 millions de francs les dégâts subis par le réseau du téléphone. Par conséquent, la remise en route pose de gros problèmes par manque de personnel, de matériel, de véhicules, etc.

Le troisième point est la désorganisation générale liée à la rapidité de la percée allemande qui provoque un grand affolement, l'exode jetant des millions de personnes sur les routes. Le repli des bureaux de poste de ces zones sinistrées s'est effectué avec des moyens de fortune ; les receveurs ont eu le temps d'emmener les valeurs et les livres de comptabilité. Malgré un plan de repli qui était plus ou moins précis, cette évacuation des bureaux s'est faite de façon très désordonnée, particulièrement à partir du mois de juin 1940.

D'autre part, le fréquent abandon des troupes par les cadres de l'armée a eu pour conséquence d'aggraver le nombre de prisonniers de guerre. Il y a 18.000 prisonniers de guerre PTT. Durant l'été 1940, cette désorganisation atteint d'ailleurs le sommet de la hiérarchie de l'administration, puisque Jules Julien, ministre en 1939 dans le gouvernement Reynaud, est remplacé quatre fois entre le 16 juin, quelques jours avant l'armistice, et le 6 septembre 1940 (date à laquelle Berthelot deviendra ministre). Ainsi cinq ministres vont se succéder en trois mois et demi à la tête de l'administration des PTT.

L'Occupation

La convention d'armistice, signée le 22 juin, précise qu'il incombe à la France de remettre en état ses moyens de communication. Un mois plus tard, un règlement est publié (le 18 juillet) apportant des précisions sur l'application de la convention d'armistice pour les PTT. Ce règlement précise que les relations télégraphiques sont interdites, le téléphone n'est autorisé que dans le cadre des réseaux locaux (les départements limitrophes), les relations interurbaines sont réservées uniquement à l'administration, sous réserve que la commission accorde l'autorisation d'une ligne interurbaine. La correspondance entre les deux zones est interdite, ainsi qu'entre la zone occupée et l'étranger, elle est limitée pour le courrier administratif à 300 lettres par jour. Cette mesure sera élargie à 500 lettres puis à 1000 lettres par jour, ce qui reste insuffisant. Le courrier est contrôlé à Paris par la Pruschtelle (le service de contrôle). Enfin les travaux forcés, voire la peine de mort peuvent punir les contrevenants. Ce règlement montre l'importance de la pression allemande dès les débuts de l'Occupation, avec les conséquences tragiques que l'on imagine pour les populations civiles qui ne peuvent communiquer à un moment où de nombreuses familles sont dispersées par l'exode. En septembre, les cartes familiales seront autorisées (cartes avec deux lignes en blanc).

Une commission d'armistice est installée à Wiesbaden, commission dont la délégation française est dirigée par le général Huntziger, et qui comprend une sous-commission aux transmissions. Cette délégation n'a d'ailleurs que peu de pouvoirs puisqu'elle est chargée d'entériner les décisions de la commission allemande d'armistice.

L'action allemande

L'armée allemande va plaquer un système de contrôle sur la structure administrative des PTT. Le contrôle allemand est dirigé par le commandant en chef de l'armée d'occupation, lequel a sous ses ordres des officiers eux-mêmes responsables du contrôle des télécommunications, du service postal, de la censure, des 17 régions que comportent les PTT, etc.

Quelle est l'action des Allemands durant la Seconde Guerre dans le cadre des PTT ?

Les premières préoccupations sont d'ordre militaire (particulièrement dans le domaine des télécommunications). Pour des raisons évidentes, les transmissions constituent un atout majeur dans la poursuite de la guerre contre la Grande-Bretagne. D'une part, elles assurent la coordination de la défense anti-aérienne et des armées du Reich en général dans les territoires occupés et, d'autre part, celle de la ligne défensive littorale qui va être construite ensuit que l'on va appeler Mur de l'Atlantique. En outre, c'est un outil très important de propagande. Par conséquent, les autorités d'occupation prennent des mesures radicales dans le but évident de forcer l'administration des PTT à mettre en pratique la politique de collaboration tracée par le gouvernement de Vichy.

Il s'agit pour l'Occupant d'utiliser au maximum les ressources de l'administration des PTT - sous toutes les formes possibles - au profit de son effort de guerre. Ce qui implique, pour l'armée d'occupation, la mise au pas, l'encadrement des populations et donc du personnel des PTT.

Sur le plan économique, l'exploitation est considérable. Les chiffres que je cite sont ceux de la commission de Réparation qui a été nommée à la fin de la guerre. D'importantes quantités de matériels appartenant à l'administration sont prélevées dès le début de l'Occupation sous la forme de réquisitions, de pillages - dont l'évaluation est d'ailleurs difficile -, de contrats spéciaux, passés entre les autorités allemandes et l'administration française, et qui ont d'ailleurs été rarement payés par l'Allemagne. Les réquisitions concernent des locaux administratifs, véhicules, matériels de télécommunications, matières premières, particulièrement dans le cadre de ce que l'on a appelé le Fellgiebel programm qui était le plan de récupération des métaux non ferreux, ordonné par Hitler en avril 1942 et dont l'exécution fut confiée au général Fellgiebel. Il s'agissait, dans le cadre de ce programme, de démonter des installations de télécommunications pour en récupérer le cuivre (installations ne répondant pas à des besoins de première importance). Le coût du Fellgiebel programm est de 124 millions de francs 1938. Par ailleurs, sont réquisitionnés, en 1941 et 1943, plus de 100.000 poteaux télégraphiques ainsi que diverses autres choses, soit 106 millions de francs 1938. L'exploitation économique dans le cadre de l'administration se traduit par l'utilisation d'installations soit radiotélégraphiques, soit de wagons-poste qui sont souvent utilisés comme wagons-cantines sur le front russe ; c'est aussi le prix des liaisons téléphoniques et des communications téléphoniques des Allemands, soit un total de 2 milliards 800 millions de francs 1938. C'est également les travaux qui sont exécutés par les Allemands. Les PTT n'ont compté que les travaux qui n'ont pas enrichi le réseau, soit en fait un total de spoliation de 3 milliards de francs 1938. Si l'on ajoute à cela les destructions occasionnées, d'une part, par les sabotages et, d'autre part, par les opérations militaires puis, enfin, par les destructions systématiques qui sont opérées par les troupes allemandes lors de leur retraite, on arrive à un total qui est bien plus important. Pour donner un ordre d'idée, à la fin de la guerre, les destructions représentent pour la poste 70 % de ses bâtiments d'exploitation, 25 % de son parc automobile, 42 % de son parc de wagons-poste. Enfin, il faut ajouter les dommages divers, les pertes qui résultent des entraves apportées au trafic par exemple, les dépenses supplémentaires qui sont occasionnées par les événements : ... le contrôle du courrier, la délivrance d'autorisations, les vols. On arrive à un total de 8 milliards 300 millions de francs tout compris, comme coût d'occupation générale des PTT. À titre indicatif, le budget de 1938 se monte à 54 milliards 800 millions de francs. L'Allemagne n'a payé que 22 millions de francs.

Sur le plan humain, le bilan est très lourd : environ 2.000 victimes PTT, en comptant les résistants et les militaires tués durant la Seconde Guerre mondiale.

Les statistiques du S.T.O. (institué en 1943) expriment la volonté de résistance du personnel des PTT. En effet, sur un total de 20.000 hommes pressentis pour le S.T.O., environ 4.000 partiront effectivement. Par conséquent, l'Occupation est ressentie lourdement par l'administration des PTT, mais elle suscite également des réactions

Les réactions de l'administration des PTT

J'ai tenté de faire une typologie, d'ailleurs non exhaustive, du type d'actions réalisées aux PTT : c'est tout d'abord la perturbation des communications allemandes, le détournement des lettres de dénonciation, le fait de prévenir les arrestations, notamment pour les facteurs et préposés des bureaux de poste. C'est aussi l'organisation, dans certaines régions, d'un service postal clandestin pour que les maquis puissent communiquer, c'est parfois l'utilisation d'un code secret par les télégraphistes pour correspondre sans que les Allemands puissent comprendre ce qui est dit, c'est faciliter l'attaque d'un bureau de poste par les résistants, attendre un peu pour prévenir les autorités. Cela peut être aussi prolonger, sous des prétextes divers, les travaux commandés par les Allemands.

D'autre part, c'est également faire de la propagande à l'intérieur des services (propagande communiste, gaulliste), diffuser des tracts, des journaux clandestins ou des mots d'ordre. C'est aussi l'écoute téléphonique des lignes allemandes, le sabotage ou la formation au sabotage des résistants non spécialistes (couper un câble sans l'endommager montre la volonté du personnel de ne pas abîmer l'outil de travail pour pouvoir le réparer à la fin de la guerre). C'est enfin la constitution de stocks clandestins de cuivre, de plomb, de véhicules et de bien d'autres choses. Sur le plan de l'administration centrale, c'est souvent multiplier les démarches en invoquant des raisons de service pour faire délivrer des agents prisonniers de la Gestapo ou de la Milice, c'est couvrir ou faciliter les déplacements de résistants en les mutant ou en leur délivrant un sauf-conduit. C'est souvent aussi faire disparaître des dossiers de juifs, de communistes ou de francs-maçons les traces qui peuvent être compromettantes. En général, c'est renseigner la Résistance.

Conclusion

En conclusion, j'aurai trois remarques à faire. Tout d'abord, les agents PTT ont en général utilisé toutes les possibilités qui leur étaient offertes pour s'opposer à l'exploitation du pays.

Ma deuxième remarque est que cette attitude défensive va de l'engagement total d'une minorité - celle des réseaux, celle des mouvements de résistance (dans le cadre des PTT : Résistance-PTT ou Action-PTT) au soutien réel de la majorité, soutien sans lequel cette résistance " spectaculaire " n'aurait pu exister.

Enfin, si les PTT ont subi de graves dommages par le fait même de l'Occupation (dommages sur le plan économique et sur le plan humain), l'attitude du personnel, rassemblé autour de la volonté massive de nuire à l'Occupant, a eu pour conséquence de limiter dans une large mesure les effets de cette politique d'exploitation.


Du pacifisme syndical à la Résistance
comparaison entre l'attitude des postiers et celle des instituteurs (1939-1942).

par Rémy Handourtzel

Quand ils analysent la défaite de la France en juin 1940, les historiens insistent avec juste raison sur la violence inouïe du choc qui foudroie et disloque la société française. Toute une genèse de la France contemporaine part de ce traumatisme collectif, même si l'investigation historiographique de ces dernières années a permis de montrer que les structures de longue durée (sociales, mentales, voire politiques) se sont, en fin de compte, maintenues malgré la conjoncture douloureuse des années noires. C'est précisément pour ce motif qu'il apparaît intéressant de confronter l'attitude du personnel des PTT à celle d'une autre catégorie de fonctionnaires, les maîtres de l'enseignement primaire, plus particulièrement étudiés dans le cadre d'un mémoire de maîtrise. C'est que l'analyse des mentalités politiques et de l'opinion publique - à laquelle Pierre Laborie, en particulier, a attaché son nom - renouvelle considérablement l'éclairage de la période 1939-1945. C'est aussi que l'histoire comparative a ses vertus et qu'il est toujours enrichissant d'étendre alentour une problématique de manière à vérifier ou à infirmer les postulats initiaux. C'est peut-être enfin affaire de prudence et gage de sérieux quand on parle de la Résistance, tant la société française d'aujourd'hui semble encore profondément marquée - jusqu'au cœur de son débat politique - par les stigmates du syndrome vichyssois.

Certes, la période choisie et les catégories de la comparaison peuvent, à priori, surprendre. Mais si l'on veut essayer de comprendre le phénomène résistant, encore faut-il tenter d'en connaître la préhistoire, comme Dominique Veillon et Pascal Ory se sont efforcés de le faire à propos de la Collaboration. Surtout, entre postiers et instituteurs, il y a plus d'une analogie qui autorise ce type de rapprochements.

Les deux corporations exercent en effet une fonction dont le caractère médiatique est indiscutable : les instituteurs ont un rôle de formation, dont on sait qu'il comporte, depuis Jules Ferry, une forte dimension idéologique ; c'est un rôle d'information qui échoit aux télécommunicants, et qui consiste - dans la plus stricte tradition jacobine - à donner toute son unité à la nation par le décloisonnement des espaces provinciaux.

En 1939, les services publics sont ouverts à l'ensemble de la population française puisque les quelque 200.000 postiers et agents PTT, les 130.000 maîtres d'école sont répartis sur la totalité du territoire national jusque dans les plus petits villages de France. Ils y font bien souvent, d'ailleurs, figure de notables, apportant non seulement leurs compétences professionnelles mais aussi parfois leur propre sociabilité. Ainsi, Dominique Rossignol, dans sa thèse sur Vichy et les francs-maçons a-t-elle fait état d'une étude menée sur le département des Deux-Sèvres montrant que les postiers fournissent - juste après les instituteurs - leurs plus forts contingents aux loges maçonniques locales.

Il n'est pas jusqu'aux sommets des administrations de tutelle de ces fonctionnaires qui n'appellent de curieuses associations. Deux titulaires, avant-guerre, des postes ministériels respectifs des PTT et de l'Éducation nationale ont en effet connu une destinée dont l'aboutissement tragique est, hélas, éminemment comparable. C'est bien sûr à Georges Mandel et à Jean Zay qu'il convient de faire allusion, deux hommes politiques particulièrement honnis par la France des ligues et par celle des mentors, antisémites ou fascisants, du revanchisme politique. L'ancien chef du cabinet de Georges Clemenceau est un républicain intransigeant qui gère avec énergie et efficacité l'administration des PTT entre 1934 et 1936. C'est à son propos que Marcel Déat écrit, dans 1' Œuvre, en 1941, qu'il est un " esclave de l'Angleterre " . Quant au jeune turc radical-socialiste, c'est son poste de ministre de l'Éducation nationale des gouvernements de Front populaire qui lui vaut cette méchante flèche, décochée par Louis-Ferdinand Céline : " Je vous Zay " 5.

En juin 1940, Mandel et Zay sont d'ardents partisans de la poursuite de la lutte à partir de l'Afrique du Nord. Ils s'embarquent tous deux sur le Massilia, sont arrêtés ensemble au Maroc et se retrouvent encore, déférés à Riom au procès de la IIIe République, avant d'être assassinés presque simultanément par la Milice, fin juin-début juillet 1944. Il ne s'agit pas, bien évidemment, de forcer plus que de raison le trait d'une corrélation un peu spéculative ; mais pourquoi ne pas voir, dans cette coïncidence événementielle, un indice supplémentaire ? D'autant que les aspirations du corps enseignant et des employés des services postaux ou de télécommunications convergent, consolidant par là même les fondements de la comparaison. Au milieu des cris de joie des démobilisés de l'automne 1938, la mésaventure munichoise permet de prendre la mesure d'un désir de paix frénétique et péremptoire, peut-être plus intensément partagé par ces deux catégories de fonctionnaires que par d'autres couches de la société française. Ce sont justement les organisations syndicales qui représentent assez massivement, à l'intérieur de la C.G.T. réunifiée, les instituteurs (à 80 %) et les postiers (aux 2/3) qui prennent l'initiative de la rédaction d'un texte de soutien à Édouard Daladier. Nettement pacifiste, cette pétition, intitulée " Nous ne voulons pas la guerre ! " , recueille, à l'aune du " lâche soulagement " , 150.000 signatures en octobre 1938. Il faut aussi rappeler que le puissant Syndicat national des instituteurs - dont André Delmas est le secrétaire général - et le Syndicat des agents PTT, dirigé par Mathé, constituent, contre Léon Jouhaux, les plus solides piliers de la tendance anticommuniste " Syndicats " , animée par René Belin, lui-même ancien secrétaire de la Fédération postale et ministre du Travail dans les gouvernements qui siègent à Vichy jusqu'en 1942. D'ailleurs, c'est déjà Mathé qui lance, dès 1936, le célèbre label ultra-pacifiste : " Plutôt la servitude que la guerre... ! " , rejoint, trois ans plus tard, par l'un des animateurs de la minorité " École émancipée " du S.N.I., qui proclame : " Notre patrie, c'est notre peau " . Même si les convictions pacifistes d'André Delmas trouvent dans la modération des bornes ignorées de la direction syndicale des agents PTT, on peut légitimement se demander si cette identité de comportement de l'entre-deux-guerres implique l'adoption d'une attitude commune- voire concertée- face à Vichy, à l'Occupant ou à la Collaboration.

La réponse est nécessairement dictée par la force des circonstances exceptionnelles qui résultent de l'écrasement militaire du pays. Mais elle ne procède pas pour autant d'automatismes mentaux qui résoudraient l'équation Pétain + Hitler = Montoire par l'impérieuse nécessité de résister. C'est que les forces syndicales - comme tous les organismes structurés - ont été soufflées par l'invasion, atomisées par la débâcle, anéanties dans l'écroulement d'un monde : c'est par bribes, par lambeaux, que se renouent les contacts individuels entre militants. En outre, ce qui reste du mouvement syndical français est profondément divisé, se déchire même, sur la conduite à tenir face à un régime de Vichy qui se présente, sous l'effigie charismatique de Philippe Pétain, comme salvateur, rédempteur et légitime, ce qui lui permet justement d'organiser, au 15 août 1940, les funérailles du syndicalisme. Bien sûr, toute vie syndicale n'a pas disparu au lendemain de la défaite et un certain nombre d'unions locales se sont maintenues, en zone libre notamment 6. Mais elle s'exprime le plus souvent par le désespoir et trouve refuge dans l'expectative, voire l'attentisme de la très grande majorité des fonctionnaires. Car en 1940-1941, seules d'infimes minorités peuvent se prévaloir d'un activisme qui se déploie, dans un cas, en pleine clandestinité, et dans l'autre, dans les allées du nouveau pouvoir.

Il est possible que les syndicalistes communistes de l'automne 1940, proscrits depuis presque une année par les mesures du gouvernement Daladier et leur expulsion des syndicats, offrent le meilleur des terreaux à l'expression d'une très vive répulsion à l'égard de Vichy et d'une totale aversion pour les nazis. Dans les PTT, où la minorité des ex-unitaires était proportionnellement mieux représentée (par un petit quart des militants) que chez les instituteurs (un dixième d'entre eux sont concernés), il est incontestable qu'existe une relative précocité dans la prise de conscience de la situation, qui conduit des hommes comme Jean Grandet, Henri Gourdeaux et Emmanuel Fleury vers l'ébauche d'un refus organisé. À l'opposé, la direction du syndicat des agents PTT semble s'orienter vers une intégration pure et simple aux structures corporatistes de l'État français, tandis qu'André Delmas hante les couloirs de l'hôtel du Parc (dans l'ombre de René Belin), dans l'espoir de sauver les têtes de centaines d'instituteurs qui commencent à " payer les pots cassés " de la défaite'. Car, avant même que des mesures soient prises contre les communistes, les francs-maçons et les juifs, dont on peut préjuger, dès l'été 1940, qu'ils seront les victimes expiatoires de la Révolution nationale, se met en place un véritable dispositif d'épuration de la fonction publique républicaine, dont l'axe tourne autour de la responsabilité propre des instituteurs dans l'effondrement de juin. Ils sont en effet accusés d'avoir perverti, par leur antimilitarisme traditionnel, le sens du sacrifice de la jeunesse française. D'ailleurs, dès juillet, le maréchal Pétain confie à l'ambassadeur des États-Unis, William Bullit : " La France a perdu la guerre parce que les officiers de réserve ont eu des maîtres socialistes ! ".

Les agents des PTT qui ont pu regagner leur poste après la panique de l'exode ne sont pas directement associés, sur un plan idéologique, à cette vindicte. Ils ont néanmoins à subir les rigueurs d'une épuration administrative dont la valeur absolue est comparable à celle des instituteurs (une centaine de postiers, dont Jean Lloubes, révoqués pour le seul mois d'octobre 1940, d'après Raymond Ruffin9, 137 enseignants épurés, comme Jean Cornec, au même moment, selon Robert Aron 10). Certes, cette quantification assez approximative peut rendre dérisoire l'affirmation qu'il y a bien eu une épuration de Vichy. Mais si l'on reprend l'évaluation précise d'Henri Michel, selon laquelle 2 282 fonctionnaires sont épurés, toutes catégories confondues, entre septembre et décembre 1940, c'est à un rythme d'une vingtaine par jour que sont prononcées les révocations ". Il est presque inutile d'ajouter que la puissance occupante n'intervient pas dans ces règlements de compte franco-français, trop heureuse de pouvoir constater un facteur de division supplémentaire dans la France asservie. Car la purge de 1940 vise à faire des exemples, à sanctionner une activité politique ou syndicale antérieure à la défaite, c'est-à-dire bien souvent marquée par le Front populaire. En outre, si la proportion des épurés demeure relativement faible, autour d'un pour cent seulement, elle s'explique par une volonté de répression symbolique ajustée aux réalités de la guerre. Les instituteurs doivent en effet continuer d'encadrer quatre millions d'élèves massivement déscolarisés par la débâcle, et les agents des PTT ont à réparer les dommages assez considérables que la campagne de France a causé aux réseaux des télécommunications. Ainsi, dès la fin de 1941, les PTT ont remis en état, toujours selon Henri Michel, 10.000 km de circuits téléphoniques et rouvert tous les bureaux de poste, quelles que soient les zones où ceux-ci sont implantés. Par conséquent, les ultras d'un pétainisme triomphant (comme Raphaël Alibert) et les visionnaires d'un ordre politique nouveau (comme Pierre Pucheu) n'ont pas les moyens de se séparer de personnels qualifiés, d'autant que 13.000 instituteurs et 10.000 employés des postes sont retenus prisonniers en Allemagne. L'efficacité de la purge est pourtant avérée, conduisant au repli une catégorie sociale- les fonctionnaires en général - qui avait occupé l'avant-scène politique des années 30, et éliminant les fonctionnaires dont l'opiniâtreté patriotique encombre, dans le contexte de Montoire, tel le rétif préfet d'Eure-et-Loir, Jean Moulin. L'épuration, qui se fonde sur l'application d'un texte promulgué dès le 17 juillet 1940 (soit exactement une semaine après la prise de pouvoir par Philippe Pétain), confirme aussi la frénésie qui agite les partisans d'une revanche intérieure. À Dorgères, qui lançait en 1936 son cri de guerre : " Le fonctionnaire, voilà l'ennemi ! ", le Vichy de 1940 semble bien avoir donné satisfaction. Et, justement, les responsables vichyssois de l'Éducation nationale et des Télécommunications méritent un bref détour prosopographique, car ils sont très représentatifs de cette réalité plurielle de Vichy que Stanley Hoffman a mise en valeur il y a déjà longtemps ". À la tête des deux administrations, on trouve des parlementaires ralliés après le vote du 10 juillet, comme le député François Piétri (aux Communications) et le sénateur Émile Mireaux, ancien codirecteur du quotidien le Temps, secrétaire d'État à l'Instruction publique, jusqu'à ce que le maréchal Pétain se débarrasse, le 6 septembre 1940, de tous ses ministres parlementaires.

Ceux-ci sont d'ailleurs curieusement surveillés par des intimes du chef de l'État et du chef du gouvernement, placés aux postes stratégiques du secrétariat général des ministères, une fonction administrative nouvellement créée par le régime. Dans le cas de l'Éducation nationale, il s'agit du philosophe catholique Jean Chevalier, le propre filleul du Maréchal, qui s'essouffle à reconquérir, au profit du parti clérical qu'il représente, les positions perdues dans l'Université. Le secrétaire général des PTT, c'est Pierre Cathala, un radical indépendant, qui est surtout l'ami personnel de Pierre Laval et futur ministre des Finances à partir d'avril 1942.

Avec le gouvernement Darlan, s'installent aux commandes des techniciens maréchalistes comme l'historien Jérôme Carcopino, directeur de l'École normale supérieure de la rue de l'Ulm, à l'Éducation nationale, ou l'ingénieur Jean Berthelot, brillant émule de l'École polytechnique, aux Communications.

Enfin, le retour de Laval au pouvoir en avril 1942 consacre l'ère de la technocratie collaborationniste, si tant est qu'on puisse qualifier ainsi le fantasque académicien Abel Bonnard, en charge des responsabilités - longtemps convoitées par lui - du système éducatif. Avec Laval, ce sont encore deux polytechniciens - et parmi les meilleurs - qui dirigent les télécommunications : Robert Gibrat, également premier de l'École des mines, un ami de Pucheu, qui finit par le suivre - en démissionnant de ses activités gouvernementales - dans son ralliement giraudiste14 ; Jean Bichelonne, major de l'X, authentique génie mathématique, membre de nombreux cabinets ministériels avant-guerre, obsédé par la rationalisation économique et l'efficacité technique d'un appareil productif français qu'il met largement au service de l'économie de guerre du Reich par ses rapports privilégiés avec Albert Speer en tant que secrétaire d'État à la Production industrielle et aux Communications.

Face à ce personnel politique nouveau, qui s'engage progressivement dans la guerre totale aux côtés de l'Allemagne nazie, et face à la pression croissante de l'Occupant, le personnel des PTT et les enseignants ont successivement adopté, entre 1940 et 1944, une série de comportements que l'on peut classer en quatre grands types.

La majorité de ces fonctionnaires a été amenée à développer, presque instinctivement, une véritable force d'inertie administrative qui finit par prendre de telles proportions que Marcel Déat et Joseph Darnan publient conjointement, en septembre 1943, un document intitulé Note 5 dans lequel ils vitupèrent les freins mis par l'administration française à la politique de collaboration. Nul doute que postiers et instituteurs occupent toute leur place dans ce factum même s'ils ne sont pas confrontés aux mêmes interlocuteurs. Il s'agit bien davantage, pour les maîtres d'école, de brouiller la diffusion, vers l'opinion publique, de la propagande de la Révolution nationale, en négligeant de faire chanter aux écoliers l'hymne Maréchal, nous voilà ! ou en omettant d'afficher dans la salle de classe le portrait du Maréchal. En revanche, les postiers doivent compter, en zone nord, avec la pression physique de l'Occupant qui réquisitionne locaux et matériel, interrompt les relations postales entre zones, impose la standardisation de la correspondance aux familles et aux prisonniers de guerre, effectue fréquemment des opérations policières de prélèvement du courrier dans les bureaux de tri.

Les agents des PTT adoptent souvent une attitude qui favorise des actes individuels spontanés et improvisés, comme la négligence dans l'exécution des travaux sur les lignes à grande distance, le détournement ou la perte des courriers importants.

Les fonctionnaires laissent le soin aux minorités activistes d'entreprendre - timidement à partir de 1941, plus résolument dès 1942 - un travail de contre-propagande en direction de leur propre milieu, de manière à débaucher les attentistes. Ainsi Fernand Piccot publie-t-il en 1941 une feuille ronéotypée dans la clandestinité, qui s'intitule le Travail-leur des PTT et qui renoue avec les traditions du syndicalisme revendicatif. De leur côté, d'anciens militants du S.N.I. dissous, conduits par Georges Lapierre, lancent, en 1942, un " Appel aux instituteurs de France " dont le ton est très nettement favorable à l'esprit de résistance.

Les postiers et les instituteurs sont souvent bien placés pour assurer la logistique des mouvements de résistance sous une couverture légale. Les instituteurs occupent, surtout dans la France rurale, le poste stratégique du secrétariat de mairie et peuvent par conséquent délivrer de faux papiers d'identité et de vraies cartes d'alimentation à des évadés, à des maquisards, à des aviateurs alliés en fuite. De leur côté, les postiers peuvent parfois prévenir des suspects que leur courrier a été contrôlé, ils sont en mesure d'intercepter quelques lettres de délation réellement compromettantes, de retarder l'arrivée d'une convocation pour le S.T.O. Les préposés autorisés à franchir, dans un sens ou dans l'autre, la ligne de démarcation, peuvent mettre en relation les proscrits réfugiés en zone sud avec leur famille, voire deux réseaux de résistance. En distribuant le courrier, ils peuvent essaimer journaux et tracts clandestins. Certains facteurs sont allés jusqu'à assurer, surtout à la fin de la guerre, un véritable service postal entre différents maquis. Certains techniciens ont pu mettre leurs compétences non seulement au service du renseignement par l'écoute des communications téléphoniques allemandes - ainsi en est-il de la source K de l'ingénieur Robert Keller-, mais aussi dans la réalisation de réseaux téléphoniques structurés reliant des groupes résistants armés (là encore pour la période 1943-1944).

Enfin, quand les postiers et les instituteurs sont passés à l'action directe, dans le cadre de mouvements résistants organisés, c'est avec la perspective d'effectuer des sabotages de câbles et de lignes, pour les postiers ; c'est avec la volonté de constituer un encadrement militaire de qualité des maquis, pour les instituteurs dont une forte proportion avait servi comme officiers de réserve en 1939-1940.

Une fois établie cette typologie (probablement trop schématique), l'historien doit toutefois se garder d'héroïser les comportements. Leur évolution, entre 1938 et 1944, doit en effet beaucoup au maintien des traditions culturelles et des structures mentales marquées par l'empreinte indélébile du symbole républicain. Le maître d'école comme le maître de poste ne peuvent pas, culturellement, mentalement, cautionner les thèmes et la pratique revanchistes de la Révolution nationale, la chasse aux sorcières maçonniques, la politique raciale antisémite, la compromission avec le nazisme de certains de leurs dirigeants. À cet égard, la comparaison entre les deux corporations semble fructueuse car elle synthétise l'état d'esprit de la grande majorité des fonctionnaires français, transportés d'un pacifisme virulent mais conjoncturel, issu du traumatisme de 1914-1918, à une dissidence larvée mais bien réelle, qui combine l'idéal de la démocratie et les exigences du patriotisme.

Pour le quarantième anniversaire de la Libération, les manifestations organisées par le gouvernement ont rassemblé des acteurs et des témoins de la Résistance heureusement surpris de l'intérêt que suscite, dans les jeunes générations, cette période dramatique de notre histoire. Elles ont rappelé, et parfois révélé, des actions dont les héros sont demeurés, volontairement, dans l'obscurité lorsqu'ils survivaient, écœurés par les " résistants de la treizième heure " , parés de leur propre sacrifice.

C'est au niveau local, et également dans les grands services nationaux, fortement syndicalisés, que l'opinion vigilante peut recueillir des jugements objectifs, parce que contradictoires, sur les acteurs de cette tragédie. Aussi, l'initiative d'organiser un colloque sur la Résistance dans les PTT devrait-elle permettre une synthèse exhaustive des témoignages écrits trop largement dispersés et peut-être susciter encore des apports inattendus d'acteurs trop modestes et de témoins trop discrets.

Pour ma part, en mémoire de postiers syndicalistes dont j'ai partagé les luttes et les espoirs, tels Jean Baylot et Farat, que j'ai retrouvés dans les combats impitoyables de la Résistance, j'avais le devoir de répondre à votre invitation. D'où ce rappel trop schématique d'actions que j'ai connues personnellement ou dont j'ai à l'époque recueilli le témoignage direct de responsables. Il recouvre mon expérience au Service du Blocus en 1940, à Libé-Nord, puis chez Buckmaster, dans la Résistance, enfin comme commissaire de la République à la libération de Bordeaux.

L'action de la résistance postale peut être jugée dans quatre domaines : le soutien spontané aux autres résistants, le renseignement, le sabotage et, pour certains, la participation aux combats de la Libération.

Ce sont les manifestations quotidiennes de la vie privée ou professionnelle :

- l'hébergement des résistants ou des victimes de la répression, jusqu'à l'abri donné aux réunions clandestines, voire aux émissions radio ;

- l'accueil, en vue de son acheminement, du courrier de la Résistance dont les " boîtes " formèrent bientôt des réseaux trop souvent démantelés par la Gestapo ;

- l'action spécifique des ambulants, organisant pour la Résistance, dès la fin de 1942, l'acheminement régulier du courrier et concourant au transport de postes émetteurs ou d'armes dans leurs wagons-poste; sans oublier l'accueil d'urgence de clandestins en mission ou fugitifs. C'est ainsi qu'à Bordeaux j'ai bénéficié de " planques " et de " courriers " organisés, avant de préparer, en avril 1944, l'appui au débarquement. Ma reconnaissance va, dans ce domaine, à Jean Baylot, désigné dès le 8 octobre 1943 comme préfet des Basses-Pyrénées, à Georges Pé, douanier, ex-secrétaire de l'Union départementale des syndicats de la Gironde, dont les relations familiales et personnelles avec les postiers étaient demeurées précieuses, et à Debeaumarchais dont on a longtemps ignoré l'action déterminante, à l'origine de cette organisation nationale.

Le renseignement

En raison de leur implantation dans toutes les communes de France, avec des services diversifiés au contact intime de toutes les activités de la population et de celles de l'Occupant, les PTT ont été une source permanente d'informations. Leur centralisation a été, pour la Résistance, un problème essentiel.

De nombreux exemples permettent de mesurer l'importance capitale du concours apporté par les postiers à l'action des réseaux de renseignements au bénéfice de l'action militaire sur notre sol et à la préparation du débarquement.

Durant la bataille de 1940

Retour du front de Lorraine et affecté sur ordre au Blocus, j'ai suivi le gouvernement Paul Raynaud vers Bordeaux, après l'évacuation de Paris. Mon patron et ami, Georges Monnet, me fit confidence, alors, des débats au conseil des ministres, réuni dans un château de la Loire, après la percée du front sur la Somme et sur l'Aisne. Le débat entre le général Weygand, commandant en chef, et Georges Mandel, ministre de l'Intérieur, ancien ministre des PTT (où il avait marqué son passage), est désormais historique. Appelé à faire connaître la situation militaire, le général Weygand, visiblement fatigué, demande l'armistice immédiat qu'il justifie par un soulèvement communiste à Paris, susceptible de s'étendre rapidement, dans la troupe et sur les arrières. Il se révèle incapable de situer le front, au niveau des états-majors de corps d'armée, qu'il cherche, tel Soubise. Mandel, ex-chef de cabinet de Clemenceau, va contredire résolument le général et lui demander de reprendre en main les troupes en retraite. Décrochant le téléphone, il entre sans difficulté en communication avec le préfet de police Villey, demeuré à Paris, qui dément aussitôt Weygand, assurant que l'ordre n'a cessé de régner dans la capitale, traversée par les colonnes allemandes. À ce miracle du téléphone, va succéder celui, unanime, des postiers et des postières de la base. S'appuyant sur les cartes de calendriers départementaux, annotées au crayon bleu, Mandel situe localement la ligne du front sur la foi des informations que, systématiquement, il recueille des bureaux des PTT dès l'arrivée des Allemands. Les ministres concluent in petto avec lui, devant Weygand confondu, que, suivant le mot de Clemenceau, " la guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux généraux " .

L'espionnage du courrier et les écoutes téléphoniques sous l'Occupation

En zone occupée, comme en zone sud, l'opinion va être largement alertée sur les dangers qu'exerce la censure du courrier, après l'armistice. Souvent, des agents du tri peuvent informer spontanément, en amis, les correspondants particulièrement surveillés; mais bientôt s'organise le contrôle du courrier destiné à la police de Vichy et à la Gestapo. Dès lors, le courrier est retenu, sinon détruit, pour que les victimes des dénonciations puissent se mettre à l'abri. À la limite, les dénonciateurs, dûment repérés, seront éliminés lorsque la répression impitoyable s'abattra, autour du Vercors et des Glières, sur les réseaux de soutien des maquis. Tels sont les objectifs atteints en définitive par cette réaction professionnelle spontanée, dans les centres de tri, en contradiction avec la tradition du " secret du courrier " dont ne saurait bénéficier un occupant.

Il faut faire une place à part aux écoutes téléphoniques dont la protection, dans un central, ne peut être en permanence assurée, faute de disposer d'un local d'écoute isolé. Aussi, ces opérations, préparées dès l'origine en zone occupée, sont-elles intervenues en dérivation sur les câbles de transmission à grande distance - étroitement surveillés par les Allemands. Elles ont requis l'intervention conjuguée des techniciens des PTT et des professionnels du service de renseignement du colonel Rivet, travaillant, après l'armistice, pour les Anglais.

J'espère que d'autres que moi, encore vivants et plus qualifiés, sont présents pour rappeler cette extraordinaire entreprise de l'ingénieur Keller, mise au point au début de 1942, avec des agents ayant une parfaite connaissance de la langue allemande, avant d'être interrompue par des arrestations aux conséquences dramatiques.

On ne saurait surestimer la valeur des renseignements ainsi recueillis sur le réseau réservé aux communications de l'armée d'occupation, ni le caractère exceptionnel de telles opérations. Au demeurant, les initiatives prises par les postiers, individuellement, puis en petits groupes dans tous les départements, devaient déboucher, après la création du C.N.R., sur une organisation nationale reposant largement sur l'action syndicale de la C.G.T. réunifiée, au service de tous les mouvements et réseaux de la Résistance. À Annecy, par exemple, j'ai personnellement connu Vaillaud qui organisa la résistance postale et, dans son équipe, entre autres, Pol-let, un ami d'enfance, mort en déportation. À Bordeaux, Cassan, plus heureux, anima jusqu'à la Libération une équipe efficace.

Le sabotage

Dans les zones interdites du Nord et de la côte atlantique, au lendemain de l'armistice, une vague de coupures de lignes se développa, traduisant la révolte spontanée contre l'Occupant. Ces actions personnelles entraînèrent de sévères représailles. Mais bientôt, la perspective trop lointaine d'un débarquement appela les mouvements de résistance, progressivement organisés, à contrôler étroitement des opérations inutiles et dangereuses. C'est ainsi qu'une doctrine naquit, compte tenu de la conjoncture, pour préparer un minimum d'interventions avec le maximum de résultats, afin de paralyser les Allemands durant la bataille et, tout en protégeant les points sensibles contre les sabotages de l'Occupant en retraite, afin de remettre en service rapidement les communications, essentielles pour l'avance des forces alliées et pour l'économie nationale. Tel fut l'objet du plan Violet, fixant les objectifs et l'échelonnement des sabotages à réaliser dans les PTT, en liaison avec les F.F.C. et les services de Buckmaster, pour appuyer le débarquement.

Il est certain que les destructions réalisées sur les lignes à grande distance dont disposaient les Allemands ont profondément perturbé les communications de la Wehrmacht, affrontée à la tête de pont de Normandie. Par contre, les sabotages effectués par les Allemands en retraite, sans être aussi graves, n'ont pas rencontré une opposition assez efficace pour éviter la destruction de nombreux centraux.

Dans cette bataille sans merci, qui allait laisser exsangue l'économie française, l'intelligence et le courage des postiers ne se sont jamais démentis. Je dois vous en apporter un témoignage en rappelant l'heureuse initiative de La Place qui sauva de la destruction le poste régional de radio Bordeaux-Lafayette, dont il avait la responsabilité technique. Au cours d'un hiver impitoyable, des émissions hebdomadaires m'ont dès lors permis de rassurer une opinion publique inquiète, parfois à la limite du désespoir. En effet, La Place avait réussi à convaincre de l'inutilité d'un sabotage l'officier allemand chargé de le contrôler, avec qui il avait établi de bons rapports personnels. Un accord était intervenu entre eux : avant l'action aveugle de l'équipe de sabotage, un matériel réformé avait remplacé les lampes utilisées pour les émissions soigneusement camouflées. J'assurai simplement le passage en Espagne de l'officier déserteur.

Des postiers dans la bataille

Ce colloque, j'en suis certain, va pouvoir, après quarante ans, réaliser la somme historique de la Résistance organisée sur le plan national, dans les PTT. Mais on peut mieux comprendre le succès de ces actions collectives en mesurant l'intensité des vocations patriotiques qui inspiraient les engagements personnels des postiers. Certains ont largement dépassé le cadre professionnel quotidien pour devenir exemplaires dans les combats de la Libération. Telle était Marguerite Crauste, condamnée pour le sabotage historique du plus grand dépôt de munitions de la Wehrmacht, dans les champignonnières de Jonzac, pendant la bataille de Normandie. La libération de Bordeaux intervient in extremis pour la sauver de l'exécution capitale. Seule en liaison avec le S.O.E., elle avait pu procurer les détonateurs que recherchaient les saboteurs, avant qu'ils ne se sacrifient dans l'explosion du dépôt. Elle repose aujourd'hui au cimetière de Saint-Sever sans qu'on ait jamais mesuré à sa valeur son action héroïque, sinon chez les Allemands qui la jugèrent au fort du Hâ. Quelle plus émouvante illustration pour la résistance des postiers !

Jean-Pierre Rioux

Après ce témoignage de Gaston Cusin, de 1940 jusqu'à la libération à Bordeaux, nous écouterons le témoignage de Paul Guérin, ancien déporté, ancien ingénieur des Télécommunications.

Je voudrais rappeler qu'au sein de l'administration, les ingénieurs des PTT ont été présents dans la Résistance. Je parlerai surtout de leur action relative à leurs fonctions techniques, car je manque d'éléments sur la participation des ingénieurs dans les divers groupes de résistance que j'ai mal connus.

M. Croze, qui fut directeur général des Télécommunications et que beaucoup ont connu, m'avait demandé, il y a 25 ans, d'écrire pour la revue des ingénieurs un bref article sur le sujet. Certains d'entre vous l'ont lu, beaucoup l'ont oublié. Je n'en suis pas tellement content, car il y avait des erreurs et des approximations. À quel titre pouvais-je me permettre de prendre la plume ? Ce n'est pas parce que je fus arrêté et déporté que je puis me considérer comme plus qualifié; au contraire, dans ces circonstances, j'ai commis une imprudence grave. Ma seule excuse est que, les mesures de sécurité ayant parfaitement joué, mon arrestation n'en entraîna pas d'autres et qu'aucune descente de la Gestapo ne suivit, soit dans mon bureau, soit chez moi, soit au ministère. Pendant cette période, plusieurs organisations travaillèrent pour la Résistance, souvent de façon anarchique, et ce fut une chance, car si les Français avaient du mal à s'y retrouver, les Allemands étaient déconcertés devant cette résistance omniprésente mais sans planning ni subordination. Enfin, je dois dire que si tous les ingénieurs que j'ai rencontrés ou que j'ai contactés m'ont donné, sauf un seul (avec qui je suis resté très bon ami), leur accord, ce ne fut pas souvent à la première rencontre. Il y a à cela de nombreuses raisons parfaitement justifiées : méfiance instinctive à sortir d'un ordre établi, doutes sur l'opportunité d'une action immédiate, adhésion à d'autres organisations dont chacune se voulait exclusive. La nécessité de liaison entre ces organisations n'est apparue que beaucoup plus tard et à la suite de divers incidents pouvant aller jusqu'à une bagarre autour d'un parachutage aux abords de Plaisir-Grignon. L'armistice de 1940 trouva la France coupée en deux et la plus grande partie des fonctionnaires repliée en zone occupée. Mais il fallait vivre et après un moment de stupeur, on vit bientôt apparaître la colère contre l'Occupant et une confiance irraisonnée, mais instinctive, dans l'avenir. Comment et quand cela finirait-il ? Personne ne pouvait le prévoir. Les premières manifestations de l'esprit de résistance furent le transport clandestin du courrier entre les deux zones, l'organisation de liaisons téléphoniques interdites franchissant la ligne de démarcation, l'aide aux prisonniers. Certaines liaisons téléphoniques entre zone occupée et zone non occupée furent maintenues par-dessus la ligne de démarcation, tant dans la région de Limoges que près de Villefranche-sur-Saône et même à la traversée des Pyrénées (c'était compliqué, c'était de mauvais circuits, mais cela existait).

Vers octobre 1940, à ma connaissance, ont eu lieu les premiers contacts. Certains commençaient à parler d'un retour en force des alliés et se préoccupaient du moyen de les aider. Plusieurs projets étaient dans l'air : le renseignement, le sabotage, la constitution de groupes d'autodéfense. Quoiqu'il en soit, je pense que le sabotage fut envisagé en premier lieu et, tout naturellement, on pensa aux câbles à grande distance que l'on venait de rétablir à grand-peine. J'avais, avant-guerre, d'excellents rapports avec les ingénieurs du service (qui s'appelait L. S. G.D.) et j'avais participé à la construction, à la réparation de divers ouvrages, notamment des stations protégées du câble Paris-Metz, du centre souterrain de Saint-Amand et de quelques autres centres souterrains qu'on était en train de construire. C'est sans doute pour cela qu'un des ingénieurs vint me trouver et me demanda si j'acceptais de travailler avec lui. Cette proposition tombait à point, car j'étais justement chargé des travaux de réparation des stations et de la construction de nouvelles stations, notamment pour les câbles de Bretagne, J'appris alors l'existence d'un plan de sabotage déjà très avancé. Au départ, ce plan, parti de Paris et plus spécialement du centre de dérangements de la rue des Entrepreneurs (devenue rue de l'Ingénieur-Robert-Keller), prévoyait la coupure des câbles utilisés par les Allemands. L'idée était de couper les câbles de façon à éviter une détection rapide et permettre ensuite une réparation aisée. Le matériel nécessaire était déjà stocké et devait ultérieurement être réparti près des lieux d'utilisation. Au départ, la plus grande partie du travail devait être faite par le centre de dérangements de Paris dont la zone d'action couvrait presque toute la zone occupée. Il fut rapidement reconnu que c'était suffisant et il fut envisagé, d'une part, de demander l'aide des régions, d'autre part, de prévoir la coupure de certains câbles de réseaux utilisés par les Allemands. Mais les liaisons à cette époque étaient difficiles : téléphone inexistant entre zone occupée et zone non occupée, trains rares et surchargés, ligne de démarcation difficile à franchir.

Nous arrivons ainsi à l'année 1941 que j'ai appelé " l'année d'organisation " . En décembre 1940, eut lieu brusquement la première grande rafle des israélites. Nos camarades ingénieurs ne furent pas arrêtés (l'un au moins était sur la liste mais n'était pas chez lui), les autres possédaient des laissez-passer. Quarante-huit heures après, tous étaient en zone libre. En fait, nous tirâmes un grand bénéfice de ces départs, car nos camarades partis à Vichy, Clermont-Ferrand, Limoges, Lyon, Toulouse et Marseille prirent des contacts avec plusieurs organisations qui cherchaient elles-mêmes des contacts avec les PTT et les éléments travaillant en zone occupée. C'est ainsi que paradoxalement je fus mis en rapport avec la C.N.D. et le colonel Rémy, et de même avec les camarades du S.R.C.T. qui travaillaient déjà sans que je le sache. Je fus ainsi convoqué par le colonel Tourny, plus connu sous le nom de " Gorille " ou de " Langlois " , qui dirigeait l' O. C.M.

La C.N.D. se spécialisait surtout dans le renseignement et pouvait nous assurer des liaisons avec la France libre, malheureusement assez précaires à l'époque. L'O.C. M. se préoccupait davantage de la constitution de groupes organisés dans les divers services publics, particulièrement dans le Nord et en Normandie. Tous ces groupements se préoccupaient surtout de trouver des noms de responsables et, chaque fois que possible, je les mettais en rapport avec un ingénieur ou un chef de centre bien placé. C'était un travail très long car les liaisons étaient mauvaises et la défiance justifiée. Je n'étais d'ailleurs pas très pressé, conformément à des instructions reçues de Londres; j'étais convaincu qu'un groupement un peu important devait fatalement être décelé au bout de quelques mois par la Gestapo, et serait détruit. L'avenir m'a tristement donné raison car la plupart des groupes qui se sont développés trop vite ont subi des catastrophes. À ce moment, de deux côtés différents, j'appris qu'il existait un répertoire de circuits utilisés par les Allemands et mis à jour très régulièrement. Mais c'était un document très volumineux, il fallait le copier et l'expédier. En même temps, les ingénieurs régionaux commençaient à nous demander des renseignements plus précis sur les câbles à saboter. Nos camarades des L. G.D. possédaient des cartes Michelin donnant le trajet des câbles avec la position par rapport à la route et l'indication des points spéciaux. Il a fallu faire des copies de ces cartes et en assurer la diffusion.

Nous arrivons ainsi au début de l'année 1942, qui fut pour nous " l'année du renseignement " , car les demandes de renseignements commençaient à arriver. Certaines étaient extraordinaires. Par exemple, on nous communiqua une note du War Office demandant dans 30 ou 40 départements la liste des rames aériennes, le nombre de poteaux, le nombre de circuits, le diamètre des fils. Autrement dit, il fallait recopier le carnet de fils. Tous mes camarades des PTT savent que le carnet de fils d'un département est gros comme un petit Larousse. Tous les jours des demandes arrivaient, des demandes bizarres : Que construit-on à la Charité-sur-Loire ? Que fait-on à la poste de Saint-Dizier ? Que se passe-t-il à la citadelle de Laon ? Autant que possible, on s'adressait directement aux camarades sous des prétextes de service qu'ils feignaient d'accepter; plus rarement, on envoyait quelqu'un sur place. Le camarade Pruvost, qui après mon arrestation devint le chef du réseau PTT, et que tout le monde a connu, a fait ainsi, pour moi, plusieurs missions dans différents coins de France.

50 L'œil et l'oreille de la Résistance

Le courrier avec la zone libre devenait abondant; il a fallu mettre au point un procédé de chiffrement. Nous avons utilisé celui du double livre en nous servant du cours d'installation téléphonique de l'ingénieur général Petit, cours qui a servi à beaucoup de jeunes PTT Le chiffrement et la constitution du courrier de départ pour l'Angleterre était un très gros travail car, bien entendu, nous ne possédions pas de microphotographies. Nous avions à ce moment trois liaisons plus ou moins fiables entre la France occupée et Londres : une par la C.N.D. (le réseau Rémy dont il a longuement parlé dans ses livres), une par le réseau Alliance et une par l'intermédiaire du réseau Prosper (qui était une des familles du réseau Buckmaster). Ils nous demandaient des renseignements et en échange devaient nous approvisionner en armes et explosifs. À ce moment, j'étais ingénieur; mon bureau de la rue Barrault était voisin de celui de Keller, ingénieur des travaux qui était chef du centre de dérangements des L. G.D., rue des Entrepreneurs. Rapidement, il m'avait ouvert les archives de son service. Mais ce n'est qu'au mois de mai qu'il m'informa qu'il avait réussi à prendre en écoute le câble à grande distance Paris-Metz-Berlin ; d'autres vous parleront de ce travail extraordinaire, qui fut tenté parce que les organisateurs n'avaient pas lu le cours de transmission qui affirmait qu'il était impossible d'écouter sur les câbles. Mais je tiens à rappeler la participation de certains ingénieurs et techniciens tant des PTT (du S.R.C. T.) que de la S.A.T. L'arrestation de Keller, fin 1942, et de son équipe fut une catastrophe, car elle me priva d'une source extraordinaire de renseignements.

L'année 1943 commençait donc comme une " année de réorganisation " . Il fallait se rendre compte que le projet initial, basé sur le réseau L. G.D., était dépassé et que maintenant l'essentiel était de le renseigner. Quels étaient les renseignements utiles pour l'état-major allié ? Comment les recevoir ? Comment les rassembler ? Comment les transmettre ?

Au cours de l'hiver 1943, nous reçûmes des instructions de Londres nous demandant de faire un plan d'ensemble, car il était devenu évident que beaucoup de réseaux s'occupaient des PTT outre les organisations syndicales qui s'étaient regroupées clandestinement, et que la concurrence risquait de causer de graves désordres. On avait déjà pensé (surtout les camarades de zone non occupée) à réunir les renseignements recueillis, ce qui avait permis de constituer des ébauches du plan violet dont je n'ai pas retrouvé les dates. Mon camarade Simon les avait déjà emportées en Afrique du Nord. À cette époque, les liaisons entre les ingénieurs furent plus rares car presque tous avaient pu adhérer à un groupe de leur choix. De plus, la sécurité voulait de façon impérative que chacun connaisse le moins de personnes possible en cas d'arrestation. Combien de fois ai-je arrêté un camarade me disant : " Je ne suis pas Durand, mon vrai nom est... " , en lui rappelant que j'étais sûr d'une seule chose, en cas d'arrestation, je ne dirais pas ce que j'ignorais. Pour se rendre compte de la situation, Londres décida d'envoyer une mission à Paris.

Elle était composée du colonel Passy, bien connu sous le nom de " Lapin Blanc " , de Pierre Brossolette et d'un représentant du colonel Buckmaster, dont je n'ai jamais su le nom. Je fus interrogé plusieurs fois et j'expliquais le rôle dominant que devaient avoir les ingénieurs et les techniciens dans l'organisation de la Résistance. Ce point fut d'ailleurs admis, bien qu'au départ , es interlocuteurs aient pensé baser leur action sur les syndicats reconstitués. À ce moment, nous avions déjà obtenu des concours précieux et je me permettrai de citer quelques noms sans insister, car je risque d'en oublier, ais il est difficile de parler de l'activité de tous et de ne pas citer quelques noms. Il faut bien que je parle de l'activité de notre directeur général, M. Lange, qui organisa l'éparpillement du matériel avec la complicité de Joly et de Bruniaux. Bigorgne, qui était l'interlocuteur privilégié des Allemands, avait une tâche et il s'en occupait le mieux possible : connaître leurs exigences. les modifier. Jambenoire, à l'Extra-Muros et ensuite à Nancy, organisa le service de réparation des lignes et surtout la création de lignes clandestines. Citons encore les ingénieurs régionaux Dupaquier, Rouvière, Dumas-Primbaut, Humbert et son adjoint Waymel, Hanf (qui avait la lourde tâche de planquer le matériel), Fabre (qui a pu nous procurer des appareils), Concordel à Clermont-Ferrand : tous m'ont apporté aide et réconfort. Je garde une amitié et une reconnaissance particulière à Trèves et à Levaillant qui ont servi de plaques tournantes à Vichy et à Clermont-Ferrand.

En conclusion, avant le retour en Angleterre de la mission, j'étais chargé de regrouper tous ces camarades. En vue d'une action concertée, j'ai commencé à prendre des contacts avec les diverses organisations. Mais l'action ne fut pas de longue durée. Comme je l'ai dit, j'étais en liaison avec les réseaux du War Office et du colonel Buckmaster. À la suite d'indiscrétions de déchiffrages de codes, la Gestapo organisa un coup de filet monstre. Dix-sept officiers anglais furent arrêtés à Paris entre le 24 juin et le 1" juillet 1943, et plus de 700 membres de leur réseau que j'ai retrouvés à Compiègne et à Buchenwald. Le 1er juillet à 10 h 30, un groupement sans argent, sans papiers, sans cartes d'alimentation me lançait un S.O.S. par téléphone. Je convins de les retrouver au lieu d'un précédent rendez-vous. À 14 h 30, je sortis le dernier et retrouvai mes camarades dans les voitures de la Gestapo qui avait bien pris la chose en main puisque tout le pâté de maison était cerné .et fouillé. Ainsi se termina l'aventure qui me conduisit à Fresnes et à Buchenwald. On trouvera que c'est peu de choses, mais je me permets de vous rappeler que le corps des ingénieurs ne comportait alors que 250 personnes pour 250.000 agents des PTT, c'est-à-dire un millième, que tout ce que je viens de raconter concerne une période relativement courte et que nous disposions de peu de moyens. Je dois dire que Pruvost, qui fut mon secrétaire et qui recueillit les archives et la lourde succession, maintint les contacts avec la C.N.D., l'O.C.M., Libé-Nord et ce qui fut ensuite la première ossature du réseau PTT avec Farat, Debeaumarchais, Jourdan. Des ingénieurs des PTT furent réellement à l'origine du réseau qui devint " Résistance PTT " .

Participation des PTT d'Épinal aux liaisons radio de l'O.R.A. avec Londres (été-automne 1943)

Maurice de Bénazé

Je ne suis ni historien, ni chercheur, ni membre des PTT, je suis simplement témoin d'une époque. J'appartenais alors à l'armée d'active.

Lorsque j'ai lu l'annonce de ce colloque sur le rôle des agents des PTT dans la Résistance, j'ai pensé que c'était l'occasion pour moi d'apporter mon témoignage sur l'aide à la fois bénévole, importante et efficace apportée, l'été et l'automne 1943, à l'Organisation de Résistance de l'Armée (l'O.R.A.) dont je faisais partie, par un groupe de personnes des PTT du département des Vosges. J'ignore si ces faits sont de nos jours connus. Étant militaire et n'habitant pas la région, je n'ai malheureusement pu nouer, après la Libération, aucun contact avec les membres de ce groupe, qui demeure pour moi anonyme, d'autant plus que nous ne communiquions avec eux, bien sûr, dans toute la mesure du possible, que par l'intermédiaire de ce que nous appelions une " boîte aux lettres " .

L'O.R.A. avait été créée par le général d'armée Frère à la disparition de l'armée dite d'armistice qui exista, dans la zone non occupée, de 1940 à novembre 1942, qui comprenait 100.000 hommes, et qui fut dissoute lors de l'invasion de cette zone par les armées germano-italiennes au débarquement des alliés en Afrique du Nord. La ligne de démarcation entre zones Nord et Sud ayant disparu, l'O.R.A. s'installa progressivement et clandestinement dans ces deux zones, chacune conservant une relative autonomie. Elle était composée de membres de l'armée active mis en position de disponibilité, mais engloba peu à peu de nombreux réservistes de tous grades et même de nombreux civils.

Le groupe d'authentiques résistants dont je vais dire quelques mots n'a peut-être lui-même jamais fait partie directement de l'O.R.A., sans doute dut-il uniquement savoir qu'il travaillait pour la Résistance. Moi-même, je n'ai jamais su ni leurs noms ni leur nombre exact, en vertu du sacro-saint principe selon lequel il ne fallait rien connaître de ce qui n'était pas indispensable au fonctionnement de l'ensemble.

J'appartenais en 1943 à l'état-major de la zone Nord de l'O.R.A. (en gros l'ancienne zone occupée, sauf le littoral aquitain), lequel était installé à Paris et avait à sa tête le général Verneau. C'était un état-major allégé, mais comprenant à l'époque une douzaine d'agents de liaison, seul moyen utilisé pour communiquer d'une part avec la zone Sud, d'autre part avec les chefs régionaux et départementaux de la zone Nord de la France. Quant à nos liaisons " extérieures " , elles commencèrent - toujours en zone Nord - avec le parachutage d'un opérateur radio-télégraphiste muni de son poste émetteur-récepteur et de ses codes. Il commença à assurer les liaisons entre le général Verneau et Londres. En septembre 1943, je quittai le service des liaisons intérieures pour rejoindre cette petite équipe des transmissions radio, cette activité ayant été développée grâce au parachutage d'un second opérateur radio venant d'Afrique du Nord, après formation spécialisée en Angleterre, comme le premier, le trafic se faisant par télégraphie morse. Le chef de ce service des transmissions de la zone Nord était Antoine, alias le lieutenant de chasseurs Jacques de Poix, qui mourut à son retour de déportation en juillet 1945.

L'O.R.A. étant ainsi cadré, j'en arrive à la petite équipe des PTT des Vosges qui nous intéresse aujourd'hui et qui fut mise en place par Naudin, notre agent technique spécialisé. Il avait mis au point une organisation à la fois originale, ingénieuse, simple et sûre, pour autant que la sûreté pouvait alors exister : nous apportions de Paris à Épinal, par le train de nuit, deux fois par semaine, nos messages pour Londres, et rapportions à Paris ceux de Londres. Ces messages étaient rédigés en clair, sur du papier à cigarettes, plus facilement destructible, mais bien entendu, nous ne prenions jamais connaissance de leur contenu.

À Épinal, l'agent de liaison se présentait à un petit bureau de poste, à son ouverture dès huit heures, et se faisait reconnaître du personnel du guichet par la formulation discrète d'une phrase conventionnelle. Il était alors introduit à l'intérieur du bureau, dans une pièce où se tenait une personne seule, avec qui il procédait à l'échange des messages destinés à Londres et en venant. Aussitôt, il repartait prendre le prochain train pour Paris. Jusqu'ici, il n'y a donc rien d'original. L'intérêt singulier du système réside dans l'exécution de la " vacation " , comme nous disions dans notre jargon, c'est-à-dire des liaisons radio, qui se faisaient avec le soutien logistique des PTT. L'un de nos opérateurs radio partait deux fois par semaine, avec son poste émetteur-récepteur, dans une camionnette de réparation de lignes téléphoniques. À l'heure prévue pour la liaison radio, la camionnette s'arrêtait quelque part dans la nature, jamais au même endroit, et de préférence là où cette liaison serait bonne, c'est-à-dire vers les crêtes ou le versant ouest, et toujours le matin. L'émetteur était relié à la batterie du véhicule, qui lui servait de source de courant. Avant son départ, l'opérateur radio avait chiffré le ou les messages à envoyer, et procédait à son retour au déchiffrement des messages reçus d'Angleterre. À l'époque, nos postes radio étaient encore lourds et encombrants, et il était très appréciable de les faire voyager dans une camionnette bénéficiant de l'avantage inestimable de pouvoir librement circuler dans la région grâce à un " Ausweis " , et... de disposer de carburant ! Enfin, un autre intérêt du système, et non des moindres, était que, pendant les déplacements, le poste radio était mêlé à tout un matériel électrique savamment choisi, à l'intérieur du véhicule dépanneur, si bien qu'il aurait fallu vraiment un spécialiste pour déceler un appareil clandestin parmi tout le matériel technique emporté. De même, le télégraphiste de l'O.R.A. était ainsi incorporé dans l'équipe de dépannage des PTT.

Ce système a fonctionné à la satisfaction de l'O.R.A. pendant l'été et une partie de l'automne 1943, les crêtes des Vosges semblant propices à ces liaisons aériennes, sans beaucoup de parasites. Il fonctionna sans faille, et je ne me souviens pas que nos opérateurs radio se soient plaints à l'époque de brouillages importants de l'ennemi.

Mais ce système s'avéra lourd à la longue, du fait que l'acheminement des messages par l'un de nos agents de liaison - qui prenait le train entre Épinal et Paris - n'avait lieu que deux fois par semaine, Épinal étant à l'époque zone frontière, donc un peu plus surveillée, si je me souviens bien. Les messages arrivaient ainsi au destinataire parfois deux ou trois jours après avoir été rédigés. Si cela était admissible au début de l'installation de l'O.R.A., lorsqu'elle n'était pas encore opérationnelle, cela ne fut plus supportable par la suite, et nous n'avions pas pu, à l'époque, obtenir l'augmentation de la densité ou de la fréquence du trafic radio, qui ne passait donc que l'essentiel : bien que je n'en ai pas connu le contenu, il s'agissait de messages de fonctionnement et pratiquement jamais de renseignements sur l'ennemi, celui-ci disposant de ses réseaux de transmission particuliers. Il s'agissait par exemple de donner la position des terrains de parachutage préparés, c'est-à-dire leurs coordonnées et leur phrase code, ou bien de préciser les liaisons de personnel par Lysander, ou de recevoir des messages d'orientation des transmissions ou d'organisation générale. C'est ainsi que nous avions déjà reçu des Anglais des messages de mise en garde contre les déjà puissants moyens de repérage par goniométrie des Allemands, moyens que nous n'avions aucun moyen de déceler, ni même de soupçonner. Bientôt vint de Londres l'ordre de ne jamais dépasser une demi-heure de vacation, ce qui n'était pas toujours possible, car l'établissement du contact, puis la certification de ce contact, pour qu'il soit sûrement authentique, demandait de longues minutes. De plus, avec le temps, les messages devenaient nécessairement plus nombreux ; il y avait enfin des demandes de répétitions de parties de messages mal reçues.

Quoi qu'il en soit, ce système fonctionna merveilleusement bien jusqu'en novembre 1943, si mes souvenirs sont exacts, date à laquelle nous reçûmes l'ordre de replier opérateurs radio et matériel sur Paris. Aux yeux de Londres, ce système monolithique n'avait que trop fonctionné, il fallait ne pas en abuser et changer de structure, d'autant plus que le général Verneau avait été arrêté par la Gestapo à la mi-octobre, à la suite d'une trahison (comme le général Frère, son prédécesseur, il mourut en déportation). La prudence imposait donc un effort de création, d'autant plus que la liaison radio était capitale.

Bref, tout ce beau dispositif dut un jour disparaître, mais la petite équipe des PTT d'Epinal n'est en rien dans la décision de quitter les Vosges ; seules des considérations extérieures importantes ont ici prévalu. Le seul avantage de ce départ à Paris fut un acheminement des messages beaucoup plus rapide, mais, pour le reste, nous devions beaucoup regretter les Vosges !

Le général Revers succéda au général Verneau. Si je cite son nom, c'est qu'il racontait qu'avant la guerre de 1914, il était réserviste et appartenait à l'administration des PTT. Il devint, après la guerre de 1945, chef d'état-major général de l'armée de terre.

Les conditions de travail se révélèrent rapidement plus difficiles en région parisienne. Pourtant nous reçûmes vers cette époque de nouveaux postes moins encombrants et d'aspect extérieur plus discret, mais restant très lourds: c'étaient de petites valises d'environ 40 X 30 X 15 centimètres, pouvant travailler sur le courant secteur, avec possibilité de batteries d'accumulateurs de secours. À notre étonnement, la première reçue portait l'inscription, bien visible en lettres blanches de trois ou quatre centimètres de haut : Made in England.

En trois mois, nous reçûmes de Londres les ordres suivants : jamais plus de deux émissions, puis une à partir du même endroit, au lieu de trois ; trois vacations hebdomadaires maximales au lieu de deux, mais de vingt minutes au maximum au lieu de trente, puis vacations de quinze minutes.

Il fallait donc trouver dans les environs de Paris trois locaux différents par semaine, y transporter à main et par les moyens de transport public le matériel, les codes, les quartz et les messages, et naturellement jamais tous ensemble. Les conditions de travail étaient moins bonnes pour nos radios, car les parasites électriques et atmosphériques étaient plus nombreux. En outre, Londres nous avertit très rapidement du repérage de nos émissions par les appareils de détection gonio de l'Abwehr, nous recommandant de placer un guetteur à la fenêtre pendant les émissions, pour observer la chaussée et faire interrompre immédiatement toute liaison dès qu'il verrait passer, à très petite allure, une voiture dont au moins une partie des vitres latérales et arrière serait occultée.

Finalement, une mission, partie pour émettre chez un ancien cadre de la Banque de France à Bois-le-Roi au tout début de février 1944, ne revint pas, surprise par la Gestapo. Quelques jours plus tard, Antoine lui-même tomba dans une souricière à Paris, en voulant reprendre contact avec l'un de nos agents qui assurait la couverture du poste.

Ce que je voudrais préciser en conclusion, ce sont les caractères de cette aide incontestable d'une petite équipe d'agents des PTT des Vosges. Le premier caractère est son bénévolat ; ensuite, il ne s'agissait pas d'une résistance passive, mais bel et bien active, chacun ayant plus ou moins conscience de son importance et des risques encourus ; cette contribution était de plus collective, chacun ayant son rôle dans les rouages de l'ensemble. Je me souviens qu'à ma première mission la première personne qui m'accueillit au guichet d'Épinal était une toute jeune fille. Chacun devait agir au grand jour, gardant son identité et sa vie de tous les jours. L'aide des PTT fut à la fois un accueil et un soutien logistique : réception, stockage des messages, transport du personnel et du matériel nécessaire aux liaisons, aide et protection pendant les émissions. Et si cela a aussi bien fonctionné, sans aucun ennui grave, ce fut bien grâce à la discipline, la discrétion, l'esprit patriotique et d'abnégation de chacun des membres de cette équipe, qui garda son efficacité jusqu'au dernier jour.

J'en aurai terminé lorsque j'aurai dit que, s'il s'agit d'un témoignage tardif, après quarante ans, cela ne m'a pas empêché de penser, en maintes circonstances, à ces camarades qui nous ont aidés sans que nous puissions les connaître.

Je serais heureux si mon témoignage pouvait contribuer à mettre au jour un minuscule mais estimable épisode de la Résistance dans notre pays. Cette histoire méritait d'être connue, et je serai toujours heureux d'en retrouver les acteurs, afin que ces faits puissent avoir un développement historique.

Jamais, à ma connaissance, nos liaisons radio n'ont été aussi fiables qu'à cette époque.

François Rouquet a mentionné les difficultés causées par le passage successif de plusieurs ministres à la tête des PTT en 1939-1940. C'est exact. Mais il faut bien reconnaître, par contre, que si les ministres passaient, les directeurs restaient. Et ceux qui restaient en place en 1940 l'étaient pour la plupart, depuis fort longtemps. Certains depuis dix ans. Par conséquent, sur ce point-là, il y a eu une parfaite continuité dans l'administration.

Par ailleurs, puisque l'exposé de François Rouquet était intitulé " Le poids de l'occupation allemande aux PTT " , je crois qu'il faut, pour bien comprendre ce poids, l'illustrer par des faits précis. Le premier point qui a été évoqué par Paul Guérin, c'est que, d'emblée, il a fallu que l'administration des PTT désigne des délégués - l'un pour la Poste, l'autre pour les Télécommunications - auprès des autorités allemandes de Paris. Le délégué pour la Poste a été M. Giraudet, précédemment mobilisé comme général de la Poste aux armées et le représentant des Télécommunications a été M. Bigorgne, ingénieur en chef des PTT. Cela a été une très lourde charge pour eux parce qu'ils se trouvaient en butte à des demandes continuelles des autorités allemandes, dans tous les domaines où l'urgence commandait, pour avoir d'autres avantages, pour réquisitionner toujours plus de matériels puis ensuite pour " mettre des bâtons dans les roues " à toutes les initiatives de l'administration. Ce travail, M. Bigorgne l'a accompli avec un courage exemplaire depuis le début de l'occupation allemande jusqu'à la libération de Paris. M. Bédarida a cité parmi les points à souligner la résistance passive à l'Occupation. Il convient de dire que cette résistance passive a été le fait des dirigeants de l'administration dès le début. M. Lange, directeur général des Télécommunications, dont M. Bigorgne était le porte-parole quotidien auprès des autorités de l'Occupation, a fait de la résistance passive, de l'obstruction obstinée, courageuse. Bien sûr, il n'était pas question qu'il se mêle de résistance active, mais tout le monde savait que, quand on entreprenait quelque chose, M. Lange approuvait tout en sachant, bien entendu, le moins de choses possible.

En ce qui concerne la pression exercée par les occupants dès le début, je voudrais citer un autre fait précis. J'étais à ce moment-là ingénieur au service des lignes souterraines à grande distance. C'était un service qui était directement dans la ligne de mire des Allemands puisqu'il conditionnait toutes leurs communications à grande distance. Nous avons été stupéfaits en rentrant à Paris, en juillet 1940, de trouver, installés au service, des techniciens parfaitement au courant de toutes les questions techniques et qui étaient organisés pour faire le pendant allemand à la direction des lignes souterraines à grande distance. Il y avait des techniciens allemands dans toutes les stations de répéteurs. Tout ce que faisaient les agents était contrôlé, épié. Il n'était pas question pour eux de faire quoi que ce soit que les Allemands ne sachent pas. Bref nous nous sommes trouvés tout de suite dans un véritable carcan. Quelques jours après notre retour à Paris, tous nos ingénieurs du service des lignes souterraines à grande distance ont été convoqués par le service allemand correspondant. Le patron du service, qui était un commandant allemand, nous a expliqué que, conformément aux conventions d'armistice, tout le réseau à grande distance était à la disposition des Allemands et il nous a demandé de signer chacun un papier par lequel nous nous engagions à travailler au profit de l'armée allemande. Nous sommes rentrés à notre bureau et, après en avoir discuté entre nous - le directeur du service et M. Lange étant d'accord-, nous avons refusé de signer ce papier en disant que nous ne pouvions pas travailler au profit de l'armée allemande; nous nous engagions simplement à exécuter les conditions d'armistice, c'est-à-dire à faire ce qu'il fallait pour que le réseau soit remis en état.

Dans l'exposé de M. Handourtzel, je voudrais rectifier deux petites erreurs : M. Cathala n'était pas secrétaire général mais secrétaire d'État aux Télécommunications. Ce fut d'ailleurs aussi le titre de M. Gibrat qui n'était pas directeur des Télécommunications. M. Gibrat, lui aussi, faisait de la résistance passive. J'ai été amené à l'accompagner dans un voyage officiel à la Pentecôte 1942 à la suite d'inondations dans la région de Perpignan. Il m'a parlé très librement. Je lui ai dit quelles étaient les convictions de tous les ingénieurs de notre service et il était parfaitement d'accord. M. Guérin a parlé aussi des ingénieurs israélites qui ont pu partir de Paris pour échapper aux Allemands. Nous étions quatre, je suis l'un des quatre. Je voudrais insister sur un point allant dans le sens de M. Guérin, c'est la responsabilité prise par M. Lange, directeur général des Télécommunications et par M. Di Pace, secrétaire général du ministère des PTT. Comme M. Guérin l'a dit, l'un de nous avait reçu le matin la visite de la Gestapo. Dans la matinée, nous avons été reçus par M. Lange. Nous sommes partis le soir même avec des papiers parfaitement en règle. Ils nous ont donné des fonctions à tous : j'ai été chargé de la direction des lignes souterraines en zone libre. C'est dire la responsabilité que prenaient ces hauts fonctionnaires, parce que ceci n'a pas été ignoré des Allemands.

Claude Berman

Pour commencer, je voudrais dire, en m'appuyant sur ce que vient d'énoncer M. Simon que, si je suis ici aujourd'hui, c'est certainement grâce à l'action de M. Lange. J'ai été, moi aussi, écarté de l'administration des PTT pour des raisons raciales que M. Lange n'a pas admises. J'ai été exclu par décret signé par l'amiral Darlan et j'ai été réintégré par arrêté signé Laval.

J'ai servi alors comme jeune officier d'active pendant la campagne de 1940 et nous nous sommes trouvés, avec beaucoup de camarades, en excédent de l'armée d'armistice, dont parlait tout à l'heure M. Guérin. L'administration des PTT a rapidement trouvé le moyen de récupérer les officiers de transmissions et a créé, à leur intention, le cadre spécial temporaire des transmissions d'État, le C. S. T. T. E., dans lequel ont été camouflés les officiers d'active des transmissions qui n'avaient pas été faits prisonniers. Le chef de corps était le colonel Labat, qui était aussi, bien entendu, chef du réseau Action PTT Il a été déporté et il est mort au Struthof en 1944.

Le C. S. T. T. E. comprenait, d'une part, des officiers chevronnés qui ont pu tout de suite être mis en position opérationnelle, assimilable à celle des ingénieurs et, d'autre part, de jeunes lieutenants comme moi. Après quelques mois à l'école de la rue Barrault, pour être très rapidement transformés en ingénieurs, nous avons été, pour la plupart d'entre nous, affectés à des services supposés appartenir aux PTT, mais qui travaillaient en réalité au profit de la Défense nationale : un peu pour celle, officielle, du gouvernement de Vichy et beaucoup pour l'Armée Secrète et la France Libre.

Je vous dirai un mot du groupement des contrôles radioélectriques, installé à Hauterive, près de Vichy, dans lequel j'ai servi de juillet 1942 à avril 1943, sous les ordres du commandant Romon, lui aussi mort en déportation. Ce groupement était supposé écouter tout ce qui se passait dans l'éther, sur les ondes radio, et informer, après sélection, le gouvernement de Vichy. Je n'étais pas dans tous les secrets, mais je sais que la plupart de nos écoutes bénéficiaient aux services de renseignements de Londres. En particulier, nous avions pour mission d'écouter, d'identifier et de localiser par recoupements goniométriques les émetteurs clandestins " anglophiles " . Nos " patrons " n'ont jamais eu de chance, car les seuls clandestins exactement repérés furent des Allemands communiquant avec Berlin.

Il faudrait aussi parler de la Ferme de la Rapine, centre de camouflage des services du matériel de l'armée de terre. Mais surtout, il faudrait évoquer tous les camarades, connus et inconnus, d'active ou de réserve, qui ont travaillé, souvent en exposant leur vie, dans ces services de " camouflage PTT " . J'aurais pu apporter la photographie de la plaque qui, dans le hall d'honneur de la Direction des Transmissions, rappelle les noms des 42 officiers du Cadre spécial temporaire des transmissions d'Etat qui ont été arrêtés, déportés et qui sont morts pour la France.

Jacques Delarue

Pendant l'Occupation, je me trouvais à Limoges et, à partir de novembre-décembre 1942, alors que j'étais fonctionnaire de police, j'ai appartenu aux M.U.R. Cela s'est terminé en prison, bien entendu. Je travaillais avec le responsable des renseignements et des faux papiers pour la région 5 : Léon Rouberol. À plusieurs reprises, nous avons eu des problèmes de transport de courrier, notamment avant la suppression de la ligne de démarcation avec la zone Nord et surtout avec Paris. Il s'agissait parfois de transports qui étaient extrêmement urgents et ce n'était pas facile d'improviser un courrier. Il n'y avait que deux catégories de gens qui pouvaient rendre ce service quasi instantanément : les cheminots et les ambulants des PTT. Il m'est d'ailleurs extrêmement difficile de les dissocier. Il existait à Limoges une petite impasse qui aboutissait en cul-de-sac au-dessus des voies ferrées de la gare des Bénédictins. À l'extrémité de ce cul-de-sac, il y avait une porte ouvrant sur un petit escalier qui descendait directement sur les voies. Au bout de l'impasse se trouvait un bistrot qui était fréquenté, disons aux trois quarts, par des cheminots et des ambulants. Il suffisait d'arriver dans ce café et d'attendre, le soir en particulier. À de nombreuses reprises, nous avons pu faire transporter du courrier par des gens que nous n'avions jamais vus. Le courrier est toujours parfaitement arrivé. C'est l'exemple parfait de ces anonymes évoqués plus haut. Nous n'avons jamais fait l'objet de la moindre dénonciation, de la moindre indiscrétion. Ces gens-là ont toujours marché sans discussion malgré les risques extrêmement importants que cela comportait.

Le deuxième aspect spécifique qui a été abordé est celui des détournements de courrier destiné aux services de la Gestapo puis, plus tard, à la Milice. Un certain nombre de documents sont connus; j'ai choisi une lettre adressée par le SS-Hauptsturmführer Luther, commandeur de la Gestapo de Bordeaux, aux autorités de Vichy, en avril 1943.

" Ces derniers temps, des informations me sont parvenues à différentes reprises d'après lesquelles des lettres et autres envois disparaîtraient dans les services de la poste française. De nombreuses personnes dont la tendance collaborationniste m'est connue n'ont pas reçu des lettres qui leur étaient adressées. Des organisations correspondantes se plaignent également de la disparition d'envois postaux dont elles sont ou les réceptionnaires ou les expéditeurs. Évidemment, il ne s'agit pas ici de cas isolés et fortuits mais de détournements prémédités d'envois postaux commis systématiquement par des milieux intéressés. Il n'est pas impossible qu'une organisation ennemie d'espionnage soit derrière ces faits. Je vous prie donc d'attirer l'attention de l'administration française des postes sur ces anomalies et de veiller à ce que ces détournements soient tirés au clair et sanctionnés avec l'énergie nécessaire. Autrement, je me verrais contraint à l'avenir, dans des cas semblables, d'intervenir moi-même avec les moyens mis à ma disposition. "

Voilà un exemple précis et un témoignage indiscutable. Je veux rappeler rapidement qu'une des plaies de l'Occupation, c'étaient les dénonciations. Marcel Ruby a cité dans sa thèse complémentaire le fait que la Gestapo de Lyon avait été obligée d'engager spécialement un Français, membre d'un parti collaborateur, dont la tâche consistait uniquement à lire les lettres de dénonciation qui arrivaient chaque jour. On voit donc l'importance de ce travail obscur des agents des PTT.

Intervenant X

On peut se demander si les Allemands, quand ils sont arrivés, ne connaissaient pas déjà les structures administratives des PTT français.

Au central télégraphique, à l'automne 1939, à cause de la désorganisation due à la mobilisation du personnel, on a embauché des gens, notamment dans le personnel de service, c'est-à-dire le nettoyage. Parmi eux, il y avait un monsieur qui prétendait avoir été représentant et avoir perdu sa situation; à la suite de quoi, il était devenu balayeur.

À l'occasion du réveillon du jour de l'an 1940, les dix employés qui étaient là ont fait une petite fête : chacun avait apporté une bouteille de vin, des gâteaux, des douceurs, des bonbons, etc. Sur le coup de minuit, tout le monde s'embrasse et se souhaite bonne année, bonne santé et la fin de la guerre.

Les mois passent. Le 14 juin, les Allemands arrivent à Paris, sont présentés à m Lange et à d'autres personnalités et demandent à visiter les locaux du central télégraphique. Le chef de centre désigne deux contrôleurs à cet effet. À ce moment-là, surgit le balayeur qui n'était plus habillé en balayeur mais en costume militaire allemand. " Messieurs, dit-il aux contrôleurs, restez tranquilles, je vais guider ces messieurs, je connais la maison.

Marcel Baudot

On peut signaler, en complément des interventions précédentes, le cas de ce directeur départemental des postes en Normandie qui fut muté, lors de l'arrivée de la Wehrmacht, au poste de directeur des Postes de basse Saxe à Hanovre, ce qui laisse penser qu'il avait rendu des services exceptionnels à l'Allemagne nazie. Cas singulier dont il n'y a sans doute pas d'autre exemple.

Jacques Trèves

Une affaire dont on a très peu parlé est celle des câbles du Massif central. Quand les Allemands ont envahi la zone libre en novembre 1942, M. Lange a réussi à les convaincre que le réseau de câbles de cette zone était insuffisant pour assurer les télécommunications de l'armée allemande, et qu'il était opportun de le compléter par deux câbles, l'un nord-ouest - sud-est, l'autre nord-est - sud-ouest, traversant le Massif central et se croisant à Rodez. La réalisation en a été confiée aux PTT et à l'industrie française et a été supervisée par un groupe d'officiers allemands auxquels cela évitait le départ en Russie. L'opération bénéficia d'une haute priorité et cela a été un moyen de leur extorquer des matières premières et surtout de sauver des hommes car, pour poser ces câbles, on a constitué deux compagnies qui étaient sous les ordres d'un colonel des transmissions de l'armée d'armistice et pas un des hommes de ces compagnies n'était en règle. C'était tous des réfractaires, soit des réfractaires du S.T.O., soit des juifs ou des communistes ou bien des francs-maçons recherchés.

Le système a marché merveilleusement : on a pu " amuser la galerie " pendant le temps qu'il a fallu, c'est-à-dire que les câbles ont été prêts à servir très exactement deux jours avant le débarquement. Au fur et à mesure que les câbles étaient posés, les plans de pose étaient communiqués aux organisations de résistance locale, si bien que, le lendemain de la mise en service, l'ensemble des câbles qui quadrillaient complètement la zone libre a été réduit en " rondelles de saucisson " .

Jean-Pierre Rioux

Tous les témoignages concordent assez bien pour montrer quel outil exceptionnel était à la disposition des agents des PTT, à tous les niveaux de la hiérarchie, pour passer de la résistance passive à la résistance active. On pourrait s'interroger sur l'utilisation qui a pu être faite immédiatement de cet outil si commode, si efficace, si merveilleux, que sont les qualifications professionnelles et les instruments mêmes que manipulent les agents des PTT pour appeler d'autres groupes sociaux, d'autres réseaux à la résistance passive ou active. Quel a été le rôle des PTT dans la transmission d'une demande élargie de résistance dans le pays ? Pour l'instant, je voudrais que nos deux premiers orateurs, François Rouquet et Rémy Handourtzel nous donnent leurs premières réactions sur ce qu'ils ont entendu et sur les remarques qui leur ont été faites.

François Rouquet

J'ai juste deux mots à répondre à mr Simon. Il est vrai que je n'ai pas cité de faits précis, mais il s'agissait pour moi d'un choix délibéré : mon objet était de faire un exposé global de la situation et surtout d'évaluer le coût de l'occupation allemande aux PTT. Par conséquent, les témoignages de ce type sont très intéressants pour l'historien, car ils lui permettent de préciser certains points. D'autre part, pour les quatre ministres qui se succèdent, il est vrai que cela ne désorganise pas complètement les services; bien entendu, les directeurs généraux sont maintenus. Cela dit, j'ai un peu utilisé ces quatre changements successifs en trois mois comme symbole, et je crois que ce n'est quand même pas un symbole de continuité.

Rémy Handourtzel

Je voudrais très brièvement répondre à la remarque formulée par Monsieur l'ingénieur général. En temps que jeune chercheur, je suis tributaire de mes sources. Que Pierre Cathala ait été secrétaire d'État aux Télécommunications et non secrétaire général ce n'est pas le plus important; l'important, c'est que ce sont les tenants d'une collaboration dure qui accèdent au pouvoir juste après la défaite. Pour Robert Gibrat, c'est sans doute au caractère précipité de mon intervention que l'ingénieur général a voulu faire allusion. J'entendais bien qu'il avait été secrétaire d'État aux Communications. Il n'en reste pas moins qu'il est, selon l'historien américain Robert Paxton, un ami de Pierre Pucheu.

Je termine en répondant à m Simon, sur le thème de la grève générale insurrectionnelle. Je crois qu'il faut nuancer un peu. En confirmant cette spontanéité collective des postiers qui tient, à mon sens, davantage à leur mentalité et à leur culture traditionnelle très attachée à la République, il est un peu idyllique de présenter la montée régulière d'un flot de résistants de 1940 à 1944, qui se termine dans l'apothéose : l'insurrection. Mais cette position est peut-être très contestable.

Quelques indications sur la participation

des postiers belges à la Résistance, 1940-1944

Lucien Steinberg.

N'étant ni postier, ni belge, il ne m'est pas aisé de faire un tableau, même succinct, de la participation des personnels des PTT de Belgique au mouvement (ou aux mouvements) de Résistance. De plus, mon ignorance du néerlandais a réduit d'autant la documentation à laquelle j'ai pu avoir accès sans recours à la traduction. Ceci dit, et malgré leur sécheresse, voici quelques chiffres : pour la seule agglomération de Bruxelles - qui n'atteignait pas le million d'habitants en 1940, loin s'en faut -, 38 postiers morts dans les maquis, les armes à la main, fusillés, morts en déportation (près de 200 déportés). Pour l'ensemble du pays, on compte presque 200 morts et 700 déportés.

Un autre exemple, ponctuel et massif à la fois : à l'automne 1942, à la suite d'un nième mouvement de grève, d'une nième distribution de tracts et journaux clandestins, voire peut-être plus simplement d'une nième manifestation de patriotisme, la police allemande arrête 74 fonctionnaires du bureau de poste Bruxelles 1, autrement dit de la grande poste, avec à leur tête le percepteur général Paul Dewinter. Ils se retrouvent tous au camp de concentration de Breendonck. Pour ceux qui ne le savent pas, Breendonck était un camp de concentration dur. Ce n'était pas Auschwitz, où tout le monde était censé passer tôt ou tard à la chambre à gaz, mais c'était un camp ressemblant fort à Dachau, Buchenwald, ou, pour prendre un exemple plus proche géographiquement, Struthof (Natzwiller).

Si on ne reprochait souvent rien de précis aux fonctionnaires de rang modeste, si ce n'est le " mauvais esprit " , (au plus, participation à la grève), l'essentiel étant la recherche de l'effet-terreur, les cadres, eux, se voyaient reprocher spécifiquement la " mollesse " , la " complaisance " envers ceux qui résistaient ou même qui " traînaient les pieds " . Bref, on leur imputait à crime de ne pas utiliser leur autorité pour combattre... le patriotisme.

Les actions des postiers résistants de Belgique ont été, forcément, semblables à celles de leurs homologues d'autres pays.

Il y avait des actions directes individuelles, armées ou non ; des actes d'opposition larvée, des grèves de durées diverses ; la confection et la distribution de la presse clandestine ; la collecte des fonds, pour l'action et pour les victimes ; enfin des actions spécifiques aux postiers résistants : le contrôle, voire l'interception définitive du courrier de l'ennemi ou lui étant destiné. Il y avait aussi le sabotage des liaisons télégraphiques ou téléphoniques, comme en France. Pour y parvenir, les postiers ont dû d'abord se donner une organisation syndicale différente de celle tolérée par l'Occupant. Les comités pour la liberté syndicale (C.L.S.) surgirent un peu partout, et notamment dans les postes. On voit apparaître, dans le Brabant, un C.L.S. des postiers et un autre du télégraphe-téléphone (sans parler de ceux de la métallurgie, des mines, etc.). Ces C.L.S. font partie intégrante du Front de l'Indépendance (F.I.), dont nous dirons très brièvement qu'il n'était pas sans ressembler au Front national français, avec ses nombreux et actifs animateurs communistes, mais, et en cela il en diffère, les éléments non communistes y étaient relativement plus nombreux; de plus, ces militants non communistes (chrétiens sociaux, socialistes libéraux, francs-maçons, etc.) ne craignaient pas d'être noyautés. François Dedecker, animateur des C.L.S. dans le cadre du F.I. en a dressé un historique.

Le détournement de correspondance a été pratiqué sur une large échelle. Il ne s'agissait pas tant d'empêcher l'ennemi d'acheminer sa propre correspondance - il en avait les moyens, et possédait même ses propres circuits -, mais il fallait surtout " filtrer " le courrier qu'il pouvait recevoir du public : offres de services (et quels services, parfois...), affaires louches (et quelle affaire avec l'Occupant ne l'était pas ? ) voire dénonciations. Car, hélas, il y eut beaucoup de dénonciations.

Mais comment intercepter ce triste courrier sans que l'ennemi ne s'en aperçoive ? Comment savoir aussi si celui-ci n'envoyait pas tout simplement des enveloppes témoins pour essayer de remonter la filière d'éventuelles opérations de ce type ? Les postiers résistants trouvèrent la parade, aidés souvent par des particuliers extérieurs à l'administration. Ainsi, dans un cas connu, un industriel juif bruxellois, David Ferdman, put louer un local spécialement affecté aux affaires postales. Dans ce local, les lettres destinées à la Gestapo, ou même à des organismes belges de la Collaboration, étaient ouvertes. Si elles contenaient des dénonciations, on prévenait au plus tôt les personnes visées. Ensuite on refermait le courrier et on l'acheminait à destination. Il devint de plus en plus nécessaire de prendre de sérieuses précautions, mais on ne s'arrêta point avant la Libération.

Avertir rapidement les personnes visées par les dénonciations n'était pas aisé. Il fallait le faire de manière convaincante, mais aussi sans se dévoiler. Il ne fallait pas non plus risquer d'attirer l'attention du dénonciateur. Et puis, reconnaissons que ce n'était pas évident (pour citer un exemple concret) pour un modeste résistant d'être reçu par un procureur général ! Et ensuite de convaincre cet illustre personnalité - sans révéler sa propre identité ni ses sources ! - de passer tout simplement à la clandestinité parce qu'il avait été dénoncé, ou parce qu'on préparait son assassinat ! Mais cela fut fait.

On m'a cité aussi l'exemple de telle autre personnalité qui n'a pas fait confiance à ce type de mise en garde, et ce pour son malheur.

Encore un mot sur la presse clandestine des postiers, de modeste journaux appelés tantôt Liberté Syndicale à Bruxelles, tantôt L'Intersyndicale à Liège. On trouve régulièrement dans leurs pages des revendications matérielles réitérées, des dénonciations des syndicalistes trop complaisants, alors que les appels à l'action directe sont plus brefs et rédigés en termes généraux. Pas de directives précises, pas d'appel à mettre hors service des matériaux précis. Il y eut, certes, de nombreux sabotages, y compris celui des liaisons entre Bruxelles d'une part, l'Allemagne ou la France occupée de l'autre, mais les directives dans ce sens ne furent pas données par voie de presse clandestine. Par contre, on y trouve des appels à la grève en général et aussi de façon ponctuelle, par exemple pour le 1" mai 1944, ou encore " pour sauver des prisonniers de l'ennemi On y trouve aussi la dénonciation de l'attentisme jointe à celle du départ au travail en Allemagne. La formule choc, telle que l'a laissée un rédacteur anonyme, était la suivante : Attendre... c'est mourir un peu. Partir... c'est mourir tout court.

Les postiers belges de la Résistance n'ont pas attendu et ne sont pas partis. Ils se sont battus.

Debru

Au sujet des lettres déchirées ou détournées, il faut préciser que dans certains grands bureaux il y avait une organisation. Mais quand vous vous trouviez tout seul dans un bureau (c'était mon cas à Paris 60), là les choses étaient différentes ! Il y avait danger. Un jour, je vois arriver un pneumatique adressé à la Kommandantur de Paris. Par transparence j'ai lu. On y dénonçait quelqu'un. Il y avait l'adresse de la personne. Elle demeurait à côté du bureau de poste de la rue Viala (Paris 64). De Paris 60 à Paris 64 par pneumatique, il n'y avait pas d'intermédiaire. N'oubliez pas qu'au service pneumatique il y avait des contrôles destinés à vérifier si le service fonctionnait bien. On nommait les inspecteurs chargés de ce travail des " poisses " . Les " poisses " déposaient un pneumatique. On savait que pour aller d'un bureau à l'autre, on mettait tant de temps. Le pneumatique envoyé par les " poisses " l'était à une adresse inconnue. Il revenait donc à l'administration (après bien des détours) qui pouvait vérifier si le parcours avait été réalisé en temps voulu. Dans le cas qui nous occupe, je me suis dit : dois-je déchirer ce " pneu " , ou bien est-ce une " sonde " (pneumatique envoyé par des " poisses " ) ? J'ai adressé d'abord un pneumatique à la personne dénoncée et pour qu'on ne sache pas à quelle date et à quelle heure les deux pneus avaient été envoyés, j'ai tremblé volontairement en apposant le timbre, de sorte qu'il était illisible. J'espère que mon subterfuge a " marché " et que la personne en question a pu être sauvée!

Intervenant X

Il y avait beaucoup de dénonciations. On prévenait les gens. On s'est vite aperçu que les dénonciateurs n'avaient pas confiance dans la poste. Ils écrivaient à la fois à la Kommandantur, à la Milice et à la préfecture. Plusieurs dénonciations se suivaient ainsi ! On arrivait à les reconnaître. Nos correspondants dans les bureaux de Paris faisaient la même chose et beaucoup de postiers inorganisés arrêtaient eux aussi les dénonciations. L'écriture était facile à reconnaître. C'étaient des dizaines de lettres qui arrivaient !

L'action spécifique des agents PTT à la Libération (l'exemple de Meudon)

Georges Debru

Le monument à la Résistance PTT que nous voulons édifier sera constitué de nombreuses pierres, et la mienne, bien petite sans doute, sera mon témoignage personnel que je m'engage à rendre sincère.

Les relations humaines ne peuvent se réaliser que par la communication. La communication, pour être valable, doit être libre; elle ne peut et ne doit souffrir aucune contrainte, entrave ou interruption. Le support logique de la communication, voire de la télécommunication, c'est évidemment la Poste. Qui s'attaque à la communication, donc aux relations humaines, s'attaque à la Poste, laquelle a le devoir de se défendre, de résister...

Un certain général Cochet, qui fut à l'origine du camouflage du matériel militaire dès l'armistice de juin 1940, écrivait en septembre de la mème année : " La force matérielle naît un jour ou l'autre de la force morale, comme la volonté de résister crée finalement, d'une manière ou d'une autre, les moyens de résistance ! " .

Résister, c'est s'opposer à une pression morale ou physique, ou les deux, d'une façon quelconque, qui peut aller de la restriction mentale - si chère aux jésuites - à des actes qualifiés de " criminels " , en passant par la désobéissance, le refus, le mensonge, la désinformation, la force d'inertie, la grève, le sabotage ou toute autre forme d'action s'éloignant parfois des lois ou, au contraire, utilisant (paradoxalement) celles-ci au maximum, suivant les circonstances.

Les PTT dans la Résistance ! c'est un sujet qui ne semble pas avoir inspiré les littérateurs, pourtant nombreux à avoir écrit sur la Résistance en France et ailleurs - sauf quelques lignes par-ci, par-là -, ni les cinéastes. À ma connaissance, il n'existe qu'un seul ouvrage, celui de Raymond Ruffin. Quant à un film ? Aucune souvenance!

Et pourtant, le personnel des PTT a payé son tribut dans la lutte contre l'envahisseur. Certes, les actions menées n'étaient pas aussi spectaculaires que des ponts, des pylônes ou des dépôts de munitions qui sautent, des trains qui déraillent, des parachutages d'armes, de matériels, voire d'hommes, des attaques de convois, etc., mais leur efficacité n'en a pas moins été certaine et leurs répercussions nombreuses.

C'est M. Chalençon qui, dans les années 30, lorsqu'il ouvrait ses cours de préparation aux examens des PTT, notamment celui traitant de l'acheminement du courrier, avait coutume de dire : " N'oubliez pasque la feuille d'avis, c'est l'âme de la dépêche; la dépêche, c'est le cœur del: poste, et la poste, c'est le pivot de la France " !

Était-ce trop exagéré de dire " le pivot de la France " ? À cette époque, quand on disait " la poste " (ou " les postes " ), on comprenait le service postal proprement dit, existant bien avant les Gallo-Romains, les services téléphonique et télégraphique électriques, nés au XIXe siècle, sans faire de distinction entre eux. Le symbole de la poste ou des PTT, c'était le facteur au képi orné d'une cocarde tricolore ; cette cocarde-drapeau français en réduction - continuera de circuler, malgré tout, en France, entre 1940 et 1945, narguant les occupants.

La poste, pivot de la France ? Réputation justifiée. On lui faisait confiance : elle était respectée. Appartenir à son personnel était une référence. Celui-ci, issu d'un recrutement sélectif, ayant un certain niveau d'instruction et d'éducation, s'était depuis longtemps trouvé ta tête du progrès et de la recherche de l'amélioration des conditions sociales. Il savait prendre ses responsabilités. Son patriotisme et son civisme n'avaient jamais été mis en doute.

Sur les lieux du travail, oubliant les différences d'opinions ou d'appartenances politiques, religieuses, philosophiques, syndicales qui pouvaient les séparer, tous, du petit télégraphiste auxiliaire au directeur général, travaillaient ensemble, face ou non au public. Il existait une cohésion totale dans l'accomplissement des tâches, et cette cohésion était le résultat d'un état d'esprit que l'on a appelé, avec juste raison " l'esprit postier " .

L'esprit postier : raison de la participation des PTT dans la Résistance

L'esprit postier : c'était avoir le sens du service public, c'était travailler dans ce but avec conscience, discipline et célérité, c'était pratiquer la solidarité, et tout cela, quelles que soient les circonstances.

Le credo ou la bible du postier, c'était l'Instruction générale, ensemble de textes régissant la bonne marche du service et garant de l'esprit postier.

Civisme, patriotisme, volonté de s'opposer à toute contrainte, esprit postier : tous ces éléments réunis faisaient de la poste ou des PTT un excellent terrain où la Résistance ne pouvait qu'éclore et s'épanouir.

La France, en 1940, c'était environ 38.000 communes, toutes desservies journellement et à toute heure par une seule administration:les PTT, avec un personnel d'un peu moins de 200.000 unités. Malgré l'invasion, l'exode, les bombardements, les destructions, l'absence d'ut grande partie du personnel, les PTT, durant l'été 1940, ont continué de fonctionner, tant bien que mal parfois, et l'on peut dire que rares ont été les bureaux ou services mis dans l'obligation totale de cesser toute activité. Ralentissement : oui. Arrêt : non.

De par leur structure, les PTT étaient à même d'avoir connaissance de tout ce qui se passait sur tout le territoire et pouvaient aider ou paralyser la vie du pays. Sans attendre, dès la venue d'un moment favorable, la tempête passée, chaque postier (ou postière), dans sa sphère, selon ses capacités, ses possibilités, avec discrétion et prudence - voire aussi quelquefois avec imprudence - même sans appartenir à une organisation quelconque (parti ou syndicat), a pris ou dû prendre des initiatives personnelles pour aider ses compatriotes, en s'opposant aux exigences des occupants et de leurs complices. S'il y a eu, hélas, quelques exceptions, celles-ci ont confirmé la règle.

De nombreux cas de conscience se sont posés. Certes, la sacro-sainte Instruction générale a subi des accrocs, notamment en ce qui concerne le secret de la correspondance, mais de même que le " cœur a ses raisons que la raison ignore " , les postiers ont eu des raisons que l'Instruction générale ignorait.

Je ne détaillerai pas les actions entrant dans le cadre strict des PTT : on en a parlé, on en parle et on en parlera encore durant tout ce colloque, mais il manquera toujours des témoignages pour en mesurer et en montrer l'ampleur. D'abord, évidemment, les témoignages de nos camarades arrêtés, torturés, déportés, exécutés et disparus à jamais dans " la nuit et le brouillard " (au fait, combien sont-ils ces disparus ? Les connaissons-nous tous ? ). Ensuite, les témoignages de certains survivants. Pourquoi ces survivants ont-ils préféré garder le silence, laissant pour toujours méconnus des actes de courage et de dévouement ? Tout simplement, parce que, après la tourmente, chacun a regagné discrètement qui son bureau, qui son service, sans se vanter de ce qu'il avait fait et - bien dans l'esprit postier - satisfait d'avoir fait son devoir, tout son devoir, rien que son devoir.

Plus de quarante années (presque deux générations) se sont écoulées : le silence est enfin rompu... Il n'est jamais trop tard pour bien faire : les jeunes de maintenant vont enfin savoir !

Cheminement intellectuel et action d'un agent des PIT vers et dans la Résistance

Parler de soi-même et de ce que l'on a pu faire est difficile et délicat. Le cheminement ou trajet intellectuel qui m'a amené à la volonté et aux moyens de résister est des plus simples ; il fut certainement semblable à celui de bien d'autres.

J'ai été élevé dans un esprit d'idéal républicain, de respect d'autrui, d'amour de la liberté, de recherche de la vérité, de tolérance, de pratique de la fraternité, et dans l'horreur de la guerre et de toutes les dictatures. Je pense avoir suivi cette voie, sans défaillir, tout au long de mon existence.

L'esprit républicain et l'esprit postier ne pouvaient qu'aviver mon désir de participer à la Résistance.

Entré aux PTT en 1926, j'ai 27 ans quand je suis mobilisé en 1939. 20 juin 1940 : je suis fait prisonnier et interné au Frontstalag 212 à Morhange (Moselle). 25 juin 1940 : c'est l'armistice. Soulagement pour certains, consternation pour d'autres, incertitude de l'avenir pour tous.

En septembre 1940, comme les services publics français ont besoin de personnel, les Allemands libèrent ou plutôt mettent " en congé de captivité " un certain nombre de prisonniers appartenant aux PTT, aux chemins de fer, aux transports, au gaz, à l'électricité, etc. J'ai une chance incroyable : je peux revenir chez moi, à Meudon, près de Paris.

On me parle de De Gaulle... Connais pas ! Son appel ? Pas entendu! Et pour cause... On me parle aussi de Pétain... Alors là ! je n'ai aucune confiance : ce n'est pas un républicain. Dès son arrivée au pouvoir, il a prouvé, par ses actes et la signature de certaines lois, son antirépublicanisme.

Je reprends mon service. Je suis affecté au bureau de Paris 60, à l'angle de la rue de la Convention et de la rue Lacordaire, bureau qui verra dans l'été 1943 un acte caractérisé de Résistance PTT. J'essaie, comme des millions d'autres, de m'adapter à une nouvelle façon de vivre. Ma position de " prisonnier de guerre en congé de captivité " astreint à de fréquents pointages, susceptible d'être reconduit dans un camp, du jour au lendemain selon l'humeur des occupants, m'incite à la prudence, surtout après une alerte en décembre 1941, et je dois réfréner mon tempérament plutôt impulsif. Vraiment, il n'est pas possible que la situation dans laquelle se trouve notre pays se prolonge indéfiniment. Comme beaucoup, je pense qu'" il faudrait faire quelque chose " ... " Faire quelque chose " ? Oui, mais quoi ? Où ? Quand ? Comment ? Et surtout " avec qui " ? Avec qui, quand les liens qui unissaient les amis avant la guerre sont largement distendus, voire rompus. L'un est prisonnier, l'autre en zone libre, un troisième, on ne sait où ! Et puis, méfiance quand on ne connaît pas ou mal les gens du voisinage, même sur les lieux de travail.

Au printemps 1942, un camarade du parti socialiste S.F.I.O. qui était réfugié en zone libre revient à Meudon. Il me dit être en rapport avec un mouvement " Libération-Nord " . Il reprend des contacts, crée une activité clandestine. Je l'aide à distribuer des journaux à des sympathisants connus et à diffuser des tracts dans les boîtes aux lettres (on est postier ou on ne l'est pas !). Ce n'est pas grand-chose, mais c'est tout de même mieux que rien...

Et puis un jour, au cours de l'hiver 1942-1943, à une date qu'il m'est impossible de préciser, et pourtant elle fut capitale, je reçois au bureau la visite d'un ami d'avant-guerre : Julien Delpla, facteur à Paris 14. Joie des retrouvailles, conversation : nos idéaux sont inchangés et nos sentiments sur la situation identiques. C'est alors qu'il me présente, dans un bistrot de la rue Lacordaire, un certain Monsieur Dumesnil (plus tard, j'apprendrai qu'il s'agissait de... Pruvost !). Je ne lui demande rien. Delpla, en qui j'ai confiance, me l'a présenté, cela suffit. En substance, voici notre entretien :

" Vous avez travaillé au central télégraphique de Paris. Y avez-vous encore des relations ?

- Oui.

- Eh bien ! voilà : un de nos collègues se fait fort de décrypter la correspondance télégraphique échangée entre Laval et les Allemands. Il faudrait avoir des copies de textes de plusieurs télégrammes pour les étudier et percer le secret du code. Est-ce possible ? "

Le soir même, je vais chez M. Raynaud, contrôleur à Paris central, qui demeure près de chez moi, à Meudon. Nous nous connaissons très bien. Il me fait confiance, comme j'ai fait confiance en Delpla. Il faut signaler, en passant, que la confiance, la communauté d'idées, l'amitié ont joué un grand rôle dans le recrutement des résistants.

Quelques jours plus tard, en remettant à Dumesnil-Pruvost, toujours dans le bistrot de la rue Lacordaire, les documents demandés, je ferai en même temps la connaissance de M. Horvais.

Par l'intermédiaire de M. Raynaud (qui deviendra à la Libération chef du service télégraphique de l'Élysée), je renoue contact avec des collègues et camarades d'avant 1939, lesquels, comme par hasard, font un excellent travail clandestin à Paris central qui fut un centre de résistance dont, hélas!, on a peu parlé...

Ça y est, je vais enfin pouvoir " faire quelque chose " .

Voilà résumé, aussi succinctement que possible, mon trajet personnel. Parallèlement, j'ai participé à la constitution d'un comité local de libération à Meudon : aussi, le 25 août 1944, mon action résistante deviendra logiquement et uniquement action municipale, mais, comme dirait Rudyard Kipling, " ceci est une autre histoire ! " .

Pour conclure, j'indiquerai que le central télégraphique de Paris a eu à déplorer la mort de trente agents, je dis bien trente, entre 1939 et 1945, tous morts pour que la France vive " !

Afin d'honorer leur mémoire, permettez-moi de les citer : André, Belliart, Botto, Bouny, Campan, Cervière, Chignon, Comménil, Cristofol, Dages, Dalmas, Etchart, Gaboriau, Grandel, Graux, Guillet, Hariat, Heini, Julien, Lentsch, Leplat, Massendès, Merdrignac, Millet, Morel, Payet, Pelé, Rappaport, Rocher, Rondier.

La résistance des postiers à l'intérieur

et en dehors de l'administration des PTT

Émile Banis

Les actes de résistance perpétrés dans les PTT furent nombreux et variés ; le terrain nous était favorable. Leur importance sur le plan stratégique fut considérable. Sous l'Occupation, tous ceux qui comme nous résistaient, tous ceux qui comme nous avaient la résistance dans la peau luttaient partout où ils se trouvaient.

Jaurès disait : " Je respire, donc je fais de la politique ". Nous, nous aurions pu dire : " Je respire, donc je fais de la résistance ".

On résistait sur le lieu de travail; on résistait dans les villages ; on résistait dans les quartiers ; on résistait dans les queues, devant les boutiques vides ; on résistait dans les maquis. Ceux de nos camarades qui tombaient devant les poteaux d'exécution continuaient à lutter, ce qui nous faisait dire : " Les morts sont des vivants mêlés à nos combats " .

C'est dire que notre action dans les PTT, malgré son extrême importance, ne nous suffisait pas. Elle se prolongeait généralement en dehors de l'administration. Bien entendu, résistance dans les PTT et résistance dans une organisation n'allaient pas à l'encontre l'une de l'autre; elles se complétaient. L'action de l'une servait de tremplin à l'action de l'autre.

Nous luttions sur deux fronts : le front nazi qui était celui de l'Occupant, et le front pétainiste qui était celui de la défaite.

Si certains patriotes furent un instant abusés par la propagande vichyssoise, tel ne fut pas le cas de la plupart des postiers. Nous discutions entre nous. Nous savions que Pétain était entré dans la vie politique à la suite du coup d'État fasciste du 6 février 1934. Nous savions que ce n'était pas par hasard qu'il avait été ambassadeur à Burgos, chez son ami Franco. Nous savions qu'il était d'Action française ; que son premier acte fut de remplacer le sigle " République française " par celui d' " État français " , ce qui fut salué par son ami Charles Maurras comme une " divine surprise " .

Voilà pourquoi la plupart d'entre nous furent des résistants de la première heure. Voilà pourquoi je ne pense pas être contredit en affirmant que les PTT furent une pépinière de résistants. Certes, il y eut des exceptions. À Flers, par exemple, nous avions une téléphoniste, membre du comité France-Allemagne, qui entrait au guichet en faisant le salut hitlérien et en nous dévisageant pour connaître nos réactions. Mais c'était l'exception. Les postiers dans leur masse n'acceptaient pas la défaite.

À Flers, nous recevions en poste restante, sous le pseudonyme de Sylvestre, tout le courrier pour la formation F.N.-F.T.P. Paul Saniez et, par la suite, pour le maquis de la vallée de la Vère. Alertés par téléphone par la receveuse d'Athis, nous avons mis à l'abri pendant un mois une gamine juive dont les parents étaient pourchassés par la Gestapo. Nous tapions à la machine à écrire, dans la salle du télégraphe, des tracts que nous faisions circuler. Quand le nom de l'expéditeur ne figurait pas sur les cartes interzones, plutôt que de les envoyer au rebut, nous mettions sur ces cartes un nom d'expéditeur qui ne puisse pas prêter à confusion (Monsieur Létourdy, Flers-de-l'Orne; Monsieur Létourdy, collège Flers-de-l'Orne) afin qu'elles puissent parvenir à leurs destinataires.

Bien entendu, notre action ne se limitait pas au bureau de poste. Personnellement, au sein de la formation F.N.-F.T.P. de Flers, je participais aux distributions massives de tracts et journaux clandestins, à la mise hors d'usage des voitures allemandes, au sabotage des voies de communication ennemies, ce qui me valut plusieurs perquisitions.

Muté à Sète en novembre 1942, soit peu de temps avant que les Allemands ne traversent la ligne de démarcation, je pris d'autant plus vite contact avec la Résistance PTT qu'une note du commissaire spécial d'Alençon, figurant dans mon dossier, me signalait comme un élément suspect.

Tout le matériel de propagande (machine à écrire, ronéo, stencil, encre, papier) était entreposé sous les combles du bureau de poste. On tirait et distribuait des tracts et journaux clandestins, notamment un journal local que nous avions intitulé Le Midi bouge !.

Aux affiches de Pétain : " Je fais à la France le don de ma personne nous ajoutions le papillon : " et à l'Allemagne celui de la vôtre " .

Les Allemands ayant quatre lignes téléphoniques avec Marseille, deux lignes avec le sémaphore du mont Saint-Clair, une ligne avec le sémaphore d'Agde, une ligne avec leur poste météo de Pézenas, nous les sabotions tous les jours à partir du répartiteur, soit à l'aide de mauvais fusibles, soit à l'aide de mauvaises bobines thermiques, soit en court-circuitant le paratonnerre.

Les Allemands compulsant souvent des cartes d'état-major sur lesquelles figuraient les lignes téléphoniques et télégraphiques du bas Languedoc, je subtilisai ces cartes pour les remettre aux F.T.P.

En dehors du bureau de poste, étant donné l'expérience que j'avais acquise en zone occupée, la responsabilité de l'organisation et de la propagande du Front national et des F.T.P. me fut confiée.

Arrêté à la suite d'un attentat sur la voie ferrée auquel deux collègues des PTT et moi-même avions participé, je fus relâché 48 heures après grâce à l'intervention du receveur qui disait que j'étais indispensable au service des mesures.

Nommé contrôleur principal des PTT à Mortain à compter du 1" mai 1944, j'ai aussitôt repris contact avec la Résistance flérienne, ce qui me permit le 6 juin 1944, dès le premier jour du débarquement, d'abandonner mon poste pour rejoindre ma formation de combat au maquis de la vallée de la Vère.

Comme vous tous, j'ai été très marqué par cette période dangereuse, mais combien exaltante, pendant laquelle nous avons lutté contre l'Occupant. Voilà pourquoi, à l'occasion du quarantième anniversaire de la Libération, j'ai éprouvé le besoin d'évoquer mes souvenirs et d'apporter mon témoignage dans un livre que j'ai intitulé Bonjour ! Maquis.

Lucien Simon

Keller était mon adjoint direct. Pour commencer je dois dire que Keller et moi avons accompli notre premier acte de résistance avant de quitter Paris en juin 1940.

Depuis déjà un certain temps, Keller et moi nous passions de longues nuits dans nos bureaux respectifs. Dans la nuit du 12 au 13 juin 1940, nous avons été avisés que nous devions partir le lendemain. L'un et l'autre, nous étions mobilisés et l'essentiel de notre service était mobilisé au titre de la télégraphie militaire (sous forme d'unité de télégraphie militaire). Notre correspondant était Bigorgne qui, à ce moment-là, était l'adjoint (pour tout ce qui concernait les questions PTT) du commandant des transmissions au G.Q.G. (grand quartier général). Dans la nuit du 12 au 13 juin 1940, mon camarade Bigorgne me téléphone et me dit : " Vous partez demain et, ordre du général gouverneur militaire de Paris, aucun sabotage ! " . Je lui ai répondu qu'il me semblait invraisemblable de laisser toutes les installations à la disposition des Allemands qui, selon toute vraisemblance, arriveraient dans les 48 heures. Bigorgne m'a fait alors comprendre qu'un ordre avait été donné, certes, mais que des désobéissances individuelles ne pouvaient, à l'évidence, être exclues! C'était clair! Nous avons fait ce qu'un nous pensions devoir faire. Au petit matin du 13 juin, Keller est venu dans mon bureau. Il conduisait lui-même sa voiture et il s'était muni de quelques outils : des masses, des ciseaux à froid, etc., le tout pour pouvoir perforer les câbles. . Nous sommes allés dans les quatre centraux de Paris où se trouvaient des installations de dérivation des câbles de façon à pouvoir se servir des principaux circuits si la station principale avait été détruite. Là, tous les deux, nous avons accompli les sabotages que nous croyions devoir accomplir. Quand . nous sommes revenus à Paris, à la fin de juillet 1940, nous avons eu la satisfaction de savoir, et cela des Allemands eux-mêmes, qu'ils avaient été vraiment gênés par ce que nous avions fait.

Revenons-en, si vous le voulez bien, à ce qu'il est convenu d'appeler l'affaire Keller. Vous dites, Monsieur Delarue, que peu de choses ont été publiées, que peu de choses ont été dites... Il y a cependant - il est vrai que la publication était trop restreinte - une plaquette : la Source K. J'ai moi-même, dans la revue des Transmissions, donné un certain nombre d'explications sur ce qui a été fait. Sur la Source Keller, je dois dire que Keller m'en avait parlé. Je l'en avais dissuadé. Il me semblait en effet impossible qu'un tel travail puisse être accompli, sans qu'il y ait, à un moment ou à un autre, des indiscrétions. Keller avait quatre. enfants, le plus âgé avait alors douze ou treize ans. Je lui ai dit qu'il ne fallait pas exposer toute sa famille et que des catastrophes pouvaient arriver. Il n'a rien voulu entendre. Il a fait sa première dérivation, alors que, sur le plan militaire, il était sous les ordres du capitaine Combeaux qui était l'adjoint (à la mobilisation) aux transmissions du G.Q.G. (troisième bureau du G. Q. G.). Vous le savez, après l'armistice, Combeaux a été placé dans un cadre latéral. Il était donc PTT " de surface " et c'est lui qui, avec Keller, a tout monté pour la première dérivation.

Keller était chargé des travaux de la ligne, mais, au-delà de la ligne, il fallait des appareils spéciaux, des amplificateurs ayant des caractéristiques particulières, afin que les Allemands qui, je le répète, se trouvaient présents dans toutes les stations de répéteurs, ne puissent pas, mesures faites sur les circuits, y déceler les anomalies électriques. Ces amplificateurs spéciaux ont été conçus à l'initiative de M. Sueur, et ils ont été réalisés par un ingénieur d'une société privée : la Société anonyme de télécommunications. Cet ingénieur se nommait Lebodinski. Tout a très bien fonctionné jusqu'au jour où certains habitants de la localité où se situait la dérivation ont été intrigués par les " allées et venues " des agents du service secret des Alsaciens. Ils venaient là, personne ne les connaissait dans le pays, ils venaient, ils repartaient, ils ne parlaient pas ! Les habitants de la localité se sont inquiétés. On a bavardé. S'agissait-il d'espions ? Qui étaient ces hommes ? Tout cela a pris une telle ampleur que Combeaux a décidé le repli. À ce moment-là, il a pris la décision d'effectuer une deuxième dérivation, ailleurs. En ce qui me concerne, à cette époque, j'étais à Clermont-Ferrand. J'avais quitté la zone occupée parce que je suis juif. Keller est venu me voir à Clermont-Ferrand vers le 25 octobre 1942. Il m'a parlé de sa deuxième dérivation. Je l'en ai encore dissuadé. Et cela avec force, d'autant qu'il m'a dit avoir été contacté par les services secrets de l'armée de l'air pour faire une dérivation concurrente. Il y avait donc concurrence entre les services secrets ! Il a, cependant, effectué sa deuxième dérivation et a profité d'un élément favorable. Il s'agis-sait du transfert d'un très gros Q. G. allemand qui s'installait à Saint-Germain-en-Laye.

Il y avait donc un grand nombre de transferts à effectuer de Paris à Saint-Germain-en-Laye, et les mesures qu'il a faites sont passées plus ou moins inaperçues. Je tiens à dire que ces deux dérivations (la première et la deuxième) ont été faites " sous le nez " des Allemands. Ses collaborateurs (qui savaient ce que faisait Keller) étaient dans les deux stations qui encadraient les dérivations. Ils reconnaissaient les circuits un à un avec un Allemand à côté d'eux ! C'était absolument prodigieux ! Au point de vue technique, c'est un exploit sans précédent. Malheureusement, mes prévisions se sont réalisées et, en décembre 1942, Keller a été arrêté.

D'après les papiers que f ai vus à Londres, elle était considérée comme une source nationale. La Source K avait donné des renseignements sur les manœuvres des sous-marins en Atlantique. Par elle, on écoutait les circuits de la Kriegsmarine.

Lucien Simon

Les circonstances ont fait que, à partir du 1 février 1944, je me suis trouvé à Londres, Là, j'ai retrouvé Combeaux au troisième bureau du B. C.R.A., et j'ai vu les papiers qui arrivaient de France. Combeaux m'a confirmé que les renseignements arrivés par la Source K avaient été bien exploités. J'ai eu la stupéfaction de trouver une masse invraisemblable de papiers. Il y avait des piles et des piles de documents impossibles à exploiter. Ces renseignements étaient de valeur disparate. C'est dire à quel point ont bien fonctionné les réseaux de transmissions de renseignements entre la France et le B.C.R.A.

Ferdinand Jourdan

En général, les résistants étaient bavards, trop bavards. Dès la fin 1943, en 1944 encore plus, on était fier d'être résistant. On le disait, on en faisait part chez soi, à table, etc. Beaucoup d'arrestations sont venues de là. L'arrestation de chefs de la Résistance PTT - je précise que je ne parle pas de la Source K - est venue, dans bien des cas, de bavardages inconsidérés. Je crois qu'il faut insister là-dessus. Les Français n'ont jamais été de très bons résistants à cause de cela ! Ils étaient résistants jusqu'au bout, c'est vrai, ils étaient valeureux, mais trop bavards!

Intervenant X

Plus que de " bavardages " c'est, semble-t-il, d'inconscience qu'il importe de parler. Les Français, à mon avis, n'étaient pas spécialement bavards. Si la Gestapo a obtenu des résultats considérables, des arrestations nombreuses de patriotes, ce n'est pas en raison de son action propre, en raison de ses enquêtes, mais en raison des erreurs commises par les Français eux-mêmes. Qu'il y ait eu des bavardages, des vantardises, mais aussi, bien sûr, des délations, c'est une évidence. Ce qui me paraît important, c'est l'inconscience des résistants. Les maquis, par exemple, avaient une intendance : des charcutiers, des bouchers... et ils vivaient " au grand jour " . Ils agissaient " au vu et au su " de toute la population. J'ai visité des maquis et cette inconscience m'a frappé. Parmi les centaines, voire les milliers de personnes qui avaient connaissance de leur existence, j'ai l'impression que les maquisards ne pensaient pas qu'il existait, en infime minorité, des délateurs! Une délation suffisait et cela pouvait avoir des conséquences dramatiques. Je suis persuadé que les disparitions de patriotes, de résistants étaient beaucoup plus causées par cette insonscience que par l'action directe des Allemands qui n'étaient pas si forts que cela. Et si la Gestapo n'avait pas eu de délateurs, les pertes auraient été moins importantes.

Georges Debru

Je ne sais pas si l'on peut dire qu'il y a eu beaucoup de bavardages. Il y a eu certainement des imprudences. Je crois quand même que les gens qui étaient responsables, qui étaient conscients du travail qu'ils devaient accomplir n'allaient pas bavarder avec n'importe qui. En ce qui me concerne, je ne me suis jamais vanté d'être en contact avec Pruvost ou Horvais. À Paris 60, il n'y avait qu'une personne, une seule, qui savait que j'étais en contact avec la Résistance. Je dois dire que cette personne le savait parce qu'un jour j'ai dû m'occuper d'un cas lié à l'utilisation, pour des contacts, de la poste restante. En effet, un breton, ancien des Brigades internationales, réfugié dans la région parisienne, voulait échanger un message avec sa mère. Je lui avais proposé d'utiliser la poste restante, en lui expliquant qu'il ne risquerait rien. Il a donc écrit à sa mère en lui disant de lui répondre à la poste restante de Paris 60. Mon travail consistait à retirer la lettre à Paris 60 et ensuite à la remettre à ce résistant. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu ! En effet, une première lettre est bien parvenue, mais il a dû y avoir une fuite quelque part, sans doute au bureau de départ, (mais je ne l'ai vraiment jamais su) parce que quand j'ai vu l'employé chargé de la poste restante pour retirer la lettre il m'a dit : " Éloignez-vous, regardez dans la salle, il y a deux policiers, ne touchez pas à cette lettre et à ce colis " . La lettre et le colis sont restés dans le bureau du receveur et au bout de la seconde quinzaine d'arrivée, en vertu de la réglementation, ils ont été renvoyés. Donc, pendant près de trois semaines, c'était à la fin de juin 1943, deux policiers, du matin au soir, étaient dans le bureau de poste pour attendre la personne qui allait venir rechercher cette lettre et ce colis !

Simon Cukier

Je voudrais signaler un fait qui m'apparaît symptomatique. Au cours des mes recherches pour une publication à paraître, concernant le sauvetage des enfants juifs, j'ai enregistré le témoignage d'une militante de l'organisation de résistance spécifiquement juive " Solidarité " (M.0.I.). Cette organisation, dont je fus cofondateur en septembre 1940, créa parmi ses secteurs d'activité résistante le Mouvement national contre le racisme (M.N.C.R.), avec la mission de sensibiliser les non juifs sur l'interférence du combat antiraciste et de Libération nationale. Il était indispensable, face au déchaînement du racisme comme arme de guerre dans la panoplie nazie, d'inclure la lutte contre la propagande haineuse dans les buts de la Résistance nationale. Ce fut la tâche des multiples publications du M.N.C.R. comme J'accuse, Fraternité, Droit et Liberté, etc., dans des conditions très difficiles, vu l'héritage raciste existant dans les mentalités à l'époque. Mais il a fallu surtout prendre des mesures pratiques contre les déportations vers les camps de la mort, car, si pour les non juifs la Résistance s'identifiait à la Libération nationale, pour les juifs le combat était à vie et à mort. Le sauvetage des enfants voués à l'extermination fut la tâche principale du M.N.C.R. Mon témoin, Madame Singer, me rapporta le fait suivant :

" Début 1943, j'avais à envoyer des mandats aux nourrices qui hébergeaient des enfants placés par l'organisation. L'hébergement sous cette forme entrait aussi dans le cadre de notre système de sauvetage. À l'époque, la pension mensuelle s'élevait à 400F par mois. Ce n'était pas une somme fabuleuse pour une nourrice, mais ces femmes rendaient d'inappréciables services. Certaines devaient, d'ailleurs, ignorer l'identité véritable de leurs pensionnaires. Sécurité oblige!

" Afin de ne pas exposer les enfants aux aléas de la clandestinité des expéditeurs des pensions, nous avions adopté le système de payer les pensions trimestriellement, terme à échoir.

" Ce jour, donc, je devais adresser trois mandats à trois nourrices à raison de 1.200 F chacun. Or, l'employée de la grande poste, place Daumesnil ; (12e arrondissement), commit une erreur à son désavantage et elle perçut une somme inférieure à 3.600F. J'étais trop fatiguée pour m'en apercevoir. Le lendemain, je fus convoquée à la poste. Le receveur m'appela à son bureau et me dit doucement : " Madame, je ne cherche pas à connaître les raisons de vos mandats. Je peux comprendre. Moi, je dois seulement corriger l'erreur. Le reste ne me regarde pas ". J'ai réglé la différence en remerciant le receveur. Je suis partie soulagée " .

En faisant figurer son adresse personnelle sur les mandats et en ayant expédié trois mandats à la fois à trois adresses différentes, cette militante a commis un acte d'imprudence monumentale! Un tel comportement pouvait entraîner les pires conséquences, si le receveur l'avait dénoncée. Mais il ne l'a fait. À-t-il commis un acte de résistance ? Je réponds positivement. Ce qui me fait dire qu'il serait préjudiciable pour l'histoire d'enfermer l'hostilité l'Occupant et au gouvernement de Vichy dans un cadre trop rigide, surtout dans un cadre organisationnel.

Quand j'ai été arrêté avec mes camarades, nous avons retrouvé à la Santé soixante-treize communistes qui avaient été pris à quelques jours d'intervalle l'un de l'autre. Ils n'ont pas été pris en raison de bavardages, mais par manque de pratique de la clandestinité. En effet, ce n'est pas si simple de devenir un clandestin. Quand, le 14 mai 1941, je me suis retrouvé dans cette situation, je ne savais où aller. J'ai perdu la chaleur du foyer familial. Je suis devenu un hors-la-loi. La police à mes trousses, sous ma Nouvelle identité, la fausse, j'ai loué un petit logement à côté de la porte des Lilas. La concierge m'a dit : " Pour aller à la messe il faut descendre la rue de Belleville ". Je suis juif ! Tous les dimanches, je sortais normalement pour faire croire que j'allais à la messe ! Moi à la messe ! Mais j'étais obligé, j'avais un faux nom !

Après la Libération, j'ai demandé à cette concierge un certificat de domicile.

- À quel nom vous le faut-il ? m'a-t-elle demandé.

- Comment, vous le connaissez mon nom !

- Je savais bien qu'il était faux, m'a-t-elle répliqué malheureusement, c'est pourquoi je vous ai envoyé à la messe.

C'était un acte de résistance ? Bien sûr.

Alexandre Ducatillon

Les débuts de la Résistance PTT n'ont pas commencé avec un grand acte d'héroïsme. Le service de liquidation de la poste militaire se trouvait en juillet 1940 dans les locaux du cloître de Moissac. J'étais adjoint au chef des services de liquidation. La veille du 14 juillet 1940, des collègues sont venus me demander si je pouvais, le lendemain, les mener en formation militaire au monument aux morts de la guerre 1914-1918. J'ai accepté et le lendemain nous nous sommes réunis et je les ai amenés au pas cadencé jusqu'au monument. Nous nous sommes recueillis et avons décidé, quoi qu'il puisse advenir, de lutter pour rendre à la France son indépendance et sa fierté.

Historique de la poste militaire de la France Libre Alexandre Ducatillon

Durant cette période, comme on ne disposait à ma connaissance, d'aucun fonctionnaire ou agent de l'administration postale, il n'avait pas été possible d'organiser un service cohérent de poste militaire. L'expédition, la réception et la distribution du courrier étaient assurées par le service de la censure des Forces Françaises Libres, sous les ordres du lieutenant Ménard, vieil officier de réserve de la guerre 1914-1918, employé dans une banque française de Londres. De ce fait, nous étions entièrement tributaires, tant pour la poste militaire que pour la poste civile, du General Post Office britannique.

Arrivé en Grande-Bretagne le 7 juillet 1941, je subis, comme tous mes camarades, les interrogatoires de la Sécurité militaire britannique. Ceux-ci terminés, je suis à même de signer, le 26 du même mois, mon engagement aux Forces Françaises Libres. Cependant, pour des raisons de sécurité, je décide de changer mon identité et, jusqu'en septembre 1943, je serai connu sous le pseudonyme de Gout. De nombreux documents ou notes de service me concernant me désigneront sous ce nom. Je ne reprendrai ma véritable identité qu'en septembre 1943, avant mon départ pour Alger. Le récit qui va suivre ne concernera donc que la période allant de juillet 1941 à septembre 1943, date de mon arrivée à Alger.

MES ENTREVUES AVEC LE GÉNÉRAL DE GAULLE CRÉATION DE LA DIRECTION DE LA POSTE MILITAIRE

Le 31 juillet, le colonel Dassonville, chef de l'état-major particulier du général de Gaulle, me fait appeler et m'informe que le " Grand Charles comme nous l'appelions familièrement, désirait me voir au plus tôt, avec si possible en main un projet succinct d'organisation de la poste militaire. Ce travail étant déjà terminé, le colonel Dassonville en informe l'officier d'ordonnance du général et quelques minutes plus tard nous nous retrouvons dans son bureau. Après un garde-à-vous aussi impeccable que possible et les présentations d'usage, une franche poignée de main et un " heureux de vous voir et de vous accueillir parmi nous très impressionné et intimidé, je lui présente mon avant-projet. Il le lit attentivement et l'approuve. Il insiste sur la nécessité d'accélérer l'acheminement du courrier vers l'Afrique et le Moyen-Orient. " Mettez-vous au travail sans plus tarder. Parlez-vous l'anglais ? " , me demande-t-il. " Très peu et très mal " , telle fut ma réponse. Il m'informe alors, ce que je savais déjà, que des cours avaient été organisés à l'intention des officiers arrivant et devant momentanément rester en Grande-Bretagne. " Fréquentez-les le plus assidûment possible " , me conseille-t-il. L'entrevue était terminée.

Il me restait maintenant à concrétiser le projet déjà commencé. Mon premier travail fut de demander des introductions auprès de l'administration postale anglaise et de son service de poste militaire. Je fis de même auprès des Canadiens qui avaient un B.P.M. à Londres. Je reçus partout un très bon accueil et la promesse de me donner, quand je le leur demanderai, toute l'aide possible, promesse qui fut ultérieurement tenue.

Un projet plus étoffé étant maintenant établi, je le fais soumettre au général de Gaulle qui l'accepte.

En conclusion et par note de service en date du 4 octobre 1941, le service de la poste militaire des Forces Françaises Libres est créé et, comme il se doit, rattaché au commissariat national à la Guerre. Par note du général Martial Vallin, commissaire national à l'Air, j'assumerai simultanément les directions de la poste militaire de ces deux commissariats.

C'est alors que se place ma seconde entrevue avec le chef de la France Libre. Il avait lu mon projet et l'approuvait. I1 en profite pour me demander si je faisais quelques progrès dans la langue anglaise. Je dois lui confesser que le temps dont je dispose ne me permet pas beaucoup de travailler mon anglais. Il semble un peu déçu, mais finalement comprend qu'il m'est difficile pour le moment de faire plus. Je lui promets, sans grande conviction, de faire un effort. " Donnez-lui donc une secrétaire bilingue, cela lui facilitera le travail " , dit-il au colonel Dassonville qui assistait à l'entretien. En fait, elle fut pour moi un excellent professeur d'anglais et dès lors mes progrès furent très rapides.

Mon travail passe alors dans une phase constructive, mais aussi je réalise mieux chaque jour les difficultés auxquelles je vais nécessairement me heurter.

LOCAUX ET MATÉRIEL

Du fait du rattachement de mon service au commissariat national à la Guerre, je quittai le 4 Carlton Gardens, siège central de la France
Libre, et rejoignis avec armes et bagages Dolphin Square, sur les bords de la Tamise, où se trouvaient les locaux du commissariat à la Guerre.
À ma demande, le général Petit, commissaire national à la Guerre par intérim, m'affecte trois pièces au rez-de-chaussée où je peux installer le B.P.M. 7 en formation et un service de vaguemestre. Au premier étage, je dispose, pour les services de la direction, de deux pièces assez spacieuses. L'intendance nous fournit le matériel de bureau et nos amis anglais des casiers de tri et des timbres à date.

PERSONNEL

Le personnel dont je disposais comprenait, pour le B.P.M. 7, un adjudant de l'armée active, rescapé de Dunkerque, que, faute de mieux, je nommai chef du B.P.M. 7 en formation. L'adjudant Erlin se montrera digne de la confiance que je lui fais et demeurera avec nous jusqu'à notre départ en Afrique du Nord, en septembre 1943. Là, nommé aspirant, il rejoindra une unité combattante.

Le sergent Pédro, réserviste, jouit, en sa qualité de natif de l'île de Guernesey, de la double nationalité anglaise et française et nous vient comme volontaire de l'armée britannique. Sa connaissance de la langue anglaise nous sera très utile.

Le soldat Chapel qui, lui, revient de Narvik, fait preuve de beaucoup de bonne volonté ; il est d'une nature souriante et d'un caractère toujours égal.

Le sergent Guiraut, que je récupère à sa sortie d'un hôpital anglais où il a été amputé du bras gauche, devient un excellent vaguemestre. Il est actuellement employé au consulat général de France à Londres.

À ces quatre militaires, il me faut ajouter deux autres rescapés de Dunkerque, Mlles Marinette Coppin et Germaine Rohaut. Employées du téléphone avant la guerre de 1939, à la mobilisation, elles avaient été volontaires pour servir, dans leur spécialité, dans l'armée. Titulaires de la médaille militaire et de la croix de guerre avec palme, elles avaient été parmi les toutes premières à rejoindre la France Libre en juin 1940.

Au personnel composant le B.P.M. 7 était venue s'ajouter, avec l'avis favorable du général de Gaulle, Mme Germaine Munro, secrétaire bilingue, évadée de France, et qui travailla avec moi à la direction.

Ralliement d'agents de l'administration à la France Libre

C'est pendant la période allant de juillet à octobre 1941 que sont arrivés à Londres trois agents des services techniques. Le premier, M. Alaphilippe, venait d'Indochine. En sa qualité de technicien des services téléphoniques, je le fais nommer sous-lieutenant au titre de la télégraphie militaire. Il s'occupera du réseau téléphonique intérieur des différents services de la France Libre. Les deux autres, agents des lignes, bretons d'origine, seront envoyés à Brazzaville et mis à la disposition du directeur des PTT qui en a grand besoin. Ces deux derniers, dont j'ai oublié les noms, s'étaient évadés de France par mer, en partant des côtes bretonnes sur un petit bateau à rames, et étaient parvenus on ne sait comment ni par quel miracle à Falmouth.

LES LIAISONS POSTALES AVEC LE MONDE AU DÉPART DE GRANDE-BRETAGNE

À ma prise de service, l'acheminement du courrier se faisait par l'intermédiaire du General Post Office. Le courrier expédié par les militaires français était centralisé à Londres et remis à notre service de censure qui, après contrôle, le remettait à la censure britannique, d'où une perte de temps considérable. Comme tout ce qui se passait à cette époque, la seule solution possible aux problèmes avec lesquels nous étions confrontés était l'improvisation. Ce qui suit en est la démonstration.

Acheminement du courrier vers la France

Il n'est pas nécessaire de démontrer l'importance de cette liaison, du point de vue moral, pour les familles de nos évadés, engagés volontaires aux Forces Françaises Libres, lorsqu'elles recevaient, très discrètement, des nouvelles de l'être cher. Ne pouvant, et pour cause, utiliser une méthode d'acheminement normal du courrier, nous eûmes recours à des moyens aussi peu orthodoxes les uns que les autres. Ils furent tous imaginés et utilisés avec un certain succès.

- Facteurs parachutistes

C'est, avec le recul du temps, l'appellation qui me semble, postalement parlant, la plus exacte pour qualifier ces héros de la France Libre. Ils étaient des agents secrets se rendant en mission en France. Avant leur départ et en accord avec le bureau central de renseignements et d'action militaire du colonel Passy (Dewavrin), ils mémorisaient une ou deux adresses de Français ayant rejoint les Forces Françaises Libres et désirant en aviser leurs familles. Dès leur arrivée sur le sol français, ils faisaient parvenir un petit mot, très anodin, aux parents ou amis de ces soldats. Il est parfois arrivé qu'à leur retour ils ramènent la ou les réponses à ces messages. Beaucoup de ces agents ne sont jamais revenus et sont morts au champ d'honneur.

- British Broadcasting Corporation

Les messages de la B.B.C. passaient sur les ondes à heure régulière, en fin d'après-midi, vers 18 h 30. Codés, ils ne pouvaient être reçus par les destinataires que si ceux-ci en connaissaient le texte et se trouvaient à l'écoute au moment opportun. Ces textes pouvaient être : " Lapin agile est arrivé à bon port " ou encore " Les ailes du canard ont repoussé " , etc. Ces messages devaient obligatoirement transiter par le canal du B.C.R.A.M., cité plus haut, seul qualifié pour les remettre à la B.B.C.

Boîte postale du Portugal

Un autre mode de communication, qui eut un certain succès, fut ce que nous appelions la boîte postale du Portugal. Son fonctionnement était relativement simple. Nous disposions au B.P.M. 7 de cartes timbrées de la Croix-Rouge portugaise. Les militaires ou civils des Forces Françaises Libres désirant les utiliser pouvaient nous les acheter. Ils devaient être très prudents dans la rédaction de leur texte, utiliser un nom d'emprunt, et donner comme adresse la boîte postale n° 290 à Lisbonne. Nous prenions note de chaque envoi de manière à retrouver l'expéditeur s'il y avait une réponse. Ce service a fonctionné jusqu'en septembre 1943 sans incident notable

- Une anecdote amusante

Cette histoire peut être considérée comme étant la suite et la fin de l'histoire postale de l'expédition de Norvège. Ni M. Yerle, ni M. Ancher ne la connurent et pour cause.

En août 1941, la censure anglaise, ayant appris l'existence d'un service de poste militaire de la France Libre, me fait parvenir par livraison spéciale dix sacs dont sept étaient bourrés de lettres destinées à l'origine au corps expéditionnaire de Norvège et que le commandant Yerle ou M. Ancher n'avaient pu récupérer en quittant les Iles Britanniques. L'idée me vint de les utiliser à des fins de propagande en faveur de la France Libre. Sachant par expérience (j'avais travaillé au service de liquidation de la poste militaire à Moissac sous les ordres du commandant Cornu) que la censure de Vichy ne s'exercerait pas sur le courrier destiné à la zone non occupée, j'en fis effectuer un tri séparant les deux zones. Les lettres destinées à la zone non occupée furent ouvertes et nous insérâmes dans chacune d'elle la déclaration du général de Gaulle du 18 juin 1940. Elles furent ensuite refermées avec des bandes de la censure anglaise. Le tout fut de nouveau ensaché et j'obtins de nos amis anglais que les sacs soient expédiés à Lisbonne sous double collier : " Recette principale, Lisbonne " et, en dessous, " Service de liquidation de la poste militaire, Moissac " . J'avais joint à cet envoi une lettre personnelle destinée à l'inspecteur général Girodet, le remerciant à l'avance de l'aide qu'il nous apporterait en la matière et l'assurant de mon meilleur souvenir! L'opération semble avoir été couronnée de succès et quelques semaines plus tard nous en eûmes des échos par la radio de Vichy.

Courrier destiné aux personnels stationnés en Grande-Bretagne

En principe, ce courrier affranchi en figurines postales anglaises, mais oblitéré avec le timbre à date du B.P.M. 7, était acheminé par le canal du General Post Office. Toutefois, certaines formations avec qui nous avions des contacts fréquents le recevaient en franchise par nos soins et tout particulièrement le camp d'entraînement de Camberley dans le Surrey, où se trouvaient réunis les unités d'infanterie en formation, l'école des cadets, l'école des transmissions, des éléments du train, ainsi que tous les services annexes pouvant s'y rattacher. De mémoire, je peux encore citer un groupe de commandos en Écosse, de parachutistes à Saint-Merryn en Cornouailles. Les aviateurs pour qui nous travaillions également étant repartis dans une multitude de camps, nous remettions leur courrier au commissariat à l'Air qui se chargeait de sa répartition. Certaines unités, très peu nombreuses, recevaient leur courrier par l'intermédiaire du très secret B.C.R.A.M. du colonel Passy. Nous avons toujours ignoré leurs emplacements géographiques.

Courrier à destination de la Russie

Dans le courant de 1942, à la demande du général Petit, devenu chef de la mission F.F.L. à Moscou, j'ai eu à m'occuper de l'acheminement de notre courrier vers ce pays. À cette époque en effet, outre la mission militaire Française Libre, se trouvait sur le front russe le groupe d'aviation Normandie-Niemen, et le courrier d'Angleterre ne leur parvenait que très difficilement et irrégulièrement. Nous avions deux possibilités d'acheminement : par voie de mer, lorsque celle-ci était libre des glaces de l'hiver (environ trois à quatre mois par an), ou par avion militaire.

Eliminant la première solution, trop lente et trop aléatoire, j'examinai la seconde. Là encore le problème s'avéra difficile sinon impossible à résoudre, la R.A.F. ne désirant en aucun cas m'indiquer où, quand et comment partaient leurs avions à destination de la Russie. Il me fallait trouver un autre moyen. Ayant parlé de mes difficultés pour résoudre cette question au commandant Coulé, aide de camp du général de Gaulle, il en prit note et très rapidement me téléphona pour me dire que l'un de ses amis, haut fonctionnaire au Foreign Office, pouvait, si nous le désirions, inclure notre courrier dans la valise diplomatique anglaise à destination de l'ambassade britannique à Moscou. Cette valise partant tous les quinze jours, il n'y avait rien d'autre à faire. Jamais un courrier n'aura été aussi bien protégé des indiscrétions que celui-là. L'ambassade anglaise à Moscou le remettait directement au général Petit.

Courrier à destination de l'Afrique

Le courrier à destination de l'Afrique équatoriale française, du Cameroun, du Tchad, etc., n'étant pas très volumineux, était remis à l'état-major particulier du général de Gaulle qui le faisait parvenir par l'une des nombreuses liaisons qu'il avait avec ces colonies. Une unité de chars en formation qui se trouvait à Kano au Nigéria recevait le sien par l'intermédiaire du B.P.M. anglais de Lagos.

Courrier à destination du Canada

Nous n'avions que quelques aviateurs qui avaient été envoyés au Canada pour y subir un entraînement sur bombardiers lourds. Ils étaient affectés dans des unités canadiennes. Là, nous n'avons eu aucune difficulté, leur courrier étant acheminé par l'intermédiaire de la poste militaire canadienne qui possédait un B.P.M. à Londres.

Courrier à destination du Levant

Le ralliement des États du Levant à la France Libre ne s'étant effectué qu'en juillet 1941 et n'ayant moi-même rejoint Londres qu'aux environs de cette date, je ne possédais que peu de renseignements sur la situation de la poste militaire française au Moyen-Orient.

De l'avis du général Legentilhomme, nouveau commissaire à la Guerre qui venait de participer à la libération de la Syrie et du Liban, le service, pourtant très important, de la poste militaire qui y était implanté avait été complètement désorganisé du fait que la quasi-totalité des responsables, y compris le directeur, avaient choisi de cesser le combat pour rentrer en France. Seuls MM Méjean, Lévy et Canazzi avaient, le 15 juillet 1941, à la signature de la convention de Saint-Jean d'Acre, rejoint les Forces Françaises Libres. M. Méjean avait alors été nommé directeur de la poste militaire au Levant par le haut commissaire, commandant en chef au Moyen-Orient, le général Catroux.

À cette époque, les moyens de communication avec le Moyen-Orient étant très précaires et très irréguliers du fait de la fermeture du détroit de Gibraltar, j'avais jugé préférable de remettre le courrier aux bons soins de l'Army Post Office britannique qui assurait un service avion passant par Lagos et l'Afrique centrale. Il arrivait parfois que des officiers affectés ou se rendant en mission au Levant acceptent de convoyer les quelques lettres que nous gardions en instance au B.P.M. 7.

- Les microlettres

Au début de 1941, la Société Kodak de Harrow on the Hill, au nord de Londres, propose à l'Army Post Office, qui l'accepte, un système dit de microlettres permettant d'alléger considérablement le poids du courrier. Il s'agissait d'une formule de 15 sur 25 centimètres environ, utilisable au recto seulement et comportant en haut de la feuille un emplacement réservé aux nom et adresse du destinataire et en dessous celui réservé au texte. Après être passées à la censure, ces formules étaient photographiées sur des microfilms, d'où leur nom. Six mille de ces formules pesaient environ un kilo, c'est dire l'avantage considérable que cette méthode représentait au moment où les transports étaient si difficiles. Naturellement, à leur arrivée au Caire les microfilms étaient agrandis et dirigés vers leurs destinataires. Ce système existait dans les deux sens. Dès son apparition, l'Army Post Office nous proposa immédiatement de nous en faire bénéficier, ce que j'acceptai avec empressement. Cette méthode continua à être utilisée jusqu'au jour où le détroit de Gibraltar fut rendu à la circulation des navires alliés. En novembre 1947, l'inspecteur général Colle m'avait demandé de faire une conférence sur ce sujet aux élèves de l'École supérieure. Mon départ de l'administration m'en a empêché.

Je serai amené à vous parler plus longuement de la poste militaire au Moyen-Orient dans la suite de ce récit, lorsque je vous entretiendrai de la mission d'inspection que j'y ai effectuée.

Courrier à destination de l'Extrême-Orient et des établissements français du Pacifique

Tout l'acheminement du courrier vers l'Extrême-Orient et les établissements français du Pacifique se faisait par le canal des forces navale françaises libres qui possédaient un embryon de bureau naval à Londres, géré par des marins qui n'ont jamais, par esprit de corps je crois, voulu avoir de relations avec nous!

MES ACTIVITÉS EXTRA-PROFESSIONNELLES

Les possibilités de chacun d'entre nous étaient mises à contribution et exploitées au maximum. Ce fut mon cas et je puis écrire sans fausse modestie que j'espère avoir rendu quelques utiles services à la cause que nous défendions tous, celle de la France.

British Broadcasting Corporation

La très importante section française de la B.B.C. m'avait demandé dès mon arrivée, en juillet 1941, de leur fournir un " broadcast " d'environ cinq minutes pour l'une de leurs émissions à destination de la France. Mr. William Pickles, directeur de la section française.

intéressé par mon travail, me demanda fréquemment par la suite de continuer cette collaboration. Ces " broadcasts " étaient enregistrés sur disques et transmis le moment voulu. Cet enregistrement permettait à la censure d'exercer son contrôle et il nous arrivait fréquemment de ne plus reconnaître nos textes à l'écoute de l'émission. Emportés par notre verve, nous allions un peu trop loin aux yeux, ou pour mieux dire, aux oreilles de nos amis ; d'où ces coupures. Seuls le général de Gaulle et M. Maurice Schumann étaient autorisés à intervenir directement. Beaucoup de sujets que j'abordais s'adressaient à nos collègues des PTT. J'utilisais comme signature le pseudonyme de Gout. Je me souviens d'une conversation que j'ai eue, en 1947, avec mon ami Debeaumarché, ancien chef de la Résistance PTT. Il avait écouté une de ces interventions en 1941, et s'était demandé qui pouvait bien en être l'auteur. Cette activité me valut de la part de la B.B.C., lors de ma mission au Moyen-Orient, une lettre d'introduction auprès de ses services du Caire, qui me permit, à mon retour de mission à Bir-Hakeim, de donner par la liaison radio-téléphone Le Caire-Londres un compte rendu sur la situation et les activités de nos troupes sur ce théâtre d'opérations, et surtout d'insister sur leur moral. Cet enregistrement fut retransmis immédiatement dans l'émission qui nous était réservée et je suppose qu'elle a dû obtenir un certain succès.

Commission de réforme de l'Etat

Le général de Gaulle, dès le début de 1941, avait prévu qu'il faudrait modifier profondément la constitution. Il avait donc institué une commission à cet effet. Elle devait, selon lui, comprendre des représentants qualifiés de toutes les couches sociales de la société française. Le professeur René Cassin fut chargé de la présider. Il me désigna, avec M. André Philip, commissaire national à l'Intérieur, professeur de droit, comme représentant de l'administration. Cependant, trop occupé par mon service de la poste militaire, je ne pris ces fonctions qu'à mon retour du Moyen-Orient.

Commission centrale d'avancement des fonctionnaires de la France Libre

Cette commission fut créée sur proposition du professeur René Cassin et comprenait des représentants de toutes les administrations, chacune d'elle ayant un ou deux commissaires rapporteurs. Elle avait à s'occuper principalement des personnels coloniaux ou métropolitains détachés dans ce que l'on appelait encore à l'époque nos colonies. Selon la tradition, des représentants syndicaux y siégeaient également. Personnellement, j'avais été désigné pour y représenter l'administration postale. Le président de la commission devait être une haute personnalité et pouvait être changé à chaque réunion. La commission se réunissait une fois tous les trois mois.

La première réunion eut lieu en octobre 1941 et fut présidée par l'amiral Thierry d'Argenlieu, de passage à Londres, et qui, au cours de ses activités dans le Pacifique et l'Océanie, avait eu de nombreux contacts avec les administrations de Nouméa et des établissements français du Pacifique. Les dossiers concernant notre administration m'avaient été remis quelques jours au préalable. Au nombre d'environ 150, en comptant ceux de nos collègues d'Afrique, ils me posèrent de nombreux problèmes. Pour être certain de ne pas commettre d'erreur, j'acceptai toutes les propositions en bloc. C'est alors que je me heurtai au président de la commission qui, lui, ne voulait leur donner aucune promotion ni augmentation de traitement, prétextant leur attitude politique ou syndicale. Ne pouvant obtenir satisfaction, je me retirai et rendis compte au professeur Cassin. Son intervention auprès de l'amiral remit les choses au point et j'obtins gain de cause.

MA MISSION AU MOYEN-ORIENT ET EN TRIPOLITAINE

Nous ne connaissions à Londres, en octobre 1941, que peu de chose sur l'organisation et la situation de la poste militaire au Moyen-Orient, et n'avions, postalement parlant, aucune liaison avec elle. Le général Legentilhomme, commissaire national à la Guerre, en accord avec le général de Gaulle avec qui il s'était entretenu de la question, me dit qu'il serait désirable, la direction de la poste militaire et le B.P.M. 7 fonctionnant maintenant normalement, que je me rende à Beyrouth, afin de me rendre compte sur place de la situation du service, et propose éventuellement, si nécessaire, les améliorations que je jugerai possibles et utiles. Muté pour la durée de ma mission à l'état-major particulier du général de Gaulle, je serai remplacé pendant l'exécution de celle-ci par le capitaine Petitpierre, officier de réserve, et, en temps de paix, directeur de l'agence de la Banque de l'Indochine à Londres.

Je prépare immédiatement ma mission en collaboration avec le cabinet du commissaire à la Guerre (capitaine Camus). Dans l'impossibilité d'obtenir un moyen de transport par avion militaire, il est décidé que je partirai par voie de mer, ce qui va considérablement allonger la durée de ma mission. En effet, le détroit de Gibraltar étant encore fermé aux navires marchands, je me vois dans l'obligation d'emprunter la route du Cap. Immédiatement, un autre problème se pose, celui de ma sécurité en cas de capture en mer par la marine de guerre allemande. En effet, des Français Libres avaient été, quelque temps auparavant, faits prisonniers par l'ennemi, ramenés en France et fusillés avec l'étiquette de francs-tireurs. Étant le seul Français Libre empruntant ce convoi, le commandant Coulé, dont j'ai déjà signalé les relations avec le Foreign Office, obtient de celui-ci de me donner un passeport diplomatique britannique. Il leur signale, ce qu'ils savaient déjà, que j'utilisais le pseudonyme de Gout. Ce document, établi sur parchemin (ou quelque chose de similaire), devant mentionner mon nom de famille, j'y figurais sous le nom de Gout et mon père sous celui de Ducatillon. Le résultat fut qu'à chaque fois que j'eus à le montrer, les policiers qui l'examinaient me regardaient d'une drôle de façon, se demandant à qui ils avaient à faire, et me le rendaient avec un sourire qui en disait long !

Fin novembre, j'embarque à Liverpool sur un bateau faisant partie d'un convoi se rendant au Moyen-Orient via le Cap, où je devais le quitter. Ce voyage fut pour moi mémorable et vaut la peine d'être conté.

Partis de Liverpool, nous nous retrouvons quelques jours plus tard sur les côtes du Groenland d'où nous mettons cap au Sud pour passer assez près des îles Saint-Pierre-et-Miquelon pour en apercevoir le littoral à travers la brume. De là, toujours zigzagant, nous nous dirigeons vers les Açores où, au lieu de trouver la couverture de protection de l'aviation anglaise basée à Gibraltar, nous tombons sur un nid de U-Boats. Dans la nuit du 18 au 19 décembre, le bateau sur lequel je me trouvais est torpillé et coulé. De nombreux passagers sont tués ou noyés. J'ai la chance d'être repêché avec une petite valise contenant mes papiers et documents, Je m'en tire à bon compte. Nous continuons notre route vers le sud avec une tranquillité relative et, passée la latitude de Casablanca, tout danger est écarté, les U-Boats, faute de pouvoir se ravitailler, ne descendant pas plus au sud. Notre première escale est Freetown en Sierra Leone. J'y rencontre le commandant Marc Allégret (le cinéaste), chef de la mission de la France Libre, j'apprends que son travail consiste à prendre contact avec la Résistance, qui commence à se faire jour au Sénégal. Le problème du courrier ne se pose pas pour lui, celui-ci lui parvenant par l'intermédiaire de nos amis anglais. J'en profite pour compléter ma garde-robe en me faisant donner par l'intendance britannique une tenue de soldat et un peu de linge de corps.

Nous sommes maintenant, je crois me souvenir, aux environs du 20 décembre et le convoi repart plein sud. Nous nous trouvons sur un bateau hollandais et pour le réveillon de Noël 1941, le capitaine nous offre les quelques bouteilles de vin qui lui restaient à bord. Nous buvons à la Hollande, à sa reine et à la France. Début janvier 1942, nous arrivons au Cap où, ainsi qu'il avait été prévu dans mon ordre de mission je débarque.

Je prends immédiatement contact avec le colonel Mallet, représentant de la France Libre en Afrique du Sud. Agé, souffrant et sans personnel, il me demande de me rendre à East London en ses lieu et place pour y étudier la situation des quelque deux cents Français que le gouvernement du maréchal Smut y avait fait interner. Ayant demandé à Londres, par télégramme, de différer mon départ au Moyen-Orient de quelques jours, ce qui m'est accordé, je me rends sur place pour examiner la situation. J'apprends que nos compatriotes internés étaient parmi les passagers du dernier bateau en provenance d'Indochine (le Pasteur, je crois) qui avait été arraisonné au large de Diego Suarez par la Royal Navy et amené à East London. Le gouvernement du maréchal Smut entretenant encore à cette date des relations diplomatiques avec celui de Vichy n'avait rien trouvé de mieux que de laisser en liberté ceux qui voulaient rentrer en métropole et d'interner les gaullistes, considérés par lui comme indésirables ! La solution pour les faire remettre en liberté était de leur faire signer un engagement aux Forces Françaises Libres, ce qu'ils firent sans difficulté. J'en retrouvais quelques-uns à Londres à mon retour de mission. Je rendis compte au colonel Mallet et repartis immédiatement vers Durban. J'y demeurai quelques jours attendant une place sur un hydravion qui devait m'amener au Caire. Entre temps, je fis la connaissance de quelques membres de la colonie française assez fournie dans cette ville. Beaucoup de nos compatriotes y résidant étaient des lainiers de Melbourne ou Sydney qui, craignant l'invasion de l'Australie par le Japon, s'y étaient repliés, Durban étant avant la débâcle le port de transit pour leurs activités commerciales. Je profitai de l'occasion qui m'était offerte pour y créer un comité de soutien au général de Gaulle. Après quelques jours d'attente, j'obtins une place sur un hydravion assurant une fois par semaine la liaison Durban-Le Caire. Le voyage dura trois jours, avec escales à Lourenço-Marques, Lindi, Dar es Salaam et Port Bel sur le lac Victoria. Après un séjour de vingt-quatre heures à Kampala, nous descendons la vallée du Nil jusqu'au Caire où nous arrivons, je crois, le 20 janvier 1942.

Après avoir pris contact avec le baron de Benoit, directeur de la Société d'exploitation du canal de Suez et représentant du général de Gaulle en Égypte, je me rendis par avion à Beyrouth où je fus accueilli par M. Méjean qui se mit à ma disposition pour la durée de ma mission. Après m'être présenté dès le lendemain de mon arrivée au général Catroux, haut commissaire, commandant en chef au Levant, pour lui expliquer le but de ma mission, M. Méjean et moi-même faisons un tour d'horizon approfondi de la situation de la poste militaire dans ce secteur. Pour ne pas l'importuner dans son travail, je lui demande de bien vouloir m'adjoindre le lieutenant Lévy pour la durée de ma mission. Celui-ci étant disponible, il me l'accorde volontiers. Postier militaire au Levant depuis quelque temps déjà, il me sera d'une grande utilité.

Un premier point à noter : M. Méjean n'a pas le personnel nécessaire pour assurer un service normal, malgré l'affirmation de M. Ferrier que je relève à la page 168 de son livre. À mon arrivée au Moyen-Orient, à ma connaissance, un seul postier F.F.L. avait rejoint Beyrouth : M. Canazzi, venant de Fort-Archambaut, et qui avait le grade de sous-lieutenant. Il est possible que M. Méjean ait reçu par la suite des renforts de collègues F.F.L., mais je suis très étonné de n'en avoir pas eu connaissance, étant à Londres tenu au courant de toutes les arrivées d'agents de l'administration postale.

Je décide d'effectuer une rapide tournée d'inspection, de visiter quelques B.P.M. et de me rendre compte sur place si des améliorations au service étaient possibles. Les B.P.M. de Damas et Homs fonctionnent normalement, compte tenu qu'il y a très peu de troupes françaises stationnées dans ce secteur. À Alep, les petites unités se trouvant sur ou près de la frontière turque et maintenant desservies par ce B.P.M. se plaignent des difficultés qu'elles ont à recevoir et expédier leur courrier. M. Lévy et moi-même nous rendons rapidement sur place et visitons les postes d'étapes de Hassetche, Kamechlie et Dérik. À notre retour, en plein accord avec le commandant de la place d'Alep, j'obtiens qu'une liaison soit assurée chaque semaine par voiture avec chacun de ces postes. Jusqu'au moment de cette décision, à moins de nécessité absolue, les liaisons de service se faisaient seulement par radio, et naturellement le courrier restait en panne à Alep. À mon retour à Beyrouth, un mot du chef du B.P.M. d'Alep m'informe que de grands progrès ont été ainsi réalisés et qu'il est satisfait des résultats de ma démarche.

Quittant Alep pour nous rendre à Lattaquié, chemin faisant nous rencontrons, à Idlip, un campement de Tcherkes ainsi que le commandant de cette unité, le colonel Collet. Ce groupement reçoit son courrier par l'intermédiaire du B.P.M. de Lattaquié, mais toujours avec un certain retard. Je propose de le faire centraliser au B.P.M. de Beyrouth où il pourra être pris chaque jour par la liaison journalière que le groupement a avec l'état-major. Ce problème ayant trouvé une solution, nous nous rendons à Lattaquié où nous ne trouvons rien d'important à signaler.

Nous rentrons à Beyrouth à la mi-mars. Je décide de m'installer au Sérail où, à ma demande, deux pièces vides me sont affectées. C'est ici que se place une anecdote amusante qui vaut la peine d'être contée. L'intendance étant dans l'impossibilité de me fournir le mobilier nécessaire pour meubler ces deux pièces, je décide de m'adresser au secrétariat du haut commissaire. Ne connaissant pas très bien les lieux, je me trompe de porte et me trouve en présence d'un officier anglais. Je me présente néanmoins et fait connaissance du prince Ali Khan, officier de liaison de l'armée britannique auprès du général Catroux. Parlant de choses et autres, je lui expose le but de ma visite. Il me dit douter du succès de ma démarche. Au cours de notre conversation, il me fait une suggestion : " Rendez-vous, me dit-il, avec un camion au consulat général d'Allemagne, brisez les scellés que le consul de Suisse, représentant les intérêts allemands au Liban, y a fait apposer et servez-vous. S'il y a des protestations, je demanderai aux autorités anglaises de vous couvrir. L'idée me sembla bonne et, le jour même, je la mis à exécution en ayant préalablement avisé le capitaine Blanchet, chef du secrétariat du général Catroux qui, après quelques réticences bien compréhensibles, me donna son accord. Je me servis largement, puis je fis venir un représentant du consulat de Suisse. Après quelques minutes de discussion avec ce personnage, très imbu de sa mission de diplomate, je lui remis un reçu représentant, selon moi, la valeur du mobilier dont je m'étais emparé, soit cinquante livres libanaises. Ayant été tenu au courant (par le prince Ali Khan, je crois) du succès de mon expédition, l'état-major donna ordre d'achever le déménagement et d'en donner acte au consul, de Suisse. Ce qui fut fait le jour même. Nous avons appris le lendemain que l'Intelligence Service était furieux, ayant lui-même projeté de s'installer dans les locaux !

Durant mon périple à travers la Syrie et le Liban, était arrivée à Beyrouth une surveillante des services téléphoniques de l'armée, Mlle Delhaye qui était, de même que Mlles Coppin et Rohaut du B.P.M.7de Londres, une rescapée de Dunkerque qui avait été envoyée en renfort à Bangui. Sa santé s'étant détériorée du fait du climat tropical, elle avait été évacuée sur Beyrouth. À ma demande, M. Méjean la prit dans ses services pour le travail de bureau. Je la retrouvai, en 1947, au ministère des PTT, s'occupant des problèmes sociaux des personnels des centraux téléphoniques. Juste récompense pour une courageuse patriote.

Émission de figurines postales

Fin mars 1942, en accord avec M. Méjean et la direction des postes civiles du Levant, j'avais suggéré au haut commissaire, commandant en chef, d'effectuer une émission de figurines postales destinées à remplacer celles que nous fournissait l'administration locale. Cette proposition fut retenue et se concrétisa par un arrêté n° 188/FL, daté du 28 mars 1942, autorisant cette émission. Le général Catroux suggéra qu'elle comprenne deux vignettes différentes, l'une symbolisant l'armée de terre pour les petites valeurs et l'autre l'armée de l'air pour les valeurs plus importantes. M. Lévy se trouvant occupé avec M. Méjean fut remplacé auprès de moi par M. Canazzi, postier colonial en provenance du Tchad. Il était, si ma mémoire est bonne, receveur à Fort-Archambaut.

Il me fallait maintenant trouver un artiste pour préparer les maquettes. M. Canazzi, qui connaissait bien Beyrouth, se chargea de l'opération et trouva M. Sorriano qui se mit immédiatement au travail. Le 3 avril, je fus à même de présenter les maquettes au général Catroux qui les approuva. Entre temps, nous avions pris contact avec le directeur de l'imprimerie des jésuites qui accepta de faire le travail. Le 20 avril, après avoir vérifié la qualité de l'émission, nous remettions la totalité des figurines à M. Méjean.

Une anecdote amusante au sujet de ces timbres me revient à la mémoire. Le consul de Turquie au Liban ayant appris rapidement la sortie de cette série de timbres se présenta chez M. Méjean et en acheta une assez grosse quantité. Nous apprîmes quelques semaines plus tard qu'ils étaient en vente en France! Par la suite, M. Méjean dut faire procéder à d'autres tirages et fit effectuer de nombreuses surcharges. Le médaillon qui se trouve à la page 193 du livre de M. Ferrier a en fait été imprimé à Beyrouth et se trouvait sur la page de couverture d'une pochette destinée aux collectionneurs et servant à insérer les deux timbres originaux de cette émission. Je conservai par devers moi cinquante de ces pochettes d'une très belle présentation. Elles étaient destinées aux différentes personnalités de la France Libre. L'une d'elles fut remise au général de Gaulle.

LA STATION DE CABLES SOUS-MARINS BEYROUTH-TUNIS

Du fait de la situation particulière en mer Méditerranée en 1942, le câble sous-marin Beyrouth-Tunis n'était plus utilisé. Une partie du personnel (cinq agents) était cependant restée en poste à Beyrouth après la signature de la convention de Saint-Jean d'Acre, en juillet 1941. Vers la fin du mois de mars 1942, je fus appelé, en ma qualité de représentant de l'administration centrale de Londres, à donner mon avis sur une demande faite par le service des transmissions de l'armée britannique. Pour des raisons qu'à l'époque nous ne comprenions pas très bien, nos alliés voulaient relever et tirer le câble Beyrouth-Tunis au large des côtes tunisiennes pour le relier à Malte. N'étant pas technicien en la matière et considérant que le problème relevait plus de l'administration civile que de l'autorité militaire, je me récusai d'abord, prétextant que ma mission ne prévoyait pas ce genre d'activité. À la suite d'un échange de télégrammes entre Beyrouth et Londres, je fus chargé, sous l'autorité du général Catroux, de trouver une solution à ce problème en tentant de démontrer à nos amis anglais qu'ils ne pourraient tirer aucun profit évident de l'utilisation de ce câble, et aussi que l'opération s'avérait très dangereuse à réaliser. Ce que je fis sans aucun succès. Il nous restait à utiliser la ruse.

Devant l'entêtement des Anglais et pour parer au plus pressé, je demandai à ce que les cinq techniciens restant soient immédiatement placés dans la situation de requis civils et mutés à Brazzaville. Ce qui fut fait avec, il faut le dire, quelques grincements de dents de la part de nos collègues. Un câble du gouverneur général Félix Eboué nous avait d'ailleurs informés qu'ils seraient les bienvenus en Afrique équatoriale où les spécialistes faisaient grandement défaut.

Les Britanniques, mis au courant de la situation, me font alors savoir qu'ils peuvent exploiter la station avec leur propre personnel. La partie semble perdue. Il ne leur restait qu'à relever le câble et le tirer vers Malte, mais pour ce faire, il leur fallait un navire câblier. Les leurs étant indisponibles, ils se trouvent dans l'obligation de nous demander d'utiliser l'un des nôtres. L'Ampère et l'Arago, pour des raisons faciles à comprendre, deviennent brusquement indisponibles. L'un, je ne me souviens plus lequel, se trouve en carénage à Glasgow et le second au beau milieu de l'Atlantique, réparant un câble anglais. La partie est gagnée.

À mon retour en Grande-Bretagne, j'eus avec l'un des directeurs de la firme Cables and Wireless une explication assez orageuse sur ce sujet. Il ne m'a jamais pardonné mon intrusion dans ce domaine.

LE CAIRE

Dès mon arrivée au Moyen-Orient et au cours de mes conversations avec M. Méjean, j'avais acquis la certitude qu'une grande partie da retards dans l'acheminement et la réception du courrier destiné aux nombreuses petites unités F.F.L., F.A.F.L. et F.N.F.L. stationnées en Egypte était le fait de l'administration postale égyptienne. Il me semblait urgent d'essayer d'améliorer le service dans ce secteur, par une intervention auprès de nos collègues égyptiens.

À cet effet, j'avais demandé et obtenu, le 23 février 1942, du cabinet du général Catroux un ordre de mission pour me rendre avec M. Lévyen Egypte et à l'avant (Bir Hakeim). En fait nous ne partîmes que deux mois plus tard, après l'émission des figurines postales.

Dès notre arrivée au Caire, je reprends contact avec le baron de Benoit pour discuter avec lui des problèmes auxquels nous étions confrontés. Très introduit, de par sa fonction, auprès des milieux gouvernementaux égyptiens, il estime que si j'avais une entrevue avec le ministre des PTT de ce pays je pourrais obtenir quelques résultats. Après qu'il eut téléphoné au cabinet du ministre, Son Excellence Mahmoud Khalil Bey, pour me ménager une entrevue, je suis prié de me rendre immédiatement au ministère pour y rencontrer le ministre. M. de Benoît met sa voiture et son chauffeur à ma disposition. Reçu par le chef de cabinet, je suis informé que, pour rencontrer le ministre, je dois me rendre à Héliopolis, à son domicile privé. Là, j'apprends par un domestique que le ministre n'est pas rentré, mais qu'il a laissé un message à mon intention, m'informant que je suis invité le soir même à un dîner qu'il donne pour ses amis français du Caire.

M. de Benoît, à qui je rends compte par téléphone, semble surpris par cette invitation, d'autant que les relations du gouvernement égyptien avec le général de Gaulle et son mouvement ne sont pas toujours da plus faciles. M. de Benoît me dit que j'ai eu parfaitement raison d'accepter cette invitation, mais il me recommande toutefois la plus grande prudence. Espérant avoir l'opportunité de rencontrer le ministre avant le repas, je fais un accroc au protocole et me présente à son domicile vers 18 heures en ayant pris soin de me faire précéder d'une superbe gerbe de fleurs pour la maîtresse de maison. En l'absence du ministre, je suis accueilli par la très jolie Madame Khalil Bey, une de nos compatriotes, ancienne vedette des Folies Bergères. Nous parlons longuement de la France et du général de Gaulle, qu'elle me dit beaucoup admirer.

Le ministre, sachant que je serais présent avait pris la précaution d'inviter son directeur de cabinet afin que je puisse discuter avec lui des problèmes qui m'intéressaient. Celui-ci m'informe qu'il a ordre de me donner satisfaction dans toute la mesure du possible, ce qui équivaut à dire que jusqu'à maintenant rien n'avait été fait dans ce sens. Plus pratique que son ministre, le directeur du cabinet me demande de le rencontrer le lendemain matin à son bureau, ce que j'accepte volontiers.

Au cours du dîner, j'ai fait la connaissance de M. de Rocca Serra, ambassadeur du gouvernement de Vichy, toujours, quoique d'une façon précaire, en poste au Caire. Je me souviens que nous avons parlé de son fils, officier au 20e bataillon de chasseurs alpins, que j'avais bien connu alors que j'effectuais mon service militaire dans cette unité en 1930.

Le lendemain, ainsi que prévu, j'ai une deuxième entrevue avec le directeur du cabinet et j'obtiens que tout le courrier transitant actuellement par le canal de la poste égyptienne soit remis, en attendant la création d'un B.P.M. au Caire, à la mission de la France Libre qui se chargera de le répartir soit vers l'avant (Bir Hakeim), soit vers les différentes unités de nos troupes stationnées en Egypte, soit vers le levant. J'en avise immédiatement M. Méjean, en lui demandant de prévoir la création d'un B.P.M. au Caire. De cette intervention naîtra le B.P.M. 4.

BIR HAKEIM

Ma mission au Caire étant terminée, il est grand temps de nous rendre à l'avant et de voir sur place Bir Hakeim. À cet effet, M. de Benoît obtient pour Lévy et moi deux places dans un avion militaire de la R.A.F. se rendant à Tobrouk. Nos instructions sont de nous trouver le lendemain matin à 5 h 30 sur l'un des nombreux " airfields " situés aux environs du Caire. Par mesure de précaution, nous effectuons, de jour, une reconnaissance pour bien repérer le lieu. Nous nous y trouvons, comme convenu le lendemain matin vers 5 h 10, pour apprendre que l'avion est déjà parti depuis trente minutes. Nous rentrons au Caire un peu déçus. J'en avise immédiatement M. de Benoît qui, très injustement, se montre furieux à notre égard. Philosophes, Lévy et moi-même pensons que nos amis anglais ont une notion de l'exactitude qui n'est pas tout à fait la nôtre, à moins que leurs montres ne soient toutes en avance sur les nôtres... Cependant, vers midi, je suis informé téléphoniquement par notre représentant que l'avion que nous n'avions pu prendre, pris dans une tempête de sable, était tombé dans le désert et que tous les passagers avaient été tués. Lévy et moi, descendons alors au bar du Shepherd où nous résidions et célébrons notre baraka avec chacun un double whisky, en ayant cependant une pensée bien triste pour nos camarades malchanceux. Trois jours après cet accident, M. de Benoit m'informe qu'il a pu se procurer une voiture en assez bon état et me demande de le rencontrer. Il me demande d'amener cette voiture à l'avant où, me dit-il, elle sera très utile. La mission militaire de liaison ne pouvant m'affecter un chauffeur, je décide de la conduire moi-même, ce qui est accepté. Lévy et moi décidons de partir immédiatement.

La première partie du voyage Le Caire-Alexandrie-El Alamein est accomplie sans difficulté, le trajet Le Caire-Alexandrie se faisant sur une autoroute parfaitement entretenue par le génie de l'armée anglaise. À Alexandrie, nous nous rendons auprès de l'officier de liaison des F.F.L. qui nous reçoit très cordialement, mais nous dit ne pas être au courant de notre passage. Il prend note de la prochaine création d'un B.P.M. au Caire et de l'amélioration que ce bureau apportera au service postal.

Dans Alexandrie même, nous rencontrons de nombreux marins français appartenant à l'escadre de l'amiral Godefroy. Cet officier général ayant refusé, en juin 1940, alors qu'il se trouvait avec son escadre au large d'Alexandrie, de continuer le combat auprès de nos alliés a vu son escadre bloquée dans le port d'Alexandrie et désarmée. La situation des Français Libres résidents ou de passage dans cette ville était parfois très pénible et presque journellement des incidents se produisaient. Il était recommandé aux militaires F.F.L. et particulièrement aux officiers de ne s'aventurer en ville qu'avec leurs armes et toujours en groupe.

Nous poursuivons notre voyage et arrivons à El Alamein où nous nous arrêtons à une N.A.A.F.I. Un officier anglais nous y accueille très sympathiquement et nous invite à sa table pour le déjeuner. Lorsque nous voulons reprendre la route, nous constatons que le coffre et l'arrière de la voiture sont pleins de caisses de bière, que le plein d'essence a été fait, qu'ils ont mis quelques bidons d'essence sur le toit et qu'un repas froid se trouve sur le siège avant. Nos moyens financiers ne nous permettant pas de régler la note, je propose à l'officier responsable de lui en donner une décharge. Il nous fait comprendre que cela n'est pas nécessaire et très gentiment nous dit : This is a gift for our free french friends ; et il ajoute : Good luck ! Sir, thanks to call on us. Lévy et moi nous confondons en remerciements et reprenons notre route vers l'ouest. Et quelle route! Jonchée d'épaves de chars, de jeeps éventrées, de trous d'obus, elle est un véritable cauchemar. À la tombée de la nuit, nous arrivons en vue d'une petite ville côtière complètement évacuée; une borne kilométrique nous dit que nous sommes à Soloum. Ne pouvant, par mesure de sécurité, conduire la nuit, nous décidons de nous y arrêter. Lorsque nous arrivons dans la localité, l'obscurité est totale. J'arrête la voiture à quelques mètres d'un petit immeuble. Prudemment, Lévy part en reconnaissance, revient quelques instants plus tard et très généreusement me dit, en prenant son sac de couchage, qu'il va dormir dans l'entrée de la maison qui est éventrée. J'accepte, mais au milieu de la nuit éclate un violent orage. Mon adjoint me rejoint alors, ne pouvant dormir là où il se trouvait. Nous achevons la nuit en grillant de nombreuses cigarettes. Au lever du jour, peu avant notre départ, nous décidons d'aller jeter un coup d'œil sur ce qui lui avait servi d'abri. À notre grande surprise, nous constatons que nous nous trouvons devant l'entrée éventrée du bureau de poste de Soloum. Nous nous approchons et apercevons les cadavres de deux soldats italiens complètement desséchés entre lesquels Lévy avait tenté de dormir la nuit précédente. Peut-être étaient-ils des collègues, nous n'en saurons jamais rien. Très émotif, Lévy en est resté malade jusqu'à notre arrivée à El Adem, base arrière de la brigade Kœnig engagée à Bir Hakeim.

Quelques incidents, survenus entre Saloum et El Adem, méritent je crois d'être mentionnés. Dans le courant de la matinée, voulant éviter un entonnoir, j'engage imprudemment la voiture sur le bas-côté de la route, sur le sable. L'inévitable se produit alors : elle s'ensable. Nous décidons de casser la croûte en attendant l'éventuel passage d'un véhicule pouvant nous dépanner. Quelques instants plus tard, nous sommes survolés par des avions italiens, je crois. Ils devaient avoir pour mission de pilonner la route le plus possible pour la rendre inutilisable. Heureusement, leurs bombes nous épargnent. L'alerte passée, en fin de matinée, une chenillette conduite par un équipage anglais se présente et nous dépanne. Le sergent qui la conduit nous explique que le but de sa mission est justement d'aider ceux qui, le long de cette route, se trouvent dans une situation identique à la nôtre.

Nous nous trouvons alors à environ cinquante kilomètres d'El Adem et, en conduisant très prudemment, nous y arrivons à la tombée de la nuit. L'officier commandant la base avait déjà appris notre arrivée par nos amis anglais qui nous avaient précédés. Nous lui offrons une caisse de bière et très généreusement il nous invite à partager son frugal repas du soir. Nous complétons celui-ci avec ce que notre ami d'El Alamein nous avait donné pour notre voyage. Venu de Nouvelle-Calédonie avec le bataillon du Pacifique, il nous dit qu'il est sans nouvelles des siens depuis plus de trois mois. Malheureusement, je ne pourrai rien faire pour lui avant mon arrivée à Brazzaville d'où je crois qu'une liaison aérienne avec notre colonie du Pacifique pourrait être établie. Pour ce qui concerne le reste du personnel sous ses ordres, l'effectif d'une compagnie de Congolais, il n'y a vraiment pas de problème. Le courrier leur parvient par l'intermédiaire du B.P.M. de Bir Hakeim, avec cependant des retards assez considérables, ces retards étant la conséquence normale de la situation existant au Caire.

Nous décidons de passer la nuit à El Adem et une guitoune est mise à notre disposition. Nuit relativement calme dans son ensemble, pour ce qui concerne El Adem. Il ne semble pas en être de même à Bir Hakeim où une attaque aérienne se développe vers le milieu de la nuit. Le lendemain, au lever du jour, nous sommes debout et prêts à partir. Par mesure de prudence, une voiture de liaison se rendant à l'avant, nous décidons de la suivre, le passage à travers les champs de mines étant très difficile et très dangereux pour qui ne connaît pas parfaitement bien son chemin, mais aussi nous craignons de nous ensabler une fois de plus.

Dès notre arrivée, nous nous présentons au général Kœnig auprès de qui se trouvent le général de Larminat et le capitaine Messmer. Accueil très cordial, mais chacun de nos interlocuteurs nous regarde avec la plus grande surprise. Nous apprenons alors que notre arrivée par avion leur avait été signalée et ayant appris l'accident survenu à l'appareil et ses conséquences, ils en avaient déduit que Lévy et moi étions morts !

Remis de nos émotions, j'ai une entrevue avec le chef du troisième bureau à qui j'expose le but ou plus exactement les buts de ma mission. Naturellement, quoique comprenant parfaitement bien les difficultés auxquelles nous nous heurtons pour ce qui concerne le service postal, le chef du troisième bureau se plaint de ce que le courrier arrive très irrégulièrement. Je l'informe de mon intervention au Caire et il semble

en être satisfait. Je lui signale, ce qu'il savait déjà, que nous sommes sous l'entière dépendance de l'À.P.O. britannique pour ce qui concerne l'acheminement et la réception du courrier, et à ce sujet lui demande de me rendre à Tobrouk pour y rencontrer nos collègues anglais auprès de qui je suis accrédité. Il me demande de remettre cette entrevue à plus tard, cette ville se trouvant sous un intense bombardement et la route étant impraticable pour quelque temps. En fait, le temps me manquera pour rendre visite aux Anglais.

Après avoir rendu une rapide visite à l'adjudant Martin, chef du B.P.M., je charge Lévy de voir avec lui quels sont les problèmes avec lesquels il est confronté et de me rendre compte. Je retourne ensuite auprès de la caravane du général Kœnig où je rencontre son chauffeur, une Anglaise, Miss Travers. Je lui explique que ma voiture contient un breuvage qui fera plaisir à beaucoup : quelque vingt caisses de deux douzaines de boîtes de bière canadienne. Rapidement, je deviens très populaire et ma voiture fait l'objet de regards pleins de convoitise ! Un officier se chargera de la répartition. Le médecin commandant Durbac m'en demande pour ses blessés, ce que je lui accorde bien volontiers. C'est alors que j'apprends que l'eau est rationnée et que la quantité allouée par jour et par homme est de deux litres. Cette situation deviendra plus tragique encore quelques jours plus tard ; nous sommes fin avril 1942 et l'attaque du camp retranché aura lieu dans le courant de mai. La quantité d'eau allouée à chacun sera alors ramenée à un demi-litre par jour. Survient alors un jeune sergent d'infanterie qu'un officier me présente : " Sergent Michel, aumônier militaire " . Je m'entretiens quelques instants avec lui et j'apprends que, comme moi, il est originaire du Nord de la France et naturellement, causant du pays, nous fraternisons immédiatement. Je lui demande comment il se fait qu'en sa qualité d'aumônier militaire il n'a pas demandé son assimilation au grade de capitaine auquel il peut prétendre. " La réponse à votre demande est simple, me dit-il, sergent d'infanterie de réserve, je me suis engagé comme tel et ici je suis un combattant comme les autres. Toutefois, le général m'a autorisé à exercer mon sacerdoce " . Comme je le disais dans le préambule de cet historique, les compétences de chacun de nous étaient utilisées au maximum.

Les généraux de Larminat et Kœnig revenant d'une inspection à travers le camp retranché, j'en profite, leur ayant présenté mon ordre de mission de la B.B.C., pour leur demander l'autorisation de visiter le camp et les différentes unités qui y sont groupées, ceci afin de pouvoir préparer mon papier. Ils me donnent leur accord et un officier, le lieutenant de Nissac (Albert Cassin, neveu du professeur René Cassin), me servira de guide. Afin de gagner du temps, nous prenons une jeep sur laquelle nous prenons la précaution de charger une caisse de bière. Ce breuvage aidant, nous sommes reçus partout avec le plus grand empressement.

Durant mon périple à travers le camp, je rencontrai, à la treizième demi-brigade de la légion étrangère, commandée par le colonel Amilakvari, le lieutenant Haasodt Davis. Fils d'un diplomate américain longtemps en poste à Paris, il y était né et y avait fait ses études. Son père ayant été, en 1939, muté en Grande-Bretagne, il l'y avait suivi. Très francophile, à la débâcle de juin 1940, il s'était engagé dans les Forces Françaises Libres. Le conseiller Haasodt m'avait demandé, avant mon départ d'Angleterre, de remettre une montre à son fils. Ce que je fis. Celui-ci me remit une lettre pour son père. Le 25 mai 1942, il était tué au combat, le même jour que son colonel.

En fin d'après-midi, je retournai au P.C. du général Kœnig où je fus invité à dîner. Je fus à même, au cours de ce repas, de compléter la documentation dont j'avais besoin pour mon " broadcast " .

Ma mission maintenant terminée, je rejoins Lévy qui parle toujours avec l'adjudant Martin dans la guitoune du B.P.M. Nous avons une longue conversation avec le chef du service, entrecoupée par plusieurs attaques aériennes, prélude sans doute à la grande bagarre de la mi-mai.

Le lendemain matin, jour de notre départ, nous profitons de l'aide que nous donne, pour nous guider, un camion qui se rend à la base arrière d'El Adem. Partis très tôt, nous arrivons à Alexandrie à la tombée de la nuit. Fatigués et assoiffés après ce long et pénible voyage, nous décidons de nous arrêter dans un café pour nous y rafraîchir. Nous y sommes accueillis par une bordée d'injures. Un groupe de matelots français de l'amiral Godefroy nous insulte et nous bloque la porte de sortie. Une véritable scène de western se déroule alors. Lévy et moi sommes armés et sortons nos revolvers pour les tenir en respect. Je demande au propriétaire du bar de téléphoner à la police. Quelques instants plus tard, une patrouille de la Military Police, sous le commandement d'un officier anglais, se présente. Le chef de la patrouille parle parfaitement le français, je lui explique ce qui est arrivé. Penauds, les marins sont embarqués dans un camion et, sous bonne garde, sont acheminés vers un poste de police de l'armée britannique. Ils seront rendus au représentant de l'amiral Godefroy le lendemain matin. L'officier de la Military Police nous accompagne alors jusqu'au siège de la mission F.F.L. et nous souhaite bonne chance. Il est maintenant assez tard et la nuit est venue. Un sous-officier nous accueille en l'absence de l'officier responsable. Nous lui demandons de nous dépanner en nous trouvant deux chambres pour la nuit, et garons notre voiture dans la cour de la mission.

Le lendemain très tôt, nous rencontrons le chef de la mission de liaison, lui faisons viser nos papiers, faisons notre plein d'essence et prenons la route du Caire où nous arrivons en fin de journée. Avant notre départ, je lui avais demandé de signaler notre arrivée à M. de Benoit, afin que ses services puissent nous réserver deux chambres d'hôtel pour la nuit suivante. Le voyage Alexandrie-Le Caire, sauf une crevaison, se passe sans incident notable. Nous atteignons notre destination assez tôt dans l'après-midi et après avoir vu le représentant du général de Gaulle, nous nous rendons à notre hôtel.

Dès le lendemain matin, je rends visite au représentant de la B.B.C. au Moyen-Orient, Mr Ferguson qui a ses bureaux au siège de l'Egyptian State Broadcasting. Je lui présente la lettre d'introduction que m'a remise avant mon départ de Londres Mr Conner, " overseas liaison manager " de la B.B.C., qui est son chef direct. Il me déclare avoir été informé de ma venue et me demande de lui préparer un papier d'une durée d'environ dix minutes pour le lendemain dans la matinée. Je rentre immédiatement à l'hôtel et me mets au travail. Inutile de dire que le récit que je rédigeai était tellement passionnant que si je n'avais pas été limité par le temps une heure entière n'eût pas été suffisante.

Comme convenu, le lendemain matin, je me rends au rendez-vous que m'avait fixé Mr Ferguson et à l'heure dite, par radio téléphone, je dicte mon texte qui est enregistré à Londres. Je demande à en conserver la copie. Mr Ferguson me dit qu'il doit la garder pour ses archives. C'est grand dommage.

Quelques semaines plus tard, lors de mon passage à Brazzaville, j'eus des échos de cette intervention par un officier français arrivant de France via Londres et qui l'avait écoutée avant son départ. Il me signala que le texte de mon récit était très bon, mais que, dit avec un accent anglais, il manquait totalement de véracité. J'en conclus que l'enregistrement qui avait été pris par la B.B.C. étant défectueux, il avait été repris par un Anglais, d'où l'accent singulier que l'on m'attribuait.

En ayant ainsi terminé, Lévy et moi rentrons à Beyrouth par la voie des airs. Je rends compte au général Catroux des résultats de ma mission, tant dans les États du Levant qu'en Égypte et à l'avant, et prends congé de lui. J'ai une longue conversation avec M. Méjean et, quelques jours plus tard, en route pour Brazzaville, je prends l'avion à Damas.

AFRIQUE ÉQUATORIALE

La première partie du voyage Damas-Le Caire s'effectue sans histoire. Au Caire, une fois de plus, je mets M. de Benoît à contribution. Il me procure une place sur un avion de transport de la R.A.F. se rendant à Lagos via Léopoldville. La deuxième étape s'effectue normalement et, partis du Caire tôt le matin, nous atterrissons à Khartoum en fin d'après-midi. Là, j'apprends que je ne peux continuer le voyage, un brigadier-général britannique prenant ma place. Mon désappointement est d'autant plus grand que nous n'avons pas de représentant F.F.L. sur place. À toutes fins utiles, je vois le commandant de la base et lui laisse un message dans le cas où un avion des F.A.F.L. se présenterait sur l'aire d'atterrissage. Puis je décide de me rendre en ville et de chercher une chambre pour la durée de mon séjour au pays des derviches ; mais il n'en reste plus une seule. En effet, du fait de l'avance des troupes de l'Axe dans l'île de Crète, l'Intelligence Service, craignant les indiscrétions, avait vidé toutes les maisons de tolérance du Moyen-Orient et avait transféré ces dames à Khartoum. Elles étaient tellement nombreuses qu'il ne restait plus une chambre libre dans les hôtels de la ville à moins que vous ne vouliez... ce que j'évitai en demandant l'hospitalité dans un camp de transit de la R.A.F. qui se trouvait à proximité de la ville. Un B.P.M. de l'A.P.O. y est installé et je me retrouve avec nos collègues anglais.

Mon attente ne fut pas trop longue et, quelques jours plus tard, j'apprends qu'un avion de transport des F.A.F.L. venant de Damas et se rendant à Brazzaville pourra me prendre à son bord à son passage à Khartoum. Le lendemain, j'embarque sur un vieux Farman à bord duquel je retrouve le général Martial Valin, commandant en chef des F.A.F.L., qui est mon patron pour ce qui concerne le courrier destiné aux unités de l'air placées sous ses ordres. Notre première escale fut Et Fasher, oasis qui se situe à la limite du Soudan et du Tchad. La température à l'atterrissage était de 48 degrés à l'ombre! J'apprends que cet " airfield " a été ouvert pour permettre le ravitaillement en carburant des avions militaires venant d'Angleterre ou des États-Unis et se rendant au Moyen-Orient pour y équiper de nouvelles unités ou remplacer les appareils alliés détruits au combat. Ainsi que je le disais plus haut, la température était telle que le personnel de la base devait être relevé toutes les cinq ou six semaines. Nous repartons rapidement et vers midi atterrissons à Fort-Lamy, pour n'en repartir que le lendemain, tôt le matin. J'en profite pour rendre visite, en fin d'après-midi, au receveur local. Nous repartons le lendemain pour Bangui où nous arrivons vers midi. En fin d'après-midi, comme je l'avais fait à Fort-Lamy, je rends visite au receveur principal qui me signale, ce que j'ignorais, que tout le courrier destiné aux unités de troupe noire originaires du Congo transite par Bangui. Cependant, j'apprends qu'il éprouve de grandes difficultés à l'acheminer vers sa destination finale : Le Caire ou Beyrouth. Les avions venant de Brazzaville sont en général déjà surchargés et les pilotes se refusent à prendre un supplément de fret. Profitant de la présence du général Valin, je lui demande s'il lui est possible d'insister auprès des pilotes pour qu'à l'avenir ils acceptent régulièrement le courrier. Satisfaction nous est donnée, avec toutefois un poids maximum de 150 kilos. Il était même spécifié dans l'ordre que, le cas échéant, un ou plusieurs passagers pourraient être débarqués pour permettre de prendre le courrier. Nous repartons le lendemain matin. Notre avion ne pouvant rallier Brazzaville en une seule étape, nous nous posons à Coquilhatville au Congo belge. Une panne de moteur nous oblige à y attendre un appareil de secours venant de Léopoldville où nous arrivons en début de soirée. Traversant immédiatement le Congo, nous voici à Brazzaville.

Dès le lendemain, ainsi que me l'avait suggéré le général Legentilhomme avant mon départ de Londres, je demande audience au gouverneur général Félix Eboué. Il me reçoit immédiatement. Après avoir pris connaissance du but de ma mission, il fait mettre à ma disposition une maison meublée pour la durée de mon séjour. Il me reste, en l'absence du général Leclerc, à me présenter au chef d'état-major. L'expédition vers le Tibesti est déjà bien avancée, me dit-il, mais nous éprouvons de grosses difficultés pour ce qui concerne le personnel des transmissions.. Il me demande s'il m'est possible d'approcher le chef de la station radio et de lui demander qu'un bon spécialiste soit libéré de ses fonctions civiles pour être mobilisé et mis à la disposition de l'armée. Le jour même, j'ai une entrevue avec le chef de station. Celui-ci me dit qu'il accepterait volontiers de se séparer d'un ou deux agents, mais à la condition que ceux-ci soient mobilisés au titre de la télégraphie militaire, la Bleue comme nous l'appelions. La raison de cette demande n'était pas la volonté de la part de nos collègues d'obtenir une équivalence de grade, mais ils refusaient de se retrouver sous les ordres d'un officier (capitaine) qui ne devait ses galons qu'à sa qualité de commerçant en appareillage électrique à Elizabethville au Congo belge. Me plaçant sur le plan purement professionnel, j'approuvai entièrement son point de vue. J'en rendis compte au chef d'état-major qui, n'aimant pas être contredit, m'octroie sur le champ huit jours d'arrêts de rigueur. Ne m'avouant pas vaincu, par l'intermédiaire du cabinet du gouverneur général, j'informe Londres télégraphiquement de l'incident. Dans les 48 heures qui suivent, ma punition est levée et le sous-chef de la station radio est mobilisé avec le grade de capitaine. Naturellement, à la suite de cet incident et jusqu'à la fin de mon séjour à Brazzaville, mes relations avec l'état-major furent plutôt tendues.

Pour ce qui concerne la poste militaire, je profite de la présence du général Valin pour l'entretenir des liaisons avec les établissements français du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie et Madagascar, cette dernière île venant de se rallier à la France Libre. Le capitaine Schleien, un tchèque, ancien pilote d'Air France, assiste à la conversation. Deux appareils Lockheed nous ayant été donnés par les Américains, il est décidé qu'une ligne sera créée entre Damas et Papeete, sur le trajet Damas-Le Caire-Khartoum-Fort-Lamy-Bangui-Léopoldville (pour Brazzaville)-Le Cap-Tananarive-Nouméa et Papeete. Cette ligne, dont la périodicité ne peut être établie immédiatement, assurera en priorité le trafic postal. Le capitaine Schleien, tout en continuant à piloter, assurera la direction de cette ligne. J'ai une pensée pour nos amis du bataillon du Pacifique et pour ceux du Congo, puisqu'ils profiteront également de cette nouvelle organisation.

Il me faut voir maintenant la poste civile. Le receveur principal, du fait du manque de personnel, a été délégué dans les fonctions de directeur pour l'ensemble de l'Afrique équatoriale. Il m'apprend que les agents des câbles sous-marins de la station de Beyrouth, que j'avais fait mettre à sa disposition lors de mon passage au Levant, lui ont été très utiles et que cela lui a permis de donner un congé à nos collègues de la station de Pointe-Noire, qui se trouvent actuellement en Afrique du Sud, prenant un repos bien mérité. Je retrouve également, dans des conditions très amusantes, les deux agents des lignes que j'avais envoyés de Londres à Brazzaville quelques mois plus tôt. La capitale du Congo étant surpeuplée, ils n'ont pu y trouver de quoi se loger. Ils ont alors dirigé leurs pas vers le village noir de Poto Poto, situé dans la banlieue de Brazzaville, où ils ont loué deux cases meublées, ce qui revient à dire qu'ils y habitent chacun avec une jeune négresse. Ils m'apprennent qu'ils ont loué ces jeunes filles à leurs parents pour la durée de leur séjour. À la fin de celui-ci, elles seront rendues à leurs familles respectives. J'oubliais de dire que nos deux jeunes amis étaient devenus chefs d'équipe.

Mon séjour à Brazzaville touche maintenant à sa fin. Le général Leclerc y étant de passage pour quelques jours, je demande à le voir. Très autoritaire, il n'a accepté que difficilement mon attitude et commence par me laver copieusement la tête. Mais il finit par admettre que j'avais raison et nous nous quittons bons amis en nous serrant la main. Le même jour, je prends congé du gouverneur général Eboué.

NIGÉRIA

Dès le lendemain, tôt dans la matinée, traversant le Congo, je me rends à Léopoldville où j'apprends qu'un avion de la R.A.F. à destination de Londres pourra me prendre à son bord. Je l'attends donc patiemment sur l'aire d'atterrissage de l'aérodrome. Il arrive en fin de matinée et le commandant accepte de m'embarquer. Cependant, à l'escale de Lagos, je me retrouve à nouveau confronté avec le même problème qu'à Khartoum, celui des prostituées mis à part : un haut gradé anglais prend ma place. Tout penaud, je me présente donc à la mission de liaison des F.F.L. qui me trouve une chambre dans un hôtel et m'informe qu'il y a peu de chance pour que je puisse trouver une place libre sur un avion se rendant en Angleterre, qu'elle s'occupe de me trouver une place sur un bateau. Ennuyé de ce retard, j'accepte néanmoins la proposition. Je suis resté en panne à Lagos pendant environ une semaine et en ai profité pour rendre visite à l'officier britannique en charge de l'Army Post Office pour l'Afrique de l'Ouest. Il m'apprend que les F.F.L. possèdent une petite unité de chars de combat à l'entraînement dans le nord du Nigéria, à Kano. Le courrier qui lui est destiné transite par un B.P.M. anglais auquel cette unité est rattachée.

Nous sommes maintenant fin mai 1942 et la radio nous apprend que la bataille de Bir Hakeim est engagée. Inutile de dire que l'ensemble de la petite colonie française de Lagos suit anxieusement, mais avec enthousiasme, toutes les péripéties de ce combat mémorable, qui nous parviennent par la voie des ondes.

Début juin, un transport de troupe venant du Moyen-Orient fait escale à Lagos. J'y obtiens mon passage pour l'Angleterre. Faute de mieux, je dois partager une cabine avec un Egyptien nommé Anna Bey.

Il m'apprend qu'il a fait ses études en France, qu'il est marié à une Française et qu'il a deux enfants. Sa famille est restée en Égypte. Le lendemain, l'officier responsable de l'Intelligence Service à bord du bateau m'informe avec le sourire que mon compagnon de cabine a été arrêté à Dar-es-Salaam et qu'on l'envoie en Angleterre pour y être jugé. Il est accusé d'espionnage militaire pour le compte de l'Axe. Il ajoute qu'il sera vraisemblablement condamné à la peine de mort et que j'ai été placé dans cette cabine pour essayer de le faire parler. Prudent, et ne voulant pas être impliqué dans cette affaire, je refuse l'offre qui m'est faite, et demande au commissaire de bord de me changer de cabine, ce qui m'est accordé immédiatement. Inutile de dire que je pousse un soupir de soulagement.

Vers le 10 juin, la radio du bord nous apprend la fin du combat mémorable mené par la " free french brigade " du général Kœnig à Bir Hakeim. Ma qualité de militaire Français Libre me vaut un certain succès auprès de nos camarades anglais.

Bien protégé par la Fleet Air Arm et l'escadre de l'Atlantique Sud de la Royal Navy nous arrivons sans encombre à Liverpool vers la fin juin. Rentré à Londres, je rends compte de ma mission d'abord verbalement puis par écrit, au commissaire à la Guerre, le général Legentilhomme. Le colonel Passy (Dewavrin) et mon ami Pierre Brossolette du B.C.R.À. demandent également à me voir pour l'affaire de East London. M. Pléven me fait appeler et me remercie des contacts avec l'administration civile que j'ai eus au cours de mon voyage. Il me demande si éventuellement j'accepterais de créer et diriger un service central des PTT rattaché à son commissariat. Ne pouvant accepter sans l'assentiment du commissaire à la Guerre, je lui demande quelques jours de réflexion.

J'ai un entretien avec le général Legentilhomme à qui je rends compte de la proposition du commissaire national aux Colonies. Il me demande de bien vouloir reporter l'acceptation de cette nouvelle occupation pour quelque temps. Il en informe d'ailleurs son collègue des Colonies par téléphone. En effet, à la suite de l'examen médical que j'ai subi à mon retour de mission, le docteur qui m'a vu l'a informé que mon état de santé nécessitait un repos d'assez longue durée et a insisté pour que je parte immédiatement au vert pendant quinze jours. Ce sera mes premières vacances depuis le 2 septembre 1939. Le service social des F.F.L. m'a trouvé à cet effet une famille écossaise des environs de Glasgow qui, me dit-on, sera enchantée de me recevoir. Le nom du chef de cette famille, John Walker, me fait penser à la fameuse marque de whisky. Avant mon départ, tous mes amis me souhaitent d'en déguster quelques bons verres à leur santé ! À mon arrivée, je dois déchanter : j'apprends de mon hôte qui est juge au tribunal de Glasgow, que sa famille et lui-même sont antialcooliques et ne boivent que de l'eau et des jus de fruits. Cependant, très gentleman et connaissant le penchant des Français pour le bon vin, il m'apprend qu'il s'est procuré une caisse d'excellent bordeaux avant mon arrivée. J'en achèverai la dernière bouteille le jour de mon départ. Originaire du nord de l'Écosse, il tint à me faire visiter Aberdeen avant mon retour à Londres. J'y apprends qu'en souvenir de la lutte des Stuart contre l'Angleterre et de leur alliance avec la France, cette cité a les mêmes armes qu'Orléans, ce dont elle est très fière. Je constate également, à ma grande surprise, que les Écossais sont dans leur ensemble plus francophiles que les Anglais.

Dès mon retour à Londres, vers la fin août 1942, je subis un deuxième examen médical et le docteur me recommande la plus grande prudence : quelques heures de travail seulement par jour et ce pour une période de plusieurs mois. La direction de la poste militaire me laisse suffisamment de temps pour me permettre, deux fois par semaine, de me rendre au camp d'entraînement de Camberley où je donne quelques conférences aux officiers et sous-officiers sur les différentes péripéties de mon voyage et sur la poste militaire. À Londres, je prépare quelques " broadcasts " pour la section française de la B.B.C. Entre temps, le professeur Cassin me fait appeler pour siéger à la Commission de réforme de l'État. Parmi les sujets que nous y avons traités figure en particulier celui de l'octroi du droit de vote aux femmes et aux militaires de carrière. Ce projet fut matérialisé en octobre 1943 par un vote de l'Assemblée consultative provisoire à Alger. Je fus également appelé à siéger, en qualité de représentant de l'administration, à la Commission centrale d'avancement des fonctionnaires de la France Libre. Là, faute d'avoir en main les dossiers des promouvables, le travail s'avéra plutôt difficile. Les administrations coloniales ne nous avaient fait parvenir en effet que des renseignements sommaires sur les intéressés. Faute de pouvoir faire mieux, et après discussion, nous décidâmes de donner satisfaction à tout le monde.

En janvier 1943, j'informe M. Pléven que je suis à même de m'occuper de la poste civile qui s'intitulera " Service central des PTT " . Celui-ci voit le jour le 17 février 1943. Deux pièces me sont alors affectées à st James Square où se trouvent les services du commissariat national aux Colonies. Immédiatement, se pose le problème du personnel. À une demande que je fais, il m'est répondu : " Débrouillez-vous avec les moyens du bord, nous n'avons personne à vous offrir " .

Ne voulant pas désorganiser le B.P.M. 7 en y prélevant du personnel, c'est Mme Munro qui, jusqu'à son départ en A.F.N., en septembre 1943, assurera simultanément les secrétariats civil et militaire de la poste de la France Libre, ce qui représentait une moyenne de douze heures de travail journalier ; il n'était évidemment pas question d'heures supplémentaires ou de semaine anglaise...

Mes contacts avec le G.P.O. étaient établis depuis mon arrivée en Grande-Bretagne, mais M. Pléven insista pour que je voie personnellement Mr Anthony Crossman, ministre des PTT, et me donna pour lui une lettre d'introduction. En fait, je fus reçu par Mr Appleby, une vieille connaissance, avec qui j'avais été en contact l'année précédente, au moment de la création de la poste militaire de la France Libre. L'accueil fut d'autant plus sympathique que mon ministre de tutelle est un ami personnel de Mr Crossman. Par la suite, et jusqu'à notre départ à Alger, nos relations seront excellentes.

Les relations entre le gouvernement de S.M. britannique et le général de Gaulle étant maintenant au beau fixe, j'en profite pour demander l'autorisation d'envoyer et de recevoir des dépêches par sacs postaux plombés entre Londres et toutes les colonies ou territoires ralliés à la France Libre. Pour ce faire, nous devons d'abord nous affranchir de la tutelle que nous impose la censure anglaise. L'intervention de Mr Crossman dans ce domaine s'avère très efficace et nous obtenons gain de cause. M. Pléven est très satisfait des résultats ainsi obtenus.

Nous nous acheminons maintenant vers la conclusion logique de notre action : la libération de la France.

Dans le courant de juin 1943, le général Montclar, commandant par intérim les forces terrestres françaises en Grande-Bretagne (F.T.G.B.), me fait appeler. Il me demande de demeurer à la tête de la poste militaire des F.F.L. en Grande-Bretagne, afin d'être présent au débarquement en Normandie. Je commets alors une erreur de jugement et refuse l'offre qui m'est faite, préférant partir à Alger où de Gaulle ne tardera pas à arriver.

L'ordre de mission que je reçois alors est double : d'une part, assurer dans les meilleures conditions possibles le transfert des archives de la France Libre de Londres à Alger, d'autre part, dès mon arrivée à Alger, prendre contact avec M. Escande, inspecteur général, directeur général en Algérie et également directeur de la poste militaire. Le but de cette rencontre étant de fusionner mes services avec les siens. Pour des raisons d'ordre politique (la lutte ouverte entre gaullistes et giraudistes), je ne suis pas à même de remplir cette partie de mission. En fait, je me retrouve, quelques jours plus tard, chargé de ma mission au cabinet du ministre de la Guerre, et jusqu'à la cessation des hostilités il ne sera plus question pour moi de m'occuper de poste militaire, ce que j'ai toujours regretté.

La radio clandestine dans la Résistance (réseau Electre)

Jean Fleury

De tous les moyens de communication que la Résistance dut mettre en œuvre, le plus important fut la radio clandestine. Ce moyen conditionnait tout le reste. Sans elle, on n'aurait pas pu organiser convenablement les opérations aériennes ou maritimes qui permettaient de transporter de France en Angleterre agents et courrier. On n'aurait pas pu transmettre rapidement les innombrables renseignements militaires que nombre de ;Français brûlaient de communiquer à nos alliés. On n'aurait pas pu davantage aider tous ceux qui, à la B.B.C., soutenaient l'espérance des Français en leur dénonçant les exactions allemandes et la complicité du régime de Vichy. Enfin, sans elle, il eût été impossible de faire rentrer la France dans la guerre sans fournir aux combattants armes, explosifs et argent et sans leur désigner les objectifs à atteindre.

Tout cela l'ennemi le savait et il a déployé depuis le début de l'Occupation le plus grand acharnement à réprimer la radio clandestine dès qu'elle se manifestait. À cause de cela, la radio clandestine était l'activité de la Résistance la plus nécessaire, mais aussi la plus dangereuse. Elle était poursuivie non seulement en zone occupée, mais encore en zone libre, puisque le gouvernement de Vichy a accepté très tôt que le service spécialisé allemand, la Funkabwehr, opère en zone non occupée et même il a assorti cette autorisation d'un décret punissant de mort toute activité de radio clandestine.

Je ne vous parlerai que de ce que j'ai bien connu, à savoir les réseaux de renseignement et d'action de la France combattante, c'est-à-dire les réseaux qui étaient rattachés au bureau central de renseignement et d'action de l'état-major du général de Gaulle à Londres. C'était le B.C.R.À. Il était commandé par le colonel Passy et comprenait deux sections distinctes : l'une vouée à la recherche du renseignement, qui était en correspondance avec l'Intelligence Service; l'autre vouée à l'action, qui correspondait à une nouvelle organisation secrète que Winston Churchill venait de créer en Grande-Bretagne pour mettre, comme il disait, le feu à l'Europe, c'est-à-dire pour soutenir la guerre subversive, et qui s'appelait la Speciale Operations Executive, connue sous le sigle S.O.E.

La première liaison radioélectrique entre la France et la Grande-Bretagne fut ouverte le 25 décembre 1940 par le capitaine de frégate Honoré d'Estienne d'Orves qui s'était rendu en France secrètement à bord d'un bateau de pêche. Il sera dénoncé à la Gestapo par le radio qu'il avait emmené avec lui et qui était un agent allemand. D'Estienne d'Orves sera fusillé et son réseau anéanti.

Pendant deux années, la répression eut le dessus. Les tentatives de liaison furent détruites et avec elles les organisations qu'elles desservaient. Il y eut ensuite une période où les succès et les insuccès parurent s'équilibrer et où un trafic put s'établir à un assez bas niveau et avec des pertes cruelles.

Enfin à partir du mois de juillet 1943, pour les réseaux d'action, et à partir du début de 1944, pour les réseaux de renseignement, la radio clandestine se développa irrésistiblement et atteignit un niveau considérable. Ce phénomène n'est pas connu.

Ce n'est pas à des spécialistes des radiocommunications comme vous l'êtes en majorité ici que je révélerai cette fatalité qui frappe les communications, fatalité en vertu de laquelle on parle des communications quand elles ne fonctionnent pas bien et plus du tout quand elles donnent pleine satisfaction.

Personne, en dehors du monde très restreint de la radio clandestine, ne sait que la dernière année de l'Occupation en France, les défenses allemandes furent littéralement noyées sous un trafic considérable qui permit grandement à la Résistance de se préparer à la lutte ouverte qu'elle allait entreprendre.

Non seulement je désire vous prouver ce que j'avance, mais encore
vous en apporter la mesure. À cet effet j'ai pu me procurer les statistiques de trafic tenues au B.C.R.A. pendant la guerre et j'en ai tracé le dia-
gramme. De janvier à juillet 1943, le trafic varie de 114 à 329 télégrammes par mois avec une moyenne de 226, tandis que du mois d'août 1943 au mois de juillet 1944 il ne cesse de se développer rapidement pour culminer
en juillet 1944 à 3472 télégrammes. Pour expliquer un phénomène aussi frappant, il me faut revenir en arrière et évoquer des souvenirs personnels.
J'ai pris contact - seulement au début de l'année 1942 - avec le colonel Rémy à Paris et avec Emmanuel d'Astier de la Vigerie et Raymond et
Lucie Aubrac à Lyon. Aux uns comme aux autres, se posait le problème de la radio. Je ne manquais pas de conseils à leur donner, mais je me
rendis vite compte qu'en matière de résistance les conseils sont inefficaces.
Je fus ainsi amené à fonder à Lyon un petit réseau de transmissions que je baptisai Electre et qui employa d'abord un, puis deux, puis trois opérateurs. Eux et moi étions des professionnels des radiocommunications, ce qui explique que nous avons évité bien des erreurs, que nous avons pu faire face à une réalité assez menaçante et élaborer une tactique convenable.

Les réseaux de renseignement qui avaient des déboires avec leur radio nous confiaient les appareils que Londres leur avait parachutés en échange de quoi nous assurions leur trafic.

Au bout de peu de temps, nous avons ainsi centralisé tout le trafic des réseaux de renseignement de la zone sud. Une telle concentration était très imprudente, mais elle l'était moins que de commettre des fautes dans notre comportement purement radio. La faute principale, à mes yeux, consistait à émettre pendant trop longtemps, car seules les séances d'émission permettaient à l'ennemi - pendant toute leur durée - de procéder à ses mesures de localisation et de se rapprocher de notre emplacement. Nous séparions donc complètement la réception de l'émission pour ne pas augmenter la durée de l'émission, seule dangereuse, de celle de la réception qui n'offrait pas un péril particulier, dès lors qu'aucun contact radio ne se prenait à cette occasion et qu'en particulier aucun accusé de réception n'était exigé de nous par la centrale. Nous cherchions aussi à éviter que nos opérateurs ne se distinguent les uns des autres par un signe particulier, pour que l'ennemi ne puisse pas s'attacher à l'un d'entre eux dans sa recherche, à l'instar du guépard poursuivant un troupeau de gazelles qui s'attache exclusivement à une seule proie pour l'atteindre plus sûrement sans se laisser distraire par le reste du troupeau. C'est ainsi que nous permutions les fréquences et les indicatifs de nos différents opérateurs afin que les agents ennemis ne puissent singulariser chacun d'eux que par sa manipulation, laquelle constituait une caractéristique plus difficile à transmettre de service en service qu'un indicatif ou une fréquence.

Nous ne doutions pas que les méthodes de la Funkabwehr se perfectionnaient de jour en jour en s'automatisant, en enregistrant nos manipulations à l'aide d'ondulateurs et en faisant usage de récepteurs panoramiques et d'oscilloscopes cathodiques pour saisir nos signaux dès leur apparition. Mais nous avions le sentiment qu'en augmentant considérablement le nombre de nos opérateurs et la vitesse de trafic de chacun d'eux, et en prenant l'habitude d'établir et de rompre instantanément nos contacts avec la centrale, nous arriverions à noyer les efforts de nos poursuivants, incapables en pleine guerre de multiplier leurs stations d'interception et de radiogoniométrie et leurs véhicules de recherche. Mais pour cela, il fallait généraliser la formule d'Electre, et je me décidai à obtenir cette généralisation des services anglais en me rendant à Londres au début de l'année 1943. Je laissai Electre sous la direction de mon adjoint Jacques Tayar, qui fut malheureusement tué en décembre 1943, dans une opération clandestine, à l'atterrissage, et à qui succédera Jacques Rénal.

L'activité d'Electre se poursuivit jusqu'en mai 1944, date à laquelle un agent allemand réussit à s'infiltrer dans son personnel et livra l'organisation à la Gestapo. Les opérateurs échappèrent à l'arrestation. Quant à Jacques Rénal, il fut arrêté et soumis à la torture, mais, gravement blessé, il réussit à s'évader et à gagner Londres.

Je me trouvai donc à Londres en février 1943 et essayai de convaincre notre correspondant, la section M.I.6 de l'Intelligence Service, de généraliser Electre en créant des réseaux de transmission composés de deux opérateurs d'émission et d'un opérateur de réception pour desservir les réseaux de renseignement qui se développaient considérablement et qui succombaient aux mésaventures de leurs services radio. Je ne fus pas écouté et je dus rentrer en France au bout de quinze jours.

Je profitai alors d'une mission en France du colonel Passy, chef du B.C.R.A., pour le persuader de faire venir auprès de lui, à Londres, un officier compétent, très au fait de l'expérience acquise par Electre et disposé à convaincre les services anglais d'améliorer leurs méthodes. C'est ainsi que mon ami Jean Roy partit pour Londres en avril 1943 et y accomplit une œuvre remarquable. Il s'adressa non pas à l'Intelligence Service, mais à la S.O.E. où il fut accueilli par des officiers qui lui accordèrent très vite une totale confiance et le chargèrent d'organiser toute l'affaire.

J'ai donc reçu, en juillet 1943, les plans de Jean Roy et je m'employai à les mettre en pratique. Nous étions à ce moment-là dans une crise profonde des transmissions de l'Action. Des arrestations catastrophiques venaient de se produire dans la région de Lyon où tout le trafic était arrêté. Mais le diagramme montre bien comment le trafic reprit aussitôt et ne cessa plus ensuite de croître. Les problèmes matériels résolus, les appareils, les quartz et les plans arrivant en abondance et étant très vite et très bien distribués, restait une seule question à résoudre, celle des opérateurs dont on risquait de manquer. Un homme, Claude Wolf, résolut le problème avec beaucoup d'audace : il ouvrit dans le Dauphiné une école de radios, qui tendait à convertir en opérateurs clandestins les opérateurs professionnels qu'un de ses amis recrutait. On pouvait tout craindre d'une infiltration ennemie ou même d'une simple indiscrétion, mais rien de fâcheux ne se produisit.

Au mois de septembre, j'observai que l'affaire était bien lancée et pouvait fonctionner sans moi. Or il m'apparaissait que le problème des transmissions des renseignements était encore mal réglé, puisque Electre était le seul centre de transmission conçu comme les centres de l'Action et aussi efficace qu'eux. Je confiai donc l'inspection des transmissions à mon ami Tibor Revesz-Long, qui m'avait secondé depuis le début, et je partis pour Londres, me fis nommer chef de la section " R " du B.C.R.A. et fis adopter une organisation des transmissions semblable à celle de l'Action. Encore me fallut-il user de diplomatie pour atteindre ce but. Mais le succès des transmissions de l'Action constituait pour moi un argument irréfutable. Une vingtaine de centres d'antennes, conçus comme les centres de transmission de l'Action, virent le jour et se comportèrent aussi bien, mais avec un retard qui ne fut pas rattrapé. Je n'ai pas besoin de

126 L'œil et l'oreille de la Résistance

souligner combien cette augmentation considérable du trafic radioélectrique clandestin favorisa l'effort de la Résistance en France.

C'est d'abord évident pour les réseaux de renseignement, dont les informations devenaient instantanées et pouvaient concerner par conséquent les mouvements de l'armée allemande en France et l'évolution tactique de la bataille. C'est peut-être encore davantage vrai pour les réseaux d'action dont le rôle consistait à aider la France à rentrer dans la guerre. C'est un point sur lequel le général de Gaulle s'était clairement exprimé: " Le destin de la France se jouera dans le choc prochain. C'est ce qu'elle fera ou non, face à l'ennemi, qui représentera sa part dans la victoire " . À ce sujet, il faut observer que les Anglais, au début de la guerre, n'avaient soif que de renseignements et paraissaient peu disposés à envoyer des armes. Or, d'après la citation que je viens de faire, le général de Gaulle souhaitait vivement que le peuple de France prît la part la plus large possible à sa propre libération. De là, une sorte de marchandage entre les Anglais et le général de Gaulle : des renseignements contre des armes. D'après le colonel Passy, la réticence des Anglais à fournir des armes provenait de leur crainte que les Allemands ne fissent venir en France des troupes aguerries qui auraient été des adversaires redoutables au moment du débarquement. Mais la conception des Anglais a évolué, notamment après le désastre du débarquement de Dieppe, d'où la Résistance locale avait été exclue.

Tout ceci montre combien les états-majors ont intérêt à écouter ceux qui sont en contact avec l'ennemi et à tenir pour valable l'expérience qu'ils acquièrent. Mais rien n'aurait été possible sans le dévouement exemplaire de plusieurs centaines d'opérateurs. Je dois leur rendre hommage.

L'exposition que l'administration des PTT a réalisée restitue bien l'atmosphère de terreur de l'époque, avec toutes ces affiches annonçant les mises à mort de nos compatriotes. Or, c'est dans cette atmosphère de terreur que nous engagions nos radios. Pouvait-on leur dire autre chose que la vérité, c'est-à-dire que la vie moyenne d'un radio clandestin ne dépassait pas trois mois ? Allaient-ils accepter ? Ils acceptaient le plus souvent séance tenante. Qu'est-ce qui les déterminait ? Leur solde leur permettait tout juste de vivre. Ils n'avaient généralement aucun bien à défendre. Ils devaient mener une vie errante, toujours à la merci d'une vérification d'identité, d'une dénonciation, d'un excès de confiance d'un proche, d'un hasard. Mon admiration pour eux n'est pas encore épuisée.

Une armée secrète du gouvernement de Vichy : le contrôle postal

Jacques Poujol

L'objet de cette communication ne cadre qu'indirectement avec le thème d'un colloque sur la Résistance PTT. Il s'agit d'une odieuse perversion du système des communications postales, télégraphiques et téléphoniques, bafouant les grands principes du secret des correspondances. Il n'est pourtant pas sans intérêt de faire la lumière sur une institution de basse police qui a affecté, à l'insu des résistants et de l'ensemble des postiers, la totalité des réseaux PTT.

Je n'ai découvert le contrôle postal que par accident, au cours d'une étude sur les réfugiés juifs et antinazis qui trouvèrent asile dans les Cévennes entre 1940 et 1944, en dépit des recherches de la police vichyssoise et de la Gestapo. On me communiqua, aux archives départementales de la Lozère, puis du Gard, d'énormes liasses constituées de formulaires datés et classés, des extraits dactylographiés de lettres, des copies de télégrammes, des relevés de conversations téléphoniques. Je pus ainsi prendre connaissance de correspondances de juifs entre eux à diverses époques, de correspondances locales sur les juifs ainsi que des extraits du courrier de personnes spécialement surveillées.

Il est relativement facile de reconstituer le fonctionnement de ce type de contrôle grâce aux circulaires secrètes adressées aux préfets. Disons tout de suite que ce système, pudiquement intitulé " contrôles techniques " , était entièrement distinct de celui de la censure en temps de guerre. Pas question de supprimer des lettres ou d'en rendre illisibles certains passages. Sur ordre préfectoral, des agents spéciaux se présentaient dans les bureaux de poste ou les centres de tri et prélevaient, soit au hasard, soit en visant particulièrement certains expéditeurs ou destinataires, lettres, cartes postales ou bordereaux de télégrammes. Les correspondances closes étaient ouvertes " à la vapeur " , lues et aussitôt refermées et réexpédiées lorsqu'elles ne contenaient rien d'intéressant. Lorsqu'un passage retenait l'attention des services sur quelques thèmes choisis - ravitaillement, marché noir, opinions sur la situation, sur les juifs, sur la Résistance, sur les chantiers de jeunesse, etc. -, il était dactylographié in extenso, fautes d'orthographe comprises, et répertorié thématiquement.

Puis, la lettre, dûment refermée, était acheminée par les circuits normaux vers son destinataire. À chaque standard téléphonique, une table d'écoute permettait de traiter de semblable façon les conversations entre particuliers ou administrations.

Ce régime était issu d'une circulaire du 12 décembre 1939, instituant en temps de guerre des commissions de contrôle postal se déroulant en présence d'un représentant du ministère de l'Intérieur. Une autre circulaire du 12 octobre 1940 prescrit l'envoi aux préfets des comptes rendus de ces activités. C'est alors que ce contrôle prend l'aspect d'un sondage d'opinion. Les commissaires des Renseignements généraux et les préfets vont tirer de ces comptes rendus l'essentiel de leurs rapports à Vichy sur l'état d'esprit des populations.

Après la guerre, le chef du service des contrôles techniques, Gaston-Edmond Brun, définit ainsi sa mission : " J'étais chargé de communiquer au gouvernement le reflet de l'opinion publique à l'aide du système Gallup, basé sur le contrôle téléphonique, télégraphique et postal " .

Cependant, le dérapage policier de ce curieux institut de sondage transparaît clairement dans la circulaire du 13 septembre 1941 : comment exploiter les interceptions (désignation d'un responsable au sein du cabinet du préfet, appel, si nécessaire, à des policiers retraités sûrs). Par circulaire du 15 novembre 1941, les préfets sont habilités à demander la surveillance des correspondances de certains individus. La circulaire du 15 juillet 1942 précise que tout document provenant du contrôle postal doit être " démarqué " et transformé en renseignement " de source sûre et d'origine inconnue " : " J'apprends que... " , " On me fait savoir... " , etc. Le 24 août 1942, les contrôles techniques sont placés sous l'autorité du secrétariat général du chef du gouvernement. On précise benoîtement que ce service est un " organe d'information " et non un service de police. Il n'empêche que les renseignements obtenus circulent dans les commissariats de police, dans les gendarmeries, dans les services du contrôle économique et dans les agences du commissariat aux questions juives.

Pour des raisons qui m'échappent, l'activité des commissions départementales a été brusquement interrompue à dater du lundi 6 mars à 7 heures. du matin par un message confidentiel aux préfets du 4 mars.

En 1943, les activités du contrôle postal ont pris des proportions presque inimaginables. Marrus et Paxton parlent, pour le seul mois de décembre 1943, de deux millions et demi de lettres lues, auxquelles s'ajoutent 1.800.000 télégrammes et 21.000 conversations téléphoniques. Pour la seule Lozère, l'un des départements les moins peuplés de France, 20.497 lettres furent ouvertes et lues pendant ce même mois de décembre 1943.

Les fragments de lettres interceptées sont souvent des documents bouleversants. Un juif écrit à un coreligionnaire : " Je ne peux me reposer la nuit sans penser à chaque pas qui résonne : c'est pour moi... " . Une jeune juive se confie à une amie en ces termes qui évoquent le journal d'Anne Franck : " Je n'ai pas le droit d'avoir un chez moi comme tout le monde, je ne me souviens plus de ce qu'est la liberté et je vagabonde comme une nomade, partout où j'espère me trouver mieux et partout je suis mal... Papa a fait quatre mois et demi de prison... nous faisons partie de la classe des exceptions nuisibles... Drôle de vie ! À seize ans, j'ai déjà souffert comme une vieille personne. Mais maintenant, paraît-il, il n'y en a plus pour longtemps " (9 novembre 1943, Le Malzieu). Entre le 16 et le 17 octobre 1942, tout le courrier de la légion indochinoise du Gard (Vietnamiens appelés en France pour soutenir l'effort de guerre) est passé au crible des services techniques et traduit. Le caporal Nhân s'exprime ainsi : " Je suis tout triste, parce que je suis loin du pays natal. Ma vie, considérée comme une feuille de liseron d'eau, abattue par le vent et la pluie, doit se laisser entraîner par les événements ".

Lorsqu'ils collectionnent ces perles, les lecteurs indiscrets des contrôles techniques se laissent aller à pratiquer une sorte d'intoxication qui peut parfois remonter par la voie hiérarchique et introduire ainsi dans l'ordre moral de Vichy comme l'ombre d'un doute. Ainsi, dans la synthèse hebdomadaire adressée par le préfet à Vichy pour la semaine du 25 au 31 décembre 1941, on lit ce passage : " Une jeune juive, faisant preuve de franchise, nous fait savoir qu'à son école on avait à écrire une lettre au Maréchal pour lui raconter nos progrès dans la loyauté " . D'abord embarrassée, elle s'est ressaisie : " J'ai pensé, dit-elle, aux nouveaux décrets, alors vite je l'ai remercié de nous donner un exemple si éclatant " . Si les services spéciaux se défoulent parfois, ils savent aussi s'amuser : les contrôles de Mende ont laissé dans les archives le florilège vaudevillesque de la correspondance double adressée quotidiennement par un fonctionnaire, muté pour raisons disciplinaires, à sa femme légitime... et à sa maîtresse.

Malheureusement, les correspondances interceptées révèlent souvent des secrets qui débouchent sur des tragédies. Une allusion à un produit contraceptif mène à une lourde condamnation pour avortement. Une mention transparente au paquet qui fait " boum, boum " , et c'est une perquisition et un emprisonnement. Une lettre en clair, demandant à un jésuite de Mende, le Père Palloc, une carte d'alimentation en blanc, précède de quelques semaines sa déportation à Buchenwald. Que sont devenus les juifs de Lozère, cachés sous une fausse identité qui font allusion au changement de prénom d'une parente en Alice ou du très bon certificat médical de complaisance qui les met à l'abri ?

Parce qu'ils faisaient une confiance aveugle à leur système postal, parce qu'ils ne pouvaient envisager qu'un contrôle géré par des imbéciles, quelques Teutons particulièrement balourds, les Français écrivaient des lettres telles que celle qui suit et qui, à l'époque, ne pouvait tromper personne : " Mon fourreur se trouve actuellement à Châteauroux, immobilisé là-bas, mais pas gravement, volontairement. Ils ont été opérés à 28 ce jour-là, à raison de 5.000 francs. C'était une bonne journée pour le chirurgien qui, d'ailleurs, n'est pas très chic car il n'a pas fini l'opération... C'est imprudent de faire 3 heures de marche seul en convalescence. Si tu étais au Drancy, tu ne recevrais rien du tout et peut-être serais-tu comme beaucoup, tu en sortirais les pieds les premiers " (7 janvier 1942). Le lecteur le plus borné perçait aisément ce code. Fourreur, pour führer, désigne l'époux de l'auteur de la lettre. L'opération est le passage clandestin de la zone de démarcation. Le chirurgien, cher et peu consciencieux, était le passeur. Quant au prétendu " hôtel " Drancy, il est sinistrement entré dans l'histoire.

Cette ignorance absolue de l'arme secrète du contrôle postal n'a pas affecté que des gens simples et naïfs. Les archives de la Lozère ont recueilli une lettre adressée par Paul Ramadier (réfugié aux Brunels par Javols) à Léon Blum ! Elle était envoyée " aux bons soins de l'ambassade d'Allemagne " (20 août 1943).

Dès l'été 1942, les conversations téléphoniques de la famille Servan-Schreiber (le jeune Jean-Claude à Nîmes, son père en Savoie) étaient soigneusement notées. Le courrier du seul doriotiste de Mende est surveillé de près, surtout lorsqu'il se fait morigéner par les instances dirigeantes du P.P.F. Les conversations téléphoniques entre Allemands de l'organisation Todt sont entendues et traduites. Le commandant de la gendarmerie de la Lozère, qui sera fusillé à la Libération, ne sait pas que ses lettres sont lues. Il ne sait pas que l'un de ses collègues de la préfecture a relevé dans une lettre écrite à son épouse le passage suivant : " Une crise de délation sévit parmi la population. On dénonce surtout par lettres non pas à moi, mais à d'autres autorités " .

On saisit, ici, sur le vif l'aboutissement d'une technique d'intrusion dans les correspondances privées. Ainsi est née l'ère du soupçon : juifs et résistants ne comprirent jamais que les dénonciations qui les frappèrent n'avaient quelquefois pas pour auteur un ennemi personnel ou un infâme collabo, mais tout simplement un ami un peu indiscret, un proche, parfois eux-mêmes, lorsque dans une lettre insignifiante ils avaient éveillé l'attention de services spéciaux notant consciencieusement, et comme par routine, un propos anodin ou un mot révélateur qui se recouperont avec d'autres menus indices recueillis ici et là.

En conclusion de cet exposé, je voudrais revenir par une anecdote au sujet même de ce colloque, la Résistance PTT. En parcourant les fiches d'interception aux archives de la Lozère, j'avais remarqué que le pasteur Donadille (dont l'engagement politique avant-guerre était connu et qui se distingua par l'aide qu'il apporta sous l'Occupation à des Allemands antinazis cachés en Cévennes) avait été mis sous surveillance postale et phonique à deux reprises. Je lui écrivis dans le cadre de l'enquête que poursuivais en m'étonnant qu'on n'ait jamais rien détecté sur lui de promettant, à part un fâcheux penchant à conseiller les jeunes (ce qui "t suspect au temps du S.T.O.). Par lettre du 11 janvier 1984, le pasteur adille me répondit ceci : " Je supposais que mon téléphone était surveillé sans avoir pour autant une certitude. Par contre, je n'ignorais pas mon courrier était épluché : l'aimable et courageuse postière de Saint-'vat (de Vallongue) m'avait tout de suite averti. "Je viens de recevoir ordre d'expédier votre courrier à Mende avant de vous le faire remettre ", a-t-elle dit un jour. Et d'ajouter : "Avant de l'envoyer, je vous le montrerai ; s'il y a une lettre compromettante, vous la garderez. Je n'enverrai que ce qui ne risque rien " ".

Il est rassurant de constater qu'une modeste postière a pu mettre en échec le gadget sophistiqué imaginé par les technocrates de Vichy.

La Résistance dans le service des câbles sous-marins

Georges Bourgoin

Il est sans doute nécessaire de donner un aperçu des câbles sous-marins, cette branche des PTT étant peu connue, malgré son importance essentielle.

Le réseau comprend, en négligeant les câbles côtiers et les liaisons avec la Grande-Bretagne, dix câbles métropole-Afrique du Nord, trois sur la Corse, deux liaisons stratégiques Nabeul (Tunisie)-Beyrouth-Nabeul-Igalo (Yougoslavie), Brest-Fayal-New York, Brest-Casablanca, Brest-Dakar et, de ce point, une liaison Pernambouc (Brésil) et tout un réseau en feston sur la Côte Noire jusqu'à Douala. La Compagnie française des câbles télégraphiques exploite de sa station de Brest-Déolen, située à l'entrée du goulet, outre le Brest-New York, son propre câble, le Brest-Cap-Cod, et deux câbles sur l'Angleterre : Déolen-Brignogan et Déolen-Porth-Curnow. La Western Union exploite une liaison Le Havre-Terre-Neuve et Marseille-Barcelone.

La station de Déolen est donc une position vitale pour les communications outre-mer.

La pose des câbles neufs et l'entretien de cet ensemble sont assurés par deux vieux navires l'Arago (1914) et l'Émile Baudot (1917), et par l'Ampère (1930) et un autre en achèvement à Rouen, l'Alsace. La base se trouve à La Seyne, où l'on dispose d'un port, d'une usine de fabrication de câbles, de cuves, d'ateliers et magasins divers. Des dépôts de câbles de réparation sont installés au Havre, à Brest et à Dakar.

À l'armistice, le 22 juin 1940, la situation se présente ainsi : la direction est repliée sur Montpellier, l'Émile Baudot, réfugié à Plymouth, sera évacué et confisqué par les Anglais. L'Alsace, après avoir réparé le Brest-Fayal au large des Açores, décide de rallier Dakar, l'Ampère et l'Arago sont en attente d'ordre à Praz.

La France écrasée, humiliée, ne se remettra que lentement à espérer.

La direction, avec l'appui tacite du personnel, se contentera d'essayer de survivre, de préserver ce qui pouvait l'être et de préparer l'avenir. Les navires démilitarisés reprendront leurs opérations, l'usine de La Seyne continuera à fabriquer du câble. On essayera de mettre l'Alsace, bateau neuf, à l'abri des combats; il ne rentrera en France qu'à la Libération.

M. Bernard, directeur de Déolen, restera durant toute la guerre à la station, et par des trésors d'astuces préservera les bâtiments et leur maténel précieux qu'il arrivera à entretenir, au prix de mille difficultés, avec un plein succès. Il sera aidé en cela par sa parfaite connaissance de la langue allemande et par l'appui inattendu du major général Thole, chef du service des câbles sous-marins pour l'Europe occidentale auprès du grand quartier général qui, certain de la victoire et de la nécessité de rétablir au plus vite les communications coupées, tenait à conserver ces installations difficiles à remplacer.

Fin 1942 marque le début du processus de la défaite allemande. Le 1novembre, c'est l'invasion de l'Afrique du Nord par les forces alliées; le II novembre, l'occupation de la zone libre ; le 27 décembre, le sabordage de la flotte. L'Ampère reste seul sur rade à arborer le pavillon français. L'Alsace, désarmé à Alger, est réquisitionné par les Anglais. Son équipage complété par celui d'un cargo récemment torpillé, les approvisionnements chargés à Gibraltar, il entreprend sa première mission : la réparation du Casablanca-Dakar. Sans trêve, il entretiendra le réseau côtier africain franco-anglais jusqu'à la fin des hostilités. L'Arago, envoyé à Alger, se tient prêt à intervenir sur les câbles. À La Seyne on arrête la fabrication.

Les Allemands, ayant besoin de navires, ne tardent pas à s'intéresser i l'Ampère. On entreprend alors d'importants travaux (parfaitement inutiles) de démontage de machines, chaudières, auxiliaires, dans l'espoir de leur démontrer l'indisponibilité du navire. Les ingénieurs de la marine allemande, méfiants, hargneux, effectuent de fréquentes visites.

Après cinq mois de pagaille judicieusement organisée, l'ordre vient de la direction, certainement rudement mise en demeure, de procéder d'urgence aux remontages. Ce n'est pas une petite affaire, et malgré des lenteurs calculées, sous la surveillance continue et soupçonneuse des Allemands, dix-huit jours après, le navire est en état d'appareiller. Entre temps, on a pris soin de débarquer clandestinement tout ce que l'on pouvait : outillage, vivres, matières consommables qui, par la suite, seront distribués à différents services des PTT.

Le 20 décembre 1943, la marine allemande prend possession du navire qui est envoyé à Marseille pour sa transformation en croiseur auxiliaire, après que le major Thole eut fait déposer et débarquer sa machine de pose. Sabordé au débarquement de Provence, il ne reprendra plus jamais la mer.

À Déolen, après le débarquement de Dieppe, on prend toutes dispositions pour mettre à l'abri, dans le centre de la France, les équipements les plus précieux. Ce mouvement sera effectué en août septembre 1943, avec les difficultés que l'on imagine, mais on a conservé, à l'insu des Allemands, l'appareillage nécessaire à l'exploitation en simplex des longs câbles, la totalité des batteries et les groupes électrogènes.

À La Seyne, on prend des mesures analogues plus tardives. Ce n'est qu'en juin 1944 que l'on transfère à Salernes, village du Var, le matériel que l'on peut transporter : câbleuses, appareils de mesures, outillages, documents, etc.

Après la percée d'Avranches, l'encerclement américain de Brest se resserre et, tout le mois d'août, les bombardements de jour et de nuit se succèdent. Le fort de Toulbroch, à six cents mètres de la station, est durement touché. Le 31 août, M. Bernard décide de quitter les bâtiments. À l'aube, en compagnie du personnel restant, il parvient à gagner les lignes et à contacter le commandement américain qu'il persuade de l'importance de la station et de la nécessité de l'épargner. À son retour, le 15 septembre, il retrouve tout intact à part les vitres brisées, des murs écornés et quelques tuiles éclatées. Il la remet rapidement en état de fonctionner et, en fin d'année, les câbles Brest-Dakar et Brest-Casablanca sont rétablis.

Le 15 août 1944, le débarquement en Provence, miraculeusement, ne 1 cause aucun dégât vital aux bâtiments de La Seyne, en particulier grâce au major Thole qui, au cours d'une ultime visite, avait donné l'ordre d'enlever les dix-huit têtes de torpille placées dans les caves. De quoi faire sauter toute l'usine et une partie de la ville.

En septembre, on ramène le matériel de Salernes et, dès novembre, on reprend les fabrications.

Rien de spectaculaire dans cette action continue, pas de mouvement organisé, seulement une volonté commune à tous : soustraire matériels et navires à la convoitise des Allemands et ne les aider en rien dans leurs opérations.

Georges Debru

J'ai entendu avec beaucoup d'intérêt les exposés qui ont été faits, parce que j'ai pour ainsi dire travaillé dans ces trois branches-là plus ou moins longtemps. Donc je peux apporter un témoignage et je vous garantis qu'il est sincère. Jusqu'à présent, le n'en avais jamais parlé parce que j'estimais que c'était du passé, et que j'avais fait ce que j'avais à faire.

Au mois de mai 1940, à partir de l'invasion, il y a eu une certaine perturbation dans les services postaux militaires. Les unités des compagnies se déplaçant sans cesse suivant les batailles, un certain nombre de sacs postaux ne sont jamais arrivés à destination. Or, en juin juillet, quand la situation s'est un peu calmée, tous les sacs postaux possibles et imaginables qui étaient destinés aux militaires en France ont été récupérés à la recette principale, rue du Louvre. Un service a été mis en place, auquel j'ai participé dès que j'ai été mis en congé de captivité, c'est-à-dire au début de septembre jusqu'au début décembre. Notre travail consistait à ouvrir les lettres (on n'employait pas la vapeur, mais des ouvre-lettres) pour essayer de retrouver l'adresse des expéditeurs qui ne l'avaient pas indiquée au dos de l'enveloppe. Ils étaient nombreux, d'autant plus qu'à cette époque, on disait aux gens : " Mettez le moins d'indications possibles, ça peut toujours tomber entre les mains des Allemands qui peuvent ainsi apprendre où se trouve, par exemple, telle ou telle personne, telle ou telle compagnie " (ceux qui, comme moi, ont été du côté de la ligne Maginot doivent se souvenir que, quand les haut-parleurs annonçaient que telle compagnie se trouvait devant eux, on se demandait d'où les renseignements pouvaient provenir).

Il y avait des lettres dramatiques, comiques, amoureuses, voire érotiques. Elles contenaient parfois des billets de cent sous ou des billets de dix francs. Tout était classé par lettre : nous avions des bordereaux où nous notions tout ce qui avait pu être extrait des lettres. Ce service fonctionnait très bien : la plupart des lettres dont on connaissait l'expéditeur ont été retournées dans la mesure du possible, les autres ont été conservées ; l'argent a été probablement rendu aux gens qui l'avaient expédié, mais à la fin de l'exécution de ce service, un certain nombre de lettres n'ont sans doute pas pu être acheminées. Qu'en est-il advenu ? Ont-elles été brûlées ? Sans doute, parce qu'on ne pouvait rien en faire (c'est ce qui se produit d'ailleurs au service des rebuts, même à l'heure actuelle ; au bout d'un certain temps, les lettres sont envoyées au pilon).

L'esprit postier était garanti par ce que l'on appelait l'Instruction générale (c'était un ensemble de textes qui servaient à diriger le service, à assurer sa bonne marche dans n'importe quelle matière, c'est-à-dire la poste, le télégraphe, le téléphone). Pendant cette période, l'Instruction générale a subi des accrocs, bien entendu, parce que quand on ouvre une lettre, qu'on essaie d'en prendre connaissance, qu'on fait des écoutes téléphoniques, l'Instruction générale se trouve enfreinte, le secret n'existe plus. Mais, de même que le cœur a ses raisons que la raison ignore, les postiers, à cette époque, avaient des raisons que l'Instruction générale ignorait. Il a bien fallu, ne serait-ce que par patriotisme, par esprit de résistance, savoir ce qui se disait dans certaines lettres, ce qui se disait au téléphone.

Certains contrôleurs ont fait partie de la Résistance, mais de façon extrêmement discrète, et il s'est passé des choses au central télégraphique qu'on n'a jamais su et qu'on ne saura sans doute jamais, car beaucoup de témoins sont morts. Les employés avaient reçu, de certains contrôleurs, la consigne très stricte de recevoir et de transmettre des télégrammes sans chercher à connaître la signification du texte et sans chercher à retarder les correspondances qui leur étaient données. Il existait certainement un service camouflé, sans doute au service officiel. Le service officiel à Paris-central, qui a existé de tout temps, est le service par lequel passaient toutes les communications au sujet des affaires étrangères, donc des diplomates, des militaires, et tous les télégrammes concernant la diplomatie ou l'action de la défense nationale (même le service du ministère de l'Intérieur passait au service officiel). Il existait des télégrammes en clair et des télégrammes chiffrés. Le service était certainement clandestin puisque Pruvost qui a été l'un des chefs de la Résistance, a sans doute ignoré son existence sinon il ne m'aurait pas contacté, au cours de l'hiver 1942-1943, par l'intermédiaire de l'un de mes amis, il serait allé directement à ce service là. Que se passait-il ? Nous n'en avons jamais rien su. Il y a eu certainement des choses qui se sont faites avec l'accord du gouvernement de vichy, puisque c'était en zone libre, ou celui des Allemands, ou même peut-être avec certains réseaux de Résistance. Il serait bon d'entreprendre une étude sur ce sujet.

Revenons maintenant à ce que disait tout à l'heure M. Fleury au sujet des services radio. J'ai revu, justement à cette époque, mon camarade Rotor, du central télégraphique, que j'avais connu avant la guerre. Il était " pianiste " permanent, c'est-à-dire qu'il faisait des émissions radio vers Londres, et il avait (c'était en 1943) certainement un de ces appareils nouveaux, dont M. Poujol nous a parlé, dissimulé dans une petite malette. Un jour, devant la gare Montparnasse, cette malette s'est ouverte tout d'un coup, et tout est tombé par terre. Il m'a dit : " Si tu avais vu comment les gens autour de moi se sont carapatés, heureusement qu'il n'y avait pas d'Allemands " .

Botot m'a dit : " Toi qui as fait du morse, pourrais-tu m'aider ?

Moi je veux bien, maintenant on est dans le bain, allons-y.

Où peut-on trouver une planque ?

- Viens chez moi, j'habite à Meudon " .

Il est venu chez moi, mais nous avons pris des précautions, car il pouvait avoir été suivi. Quand il arrivait à la gare, je me trouvais à l'extrémité de la place. Je lui avais dit : " Tu tourneras à droite, puis tu iras tout droit, s'il n'y a rien, je te rejoins " . En fait, il n'a jamais été suivi. Il est venu trois ou quatre fois, pas plus ; c'était au mois d'octobre 1943, je retiens cette date-là car, à la suite dur: deuil familial, je me suis retrouvé tout seul à la maison ; ma fille était chez mes beaux-parents, donc je n'avais rien à craindre. Nous avons installé un appareil et nous avons transmis. Je n'ai pas fait beaucoup de 'piano " puisque c'était lui le principal opérateur avec Londres. La dernière fois qu'il est venu chez moi, il m'a dit : " Écoute, voilà, maintenant il faut changer de plan, parce que tu sais que la radio est chronométrée, on risquerait d'être repérés " . Je lui ai trouvé une autre planque à Meudon. Je lui avais donné rendez-vous, et je l'ai attendu au train, il n'était pas là; au deuxième il n'était pas là, au troisième il n'était pas là, et le lendemain, quand j'ai contacté M. Raynaud qui était au central, je lui ai dit : " Dites donc hier fa:tendais la visite de Botot, pourquoi n'est-il pas venu ? " et il m'a répondu : Botot a été arrêté chez lui " . Je crois qu'il y a eu de sa part un peu d'imprudence, parce que chez lui, il y avait des cartes d'alimentation, des cartes d'identité, des laissez-passer, le tout en blanc. Il avait une activité très intense, et je crois que parfois, il n'a pas toujours observé les règles de prudence. L'automne 1943 (je crois que ni M. Poujol ni M. Fleury ne me démentiront) a été une époque catastrophique pour le service radio avec l'Angleterre.

Jacques Delarue

Le problème que M. Poujol soulève est en fait celui de l'accès à une source pratiquement inexploitée sur toutes sortes de secrets de l'Occupation. Et votre remarque à propos des dénonciations est parfaitement exacte. Je connais personnellement depuis longtemps l'existence de ce service qui, à mon avis, a été simplement un appendice secret du service de la censure. Il n'était, je crois, ni entre les mains des postiers, ni entre les mains des policiers, mais bien entre celles des militaires, et cela dès sa création en 1939. On avait alors établi une censure, comme toujours au cours des conflits. Très rapidement, cela va dégénérer en une sorte de cabinet noir, ainsi qu'on l'appelait sous le second Empire.

Donc, il y a deux aspects tout à fait précis, et ces deux aspects je les connais, car j'étais fonctionnaire de police jusqu'en 1978. Après la guerre, j'ai travaillé pendant de longues années sur la liquidation des séquelles de l' Occupation. Il existe toujours dans les archives des centaines de dossiers dans lesquels il y a des interceptions postales, c'est-à-dire des transcriptions j de lettres, sur papier pelure rose avec un cachet " Secret " , sans indications d'origine. Parfois, on mentionne qu'il s'agit d'une interception postale. Et curieusement ce service travaille uniquement au bénéfice du gouvernement de Vichy, car on surveille la correspondance des opposants potentiels (par exemple dans les camps d'internement). On surveille bien sûr avec une censure ouverte la correspondance des internés dont on retient parfois carrément des lettres, pàr exemple les réfugiés politiques allemands qui sont internés et dont le plus grand nombre va être ensuite livré aux nazis. Une partie de leur courrier n'est jamais sortie du camp et elle se trouve toujours actuellement dans un certain nombre de dossiers.

Et puis on surveille aussi le courrier du personnel du camp, parce que le problème du loyalisme des fonctionnaires est une préoccupation très importante pour Vichy. Il y a, d'une part, le sondage d'opinion qui vient compléter les sondages que font les Renseignements généraux et les préfets dans leurs rapports mensuels (les préfets accordent toujours une place importante à l'opinion publique, et leurs rapports sont basés, en grande partie, sur des rapports des R. G.). Il y a donc un recoupement très direct avec les interceptions postales et avec les écoutes téléphoniques qui sont également très actives. Mais, il y a aussi la mise en observation personnelle, par des opérations ponctuelles, d'un certain nombre de gens. À Vichy, où il me semble que ce service de censure clandestin a été le plus actif on surveille aussi les Allemands qui sont là. Par exemple, on intercepte une partie des correspondances de l'ambassadeur allemand auprès de Vichy, on surveille ses communications téléphoniques, les visites qu'il reçoit. L'agence allemande D.N.B., l'agence d'informations de presse qui camoufle une partie des gens de l'Abwehr, voire de la Gestapo, est également très surveillée. Il y a là-dessus des notes, appelées des blancs des R. G., c'est-à-dire des notes sur papier sans aucune mention d'origine ni de destinataire qui, au jour le jour, font souvent le point des visites que ces gens-là reçoivent. Les anciens membres de la cagoule, qui grouillent à Vichy, sont également surveillés. Par exemple des gens dangereux comme Filliol ou Tenaille voient la plupart de leur courrier ouvert, leurs déplacements surveillés.

Et puis il y a le chapitre des fonctionnaires qui amène également des interceptions postales pour vérifier leur loyalisme à l'égard du gouvernement de Vichy. Nous parlions tout à l'heure du courrier de ce gendarme. Les plus surveillés sont les gendarmes et les fonctionnaires de police. Au début de 1942, peu après le retour de Laval au pouvoir, on met au point - à la direction du service du personnel de la police nationale à Vichy - une formule d'arrêté de révocation tout à fait spéciale car elle n'indique à aucun moment le motif de la révocation. On vise simplement des articles de textes antérieurs, mais il n'y a aucune allusion à un fait précis reproché au fonctionnaire que l'on révoque, tout simplement parce qu'on ne veut pas dévoiler l'origine de l'information. C'est ou bien une conversation téléphonique qui est écoutée, ou bien du courrier qui est ouvert, et le fonctionnaire est soudain révoqué, sans qu'on lui indique à aucun moment pourquoi. Cela va déboucher, dans le courant de 1942, sur la circulaire numéro 224 qui prescrit aux préfets régionaux et aux intendants de police de prendre toutes mesures utiles pour que les fonctionnaires de police qui sont licenciés (on n'emploie pas le mot " révoqué " , mais licencié " par l'administration) soient immédiatement désignés et mis à la disposition du S.T.O. Et il y a cette phrase finale : " Vous assurerez leur départ immédiat " . De cette façon, on se débarrasse de ces gens dont le loyalisme est douteux, qui mettent en cause le gouvernement lui-même, ou des membres du gouvernement, ou la politique de collaboration.

Mais j'ajoute tout de suite qu'on surveille tout autant les ultra de la collaboration. Vous faisiez allusion aux chefs du P.P.F.... Cela va se poursuivre pratiquement jusqu'à l'arrivée de Darlan au pouvoir. Les choses vont devenir alors moins faciles. Ce service étant entre les mains des militaires, il est bien difficile de dire ce qu'il est devenu après. Vous disiez tout à l'heure qu'on prélève parfois des lettres, qu'on prend des lettres déchirantes qui n'ont pas d'intérêt politique. Si, elles ont un intérêt politique, car elles font partie de cette espèce de sondage permanent de l'opinion publique auquel Vichy tient beaucoup. Je crois, Monsieur, que vous avez levé une source très importante pour la connaissance générale de l'Occupation, des mécanismes intérieurs de Vichy et de l'opinion publique.

J'ajoute, M. Poujol, que les chiffres que vous avez révélés m'ont tout de même stupéfié car je ne pensais pas que cela atteignait cette importance. Cela signifie qu'il y avait donc une quantité fantastique de gens qui se livraient à ce travail absolument secret.

M. Fleury, il y a un sujet que vous n'avez pas abordé, sinon très discrètement, c'est celui de l'entrée en zone non occupée de détachements allemands de détection radio qui étaient composés à la fois de membres de l'Abwehr, de membres de la Gestapo, et de gens de l' O.R.P.O., la police d'ordre. Les plus importants étaient ceux de l'Abwehr car c'étaient des spécialistes, et le plus grand spécialiste allemand, Kopkov, s'était déplacé de Berlin pour cette entrée clandestine en zone non occupée. Clandestine, mais avec la bénédiction et avec l'aide du gouvernement de Vichy qui avait fait établir pour tous ces gens-là de fausses cartes d'identité française sous des noms d'emprunt, des faux permis de conduire et des fausses cartes grises pour leur véhicule. Quatre détachements se sont installés à Lyon, à Marseille, à Montpellier, à Pau et, entre leur arrivée à la fin de l'été 1942 et l'invasion de la zone sud, ils ont fait des dégâts absolument considérables qui se traduisent d'ailleurs, dans votre statistique, et qui ne seront pas sans influence sur les célèbres et dramatiques arrestations de Caluire, en 1943, c'est-à-dire celles de Jean Moulin et de son groupe. Mais il y a l'autre aspect : dans ces arrestations massives, on a évoqué un nom tout à l'heure, on pourrait citer celui de Multon qui est retourné par la Gestapo de Marseille. Le grand souci des Allemands, quand ils saisissaient un radio, c'était d'essayer de l'amener à continuer à trafiquer avec Londres de façon à dissimuler la vague d'arrestations, à obtenir des renseignements, à connaître les futurs points de parachutage, etc. Je me garderai de porter un jugement moral, bien entendu, parce que nous connaissons trop ce qu'ont été les méthodes de la Gestapo, mais je crois qu'il y avait des signes prévus, à savoir une faute que le radio devait faire dans son message et, si la faute n'était pas faite, on savait qu'il travaillait sous la surveillance allemande. Ceux qui acceptent de travailler et qui omettent délibérément de faire jouer cette clause vont tromper les destinataires et cela va avoir des conséquences dramatiques. À Londres, au contraire, on va parfois feindre d'ignorer que le radio continue à trafiquer, mais sous le contrôle allemand, de façon à intoxiquer l'adversaire et cela va avoir aussi des conséquences parfois extrêmement dramatiques. On va même continuer parfois à parachuter des gens pour que les Allemands ignorent qu'on est au courant. Là-dessus, peut-être, pourriez-vous donner des précisions.

Gaston Letellier

Pendant l'Occupation, j'étais ingénieur à la D.R.C. T. (Direction des Recherches et du Contrôle Technique). À la communication intéressante de M. Fleury sur la radio clandestine, permettez-moi d'apporter la précision suivante: le réseau C.N.D. mené par le colonel Rémy était en liaison directe et étroite avec le réseau E.M. PTT, et cela par l'intermédiaire de Simone Michel-Lévy, rédacteur à la D. R. C. T., et responsable elle-même de la radio à E.M. PTT. Sous le nom de " Mlle Flaubert " , Simone Michel-Lévy se rendit plusieurs fois en Normandie, au cours de l'année 1942, pour y installer des postes émetteurs qui furent exploités par deux opérateurs radio (Courteaud, dit Jacquot, et Coly). Sur dénonciation d'un dénommé Tilden, Simone fut arrêtée par la Gestapo le 5 novembre 1943, et pendue au camp de Flossenbourg. Quant aux deux opérateurs, ils furent arrêtés en même temps que Simone. Mais, comme elle, malgré les souffrances endurées, ils n'ont livré aucun nom.

Comme l'a dit M. Fleury, Ernest Pruvost, chef de Résistance PTT, a donc pu s'évader en ne reparaissant pas au ministère, et après m'avoir téléphoné, dès le matin du 6 novembre 1943, pour que je rassemble tous les papiers concernant les postes émetteurs, les listes, les adresses et même de l'argent, qui étaient dans le bureau de Simone, voisin du mien au 2e étage du 14 nie Bertrand. J'ai remis ensuite tous ces documents à un autre grand résistant qui hélas n'est plus parmi nous, Edmond Debeaumarchais, que j'ai revu souvent ensuite au Cabinet du ministre Eugène Thomas.

Jean Fleury

Nous avons évité les nombreuses arrestations dont les réseaux anglais ont été victimes parce que, dès le début, nous avons dissocié la réception de rémission. Il fallait isoler l'émission - très dangereuse parce qu'elle était détectée rapidement par la radiogoniométrie allemande - de la réception qui ne l'était pas. Le radio d'émission envoyait des messages codés à des heures précises. Avec son poste émetteur-récepteur, il ne recevait de Londres que des indications relatives à son émission. Londres confirmait la prise de contact, plus ou moins bien audible, avec la mention par exemple " reçu 2/5 " = mauvais, ou bien " reçu 5/5 " = très bon. C'est à ces courts contacts que se limitaient les échanges entre la Centrale de Londres et le radio clandestin d'émission. Par contre les accusés de réception des télégrammes reçus par Londres, les messages envoyés par Londres - instructions, renseignements, etc. - étaient uniquement reçus par nos services sur des postes récepteurs. C'est ce que l'on appelait des opérations de " broadcasting " . Londres envoyait des messages " en l'air " , à n'importe quel moment, sans prendre contact, avec des appareils puissants. Bien entendu, ces messages étaient codés, chaque groupe de cinq lettres était répété deux fois. L'écoute se faisait vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Les Anglais au contraire ont toujours insisté sur l'idée (c'est une idée de temps de guerre) d'envoyer en mission un officier accompagné d'un radio. Cet officier reçoit par radio un ordre de mission précis et ensuite il charge son radio de répondre. Le radio fait à la fois une émission et une réception. Et ensuite la mission est terminée. C'est très attrayant d'avoir un radio qui fait tout et qui même au besoin chiffre. Et, bien que le radio soit capable de chiffrer, c'est la pire des choses qu'il connaisse le contenu des télégrammes qu'il passe. Il ne doit connaître que le chiffre de son service et ne passer que des télégrammes tous codés dont il ne connaît pas la signification. D'autre part il ne doit pas être à la fois émission et réception : s'il reçoit par hasard l'ordre de recevoir un message , il doit arrêter d'émettre pour éviter que les Allemands - en se substituant à Londres - puissent " nouer " les deux opérations.

Les Anglais ont souvent été victimes de ce genre d'opération qui permettait d'engager une sorte de dialogue par radio. Et on se demande si, dans certains cas, ce n'était pas volontaire, pour " intoxiquer " l'adversaire, car les Anglais ont toujours été préoccupés de leurs manœuvres d'intoxication, au point que quelquefois, il y sacrifiaient des missions afin de faire croire au Commandement allemand des choses qu'ils souhaitaient leur faire croire. Quant à nous, nous ne l'avons jamais fait. Nous n'en avions d'ailleurs pas les moyens.

Je voudrais maintenant vous répondre au sujet de l'affaire Tilden. Effectivement la C.N.D. (Confrérie Notre-Dame) a été victime de deux graves affaires d'arrestations de radios. Pour la première, le radio a été arrêté dans des conditions invraisemblables par radiogoniométrie. II ne s'est pas défendu, il a continué à émettre alors que les voitures de radiogoniométrie marchaient sur lui. On pense qu'il a parlé, mais ensuite, dans ses mémoires, Rémy écrit qu'il regrette d'avoir dit cela et que peut-être cela a été différent. En tous cas, il a résisté pendant un certain temps. Je sais que je voyais Rémy à ce moment-là et qu'il m'avait donné un rendez-vous avec ce radio à qui je devais fournir des quartz qui venaient de la S.F.R. J'ai raté ce rendez-vous, Dieu merci !

Il y eut ensuite l'affaire Tilden. Il fut un véritable traître : il a donné tous les gens d'un seul coup. Parmi ceux qui ont été arrêtés, on distinguait toujours ceux qui avaient peur de la mort et ceux qui succombaient aux tortures. L'homme qui avait peur de la mort parlait tout de suite et c'était dramatique. Au contraire, l'homme qui succombait aux tortures mettait un certain temps pour le faire et cela donnait du temps pour prendre les mesures nécessaires - prévenir les membres du réseau, condamner les boîtes aux lettres connues de celui qui était arrêté, etc. Nous disions à nos radios : " Vous pouvez être arrêtés, nul ne peut répondre de ce qu'il dira sous la torture. Tâchez de tenir trois jours " .

Gaston Letellier

S'il est exact de dire qu'il n'y a pas eu de résistance de l'Administration proprement dite, au sens strictement officiel et hiérarchique, il y a eu une résistance dans l'administration de la part de nombreux agents de tous grades. Il faut donc être très prudent dans l'interprétation des chiffres évoqués à un autre groupe et indiquant le pourcentage de résistants selon les catégories de personnel. Cela est très délicat parce que, à partir d'un certain grade où l'on côtoyait les autorités allemandes, le concours pour la Résistance pouvait être d'autant plus efficace qu'on pouvait recueillir des renseignements précieux. Par exemple, un chef pouvait ainsi signer des ordres de mission en envoyant de préférence en zone côtière des agents participant effectivement à la Résistance, comme Simone Michel-Lévy.

En résumé, il n'y a pas eu de résistance de l'Administration proprement dite, mais il y a eu largement et profondément une résistance dans l'Administration.

Jean-Pierre Rioux

Je voudrais poser à mon tour une question à M. Fleury. J'ai été très sensible à ces chiffres atroces sur les pertes des opérateurs et sur le rétablissement, si l'on ose dire, à 15 % en fin de période à partir du second semestre 1943. Peut-être votre démonstration serait-elle plus parlante si vous pouviez nous donner quelques chiffres absolus. Parce que 72 ou 80 %, si ça joue sur une dizaine d'individus, ou si les 15% jouent sur plusieurs centaines, je ne sais pas, c'est évidemment un tout autre problème, et une toute autre efficacité d'ailleurs à l'actif d'Electre, bien sûr. J'aimerais aussi que vous puissiez nous détailler peut-être un peu mieux la sociologie d'Electre. Est-ce possible dans l'état de vos sources, de vos connaissances ?

Jean Fleury

Electre était un réseau minuscule qui comprenait seulement des amis. Je le dirigeais avec deux camarades, ma femme, trois radios, et c'est tout. Et c'est peut-être grâce à cela que nous avons survécu. Nous travaillions avec un réseau de boîtes aux lettres. Je voyais les chefs de réseaux, nous prenions les télégrammes dans les boîtes aux lettres et nous les transmettions. Nous recevions les réponses la nuit par " broadcast " , on les remettait dans d'autres boîtes aux lettres qui fonctionnaient dans l'autre sens.

Mes deux camarades étaient André Amar et Jacques Tayar. André Amar a été arrêté tout à fait par hasard en avril 1943. Il a été convaincu de faire de la radio clandestine. Interrogé durement, mais sans rigueur excessive, il n'a pas dit un mot. Il fut déporté dans des camps de concentration en Allemagne. Il est revenu à la Libération. Le réseau n'en a absolument pas souffert. Jacques Tayar était aussi un homme très jeune. Il avait 22 ans à cette époque et sortait de Sciences-Po. Il était d'une intelligence merveilleuse. C'était un diplomate né et il a mené Electre quand j'ai dû m'en absenter à plusieurs reprises. Étant à Londres, j'avais grande confiance en son talent de diplomate et j'avais pensé qu'il pourrait aider à régler les affaires indochinoises, car il avait un peu vécu en Indochine. Je voulais le faire venir à Londres pour le faire parachuter en Indochine. Malheureusement l'opération qui l'amenait en Angleterre a été réalisée une terrible nuit où un brouillard affreux est tombé sur toute l'Angleterre. Cette nuit-là, les Anglais ont perdu un grand nombre de bombardiers qui rentraient dAlle magne, et beaucoup de résistants qui arrivaient en Angleterre. Jacques rayai est mort dans cette opération. Le réseau a continué longtemps sans aune perte, jusqu'au jour où un agent allemand l'a pénétré, par manque de perspicacité du patron de l'époque, qui avait engagé cet agent et l'avait laissé s'occuper des radios, alors qu'il aurait dû le cantonner dans un seul service. Lui aussi a succombé à l'affaire. Gravement blessé au cours de l'interrogatoire, il a été hospitalisé et, bien que blessé, il a réussi à s'évader. Son voisin de lit à l'hôpital était le colonel Fourcaud, célèbre résistant.

Le colonel Fourcaud s'était déjà fait parachuter en 1940 et il n'a cessé de prendre des missions extraordinaires. Là, il venait de terminer une mission. Il avait été abattu à coups de revolver par un officier allemand, tirer d'élite, qui lui avait placé deux balles dans la tête. Cet officier allemand est venu le voir en prison et lui a demandé comment il se portait. Il lui a répondu : " Je vous demande une seule chose, je souffre tellement que je volt demande une troisième balle " . L'officier en question lui a répondu: " Non, je vous mettrai à l'hôpital " . Ce qu'il fit. À l'hôpital, Fourcaud se retrouva côté de Jacques Renal, alors chef d'Electre. Ils se disent " Qu'est-ce qu'a fait ? - Naturellement, on s'évade " . Ils ont creusé un trou entre leurs deux lits. Je ne décrirai pas toute l'opération, mais ils ont réussi leur évasion et l'un et l'autre ont rejoint Londres.

Les chiffres des pertes que j'ai citées ne concernent pas Electre, mais la transmissions de l'Action. De même que les courbes établies concernent uniquement le trafic des transmissions de l'Action. Pour avoir une vue complète des transmissions clandestines de la Résistance, il faudrait ajouter à cela les transmissions des renseignements, les transmissions du réseau Alliance - qui était un réseau différent -, les transmissions des réseaux purement anglais. On aurait alors une vue probablement très différente. On voit sur le diagramme que les télégrammes des réseaux Action ont subi immédiatement et d'une manière directe l'influence d'Electre et bénéficié de l'expérience qu'Electre avait acquise, et surtout de l'accueil magnifique que les spécialistes de S.O.E. ont fait à Jean Roy, le garçon que j'ai envoyé en avril 1943 à Londres.

Peut-on tirer de cela un enseignement ? Naturellement il y a très peu d'enseignements à tirer d'une guerre qui date de quarante ans. On a bien l'idée que les moyens techniques que l'on mettrait en jeu dans une guerre future, si elle n'était pas nucléaire, seraient tout à fait différents des moyens qu'on employait alors. Mais cela prouve une chose plus générale, qui est que l'indifférence des états-majors pour l'expérience qu'on acquiert au contact* l'ennemi est toujours condamnable. Nous en avons là un exemple. À l'expérience acquise par Electre, vantée par moi au mois de février 1943 auprès de l'Intelligence Service, on a opposé le mépris le plus absolu. Et Electre a du continuer à fonctionner par ses propres moyens. Par contre, l'acceptation et tamise en application immédiate par S. O.E. des méthodes d'Electre - que Jean Roy a apportées à Londres et qu'il a su imposer avec ses connaissances techniques, son sens de l'organisation et sa ténacité - ont donné les résultats établis sur le diagramme.

Les renseignements chiffrés que j'ai donnés ont été puisés dans Le Combat des Ondes, livre écrit par l'homme à qui j'avais confié ma succession en septembre 1943 quand j'ai gagné Londres définitivement. Ce qui s'est alors passé est assez singulier. Lorsque j'ai vu arriver en France les plans de Jean Roy et que je les ai fait mettre en application, j'ai été convaincu de leur valeur car ils représentaient tout à fait l'expérience que j'avais acquise. Je me suis dit alors que j'allais rester deux mois en France, le temps de les généraliser, et qu'il serait ensuite inutile que je reste en France. J'ai alors pris comme successeur - comme inspecteur national des transmissions de l'Action - un de mes amis qui s'appelait Tibor Revesz-Long, médecin hongrois qui parlait parfaitement le français et qui ne connaissait rien à la radio, parce que je préférais prendre quelqu'un qui ne mette pas en cause, sous des prétextes technologiques, ce qui avait été décidé une fois pour toutes (je pratiquais ces choses avec assurance). Il a été merveilleux, il a été un inspecteur formidable. Ceci dit, comme il y avait eu une chute des transmissions de l'Action - avant mon intervention dans cette affaire - il fallait liquider ces réseaux. C'était assez difficile parce qu'on risquait d'y rencontrer des traîtres. Avec Tibor Revesz-Long, nous avons décidé alors de prendre l'affaire en double, c'est-à-dire que nous avons, vis-à-vis de tout le monde, été le même personnage: il s'appelait Latin 2 et je m'appelais Latin 1. Je me suis alors tourné vers les radios douteux à récupérer et je me compromettais vis-à-vis des traîtres - mais j'étais destiné à partir. Ainsi Latin 2, qui devait rester en France, n'était pas démasqué. Nos aspects physiques étaient complètement différents : j'étais brun et de taille moyenne, Tibor était blond, très grand, d'une corpulence importante. Tout s'est bien passé. J'étais compromis, certes, mais je n'ai pas été dénoncé assez vite et je suis parti pour Londres fin septembre. Mon départ de France n'était pas prématuré. Ma femme a été arrêtée quinze jours après, mais elle a pu sortir de la geôle des Allemands, après quatre mois, après avoir été menacée qu'on torture devant elle notre bébé de six mois. Elle a gagné Londres. Elle a eu là des difficultés avec les gens de l'Intelligence Service qui l'interrogeaient et lui demandaient de décrire son mari " Latin " . Elle décrivait Latin 1 et l'I.S. avait la description

de Latin 2.

Ce livre, Le Combat des Ondes, a donc été écrit par Tibor Revesz-Long qui a été pendant un an le chef l'inspecteur des transmissions de l'Action. Il est consacré aux radios qui ont succombé. C'est plutôt un martyrologue. On y trouve les noms de ceux dont j'ai donné les chiffres.

Sabotages de câbles dans le Calvados (1940-1944)

Jeanne Grall

Je me propose d'évoquer quelques exemples de sabotages de câbles dans un département qui devait s'illustrer dans les combats de toutes sortes menés contre le Mur de l'Atlantique. J'avoue qu'il n'a pas été facile de cerner l'action des PTT dans le Calvados tant il est vrai que cette action se fit le plus souvent au profit des formations nationales ou régionales de la Résistance, mais il est aussi évident que, si tous les sabotages n'ont pas été effectués par des agents des PTT, ils ont presque chaque fois bénéficié du concours de l'administration (reconnaissance et renseignements).

En retraçant très brièvement l'histoire de l'Occupation et de la Libération dans le Calvados, je citerai quelques-uns de ces attentats matériels parfois mal définis dans les documents que j'ai pu consulter. Cela suffira, je pense, à démontrer l'importance du rôle des PTT dans cette région. Il me paraît souhaitable de remonter au début de l'invasion dans un département soumis aux exigences du vainqueur et de rappeler les difficultés que doivent, dès ce moment, connaître les habitants.

Le chômage atteint nombre de professions. Faute de charbon, les usines ne fonctionnent que partiellement. La circulation est réduite : 5% seulement des voitures de tourisme du temps de paix sont autorisées à rouler. C'est dans ce fond de gêne et de contraintes difficilement supportables qu'il convient d'évoquer l'important problème des télécommunications. Le service télégraphique, complètement suspendu à l'arrivée des Allemands, va reprendre partiellement. Le téléphone, libre seulement à l'intérieur des quatorze centres de groupement du département va également s'améliorer. Mais il est essentiel de souligner que le grand nombre de circuits occupés par les formations militaires allemandes ne permettra qu'un trafic réduit du tiers de la normale. Favorisés par une opinion de plus en plus hostile à l'occupant, les premiers éléments de résistance apparaîtront. Déjà, les émissions anglaises sont très écoutées. De Gaulle et la Grande-Bretagne sont l'objet de bien des espoirs. Bientôt des tracts incitent à la révolte, des affiches injurieuses pour l'Allemane apparaissent sur les murs, et l'on commence à signaler, en différents points du département, les sabotages de câble dans le Bocage normand et la Suisse normande où ne tarderont pas à s'implanter des formations résistantes dont celles qui s'attacheront à l'action PTT.

C'est ainsi que, dès le 25 novembre 1940, une coupure de câble téléphonique à Condé-sur-Noireau entraîne un service de garde de voies pendant trois jours. Il est à souligner que la police française dans cette région, à cette époque, essaie d'égarer les soupçons, indiquant que ces actes pourraient être les faits de femmes aux mœurs légères accompagnant des militaires allemands ivres au moment de l'attentat. Mais, le 28 novembre, dans cette même commune, des câbles sont à nouveau sectionnés. Des perquisitions sont alors effectuées dans tous les domiciles avoisinant l'endroit où les fils ont été coupés. Décidé lui aussi à égarer les soupçons, le maire se dit convaincu que ce second sectionnement a été commis par une femme de mauvaise vie voulant se venger d'un contrôle sanitaire. Mais de nouveaux attentats sont perpétrés dans le Bocage, à St-Martin-des-Besaces. À Lisieux, des lignes sont également coupées. Il faut signaler qu'en ce mois de novembre, sur le câble téléphonique Caen-Rouen disposant de cent cinquante circuits, pas un circuit n'est laissé par l'autorité d'Occupation pour les communications civiles. Le 21 décembre, Condésur-Noireau se signale à nouveau par des sabotages opérés sur des câbles. Quelques mois plus tard, les habitants de la commune assureront la septième garde ordonnée par l'occupant. Les enquêtes n'auront donné aucun résultat.

Dans tous les pays, les signes de mécontentement sont de plus en plus vifs. Les émissions anglaises sont fidèlement écoutées mais, alors que s'aggravent les réquisitions et les mesures de répression, la collaboration va prendre pied dans le département, ajoutant encore aux inquiétudes et aux préoccupations. Les menaces se font plus précises, mais le danger ne ralentit pas l'action de ceux qui sont résolus à lutter contre l'occupant de toutes leurs forces. C'est ainsi que, dans le Bocage, les lignes téléphoniques sont régulièrement sabotées par une Résistance qui s'apparentera aux francs-tireurs partisans. À Falaise aussi, on apprend que des fils téléphoniques ont été coupés. Une enquête menée par la Feldkommandantur et par la police française, qui semble s'être évertuée à égarer une fois encore les soupçons, ne donne aucun résultat.

Dans le courant du mois d'août 1941, des coupures de câble sont toujours opérées dans la région de Vire. Elles sont parfois l'œuvre de particuliers. Ainsi, à Campagnolles, un ouvrier pris sur le fait, est arrêté par les autorités allemandes et encourt les peines les plus sévères. À la suite de nombreux attentats de la sorte dans la région de Vire, les services de garde se multiplient. Mais les responsables français de la sécurité s'efforcent le plus souvent de mettre les dégâts sur le compte de ruptures accidentelles. Le Pays d'Auge semble être aussi le lieu privilégié des saboteurs qui, dans une région richement boisée, trouvent des facilités. À Brucourt entre autres, un appareil de jonction de câbles est dévissé et la population astreinte à un service de garde et menacée d'évacuation complète dans un délai de quarante-huit heures.

Les mêmes menaces pèsent sur les communes de Criqueville-en-Auge, Mesnil-Simon, Branville et Vauville. Le mois suivant, d'autres service de garde seront mis en place dans une région si propice à ces attentats et où les groupes émanant du Front National sont très actifs. À Douville, un câble téléphonique est déverrouillé. Entre Branville, Clanville et Criqueville, un triple sabotage de câbles est signalé par les services d'espionnage allemands. Le 15 octobre, près de Caen, c'est une rupture de câble en plusieurs endroits que découvrent les Allemands. La commune toute proche de Venoix devra elle aussi supporter un service de garde. Dans le Bocage, les lignes téléphoniques allemandes continuent à être régulièrement sabotées par les membres du Front National de la région de Vire agissant sous le commandement de Fouanaud, alias Isidore.

Il est intéressant de constater qu'à cette époque, les câbles téléphoniques du littoral, tel celui qui relie Villers-sur-Mer au Mont-Canisy et celui qui se situe entre Riva-Bella et Merville, à l'ouest de Deauville, font l'objet d'une surveillance des plus attentives de la part des services d'espionnage allemands. Cependant, en dépit des représailles, les attentats se multiplient. Sur la route de Falaise à Argentan, un nouveau sabotage de câbles est découvert par les services allemands : 24 fils ont été coupés et, comme cela s'est déjà produit, les habitants, n'ayant - semble-t-il - aucun lien avec une résistance organisée, prennent eux-mêmes des risques. Ainsi, à Ste-Croix-sur-Mer, dans la région de Bayeux, un ouvrier agricole qui a sectionné un câble téléphonique de défenses côtières est dénoncé. La cour martiale le condamnera à la peine de mort, puis cette peine sera commuée en déportation en Allemagne. Il ne sera libéré que le 26 mars 1945. À Condé-sur-Noireau, où les reprises des services de garde sont nombreuses, les choses s'aggravent et la Feldkommandantur annonce au maire de la commune que désormais il sera tenu pour responsable des déprédations.

Les régions de Pont-l'Evêque et de Vire subissent de leur côté une très vive répression puisque, à la suite de très fréquents sabotages commis au cours du troisième trimestre 1941, une vingtaine de militants dits communistes sont arrêtés. Ces quelques exemples relevés au cours de l'année 1941 nous permettent de souligner la coordination du Calvados et de la Manche représentés entre autres, l'un par Henri Le Veillé, l'autre par Marcel Riche.

La constitution d'un réseau de renseignements s'attachant à l'implantation des unités allemandes dans toute la région sera une initiative des plus efficaces. C'est le moment d'évoquer une grande figure de la Résistance, Mme Vion, directrice de la maternité de Bénouville, près de Caen. Dès juillet 1940, cette femme admirable avait recueilli un prisonnier évadé de St-Lô et l'avait employé comme chauffeur de l'établissement. Sous sa direction, la maternité recueillait prisonniers évadés et parachutistes alliés et devint un haut lieu de la Résistance de la région. Des contacts avec Le Veillé permettront à Mme Vion de s'assurer le précieux concours de plusieurs postiers. À cette époque, s'est créée à Paris la Résistance Action-PTT avec comme promoteurs Maurice Horvais, Simone Michel-Lévy, Ernest Pruvost. Des liens constants entre Paris, le Calvados et la Manche assureront une efficacité d'autant plus grande que des contacts seront pris avec d'autres mouvements de la Résistance, tel l'O.C.M., représenté par Girard-Noreau, et les maquis locaux. Mais 1942 s'ouvre sous d'inquiétants auspices : Laval ne craint pas d'affirmer qu'il souhaite la victoire de l'Allemagne et laisse ainsi redouter l'importance de la collaboration que l'Allemagne peut espérer. Sur le littoral où s'édifiera le Mur de l'Atlantique, les dispositifs de cantonnement se resserrent. La Résistance qui, après le raid sur Dieppe, comprend toute l'importance de sa mission, intensifie son action en dépit d'une répression implacable que favorisent les délations. Des déraillements de trains de permissionnaires allemands près de Noult-Argences entraînent les plus dures représailles et une surveillance accrue multiplie les risques.

Dès le début de l'année, des câbles de la Wehrmacht ont été sabotés dans la région de Honfleur, les uns à l'ouest de la ville sur la route de Barneville à Cricquebaeuf, les autres sur la route Tourgeville-Saint-Arnoud à 3 km au sud de Deauville. À la suite de multiples attentats sur les voies de communication, seize postes de surveillance sont créés au cours du mois d'août par les autorités allemandes. Mais en dépit de ces importants moyens d'investigation, des câbles téléphoniques sont encore fréquemment sectionnés. La région de Vire est toujours très active dans ce domaine.

Au cours de l'automne 1942, à Giberville, près de Caen, l'O.C.M. forme un groupe de jeunes gens qui auront pour mission d'épier les travaux de pose des lignes téléphoniques allemandes. À la demande de responsables du mouvement, Harivel et Robineau, et sous la direction de l'abbé Le Royer, curé de Giberville, les passages vulnérables (voies de chemin de fer, petits cours d'eau) sont soigneusement repérés. En octobre de cette même année, le Pays d'Auge se signale par une activité résistante accrue et les sabotages de câbles sont de règle. Ainsi, entre Annebault et Glanville, dix fils sont coupés. Le même jour, un câble téléphonique de l'armée d'occupation est sectionné à Bourgeville et les habitants des trois communes doivent assurer un service de garde qui n'empêche pas un nouvel attentat sur la route Glanville-Beaumont. Près de Canon, un câble est coupé. C'est l'époque où les responsables de l'O.C.M., du réseau Alliance et autres organisations repèrent soigneusement les lignes de communication téléphoniques allemandes et en particulier celles que l'on installe sur les défenses côtières.

En cette fin d'année, une Résistance durement atteinte poursuit activement son action en toute cohésion. Dans un souci d'unification, les mouvements et réseaux recherchent la coordination nécessaire. En liaison avec la France Libre, une solide structuration est mise sur pied avec le mouvement de l'O.C.M., Libération Nord, l'O.R.À., le réseau polonais F2 et les autres organisations. Le Front National bénéficiant du soutien du parti communiste a, de son côté, effectué un recrutement très rapide en ralliant le plus grand nombre possible d'adhérents sans tenir compte de leur position politique d'avant-guerre. D'autre part, les réseaux britanniques ont su utiliser les agents de l'Intelligence Service implantés dès avant la guerre. Des détachements et missions ont été formés ou constitués dans les régions de Trouville, Lisieux et Falaise.

Au cours de l'année 1943, l'O.C.M. attache la plus grande importance au problème des câbles souterrains. Dès le début de l'année, dans les régions de Caen et de Bayeux, dans le Pays d'Auge, de graves sabotages sont signalés par les services d'espionnage allemands et des services de garde de câbles téléphoniques sont imposés aux populations. Le 14 mai, près d'Orbec, la résistance est très active. Plusieurs lignes importantes de communication sont coupées, et ces vagues d'attentats provoquent des réactions particulières. Ainsi, le 10 juillet, un habitant en état d'ivresse endommage une ligne près de Cabourg: il est aussitôt arrêté. De septembre à octobre 1943, dans le Pays d'Auge, le groupe de résistance de Livarot mène une activité incessante. Dans les sabotages qu'il effectue, les coupures de communication occupent la première place. Dans la première quinzaine d'octobre, la région connaît de nombreux attentats. Le 29 octobre, près de Fontaine-Henry, cinquante mètres sont enlevés. Dans le même temps, le département subit des bombardements et des mitraillages fréquents, les trains sont très souvent attaqués. Il peut être intéressant de souligner que les rapports établis à l'époque signalent de nombreux endommagements des lignes téléphoniques et télégraphiques de chaque côté des voies ferrées. Les moyens semblent parfois fournis de façon inattendue. Le 24 novembre, dans la région de Lisieux à Glos, sur la voie ferrée Paris-Cherbourg, trois rouleaux de cordons Bickfort sont découverts, de dix mètres environ chacun, ni enveloppés, ni déroulés. Ils ont été jetés d'un train.

Durant l'année 1944, la dangereuse activité des mouvements de collaboration se développe sous toutes les formes. Si le recrutement de la L.V.F. est presque nul dans le Calvados, l'À.N.P. multiplie ses conférences de propagande et ses films, bravant l'hostilité de la région. Pour sa part, le P.P.F. organise une cérémonie de recueillement en l'église Saint-Jean de Caen à la mémoire des volontaires tombés en Russie et en Afrique. Dès la création d'un front révolutionnaire national décidé par Déat, un comité de liaison - formé à Caen de présidents des groupes de collaboration - se révélera particulièrement dangereux. Mais les éléments les plus durs de cette collaboration doivent désormais tout redouter d'une résistance qui a subi de lourdes pertes. Le 1er février 1944, le service du travail obligatoire en Allemagne est étendu en France aux hommes de 18 à 60 ans et aux femmes de 18 à 45 ans, mais dans la plupart des cas les jeunes gens se refuseront à partir. C'est le moment où le Calvados connaît une situation des plus difficiles. La zone côtière est devenue zone de combat et le préfet doit prendre des mesures de sécurité dans les secteurs particulièrement menacés.

Dans un pays où s'étendent les restrictions, les réquisitions prennent un aspect très inquiétant. Sur le plan de la collaboration, les choses ne cessent de s'aggraver, les partis ayant pris des contacts avec une milice détestée. Une dizaine d'hommes recrutés dans les départements, prêts à tout, traquent les réfractaires et s'acharnent sur des membres de la Résistance. En recevant enfin à Caen Jean Herold Paquis, éditorialiste de Radio-Paris, la Collaboration a obtenu un soutien qu'elle croit très important. Cependant, l'activité d'une Résistance très durement frappée ne ralentit pas. Il est à remarquer qu'une coopération exemplaire s'établira entre les agents résistants des PTT et les maquis locaux, tel le maquis F.T.P. Guillaume Le Conquérant qui fera des sabotages de télécommunications une de ses principales missions. Son activité s'exercera surtout dans la région de Vire à Champ du Bout, Clécy et Pontécoulant. Deux fois, à Viessoix, près de Vire, et à Chênedollé, ses agents coupent une ligne téléphonique allemande. Dans le même moment, l'O.C.M. de la région de Bayeux se signale par l'action de l'un de ses membres qui réussit à communiquer le plan du réseau souterrain de téléphone que les Allemands établissent à Bayeux pour raccorder les fortifications de la côte au central téléphonique. À cette époque, gares et trains, nœuds ferroviaires, objectifs militaires sont bombardés quotidiennement avec une telle intensité que les habitants du Calvados sont persuadés d'un prochain dénouement et s'interrogent avec inquiétude sur l'endroit où les alliés vont porter leur coup décisif. À chaque intervention de l'aviation anglo-américaine, de nombreuses lignes téléphoniques sont détruites, mais la Résistance elle-même prend l'initiative de retarder la marche des convois en sectionnant les fils téléphoniques longeant les lignes telle celle de Paris-Cherbourg.

Ainsi le dénouement est proche. Depuis quelque temps déjà, la maternité de Bénouville - que dirige toujours Mme Vion - s'est honorée de la visite d'un hôte de choix : un officier de 20 ans du S.O.E., Jean Renaud-Dandicolle, dont la mission n'est rien moins que de coordonner l'action de la Résistance et de préparer les sabotages des derniers mois qui précèdent le débarquement.

Lucien Simon

Après l'exposé très intéressant de Mme Grall, qui a situé la question des sabotages sur le plan local, je pense qu'il n'est pas indifférent de parler du plan violet, de sa conception initiale, de sa mise en place et de sa réalisation.

Sa conception initiale remonte aux derniers mois de 1940 et résulte d'une réflexion qui a eu lieu entre trois ingénieurs des lignes souterraines à grande distance (je rappelle que c'était le service chargé de l'entretien et de l'exploitation du réseau des câbles à grande distance qui couvrait toute la France). Ces trois ingénieurs étaient Croze - qui ensuite est devenu directeur général des Télécommunications et est malheureusement décédé maintenant - Keller et moi-même. L'expérience de la guerre 1939-1940 nous avait clairement démontré que dans une guerre où l'arme aérienne est prépondérante, dans la préparation de la bataille et au cours de la bataille, on ne peut absolument pas compter sur les lignes aériennes. Les organismes militaires, qui au cours de la campagne de 1940 étaient reliés uniquement par lignes aériennes, ont été immédiatement privés de communication. Au contraire, ceux qui étaient desservis par des câbles à longue distance, c'est-à-dire des communications souterraines de bout en bout, ont eu leurs communications assurées jusqu'à la fin. L'expérience nous avait montré également que le réseau des câbles à grande distance est extrêmement moins vulnérable : il y a eu au cours de la campagne de 1940 un très petit nombre de coupures, par faits de guerre, on les a comptés sur les dix doigts de la main et ils ont été, en général, réparés très rapidement. Notre réflexion a pris deux aspects. Le premier était que nous tenions, en exécutant les clauses de l'armistice qui imposaient à l'administration de réparer le réseau, à le faire de façon aussi complète que possible, au profit du pays, bien entendu, mais également pour donner confiance aux Allemands. L'expérience a montré qu'ils ont abondamment misé sur le réseau de façon à ce que leurs communications vitales (celles des quartiers généraux) soient assurées par les câbles à grande distance. C'est ce qui a alors été réalisé. Nous l'avons vu se réaliser sous nos yeux puisque nous avions les carnets de fils qui montraient l'importance des circuits des câbles à grande distance. Notre deuxième préoccupation a été de ne pas faire des sabotages à l'aveuglette, mais au contraire de les faire selon un plan d'ensemble qui comportait la façon de faire des sabotages aussi techniques que possible, c'est-à-dire difficiles à déceler, mais également faciles à réparer par les techniciens qui savaient comment ils avaient été faits. Très rapidement, nous sommes arrivés à la notion de zone d'isolement, c'est-à-dire que nous avons pris une carte de France avec les câbles à grande distance et nous avons déterminé, par des considérations purement géographiques tenant à la géographie physique et à la géographie du réseau de câbles, quelles étaient les zones à partir desquelles il fallait interrompre toute communication pour que les quartiers généraux allemands qui se trouveraient dans ces zones soient complètement isolés. Nous avons donc pris une carte et nous avons tracé un certain nombre de zones. On a aussi utilisé la géographie pour les projets militaires. Il s'est trouvé que l'une de ces zones était exactement la zone du débarquement en Normandie. C'était tout à fait naturel, c'était un hasard. Une fois le plan fait, nous nous sommes chargés de l'acheminement. Je ne connaissais pas la voie qui avait été suivie. On n'en a plus entendu parler jusqu'au jour où, très longtemps après, au début de 1944, j'ai rejoint Londres. J'ai pu prendre contact avec le B. C.R.A. où se trouvait mon camarade Combaux. Il avait été obligé de s'enfuir à Londres après les dénonciations qui ont abouti à l'arrestation de Keller et il était au troisième bureau du B. C.R. A. Un jour, il me dit : " Il faudra que nous reprenions le plan de sabotage d'ensemble des câbles " . Nous avons donc repris l'affaire et il a sorti le plan que nous avions fait en 1940 et qui était arrivé sur sa table tout naturellement. Nous n'avons pas trouvé la moindre correction à apporter à ce plan. Il a simplement pris sur sa table un crayon de couleur qui était violet et il a entouré les zones d'isolement : voilà la naissance du plan Violet. Ce plan n'avait pas pu être mis en place parce qu'il n'y avait pas en France l'unité nécessaire dans les mouvements de résistance. Sa mise en œuvre n'a été vraiment possible qu'à partir du moment où il y a eu des délégués militaires par zone, lesquels avaient tout naturellement un adjoint transmission chargé de la mise en œuvre du plan. Pour parfaire cette mise en place du plan Violet, nous avons décidé, Combaux et moi, d'envoyer un émissaire spécial, qui irait de région en région pour veiller à sa mise en place. C'était un agent des PTT, contrôleur des installations électromécaniques, qui était au Maroc au moment du débarquement, qui a été mobilisé, qui a fait différentes campagnes et a été parachuté en France sous le nom de Rose. Il est allé à Paris, où il a pris contact avec Croze de ma part, et ensuite, de région en région, il est allé voir comment s'appliquait le plan Violet. On peut dire que la réalisation du plan a été un succès parce que, bien sûr, dans le Calvados et dans beaucoup d'autres endroits, il y a eu un très grand nombre de sabotages de lignes aériennes de câbles, mais c'était essentiellement des câbles locaux. Les câbles à grande distance n'avaient pas été touchés. Le sabotage des câbles à grande distance a été mis en œuvre par les phrases convenues et prévues à l'avance qui ont été diffusées par la B.B. C. dans la soirée et la nuit du 5 au 6 juin 1944. Malheureusement, au lieu de ne diffuser que les phrases correspondant à la zone du département, on a diffusé des phrases correspondant à la presque totalité du territoire. Pouvait-il en être autrement ? Il y avait une

154 L'œil et l'oreille de la Résistance

question de secret. Il fallait quand même éviter un écueil: au cas ou quelque chose aurait transpiré, les Allemands qui interceptaient ces phrases savaient qu'elles s'appliquaient à la zone normande uniquement et, par conséquent, ils en déduiraient que c'était cette zone normande qui était visée. À partir de cette phrase, un très grand nombre de coupures ont été faites et dans d'excellentes conditions. Le 6juin 1944, 7 câbles étaient coupés - le 7 juin 1944, 31 autres. Donc dès le 6 juin, la zone essentielle autour du débarquement était pratiquement isolée. Et comme les Allemands ne disposaient que de ces câbles pour leurs liaisons avec les quartiers généraux, ces liaisons ont été extrêmement perturbées. Bien sûr, il y avait les liaisons radio écoutées par les Anglais et l'on sait maintenant par l'affaire Edigma que même les télégrammes chiffrés, surchiffrés par la machine Edigma étaient déchiffrés par les Anglais. Donc, vraiment on avait tout en mains. On estime qu'il y eut 1140 coupures, sans compter celles qui correspondaient à des faits de guerre et notamment aux ponts qui ont sauté, minés par les Allemands. Au total, il y a eu plus de 2.000 coupures de câbles. On peut dire que le plan Violet a parfaitement atteint son but.

Des participants ont regretté que les alliés n'aient pas été plus confiants et n'aient pas donné à l'avance la date du débarquement. Là, il faut bien comprendre les choses. La notion du secret chez les alliés aussi bien chez les Américains que chez les Anglais (je dirais presque plus chez les Américains que chez les Anglais) était une notion qui dépassait entièrement ce que les Français appelaient " secret ". Le mot était le même, l'objet était tout à fait différent. Pour un Français quelque chose de secret, c'est quelque chose dont on ne parlait pas bien sûr, mais enfin... Chez les Américains et chez les Anglais, le secret était absolu, à tel point qu'il y avait pour chaque officier une qualification qui lui était propre et qui désignait la classification du secret auquel il avait droit. J'ai été officier de liaison à l'état-major d'Eisenhower, j'avais droit à la qualification " secret " , mais pas à la qualification Top Secret, et encore moins à la qualification supérieure: My God. Il y avait extrêmement peu de My God. Les Anglais avaient été échaudés par les indiscrétions commises à Londres au moment de l'affaire de Dakar. Les Anglais et les Américains avaient malheureusement constaté toutes les rumeurs qui couraient à Alger au cours de la campagne d'Afrique du Nord Ils n'avaient pas confiance. Et je crois que l'expérience montre qu'ils n'ont pas eu tort. Nous avons vu d'ailleurs que le débarquement devait être annoncé par deux extraits successifs de la poésie de Verlaine sur l'automne: le premier extrait annonçait le débarquement imminent et le deuxième vers annonçait le débarquement dans les quarante-huit heures. Les Allemands ont quand même percé le secret du premier avertissement. Heureusement pour nous, ils ne l'ont pas cru et l'officier qui a reçu, le 4 ou le 5 juin, les deux autres vers les a communiqués à ses chefs qui ne l'ont pas cru ! Ça a été un des éléments essentiels du succès.

Georges Debru

Je voudrais rappeler les paroles, les messages du Plan Violet : " Je n'entends plus ta voix " .

" Allô, allô, James, quelles nouvelles ? " .

" La parole est d'argent, le silence est d'or " .

" Il n'y aura plus de fritures " .

Lucien Steinberg

J'ai eu dernièrement entre les mains le Journal de marche du groupe damée B (c'est-à-dire le groupe d'armée Rommel) sur la journée du 6 juin 1944. Il ressort très nettement de ce journal de guerre qu'ils ne savaient absolument pas ce qui se passait, puisqu'ils accordaient à peu près la même importance au sabotage d'un pont sur la Dordogne qu'à certaines annonces : lancement de parachutistes dans le Cotentin, ou même du côté de Deauville et plus loin à l'intérieur. À mon avis, le plan Violet a dû y jouer pour beaucoup parce qu'ils étaient absolument hors d'état, du moins dans les premières heures, d'apprécier ce qui leur arrivait. Un deuxième point, avec cette fameuse histoire des deux vers et avec " les sanglots longs des violons... est que les Allemands, s'ils n'ont pas réussi à les interpréter, ça n'avait à mon avis rien de miraculeux, c'est parce qu'en même temps ils avaient reçu des centaines d'autres messages leur annonçant des débarquements à d'autres dates et à d'autres endroits. Ils avaient aussi reçu la bonne date, mais elle était perdue entre tellement d'autres que peut-être... ça aurait été un miracle en quelque sorte qu'ils arrivent à la découvrir.

Ferdinand Jourdan

Je voudrais faire quelques remarques au sujet du plan Violet. Sa conception, rien à dire, parfait, c'est un document de premier choix, et je rends grâce à M. Simon et à ses collaborateurs. Entre temps, Résistance PTT avait contacté M. Bussière qui était chef de bureau à la section des câbles à longue distance au ministère. Il m'avait donné un relevé complet des câbles souterrains et en avait distribué une copie à tous les responsables régionaux. Ils s'en sont servi en temps utile. En ce qui concerne l'exécution, je dois reconnaître qu'elle n'a pas tout le temps eu des résultats extraordinaires. D'abord parce que la conception était trop technique. Il fallait respecter certaines données, ne pas abîmer le câble trop longtemps, etc. Souvent, c'était fait par des gens qui n'avaient pas le temps, qui avaient la Gestapo derrière eux et qui se dépêchaient de faire leur boulot. C'est ainsi que j'ai pris part à deux destructions de câbles. Une d'un maquis, le maquis de la Loire à Saint Marcellin, et l'autre en qualité personnelle à la montée des soldats à Lyon. Inutile de vous dire que les conditions de sécurité, de garde en état des câbles n'ont pas été respectées, c'était forcé. Une autre remarque, c'est que nous avons eu un nombre considérable de coupures mais elles n'ont pas été toutes faites en application du plan Violet. Beaucoup ont été faites par des régionaux, par des locaux, suivant les circonstances. Et bien souvent, le plan Violet n'a pas été appliqué. Je dois quand même dire que c'était un monument essentiel mais ce n'est pas le seul et ce n'est pas à lui qu'il faut attribuer toutes les coupures.

Gaston Letellier

En ce qui concerne les liaisons à grandes distances, je suis tout à fait d'accord sur ce qu'a dit M. Simon, mais je tiens à ajouter que, au moment du débarquement, les opérations de sabotage des liaisons locales ont été effectuées par des équipes PTT de Normandie, dès la réception du message " les dés sont sur le tapis " qui a été diffusé par les postes radio-clandestins qui avaient été installés en Normandie par Simone Michel-Lévy. C'est ainsi que furent coupées les liaisons reliant les blockhaus de la défense de la côte à l'état-major allemand qui était au château de Basly. Les liaisons locales ont été sabotées par des équipes d'authentiques résistants, parmi lesquels il y avait Henri Le Veillé qui a décrit en détail toutes ces opérations.

Georges Clavaud

Au lendemain du jour du débarquement, Paris a été complètement isolé, à part le câble Paris-Lyon 2 qui n'avait pas sauté parce que c'était lui qui fournissait les circuits avec Vichy. Mais les réparations ont duré une partie de la semaine. Quand nous avons su que le Paris-Lyon 2 était utilisé par l'armée allemande, c'est-à-dire le lendemain ou deux jours après, il a sauté boulevard de l'Hôpital. Nous ne mettions pas tellement d'ardeur à réparer, on faisait ce que l'on pouvait. On était obligé de le faire parce que les Allemands restaient là, derrière nous. Seulement, on réparait aujourd'hui, on faisait sauter le lendemain. On peut dire que Paris et les grandes villes ont été en général isolées à partir du 6 juin. C'était réparé sporadiquement. Il n'y a pas eu que les maquis qui ont fait sauter et les résistants qui ont abîmé le réseau, les Américains s'en sont remarquablement occupés aussi. J'ai fourni, pendant des mois et des mois, des renseignements sur l'emplacement des câbles, et notamment sur l'emplacement des câbles de l'Ouest en leur faisant dire: " Attention ! le câble est à droite ou à gauche de la route, faites très attention de ne pas l'abîmer. On aurait dit qu'ils faisaient tout le contraire. Ils ont planté des lignes aériennes exactement sur le câble, notamment sur le Paris-Le Mans. Alors là, nous avons eu plus de mal à réparer.

M. Guédès

En ce qui concerne la durée de réparation, je peux donner des explications sur la coupure du câble effectuée sur le St-Lô-Villedieu-Avranches par le groupe PTT le 6 juin. Le 14 juin, les Allemands étaient encore en train d'essayer de le réparer.

Intervenant X.

Je voudrais poser deux questions à Mme Grall :

1) Quel a été exactement le rôle des postiers dans cette lutte contre les câbles ?

2) Est-ce que ces interventions contre les câbles étaient une tâche vraiment prioritaire de la résistance du Calvados ?

Jeanne Grall

Je crois que ça a été une des tâches prioritaires du Calvados. Il ne faut pas oublier que Caen a été détruit le 6 juin 1944 et que les postiers, là aussi, ont eu un rôle prépondérant. Leur rôle n'est pas très facile à cerner puisqu'ils iraient affiliés à tous les mouvements et à tous les maquis. Ils ont beaucoup travaillé avec le maquis de Guillaume Le Conquérant, qui était voisin de la Manche, et ils ont eu un rôle tout à fait primordial. Ils ont travaillé, entre autres, en contact avec un jeune envoyé de Londres du S.O.E., Jean Renaud-Dandicolle, qui est resté dans cette affaire. Au moment du débarquement, leur rôle est extrêmement important.

Histoire de l'action résistante dans le milieu PTT en général et radio en particulier

Léon Jamain

En 1940, les diverses directions des Télécommunications étaient très cloisonnées et le restent partiellement à ce jour. Toutes, hormis la T.S.F., formaient un réseau maillé et lié étroitement : automatique urbain ou rural, service des lignes souterraines ou aériennes, service des L.S.G.D., service de la T.S.F. Ce dernier tournait le dos et regardait vers le large, liaisons internationales en tous genres (phonie, graphie, belinographie), depuis les fréquences myriamétriques jusqu'aux décamétriques (nous venions, en 1939, de perdre le monopole de la Radiodiffusion), liaisons mobiles avec les navires de tous tonnages. Ce service un peu en marge fut contraint de quitter Paris le 14 juin 1940 sous la poussée allemande. Les points de repli étaient Themioux pour l'émission et Chamfleuri, dans la Nièvre, pour la réception, la Charité-sur-Loire étant le nœud vital avec son B.C.R. de la rue Froideveaux. Cette politique à courte vue coûta cher, car, au bout d'une semaine, ce fut la fuite vers le sud. Pour aboutit à Croix d'Hins, c'était la fuite en Égypte à l'instar des Hébreux.

Enfin, l'armistice fut signé. Il fallut repartir vers notre destination finale. L'exode durera quatre ans et trois mois. Roanne fut choisi poule B.C.R. (Hôtel des Postes) et la banlieue pour le centre récepteur en attendant des baraquements à Ouches en rase campagne. La Direction Sud s'installa rue Dubois à Lyon.

Un afflux considérable de gens inonda une ville endormie entre son Arsenal et son équipe de rugby à 13. Dès notre arrivée, il fallut trouver des logements, puis déballer le matériel technique qui restait de la première expédition. On remit en route l'essentiel avec des moyens de fortune. Le B.C.R. fonctionna dans un local de la Poste Principale et k centre de réception dans un baraquement de la banlieue Est. En 1941,m s'installa à Ouche (baraquement pour la réception, un autre pour le centre des mesures et le dernier pour les services divers : atelier, magasin, etc.). En 1940 et 1941, l'implantation fut difficile au sein d'une population tranquille, non encore agitée par les mouvements subversifs.

Entre-temps, je partis pour les Chantiers de Jeunesse (mars 1941), j'atterris dans le Massif de Belledone, entre St-Martin-d'Uriage et Cham-rousse, au lieu-dit Le Recoin, à 1200 m d'altitude, au groupe 11 ". Je fus repéré pour ne pas chanter " Maréchal, nous voilà... " au lever des couleurs à 7 h. Cette indiscipline me valut deux mois de châtiments déshonorants. C'est alors qu'ils ont réalisé qu'étant technicien des PTT je pourrais peut-être installer le téléphone en montagne pour relier tous les groupes entre eux. Et puis, il y eut l'électrification des chalets avec du mauvais fil d'aluminium et enfin l'installation de boulangeries mobiles de campagne. Toutes ces péripéties m'incitèrent dès mon retour à Roanne à rechercher des contacts avec des gens hostiles au régime. Grâce à des amis juifs, je fis la connaissance à Lyon de personnes qui projetaient une résistance type F.T.P. Leurs vues à longue échéance et leurs méthodes ne me plurent pas et je revins à Roanne pour faire la connaissance d'un agent de la gare grâce à un ami et collègue déporté quelque temps après à Buchenwald. Aussi, je fus admis dans l'Armée Secrète (A.S.). Lors des grandes réunions, nous avions un point de ralliement secret dans le temple de la colline de Fourvière à Lyon. C'est de là que naquit le programme des objectifs des actions à mener pour 1942-1943. Certes, nos motivations n'étaient pas encore très assises. La " Zone Libre " de l'époque vivait encore tranquillement au fil des mois.

Nous avions, dans l'instant, le souci de sauvegarder les communications par fer et par téléphone. Mon appartenance à l'A.S. m'autorisait alors à rechercher, dans le milieu des PTT, des sympathisants qui, le moment venu, pourraient m'aider à créer la perturbation dans le trafic interzone, sans vouloir pour autant les solliciter officiellement. Je les priai d'apporter leur concours sans les compromettre (généralement ils étaient mariés et, en tant que transplantés, soucieux d'améliorer leur habitat provisoire et de prospecter la campagne pour le ravitaillement des familles). Les actes ponctuels et sérieux furent reportés à la fin 1942 et début 1943. Entre-temps, je fis la connaissance du receveur de la poste centrale à qui nous devons rendre hommage pour sa participation occulte à notre mouvement. Il me communiquait quotidiennement le code des télégrammes transitant entre les deux zones, ce qui évitait à bien des amis des passages coûteux et dangereux interzones, cela grâce à des ausweis en bonne forme. Il me fit aussi faire la connaissance d'une cousine du général de Gaulle, ce qui facilita ma tâche première dans le domaine de la propagande pour les régions de l'Ain, du Rhône, de l'Isère, de la Loire et de l'Allier. Cette propagande consistait à véhiculer par chemin de fer, à partir de Lyon, tous les tracts à l'usage des résistants et à prendre contact verbalement avec les responsables locaux (j'avais autant de billets de transport qu'il m'était nécessaire grâce à des amis du chemin de fer et je précise qu'en ce temps-là, les wagons-restaurants Cook faisaient encore honneur à leur réputation de bonne cuisine française).

Certes, la région était riche et non encore pressurée par l'intendance allemande. Ainsi, jusqu'en novembre 1943, je pus informer mon chef responsable militaire de la Loire et des massifs du Lyonnais des états des effectifs qui seraient dans un avenir assez proche appelés à barrer la route du reflux allemand vers le Nord. Mon comportement discret, mais remarqué par des gens très anonymes (des miliciens en puissance) me fit réfléchir. C'est alors que l'ingénieur adjoint au directeur de la T.S.F. à Lyon me facilita la tâche en m'envoyant durant un mois à Grasse (liai. sons France-Corse).

Je précise que je n'ai jamais été embrigadé dans un maquis afin de mener à bien les tâches qui m'incombaient. Ces maquis à formation paramilitaire ne sauvegardaient pas le patrimoine tel que les installations radio ou autres entreprises publiques ou privées, sinon le chemin de fer, clé de voûte et instrument logistique de la Résistance. Après un séjour d'un mois (juillet 1943) à Grasse, je tombai malade parmi les Italiens qui m'ignoraient totalement. Je fus rapatrié sur Roanne pour l'obtention d'un ausweis afin de me rendre chez moi en Touraine. Après un mois de repos et de soins je revins à Roanne où m'attendait mon ingénieur Télécom, lequel voulait m'envoyer en Corse à Calenzana. Je refusai, sachant par Londres que les Allemands occuperaient le littoral sud, en chassant les Italiens, et la Corse par la même occasion. En effet, sous k manteau, on savait déjà qu'une préparation de débarquement se préparait en Afrique du Nord. Il n'eut lieu que dix mois plus tard. Je repris alors mon activité dans l'A.S. pour aider aux parachutages qui avaient lieu dans un endroit isolé, à 25 km au nord de Roanne. C'est dans cette région qu'opérait mon collègue de Boulogne-sur-Mer (nous lui avions installé dans un grenier désaffecté un poste de liaison avec Londres qui fonctionnait à la perfection). Dans l'attente des événements sérieux, je fus rappelé à Lyon pour équiper un centre d'écoute clandestin à La Mulatière, sous couvert de liaison maritime tout à fait officielle. Je retournai ensuite à Roanne pour inviter mon chef militaire à laisser sur place une milice très équipée pour faire face à toute éventualité. De là,je filai à Vichy à l'hôtel du Parc (l'Élysée du sud) pour contacter deux collègues détachés là-bas auprès du Maréchal pour les liaisons radio. Nous convînmes des dispositions à prendre en cas de reddition du gouvernement en place.

Ma direction de Lyon, enfin consciente de la situation, prit des dispositions en juillet 1944. Le directeur en personne vint me faire réveiller à 22 h, un soir de juillet. Discussion au B.C.R. et départ urgent pour Vichy. Il fallait trouver un local sûr pour sauvegarder le matériel radio entreposé dans certains ministères et à l'hôtel du Parc. Des collègues de l'A.S. alertés furent initiés aux manipulations à faire pour protéger et cacher ce matériel malgré la surveillance discrète des employés du ministère de l'Intérieur. Au fil des jours, des appareils disparaissaient (pour cause de vétusté, pannes fortuites et renvoi au laboratoire très officiel pour examen).

Ce troisième trimestre 1944 fut la période critique où je priai mon chef militaire de l'A.S. de laisser une milice équipée pour faire face à toute éventualité (prise du centre réception de Ouches et occupation du B.C.R. neutralisé sans sabotage). Le gros de la troupe A.S. se préparait à rejoindre les Monts du Lyonnais, refuge propice pour intercepter tous les Allemands qui fuiraient vers le nord. Je découvris alors des volontaires pour prêter main forte aux résistants qui allaient investir nos deux centres de Roanne pour protéger le matériel et neutraliser les Allemands qui occupaient ces centres. Le matériel entreposé et exploité correspondait à une cinquantaine de liaisons internationales télégraphiques, sans compter les liaisons de presse avec téléscripteur Siemens à lecture sur bande, alors que nous n'en étions qu'à l'ondulateur Morse et à quelques téléimprimeurs Creed à bande. Dois-je rappeler que nos chefs administratifs m'expédiaient à Lyon ou à Vichy en mission pour me noyer dans la meute de la Milice et de la Gestapo où j'avais l'impression d'être insoupçonnable.

Après la mise à sac de notre siège lyonnais de l'A.S., en mai 1944, je fis la connaissance d'Yvon Moranda qui me mit au courant des opérations à venir. Nous devions passer à l'action tous azimuts. Les parachutages se précipitèrent. II a fallu jouer au plus serré avec les Allemands devenus nerveux. Notre B.C.R. marchait mal : circuits interurbains, avec Pontoise, Croix d'Hins, Lyon-La-Doua souvent en panne, personnel technique plus ou moins absent pour raison de maladie. Seul le centre de Ste-Assise (Radio-France à l'époque) fut sauvegardé et récupéré par la D.S.R. en 1954. En zone ex-sud, le centre récepteur de Roanne fut enlevé le 13 août 1944. Le 14 août je fus arrêté par la Gestapo par l'entremise de la Milice (fléau pire que les Huns d'Attila, engeance créée par un gouvernement vicieux et aux abois).

Je fus voué aux gémonies du sinistre Barbie qui m'invita à visiter Montluc à Lyon, notre Mont-Valérien de Paris. Or, en ce temps-là, les chemins de fer étaient en panne et les couloirs de la Kommandantur se remplissaient de valises à tel point que les Allemands étaient plus préoccupés par leur fuite. Le lendemain, après les sévices d'usage et une nuit au cachot, je devais être confronté avec un milicien qui, selon les assertions du chef de la Gestapo dévoilerait toutes mes activités clandestines. J'attendis en vain, et entre-temps la Milice perquisitionnait mon logement hâtivement vidé par des amis sympathisants. Sauvé du trépas par miracle, j'attendis quelques jours pour me rendre à Lyon, par St-Étienne, afin de rejoindre quelques résistants connus. Le quartier général de l'A.S. était vide et je me sentis isolé. Tous les oiseaux étaient partis au nord pour attendre la horde déferlante des Allemands en déroute. C'est le 2 septembre 1944 que l'apocalypse s'abattit sur Lyon après le passage des derniers Allemands, refluant du sud. Tous les ponts de Lyon (Rhône et Saône) sautèrent, sauf celui de la Guillotière dont un demi tablier résista, et pourtant c'était le plus vieux pont de la ville entre le Centre et Villeurbanne. Ce dernier, remis hâtivement en état par le génie américain pour assurer le passage de l'armée d'invasion du sud qui allait rejoindre notre armée au nord et qui s'était bien régalée avec les fuyards déferlant le long de la Saône en auto, en chariot, avec des brouettes, à vélo ou à pied (beaucoup ne revirent plus les bords du Rhin). Quelques jours plus tard le général de Gaulle défilait dans Lyon, des Terreaux jusqu'à Bellecour.

Il faut dire que la Résistance a sacrifié Lyon qui aurait pu périr à l'instar de Paris (certains mouvements de résistance voulant s'emparer des positions clés de la ville pour instaurer un régime qui nous déplaisait). C'est ainsi que l'on a sacrifié la station radio de la Doua, dont les pylônes de 200 m servirent longtemps de passerelles sur le Rhône.

Ainsi se termine la phase épique des quatre années d'Occupation, dans cette belle région (Forez, Rhône-Alpes). Inutile de préciser que k

matériel a servi dans les baraquements de Noiseau dont le Centre avait été détruit.

N.B. - Il ne faut pas oublier que le B.C.R. s'installa au 4' étage du central télégraphique (103 rue de Grenelle) et qu'il y restera quatorze ans.

Ferdinand Jourdan

Les responsables de l'administration des PTT pendant la guerre ont été, dune façon générale, non pas participants mais sympathisants. D'abord, l'attitude de Di Pace, secrétaire général, qui savait parfaitement ce que faisait Pruvost et qui s'est bien gardé d'en parler, à tel point qu'il a failli être embarqué par la Gestapo qui, ne trouvant pas Pruvost est allé le trouver lui-même et lui a dit : " Mais, enfin ! vous ne savez pas ce qui se passe dans votre maison " . En ce qui concerne le directeur du personnel, M. Vigouroux (il a été d'ailleurs épuré), c'était un brave homme. Il ne s'était jamais mouillé, mais il n'avait jamais donné personne. Par contre, nous avons eu un témoignage de résistance active de la part de M. Quenot qui était le secrétaire général à la Libération, et de M. Lozon. Nous nous sommes réunis un jour, Lozon, Debeaumarchais, Pruvost et moi : c'était un témoignage de résistance active. Je regrette qu'il y ait eu des mouvements d'épuration un peu trop intenses à la Libération.

Intervenant X.

Pour donner un ordre de grandeur, il y a eu 26 % de cadres A qui ont fait l'objet d'un dossier d'épuration. Il y avait un certain nombre de fonctionnaires sur lesquels des dossiers ont été établis et qui ont dû justifier de leur attitude devant des commissions qui ont siégé ici et qu'on a appelé commissions d'épuration. Dans les PTT je tiens à préciser qu'il n'y a pas eu de jugements sommaires. Pour les 26 % de cadres A ayant fait l'objet d'un dossier d'épuration, il y a eu de nombreux non-lieux et de nombreux blâmes sans grande importance. Il y en a eu fort peu de vraiment coupables de collaboration.

J'ai rappelé l'attitude qu'il a prise au moment où les ingénieurs israélites ont été expédiés par ses soins et par les soins de Di Pace en zone Libre.

Gaston Letellier

Il faut interpréter avec beaucoup de prudence les chiffres indiquant le pourcentage de résistants selon les catégories de personnel. À partir d'un certain grade, si l'on voulait être vraiment efficace du côté de la Résistance, il ne fallait pas du tout en avoir l'air. Et ainsi, l'on pouvait être d'autant plus efficace dans la Résistance qu'on avait l'air d'être collaborateur.

Moi-même, j'avoue que, dans ma famille et dans mon immeuble, j'ai été longtemps considéré comme collaborateur. Je pouvais alors avoir des renseignements précieux car j'avais le pouvoir de signer des " laissez-passer " , même pour la zone côtière où allait ma secrétaire, Simone Michel-Lévy, pour organiser des parachutages d'armes et des émetteurs clandestins. Il y avait des officiers allemands à côté de mon bureau où, d'ailleurs, j'étais le voisin du capitaine Combaux qui a été à l'origine de la si audacieuse " Opération Keller " . Personne ne pouvait alors soupçonner que l'on favorisait la Résistance.

Intervenant X.

Après que Simon eut quitté la France pour l'Afrique du Nord, pendant la période extrêmement difficile de 1943-44, je me rappelle avoir vu M. Di Pace et M. Lange venir eux-mêmes en zone Libre où on avait constitué des dépôts pour donner l'ordre de mettre à l'abri des matériels militaires. M. Di Pace lui-même et M. Lange ont donné des instructions extrêmement précises pour que ces matériels soient soustraits aux Allemands. Di Pace est intervenu auprès de son collègue des travaux publics pour qu'une priorité nous soit donnée pour les transports de matériel. Pour ce qui est des statistiques, le chiffre de 26 % du cadre À me paraît élevé. Par ma fonction, j'ai connu pas mal de cas où les fonctionnaires qui ont été mis en cause devant des commissions d'épuration étaient des fonctionnaires en mauvais terme avec leur personnel. Ils avaient certainement tort, mais ça n'a rien à voir avec le déroulement de la guerre. On a fait passer devant ces commissions d'épuration des fonctionnaires, alors qu'il n'y avait pas le moindre fait de collaboration ni avec le gouvernement de Vichy, ni à fortiori avec les Allemands, mais simplement parce qu'ils étaient désagréables avec le personnel.

Gaston Letellier

Au 24 de la rue Bertrand, où Simone Michel-Lévy avait son bureau au deuxième étage, toute la cave avait été encombrée de matériel téléphonique et télégraphique soustrait à l'Occupant. D'autre part, pendant l'année 1943, où la D.R.C. T. avait sorti le nouveau poste dénommé U43 (Universel 1943), des postes portatifs avaient aussi été étudiés qui étaient en réalité des postes militaires de campagne. Au moment de la Libération, en août 1944, il y avait aussi en stock, dans les caves du 24 rue Bertrand, des postes, des standards, des piles, etc. qui furent alors utilisés par l'armée de libération et les armées américaines. Un témoignage de satisfaction a été établi par le général d'armée Juin.

Chapitre 2

QUI ÉTAIENT-ILS ?

Les agents des PTT dans la Résistance

dans la région Nord-Pas-de-Calais (1940-1944)

Christian Devos

Avant de décrire ce que furent l'action et le rôle des agents des PTT dans la Résistance de 1940 à 1944, et spécialement dans la région Nord-Pas-de-Calais, il est nécessaire de faire un retour en arrière et d'évoquer la précédente occupation, celle de 1914-1918, dans cette même région.

Au lendemain de la bataille de la Marne (du 5 au 12 septembre 1914)-qui a sauvé Paris de l'invasion - se déroule ce que l'on a appelé la " Course à la Mer " . Se déplaçant depuis l'Oise jusqu'à la Mer du Nord, chacun des belligérants tentera des manœuvres - ou de débordement ou de parade - qui aboutiront à une extension du front de bataille, depuis la frontière suisse jusqu'à Dunkerque. La date du 25 novembre 1914 marque le terme de la guerre de mouvement. Le front va se stabiliser en un système de fortifications et de tranchées qui, pendant quatre ans, se modifiera uniquement en fonction des tentatives de percée. L'histoire a retenu les offensives d'Artois, de l'Aisne, de la Somme... La région Nord-Pas-de-Calais se retrouve coupée en deux parties : une zone envahie et une zone qui ne l'est pas... Je rappellerai que Maubeuge, Le Cateau, Cambrai, Douai, Valenciennes, Lille, Roubaix, Tourcoing seront occupées par les Allemands d'octobre 1914 à octobre 1918. En face, Arras, Béthune, Armentières jalonnent la ligne de front tenue par les troupes britanniques. Dunkerque, Calais et Boulogne constituent des pôles importants reliés à l'Angleterre, Saint-Omer et Hazebrouck d'importantes bases arrières alliées regroupant hôpitaux, matériel et munitions. La carte des nécropoles éditée par la Commission des cimetières de guerre britanniques illustre parfaitement cette ligne de front.

UNE ZONE ANTÉRIEUREMENT OCCUPÉE, UNE ZONE DE COMBATS

La région Nord-Pas-de-Calais a donc subi une occupation très dure sur une partie importante de son territoire lors de la Première Guerre mondiale. Sillonnée par la ligne de tranchées, la région verra pendant quatre années ses communes servir de lieux de cantonnement pour les troupes allemandes. Son terroir sera hérissé des constructions bétonnées de la ligne Hindenburg. Pour les seuls cantons d'Armentières, Lannoy, Roubaix, Tourcoing, Quesnoy-sur-Deule, il y aura, à l'issue de la Grande Guerre, 895 kilomètres de réseau barbelé à enlever et 750 kilomètres de tranchées à combler. De 1916 à 1918, des évacuations, des déportations de civils ont lieu, des bataillons de travailleurs sont requis pour des travaux militaires, des localités de la Zone Rouge sont entièrement détruites. Les victimes civiles sont très nombreuses...

Cette partie de la France occupée a été le berceau de réseaux - certes modestes quant à leurs effectifs - d'évasion, de renseignements, d'une organisation de presse clandestine. Le Comité Jacquet, Léon Trulin, Louise de Bettignies, L'Oiseau de France ont laissé un souvenir vivace. Les années 1930 verront d'ailleurs se dérouler ici de nombreuses manifestations : fêtes de la reconstitution des cités anéanties (Bailleul, Armentières), inaugurations de monuments aux morts, de stèles, commémorations des combats à Lorette, Aubers, etc.

Depuis la Mer du Nord jusqu'aux collines d'Artois, en deçà de la ligne de front, on y a côtoyé, pendant de longs mois, les troupes alliées, surtout les soldats britanniques et ceux de tout leur empire. Des liens s'y sont créés, y sont demeurés présents, ne serait-ce - par la suite - qu'au travers des manifestations autour des si nombreuses nécropoles militaires. La région est anglophile et anti-allemande. Le retour des Tommies en 1939, leur long séjour pendant la " Drôle de Guerre " renouent avec un passé décidément très proche. Le secteur britannique comprend deux corps d'armée et se situe, à l'est de Lille, d'Halluin à Maulde avec un secteur défensif sur la Lys, d'Halluin à Armentières. Le G.Q.G. du vicomte général Gort est à Arras. La R.A.F. stationne à Seclin et Vitry-en-Artois. Dunkerque, Calais et Boulogne voient s'établir des bases britanniques. À la fin d'avril 1940, l'armée britannique en France représente un total d'environ 395.000 hommes.

Une zone d'âpres combats et d'exactions en 1940:

C'est aussi cette région, véritable Carrefour des invasions, qui subira encore bombardements et combats de rupture en mai 1940. Les victimes civiles et militaires y seront nombreuses, les destructions importantes. Un terrible exode a vidé les habitations. Au cours de la période de l'invasion, la région subira en outre de graves exactions de la part des troupes d'assaut allemandes. Oignies, Courrières, Lestrem et Houlle dans le Pas-de-Calais, Emmerin et Haubourdin dans le Nord ont été le théâtre d'exécutions de civils et de militaires.

Une zone militarisée à outrance :

La région Nord-Pas-de-Calais devient le tremplin des opérations militaires allemandes contre la Grande-Bretagne en raison même de sa proximité avec ce pays : zones d'embarquement de l'opération Seelowe, bases aériennes de chasse et de bombardement éparses depuis la côte jusqu'à Douai et Cambrai. Des équipements nombreux sont très vite implantés en zone côtière : stations météorologiques, d'écoute et de détection radar. Les batteries d'artillerie lourde sur voie ferrée suivent l'avance des troupes le long des côtes de France. La préparation de l'invasion de la Grande-Bretagne provoque une concentration de ces batteries sur les côtes du Pas-de-Calais. Le village de Sangatte, les caps Blanc-Nez et Gris-Nez vont constituer les sites d'implantation des batteries offensives qui tiendront sous leurs tirs, tout au long de la guerre, les ports de Douvres et Folkestone. Le front de mer devient ainsi le premier élément fortifié du Mur de l'Atlantique.

Une zone devenue interdite :

L'Armistice signé, la région Nord-Pas-de-Calais demeure subordonnée au commandement militaire allemand de Bruxelles, et non à celui de Paris. Le Militât- Befehlshaber in Belgium und Nord Frankreich reste seul compétent dans les territoires français de son ressort pour légiférer par ordonnance, accepter ou refuser les décrets de Vichy, décider de l'entrée et de la sortie des marchandises. Les Allemands créent en outre la Nord-Ost-Linie, secteur de démarcation au sein même du territoire occupé, coupant tous liens directs avec le sud de la Somme, et ils délimitent également, en zone côtière, des zones à circulation restreinte.

Dans le périmètre ainsi quadrillé que parviendront à regagner quelques familles évacuées, se trouvent de nombreux soldats alliés n'ayant pu réembarquer à Dunkerque : prisonniers évadés, jeunes gens désireux de rejoindre les Forces Françaises Combattantes, aviateurs rescapés de leurs appareils abattus. Ils seront de plus en plus nombreux au fil des mois.

Une zone soumise à la répression :

La mise en place de toute une administration militaire en Kreiskommandanturen, Ortskommandanturen, d'organismes policiers et administratifs, à divers échelons régionaux ou locaux, rattachés au Commandement militaire de Bruxelles, allait s'accompagner d'une réglementation stricte. La densité des troupes implantées est élevée, aussi l'Occupant prend-il des mesures, sous la forme d'avis ou d'ordonnances, mais aussi concrétisées par des prises d'otages, des mesures de détention et, à partir de 1941, par des exécutions.

À plus d'un titre, on le voit, l'Occupation de 1940 n'est pas sans rappeler, pour les habitants de la région Nord-Pas-de-Calais, la précédente qui n'en affectait alors qu'une partie. Depuis le secteur côtier de la Manche jusqu'aux confins de l'Aisne et de la frontière belge à la ligne de la Somme cette fois, et à quelque vingt-six années de distance, des réactions quasi réflexes se retrouvent. Les exploits que l'on avait relatés dans la presse de l'immédiate après-guerre, en 1919-1920, vont à nouveau devenir, dans le labeur, le silence et le danger, une réalité quotidienne. Le " Livre d'Or du courage pendant l'Occupation " s'enrichit de nouveaux noms dont beaucoup ne figureront jamais ailleurs que sur les pierres des monuments dédiés aux fusillés et aux déportés...

Les longs chemins d'un engagement :

Dans l'engagement des tout débuts - dans ce qui n'est qu'une Résistance " informulée " , encore embryonnaire, où le vécu douloureux, les ressentis de l'occupation précédente sont singulièrement présents - des postiers agiront en vertu de leurs propres convictions contre l'Occupant. On y rencontre souvent plus de bonne volonté que de technique. " Les groupes de Résistance furent précoces et nombreux, leur recrutement s'étendit à toutes les classes de la population et aux milieux de toutes opinions. Le double jeu, la propagande attentiste trouvaient peu de résonance ". Au départ, ce n'est donc pas à partir ou en raison d'un savoir professionnel - ou de connaissances techniques que l'on refuserait à l'ennemi - qu'il y a engagement. Si " des médecins, des instituteurs ou des électriciens ont participé à la Résistance à titre individuel, sans aucun lien avec leur activité professionnelle " , cela fut aussi le cas de postiers qui ont hébergé des prisonniers évadés ou des aviateurs, et sont devenus les premiers passeurs bénévoles... Par la suite, avec la remise en route des services publics, les possibilités offertes par leur métier seront mises au service des mouvements de résistance.

JUIN À DÉCEMBRE 1940: LA NAISSANCE DE LA RÉSISTANCE

À la déclaration de la guerre, l'administration des PTT met en œuvre, sous contrôle militaire, de multiples instruments de communication: objets de correspondance, téléphone, télégraphe, T.S.F. Elle dispose de divers moyens de liaisons et d'acheminement - piétons, cyclistes, véhicules automobiles, transports ferroviaires, maritimes et aériens - ainsi que d'équipements techniques.

Son fonctionnement est certes réduit et contrôlé par l'Occupant, mais cependant, à la différence de l'Occupation de 1914-1918, il reste permis. Limité pour le courrier à des liaisons à l'intérieur des zones occupée et non occupée, à des échanges interzones canalisés, soumis à une restriction sévère en matière téléphonique, le trafic n'en existe pas moins. Le facteur, piéton ou cycliste, et les agents convoyeurs de courrier circulent, les trieurs exercent leur fonction, les agents des installations et techniciens participent au travail de réparation des lignes et centraux détruits. Cette permanence de la profession se révèle être le moyen, l'instrument d'une action résistante.

Lille est tombée le 31 mai 1940, Dunkerque le 4 juin. Dès le 9 juin, M. Debry, directeur régional des Postes informe le préfet du Nord de la visite qu'il a reçue d'un fonctionnaire allemand de la poste aux armées, M. Mattern, qui lui a fait part du désir du commandement de faciliter la reprise du service postal. Le 18 juin, M. Debry transmet au préfet un projet d'organisation du service postal pour le seul arrondissement de Lille. Grâce à des liaisons par facteurs cyclistes et à l'intermédiaire de bureaux relais, l'ensemble des communes de l'arrondissement pourra bénéficier d'un trafic postal qui sera limité aux envois émanant des autorités et des services publics, ou intéressant la vie économique. Toutes les lettres devront être remises ouvertes chez les maires, un contrôle allemand devant être effectué avant l'envoi au service postal. Le 1er juillet 1940, une extension du service ainsi mis en place est soumis à l'O.F.K. 670, visant les circonscriptions de Dunkerque, Douai, Cambrai, Valenciennes, Avesnes et Maubeuge. Les Allemands autorisent, le 2 juillet, un service de correspondance privée adressée aux particuliers et aux prisonniers militaires stationnés dans les arrondissements de Dunkerque et Hazebrouck. Ces plis porteront l'empreinte : Besetzes Gebiet Nordfrankreich. Le 11 août 1940, l'avis officiel de reprise du service postal selon les termes de l'ordonnance du 18 juillet 1940 du commandant en chef Von Brauchitsch est affiché dans les bureaux de poste de Lille.

Le contexte professionnel est certes bien particulier. Nombre d'établissements postaux détruits ou endommagés lors de l'invasion ont dû établir leurs services dans des locaux provisoires. Dunkerque, Calais, Seclin et Maubeuge sont dans ce cas. La tournée de distribution s'effectue parfois au milieu des ruines. Il faut avoir un ausweis pour se rendre au travail, En dépit des risques encourus, aux quatre coins des départements Nord et Pas-de-Calais, très tôt des volontés s'affirment à l'encontre de l'organisation militaire et administrative de l'Occupant :

- Des passeurs assurent la traversée de la Nord-Ost-Linie (ligne de la Somme). Ainsi Raymond Beckaert, affecté en août 1940 comme rédacteur au service technique à la direction départementale d'Amiens, ainsi Paul Penin, courrier-convoyeur du train Paris-Lille.

- Des filières d'évasions de militaires alliés s'organisent et répondent à une multitude de besoins particuliers : vêtements, faux papiers, argent, nourriture. Elles supposent également des relais, des points de passage et d'hébergement, aussi bien pour le regroupement des fuyards que pour leur trajet d'évasion. Une véritable toile d'araignée se tisse à travers la région toute entière et au-delà, mettant en contact - par la force des choses - des membres d'organisations voisines. Le nombre important des mouvements et réseaux en Zone Interdite pourrait faire illusion quant aux effectifs mis en œuvre. En effet, si leur liste - Jean de Vienne, Ali-France, Pat'o Leary, Zéro-France - peut s'allonger encore, les membres qui les composent sont en fait peu nombreux.

- La filière Pat'o Leary regroupe, dans le secteur Roubaix-La Madeleine des membres d'origines socio-professionnelles très diverses : sages-femmes, employées, coiffeuses, prêtres, industriels. Parmi eux, figurent deux postiers : Charles Damerment, receveur à Marquette, ancien combattant de 191418, et sa fille Madeleine, auxiliaire à Lille.

- Le réseau Zéro-France - évoqué par Françoise Leclère dans la Revue d'Histoire de la Deuxième Guerre Mondiale - comprend des agents de la S.N.C.F. et des contrôleurs des PTT recrutés les uns par les autres et qui constituent un réel apport de connaissances techniques.

- Au nombre des agents du réseau d'évasion Jean de Vienne à Calais, figurent Fernand Charbonnier, contrôleur à Calais - principal, orphelin de la guerre 1914-1918 et combattant de 1940, et Marie Roger, commis, du même bureau.

Des petits groupes se créent ici et là avec des activités diverses : ramassage et camouflage d'armes et de munitions, écoute de la radio alliée, mise en œuvre d'une presse clandestine, diffusion de tracts, collecte de renseignements sur les troupes et les cantonnements ennemis. Parmi ces embryons de mouvements résistants, citons ce qui va devenir le Front National. On y trouve Jules Loyn, facteur à Lille et combattant de 1940. Le mouvement Voix du Nord est tout d'abord une filière d'évasion de militaires anglais et deviendra l'organe clandestin d'information le plus important de la zone interdite. Enfin, la très modeste cellule de renseignements mise en place par Achille Carreaux - inspecteur technique à Lille-Central - avec l'aide de M. Duquesnes. À. Carreaux a été lieutenant en 1914-1918, M. Duquesnes, prisonnier civil des bataillons de travailleurs dans le Nord. Tous deux ont pris part aux combats de 1940.

Mentionnons encore, pour terminer l'année 1940 et renouant ainsi avec les procédés de la Grande Guerre, la détention d'otages. Parmi eux, figurent deux postiers : François Régnier, dès le mois de juillet 1940, et Jules Van Rysselberghe. Il est le dernier facteur qui fut arrêté, k 25 novembre, à Marcq-en-Barœul, à la suite d'un sabotage. Il fut interné à la caserne Vincent de Valenciennes jusqu'au 1er mai 1941.

JANVIER 1941 À SEPTEMBRE 1944 : LA RÉSISTANCE ORGANISÉE 1941

Les organisations clandestines de 1940, si réduites, vont se structurer, se développer et, pour certaines d'entre elles, connaître déjà les premières coupes sombres... Le 1" avril 1941, paraît le premier numéro de La Voix du Nord. Du numéro 14, daté d'octobre 1941, au numéro 30, son tirage se fera, chez Emma Gere à Fives, par Andrée Duriez, aidée de Jules Noutour et de Marie-Thérèse Gere, aujourd'hui Mme Vandorpe qui travaillera aux Chèques Postaux de Lille en 1942.

L'organisation de groupes F.T.P. au sein de l'administration des Postes commence à se constituer à Lille avec, comme chefs de groupes, les facteurs Loyn, Lafraise, Saleen, Delcourt, Nieuwlandt, bientôt rejoints par leurs collègues Rosar, Leroy, Derœux, Roussel, Dubus, Coursier et Philippe, agents de service. André Leprevost, commis à Lille-Central est chargé de la liaison entre les groupes.

Le 21 août 1941, c'est la première exécution de la région Nord-Pas-de-Calais : Albert Beckaert, mineur à Avion, est exécuté à Arras. Des exécutions d'otages ont lieu à Lille : cinq sont fusillés le 15 septembre, puis vingt le 25 septembre, à la Citadelle. Puis d'autres à Chateaubriand.

Parmi les noms des personnes justiciables des services de police de Vichy comme de ceux de la Geheime Feld Polizei (G.F.P.) ou de la Feldgendarmerie, il y a des postiers : Pierre Froissant, mécanicien, interné à Loos le 11 juillet 1941 pour affichage de tracts. Charles Damerment, receveur à Marquette, arrêté avec son épouse, le 9 octobre, puis relâchés après une perquisition minutieuse de leur domicile.

Le rapport d'activité pour la période du 15 au 29 février 1941 du groupe 3 de la G.F.P. de Lille mentionne : " Les recherches se poursuivent au sujet de plusieurs actes de sabotage et de destruction de câbles de la Wehrmacht. Nous sommes sur la piste d'un employé français des Postes qui, avec l'aide de comparses, effectue des passages clandestins en zone française non occupée... ".

Germain Delestrez, vérificateur des installations à Douai-Central est arrêté à Lambres par la police allemande, interné d'abord à la prison de Cuincy, puis transféré au centre d'otages de la rue Négrier à Lille. Sont également arrêtés : MM. Nieuwelandt, Dobin, Deulin et Bancal.

1942 :

Le 25 février 1942, une jeune téléphoniste de l'armée allemande est poignardée à Lille. Après la soupe du soir, quatre otages de la rue Négrier sont conduits à la prison de Loos : Henri Terryn, Elie Rabinovitch, Jules Sarrazin et Germain Delestrez, le postier de Douai arrêté le 5 septembre de l'année précédente. Ils rejoignent dans sa cellule Franz Sobocki. Les cinq hommes n'ignorent pas le sort qui les attend... Ils bénéficieront d'un court répit. Le meurtrier de la jeune allemande est arrêté le 9 mars. Mais plusieurs sabotages ayant eu lieu les 25 et 26 mars contre des installations ferroviaires, ils sont tous les cinq exécutés le 31 mars, au fort du Vert-Galant à Wambrechies. Dans Le livre des Otages, de Serge Klarsfeld, il est fait mention de Germain Delestrez : " Après son arrestation, s'était arrêtée soudainement la propagande des tracts aux PTT de Douai où il travaillait ".

Achille Carreaux, inspecteur technique à Lille fut un agent précieux et actif dans la recherche du renseignement. Informations et renseignements de tous ordres étaient transmis à " un chef " habitant Lambersart. L'identité de ce dernier - membre du Réseau Samson - était connue de Edmond Debeaumarchais, responsable du Mouvement Résistance-PTT, puisque c'est lui qui avait engagé Achille Carreaux et l'avait présenté à son chef direct, Gilles Colle, directeur des Postes et responsable régional du mouvement. À. Carreaux va étendre son champ d'action hors de son domaine immédiat. Il envoie son adjoint Duquesnes travailler successivement au Central de la place de la République, au bureau de postes de Lille-Bourse (transféré depuis mai 1941 dans l'enceinte de la gare de Lille), au bureau allemand de la rue Jean-Sans-Peur, puis, par la suite, au Central de Valenciennes, et enfin à celui de Tourcoing, d'où Duquesnes pourra donner de précieuses informations sur l'installation téléphonique souterraine de l'état-major de la XVe armée allemande. Depuis le boulevard de la Marne, ce poste de commandement et d'écoute dirige l'activité de la côte. À. Carreaux prend contact avec d'autres agents : Delahaye, chef du Central téléphonique de Lille, Delannoy, architecte des PTT (qui sera arrêté), Lisfranc, membre de l'O.C.M. résidant à Marcq-en-Barceul (qui sera fusillé en décembre 1943 au Fort de Bondues).

Les résistants ne sont pas enrôlés exclusivement dans un réseau. Ils se connaissent, se transmettent leurs informations et leurs liaisons. C'est ainsi que l'Organisation Civile et Militaire (O.C.M.) a des contacts avec des agents du réseau Pat'o Leary. Les premières activités de l'O.C.M. ont trait essentiellement à la recherche du renseignement, puis à la collecte et à la dissimulation d'armes en vue d'une action militaire. Peu à peu, le mouvement prend de l'extension et entre en contact avec le réseau " Confrérie Notre-Dame " du Colonel Rémy. Des boîtes aux lettres sont établies dans les endroits les plus divers : restaurants, cafés, garages, locaux des PTT. Là sont rassemblés les renseignements provenant de toutes parts. Dans beaucoup de régions, ce sont souvent d'anciens officiers ou sous-officiers d'active ou de réserve qui recrutent et organisent. Grâce aux relations de ses fondateurs, l'O.C.M. a, dès le début, des adhésions dans les administrations publiques, et plutôt au niveau des cadres supérieurs. La région A, qui se compose des départements de la Som-me (A1), la Seine Inférieure (A2), le Pas-de-Calais (A3), le Nord (A4) et l'Aisne (jusqu'à la fin de 1943) comporte pourtant dans ses différents groupes - outre des cadres - des ouvriers, des cheminots, des postiers de tous grades. Parmi ces derniers, citons :

- Pour la Somme : Gaston Moutardier, directeur départemental des Postes, Cyrille Werbrouck, contrôleur des installations électromécaniques, Alfred Lemaire, facteur.

- Pour le Pas-de-Calais : Jean Le Bourva, directeur départemental des Postes, Philibert Cleret, contrôleur principal à Arras.

- Pour le Nord : Henri Huret, facteur à Sin-Le-Noble.

En cette année 1942 encore, le journal La Voix du Nord continue d'être tiré clandestinement dans des conditions très difficiles. Louis Bartier, agent des PTT à Loos, qui a participé au transport et à la dissimulation de la machine qui sert au tirage, est arrêté le 18 septembre. Léonard Victor, manutentionnaire à Lille, est arrêté à son tour, le 2 novembre, pour la diffusion du journal.

Dans les premiers jours de décembre, arrive à Lille M ichael Trotobas, officier britannique du S.O.E. (Section française du colorai Buckmaster) qui va créer le réseau action Sylvestre-Farmer, mouvement qui sera composé pour une bonne part de rescapés de groupes décimés et d'employés des services publics, parmi lesquels des postiers.

1943 :

La défaite de la VIe armée allemande devant Stalingrad et la jonction des troupes d'Afrique du Nord avec le colonel Leclerc à Ghadames, en Libye, constituent, en dépit de l'occupation totale du territoire national, une lueur d'espoir : l'initiative des armes change de camp. Pourtant, l'espoir sera parfois cruellement mis en doute au cours de cette année 1943. L'arrivée de la VIIIe armée aérienne des États-Unis en Grande-Bretagne marque le début de puissantes offensives aériennes contre la forteresse Europe. En raison même de l'importance et de l'étendue des moyens de communication et des équipements industriels, économiques et militaires, aucun secteur de la région Nord-Pas-de-Calais n'est épargné. Infra-structures portuaires et ouvrages militaires du secteur côtier, usines, ateliers, nœuds de communications, bassins sidérurgiques et houillers en zone urbanisée, aérodromes, dépôts et sites de lancement d'armes secrètes vont constituer autant d'objectifs pour l'aviation stratégique alliée. Nous ne donnerons que quelques exemples :

- Ateliers de la S.N.C.F. de Fives, Hellemmes, ainsi que les aérodromes de Lesquin et Ronchin, le 13 janvier 1943 (11 morts-3 blessés) ; - Saint-Orner, le 13 mai 1943 (106 morts-300 blessés) ;

- Filatures Wallaert et Le Blan, quartier de Moulins-Lille, le 9 septembre (56 morts-141 blessés) ;

- Le Portel, près de Boulogne-sur-Mer, 8 et 9 septembre (500 morts-200 blessés).

En novembre de cette même année, le réseau Sylvestre-Farmer perd son animateur. Grâce aux parachutages d'avril et mai, le mouvement a témoigné de l'efficacité de son action : sabotage de l'usine de Fives-Lille le 26 juin 1943, destruction de ponts-roulants au même endroit le 2 octobre, de 400000 litres d'essence en gare de Roubaix le 5 novembre, de wagons de lin et de fourrage, de 200 000 litres d'alcool à la distillerie d'Allenes-les-Marais. Le 26 novembre, le secteur d'Arras du réseau Sylvestre-Farmer est balayé par la Gestapo. Le 27 novembre à l'aube, le capitaine Michel et sa collaboratrice Denise Gillman sont abattus par la G.F.P. (Geheime Feld Polizei) au 20 du boulevard de Belfort à Lille. Marcelle Mahieu, agent du Central téléphonique de Lille, qui avait prêté son logement au capitaine Michel, est arrêtée et incarcérée à la prison de Loos. Bien que 50 résistants soient tombés, le lieutenant-colonel Pierre Seailles parvient à ressouder le réseau et, le 18 décembre 1943, Jean Vandeneeckhoutte, receveur-distributeur à Chereng, et son équipe font sauter les distilleries d'Ascq et de Fressin. Le 21 décembre, onze locomotives sont mises hors d'usage par un autre groupe.

Le mouvement Voix du Nord constitue à son tour des groupes de combat. Toute la région Nord-Pas-de-Calais est divisée en secteurs, sous le commandement du colonel Gaston Dassonville, " Timéon Dans le secteur de Lille, le capitaine Auguste Parizot (postier à Lambersart), sous-lieutenant de la Grande Guerre, met sur pied plusieurs bataillons F.F.I.

Avec l'O.C.M. et le Front National, Libération-Nord est la troisième organisation de résistance à prévaloir dans la zone Nord en raison de ses effectifs. Par l'intermédiaire de Fernand Hette, chef d'équipe au contrôle de distribution d'énergie électrique, Raymond Beckaert, contrôleur principal à la direction régionale des Postes à Lille, entre en contact, en août 1943, avec François Régnier, alias " Jean-François " , qui travaille à Lille-Gare et est responsable du groupe Libération-Nord-PTT, de la C.G.T. clandestine et du réseau d'évasion Bordeaux-Loupiac. Les fonctions administratives de R. Beckaert l'amènent à être convoqué chaque semaine à la F.N.K. 24 de Lille. Se consacrant uniquement à la recherche du renseignement, il peut ainsi fournir des éléments techniques sur le réseau téléphonique de l'Occupant. Les déplacements qu'il est amené à faire lui donnent en outre l'occasion de glaner des informations sur les rampes de lancement de la région de Saint-Omer. Il parvient encore à confectionner, à l'intention des membres du Comité départemental de libération, un poste récepteur de T.S.F. Son bureau est le siège de réunions entre des membres du mouvement Libération-Nord et certaines personnalités. Verlomme, commissaire du gouvernement pourra, peu avant la Libération, prendre contact dans le même lieu avec Colle, directeur régional des Postes, ainsi qu'avec des représentants de la C.G.T. clandestine.

Madame Guilleman, née Forest, employée à l'Inter de Lille, puis à la comptabilité téléphonique, agent de liaison de la région W 3 de Libération-Nord, participe dans le Cambrésis, au travail de renseignement, au passage des aviateurs alliés et à la diffusion de la presse clandestine. Son mari, Maurice Guilleman, conseiller général du Nord, condamné à mort par contumace, a dû trouver refuge dans une retraite inaccessible aux recherches de la Gestapo.

Dans les différents groupes de Libération-Nord répartis dans la région, on retrouve des agents de l'administration des PTT :

Douai : Marcel Lanselle ; Bruay-sur-L'Escaut : M. Hildebrandt, receveur et son fils ; Tourcoing : Roger Vandelanotte, facteur ; dans le secteur de Boulogne-sur-Mer : Mme Calmant, receveuse à Marquise, Auguste Lengagne, receveur à Boulogne.

Sur les listes des personnes arrêtées en raison d'activités résistantes figurent les noms de nombreux agents des PTT. Leur énumération n'est pas exhaustive :

- Mme Roger, commis à Calais-Principal, le 14 avril 1943, pour aide à évasion d'aviateurs alliés ;

- Georges Taillez, à Douai, le 7 mai 1943, pour sabotage ;

- Albertine Vernais, employée à Comines, le 12 juin, pour confection de faux documents ;

- Henri Huret, facteur à Sin-le-Noble, pour appartenance à l'O.C.M., le 27 juillet ;

- Jules Loyn, facteur à Lille, pour détention d'armes et activités terroristes, le 31 juillet ;

- Clovis Cauwet, facteur à Arras, le 11 août ;

- Antonin Welch, employé à Boulogne-sur-Mer, le 31 décembre pour détention d'armes ;

- Mme Fressin, MM. Courmont, Darras, Mercier, agents des télécommunications, tous de Lille ;

- Edgard Lesot, facteur à Arras, et Pierre Dangreaux, auxiliaire du Service général à Campagne-les-Hesdin.

1944 :

L'Année de la Libération : celle d'Arras, le 1er septembre, celle de Lille, le 3 septembre. Avant que ne sonne cette heure de la liberté enfin recouvrée, 1944 va égrener chacun de ses mois ponctués d'événements tragiques. Au fur et à mesure qu'approche le Jour tant attendu de la délivrance, le tribut à la guerre se fait de plus en plus lourd : arrestations, déportations, exécutions, bombardements se succèdent pratiquement sans répit.

Janvier : Le 5, les silos de stockage et les rampes de V1 de Morbecque, Sercus, Wallon-Cappel, dans la région d'Hazebrouck sont les cibles d'un bombardement nocturne. Des renseignements précis sur cette base de lancement ont transité, grâce à M. Hildebrandt, par le bureau de poste de Bruay-sur-l'Escaut. Le 6 janvier, Fernand Charbonnier, contrôleur à Calais-Principal, est fusillé au Fort de Bondues, en application du juge-ment prononcé par le Tribunal de la Luftwaffe, à Lille. Marius Nalenne, facteur à Jeumont, réfractaire au S.T.O., est arrêté le 27.

Février 1943: Madeleine Damerment, alias " Martine " , auxiliaire des PTT à Lille, évadée de France occupée par la filière Pat'o Leary le 12 décembre 1941, a rejoint la Grande-Bretagne. Lieutenant des F.F.L. et agent de liaison de la French Section du War Office 8, parachutée en France, elle est arrêtée au cours de sa mission et déportée à Dachau. Théodore Ravaux, facteur résidant à Ligny-en-Cambrésis, est arrêté le 10 février à son domicile pour écoute de la B.B.C. et interné à la prison de Loos. Le 17 février, Charles Defresnes, facteur auxiliaire à Jeumont, est arrêté au cours d'un sabotage effectué par un groupe de 12 F.T.P. de Jeumont, au lieu-dit " Les Bons Pères " , à Rousiès, sur la voie ferrée Paris-Liège. Au cours de la rencontre avec les forces allemandes, il est blessé et capturé.

Mars 1943: Jean Le Bourva, directeur départemental des Postes du Pas-de-Calais est arrêté le 8 mars. Né à Begard, dans les Côtes-du-Nord, inspecteur à Rennes, il a succédé en 1942 à Maurice Demeester, admis à la retraite. J. Le Bourva fait partie de l'état-major PTT, organe central d'action de la Résistance aux PTT en relation avec l'O.C.M. Détenu à la prison Saint-Nicaise à Arras, il sera par la suite transféré à la prison de Loos. À Amiens également deux autres arrestations : Gaston Moutardier, directeur départemental des Postes et Cyrille Werbrouck, conducteur de travaux du service téléphonique souterrain. Charles Damerment, receveur à Marquette-Lez-Lille, est à son tour arrêté le 21 mars alors qu'il hébergeait Allen Ratcliffe, jeune calaisien de 23 ans né de père britannique qui souhaitait passer en Angleterre (voir le récit qui concerne Allen Ratcliffe). M. Damerment avait pu jusque-là, en dépit de plusieurs arrestations, déjouer l'ennemi. Son appartenance à un réseau d'évasion ne faisait cette fois plus de doute, il est mis en cellule à Loos. Allen Ratcliffe est arrêté avec lui. Ils seront ensuite transférés à Loos, puis à Sachenhausen, puis retour à Struthof-Natzweiler, Kochendorf et enfin Dachau (voir fiche d'Allen (Harold son premier prénom) Ratcliffe trouvée au mémorial de Natzweiler). Damerment y décédera peu avant la libération; Allen sortira du camp; mais très affaibli (48kg pour 1.80m) et souffrant du typhus il décédera quelques jour après sa libération.
NB: les italiques sont de Pierre Ratcliffe.

Avril : Dans la nuit du 1er au 2, à 22 h 44, le train 639 355 venant de Baisieux amorce son entrée en gare d'Ascq, lorsque se produit une déflagration. Trois voitures chargées de véhicules blindés sortent des rails... Le convoi transporte des éléments de la 12e S.S. Panzerdivision " Hitler Jugend ". 86 personnes seront exécutées, par mesure de représailles immédiates parmi lesquelles 22 cheminots et Maurice Roques, receveur des Postes et son fils Jean, âgé de 15 ans et demi, élève au lycée Faidherbe de Lille... Six jours plus tard, Gustave Boucaut, facteur à Vieux-Condé, est arrêté le soir à son domicile pour détention d'armes, emmené à la prison de Valenciennes, puis transféré un peu plus tard à celle de Loos. Dans la nuit du 9 au 10 avril, le bombardement de la gare de triage de Lille-Délivrance atteint l'avenue de Dunkerque à Lomme et fait plus de 600 victimes. Le 27, c'est au tour d'Arras de connaître les vagues successives de bombardiers. Dans les deux cas, on dénombre des victimes parmi le personnel de l'administration et les bâtiments postaux sont endommagés.

Mai : Le 10 mai, un officier allemand accompagné de deux soldats se présente au bureau de poste de Lille-Bourse (transféré dans l'enceinte de la gare de Lille). L'ennemi a découvert un système d'écoute téléphonique dans le sous-sol. À son arrivée dans le service, M. Carreaux, le receveur, est mis en état d'arrestation. Pendant trois semaines il sera détenu au secret dans la prison de Loos. Une perquisition à son domicile permet de découvrir une cachette d'armes. Une autre arrestation intervient ce même mois, celle d'André Leprévost, commis à Lille-Central. Recherché par la police allemande, il s'est enfui en Belgique. Devenu membre actif du Front national d'indépendance belge, il est arrêté par la Gestapo de Bruxelles. Transféré au Fort de Breendonck (près d'Anvers), il sera ensuite déporté à Buchenwald. Les bombardements de mai feront 8 victimes parmi les fonctionnaires de Caudry, Solesmes et Lille.

Juin : Le 2, Henri Boudart, facteur demeurant à Valenciennes, est arrêté à Anzin pour hébergement de résistants et fourniture d'un local destiné à des réunions clandestines. Il est interné successivement à la prison de Valenciennes, puis à celle de Loos, et enfin à Saint-Gilles, à Bruxelles, d'où il part pour l'Allemagne. Le 6 juin, c'est le débarquement des Alliés sur les plages normandes. L'événement a été précédé et sera suivi de nombreux bombardements destinés à faire croire à un second débarquement dans le Pas-de-Calais. À Boulogne, Outreau, Calais, Hazebrouck et Lille, ces bombardements font des victimes parmi le personnel des PTT : 10 personnes y trouvent la mort. Le 14 juin, Raymond Chalvignac, commis à Cambrai-Principal, réfractaire au S.T.O. et rentré chez lui clandestinement, fait partie des 25 otages fusillés à Saint-Flour (Cantal) en répression de l'exécution par les maquisards de Geissler, responsable du S.D. (Sicherheitsdienst, service de sécurité des S.S.). Le 20, Charles Defresnes, facteur auxiliaire de Jeumont, F.T.P. capturé lors d'un sabotage, est exécuté au Fort des Houx, à Seclin.

Juillet : Eugène Lebègue, commis à Boulogne-sur-Mer, réfractaire au S.T.O., a rejoint sa famille évacuée de la zone côtière vers la Nièvre. Maquisard, il est fusillé le 1er juillet à Donzy. Le 6 juillet, sont exécutés à la Citadelle d'Amiens, Gaston Moutardier, directeur départemental des Postes de la Somme et Cyrille Werbrouck, conducteur de travaux du service téléphonique souterrain. Quelques jours auparavant, des agents du groupe Charles de Gaulle avaient reçu un message de Londres par l'intermédiaire des résistants locaux de Zéro-France. Il s'agissait de faire sauter les câbles téléphoniques souterrains au départ de la Recette principale d'Amiens. Dans la nuit du 24 au 25 juin, la mission est accomplie. Les liaisons téléphoniques avec le front de Normandie sont interrompues. Accusés d'avoir fourni les plans ayant permis l'exécution du sabotage, G. Moutardier et C. Werbrouck, déjà détenus depuis mars 1944, sont fusillés. Jean Vandeneeckhoutte, receveur-distributeur à Chereng, membre du réseau Comète et du W.O., est arrêté le 10 à Pont-à-Marcq. Le commandant Bayart, du W.O. de Lille, y est abattu. Le 13 juillet, René Colin, 34 ans, facteur du bureau d'Audruicq, est arrêté pour avoir remis des vêtements civils à un sujet polonais enrôlé de force dans la Wehrmacht. Le 21, André Rigault, facteur à La Bassée, est appréhendé pour hébergement d'un parachutiste anglais.

Août : Deux ultimes arrestations de postiers : celle d'Etienne Harle, agent d'exploitation demeurant à Caudry, le 13 août, à Le Câteau, pour sabotage et détention d'armes. Le 19, celle de Richard Libert, à Lille, pour appartenance au mouvement Voix du Nord et détention d'armes. Quelques jours auparavant, le 14 août à l'aube, une colonne de détenus venant de Loos se dirige vers la gare de Lille. Parmi eux, M. Carreaux. Un facteur de Faches-Thumesnil, en route pour prendre son service, le reconnaît, donne l'alerte, prévient ses chefs. Une voiture envoyée par la direction des Postes emmène Mme Carreaux et ses enfants vers la gare. Ils pourront revoir le prisonnier quelques minutes avant le départ du convoi vers l'Allemagne... Le 26 août, les troupes du XXIe groupe d'armées de Montgomery reçoivent leurs objectifs. Il s'agit de détruire les forces ennemies du Pas-de-Calais et de Belgique, et de capturer Anvers, l'armée canadienne ayant pour tâche particulière de s'emparer des ports du Havre et de Dieppe et de nettoyer la côte ensuite, jusqu'à Bruges. Les 30 et 31 août, les résistants détenus dans les prisons d'Arras, Valenciennes, Béthune et Cuincy, repliés par train et camions, viennent grossir les effectifs de la prison de Loos. Le 31 août également le 2nd Household Cavalry Regiment capture trois ponts intacts sur la Somme. L'irrésistible avancée vers Bruxelles commence pour les Britanniques... De leur côté Cambrai, Valenciennes, Le Quesnoy et Avesnes se trouvent dans le secteur dévolu aux troupes des V, VII et XIXe corps américains. Leur libération est imminente elle aussi. Sur le chemin de leur repli, les troupes allemandes voient surgir un autre adversaire : " La Résistance dans une nouvelle phase de son combat. Trois lettres sur fond aux couleurs nationales, telle est l'unique pièce vestimentaire commune à ces étranges combattants ".

Le 1er septembre : À l'aube, les détenus politiques et résistants de la prison de Loos sont rassemblés, embarqués dans des véhicules et dirigés vers la gare de Tourcoing. Quelques 1.250 hommes partiront ainsi à 17 h 30 avec le " dernier train de Loos " ... 130 seulement reviendront des camps de concentration. Pourtant, en ce 1er septembre, Arras est délivrée

à midi, Douai le même jour à 19 h 15, et Lille est à l'avant-veille de l'être. Conséquence des arrestations multiples de 1944 : une dizaine de postiers font partie de ce convoi de la malchance :

René Colin, facteur, rescapé ;

• Charles Damerment, receveur, mort en déportation ;

• Jean Le Bourva, directeur des Postes du Pas-de-Calais, mort en Déportation ;

• Jean Vandeneeckhoutte, receveur, rescapé (il deviendra président de l'Amicale des déportés du train de Loos) ;

• Gustave Boucaut, facteur, mort en déportation ;

• Maurice Libert, facteur, mort en déportation ;

• André Rigault, facteur, mort en déportation ;

Etienne Harle, agent d'exploitation, mort en déportation ;

- Philibert Cleret, contrôleur principal, mort en déportation ;

- Maurice Baudet, receveur, mort en déportation.

Le samedi 2 septembre, les F.F.I. passent à l'attaque des troupes et services allemands dans Lille et sa banlieue. Parmi ces combattants : - Paul Callens, agent des lignes W.O. de Tourcoing ;

Jardrez, F.F.I. à Roubaix, 4e Cie, Section PTT ; Orner Vlaminck, facteur à Bailleul ;

- Marcel Lanselle, à Douai.

Seront victimes des combats de la Libération :

- Roger Vandelanotte, du service télégraphique de Lille, inscrit au groupe Libération-Nord et membre des Dizaines de l'A.S.P.T.T., tué à Wavrin le 2 septembre 1944 ;

- Lucien Lamouche, facteur à Tourcoing, résistant du groupe W.O., tombé le 2 septembre 1944 ;

- Maurice Sollié, auxiliaire à Lille-Bourse, du groupe W.O., tué au faubourg des Postes à Lille, le 3 septembre 1944 ;

- Eugène Lefebvre, facteur à Gommegnies, tué le 4 septembre 1944.

Hazebrouck, Armentières seront libérées le 6 septembre, Bergues le 16, Boulogne-sur-Mer le 22, Calais le 1er octobre 1944. La poche de Dunkerque deviendra un " front délaissé " dont la garnison ne capitulera que le 8 mai 1945. À Lille, depuis un long moment déjà, étaient disparues les pancartes du Feldpostamt 273 et de la FNK 24. Aux guichets de Lille R.P., des consignes étaient maintenant appliquées, relatives au fonctionnement de l'Army Post Office (A.P.O.) " Le rapide oubli, second linceul des morts " allait pouvoir recouvrir le souvenir même de ces années sombres...

ESQUISSE D'UN BILAN

Sous le titre général Qui étaient-ils ? , le second carrefour du Colloque sur la Résistance des PTT propose trois axes de recherches :

- la participation des agents des PTT à des réseaux, mouvements et groupes non liés à l'administration des PTT ;

- les mouvements, groupes et réseaux propres aux PTT ;

- les initiatives individuelles.

À propos de la région Nord-Pas-de-Calais, je reprendrai le constat de Raymond Ruffin : " L'engagement personnel dans des mouvements extérieurs va retarder très sensiblement l'éclosion de groupes spécifiquement PTT. Ayant trouvé les moyens et les conditions de s'exprimer, les agents ne ressentent pas le besoin d'un rapprochement corporatif

S'organisant autour des trois thèmes évoqués, les tableaux qui suivent amorcent un classement sommaire d'appartenance à divers groupes ou réseaux. Ils rendent compte également d'initiatives individuelles et constituent une grille qui, quarante ans après les événements, demeure à compléter. L'ébauche faite ici traduit :

- les difficultés et les lacunes tenant à l'histoire interne des réseaux et mouvements ;

- l'ampleur de la tâche qui reste à accomplir si l'on veut tracer des organigrammes et établir des bilans précis.

La diversité des initiatives et de leurs origines, l'hétérogénéité des formes prises par la lutte contre l'Occupant rendent difficile leur classification ou leur réduction à quelques simplifications. Après une évocation strictement locale de données générales, il s'avère nécessaire, dans un deuxième temps, de faire appel aux sources inventoriées - et notamment celles de la Mission des Archives Nationales auprès du ministère des PTT et des services de la direction du personnel, cette dernière voie permettant une exploitation statistique à directions multiples : quantitative, qualitative, géographique, etc. La publication des travaux du Colloque peut susciter examens, critiques, nouvelles recherches. C'est au prix de ce défrichement aride seulement que l'on pourra prétendre tracer un bilan cernant au plus près, sous ces multiples aspects, ce que fut la participation des agents et fonctionnaires des PTT à la Résistance.

ANNEXE IV - LES INITIATIVES INDIVIDUELLES

Combien dans cette catégorie demeureront à jamais inconnus... Les détournements des plis de dénonciation, le dépôt de tracts, les écoutes téléphoniques ou l'utilisation des véhicules administratifs pour le transport d'armes n'ont pu donner lieu à des relevés statistiques, pas plus d'ailleurs que les complicités des différents échelons hiérarchiques. Placés conflictuellement entre le devoir professionnel et l'aspiration patriotique, ces actes de résistance active ont bien existé. Dès novembre 1940, un rappel des termes de l'ordonnance du général Von Brauchtisch, du 18 juillet de la même année, est fait par la direction de l'exploitation postale dans le Bulletin Officiel n° 28 :

Paragraphe 4 : Toute installation ayant pour but la transmission privée d'informations au dedans du territoire occupé aussi bien que la transmission privée d'informations du territoire occupé vers le territoire non occupé ou vers l'étranger, et inversement, est interdite.

Paragraphe 5 : Sera puni de travaux forcés ou de prison celui qui, en contravention à l'ordonnance présente, échange des informations ou contribue à les transmettre. Dans les cas particulièrement graves, un arrêt de mort pourra être prononcé.

Or, tout récemment, des agents du service ambulant trouvés en possession de correspondances privées destinées à passer d'une zone à l'autre se sont vus infliger, par les autorités occupantes, des peines sévères de 2, 3 et 6 mois de prison, sans préjudice des sanctions que l'administration a dû prendre à leur égard.

Sous quelle rubrique pourront être recensées les activités de :

- Juliette Lagneau, agent des Chèques Postaux de Lille, déportée à Ravensbrück le 30 août 1942 ;

- Mlle Gavory, surveillante des PTT à Calais ;

- Jean Lauwers, chef d'équipe des lignes à Boulogne-sur-Mer ?

Qui éclairera l'histoire de la constitution des " dizaines " de l'A.S.P.T.T. de Lille ? Qui retrouvera son bulletin clandestin, Le Courrier

de l'A.S.P.T.T. ?

Rappelons simplement les noms de cinq membres de cette association : - Marcel Reboux, commis à Lille-Central. Mort à Buchenwald. - Achille Carreaux, receveur à Lille-Bourse. Mort à Flossenburg. - Maurice Sollié, auxiliaire à Lille-Bourse. Tué le 3 septembre 1944.

- Roger Vandelanotte, jeune facteur à Lille-Central. Tué le 3 septembre 1944.

- Arthur Lallau, auxiliaire à Lille-Entrepôt.

Quelques témoignages :

- Clarisse Carré, factrice à Houdain, (Pas-de-Calais), ravitaille, au bois du Fresnoy, des prisonniers russes évadés du Camp de la Fosse 7 à Bruay-en-Artois.

- Le personnel du bureau de postes de Bruay-en-Artois recevra un diplôme pour services rendus à la Résistance : Mme Sabatier, employée ; Mlle Peset, factrice ; MM. Bens, Briquet, Briche, Moulins, facteurs. Renée Pollart-Delpierre à Haillicourt (Pas-de-Calais).

En janvier, février et juin 1942, des arrestations seront opérées parmi le personnel du bureau de poste de Bruay-en-Artois, entre autres celles de Paul Savareau et de Bernard Campagne.

Jean Lauwers, monteur en lignes, résistant par la force des choses

Bernard Coussée

Jean Lauwers est né le 20 janvier 1908 à Croix, dans le département du Nord. C'est-à-dire qu'il a 31 ans quand il est mobilisé en qualité de sergent radio au 265e régiment d'infanterie de Nantes. Le 10 mai 1940, il se trouve dans la pointe de Givet au contact avec l'ennemi. Le 17, il est blessé au genou par un éclat d'obus. Opéré sur le bord de la route, il est ensuite acheminé en Prusse orientale où il passera 15 mois au stalag 18 de Hohenstein. Comme 199 de ses camarades, et sur la demande des services techniques des PTT de Rennes, il est libéré et réintégré à Brest où. de 1932 à 1939, il avait occupé un poste d'auxiliaire. Il prépare alors le concours de chef d'équipes des lignes, et il est reçu premier du Finistère. Après un cours à Barrault et Daumesnil, il est nommé chef d'équipe à Boulogne-sur-Mer. C'est là que nous le retrouvons en octobre 1943 sous les ordres de MM. VanmakaIberg et Acloque.

L'importance stratégique du secteur de Boulogne-sur-mer est essentiellement liée à une voie de chemin de fer : celle qui relie les installations portuaires à la ville de Saint-Omer, ou plus exactement aux bases de lancement de VI et V2 établies à Wizernes et à Eperlecques. Sur cette voie, sont établies les lignes téléphoniques qui relient la Muraille de l'Atlantique aux PC allemands de l'arrière. C'est l'organisation Todt qui contrôle le secteur. On comprend dès lors que cette région soit si souvent bombardée.

LE TRA VAIL DE JEAN LAUWERS

À la tête d'une équipe de sept personnes, il est chargé de réparer les lignes téléphoniques endommagées. Et le travail n'est guère aisé, car il se fait généralement sous les alertes qui obligent les hommes à de fréquents replis quand ce ne sont pas à des camouflages improvisés à flanc de coteau. Les villages les plus souvent touchés s'appellent Lottinghen, Wizernes, Wardrecques, Watten, Eperlecques. Le soir, l'équipe se replie sur Saint-Omer où elle trouve à s'abriter dans une école désaffectée située près du bureau de poste. Les hommes doivent alors faire eux-mêmes leur repas et " courir le ravitaillement " directement dans les champs ou dans les fermes dévastées. Quand un secteur a été endommagé, l'équipe est envoyée sur place en train ou en camion si celui-ci veut bien rouler. Après s'être renseigné sur les dégâts, J. Lauwers commande son matériel neuf, à charge pour lui de réintégrer le même poids de cuivre en fils détériorés. C'est là qu'il triche et dissimule des couronnes de fil neuf de 45 kg chacune qui seront utilisées en 1945 pour la reconstruction des circuits français (liaison Boulogne-Arras-Paris). Il ne se pose apparemment aucun problème d'approvisionnement tant en fil de cuivre qu'en poteaux. Mais parfois ceux-ci sont quand même raccourcis, c'est-à-dire plantés à moins de 1,50 m, profondeur réglementaire, le tout étant qu'ils puissent supporter le poids d'un homme en train d'effectuer le réarmement de l'appui, de désarrêter le fil sur la tête d'isolateur ou bien encore de reprendre au moufle le fil de 2,5 mm de diamètre sur une portée de 50 m.

Le travail était en principe surveillé par un téléphoniste allemand qui accompagnait l'équipe à bicyclette. Mais il arrivait souvent qu'il abandonne les agents pour partir à la recherche de sa propre nourriture et qu'il ne revienne que plusieurs heures après. Le travail se faisait alors très lentement..., ce qui valait des réprimandes allemandes aux responsables des équipes, MM. Vanmakalberg et Acloque. Eux fermaient les yeux malgré la surveillance assidue de la F.N.K.

Une précision d'ordre technique s'impose : il s'agissait bien de fils en cuivre exclusivement associés aux voies ferrées depuis que les Allemands avaient confisqué le cuivre des circuits cabines pour le remplacer par du fil de fer de 0,45 mm de section, de mauvaise conductibilité et surtout beaucoup trop lourd pour des portées de 50 m.

UN CAS D'INITIATIVE INDIVIDUELLE

L'action de Jean Lauwers, apparemment classique, s'est agrémentée d'anecdotes aussi pittoresques que dramatiques. En qualité de technicien requis, il a accès au dépôt de Lottinghen où sont entreposés bombes et VI destinés à l'Angleterre. Un jour d'avril 1944, il y trouve, emballée et prête à partir pour Dortmund, Marie-Louise, la cloche du village de Quesques. Il décide aussitôt que cette cloche ne prendra pas le chemin de la fonderie ! Et il attend le moment propice pour agir. Une alerte vient à son secours : la panique saisit l'ennemi et Jean Lauwers saisit la cloche... Il chancèle sous les 80 kg de fonte, fait quelques pas et tombe avec son fardeau dans un trou d'eau. L'homme et la cloche restent ainsi serrés côte à côte dans un immense entonnoir durant vingt bonnes minutes. Jean Lauwers confiera plus tard dans un courrier : " J'avais très peur, seul au beau milieu de cet enfer " . Mais pour l'heure, la cloche est soustraite à la convoitise allemande ! Le curé de Quesques veut tout de suite récupérer son bien. Par prudence, Jean Lauwers lui conseille d'attendre des jours meilleurs. C'est ainsi que Marie-Louise passera quelques mois en villégiature dans le grenier du petit presbytère de Lottinghen.

Action d'éclat pour Jean Lauwers, action de prestige ou de faire valoir ? Sûrement pas. Action de bon sens, réaction saine d'un homme équilibré n'écoutant que sa conscience, comme il l'avait fait déjà en janvier de la même année. Il avait secouru une dame de Calais blessée dans le bombardement de la gare de Wardrecques et l'avait éloignée du danger en la transportant sur son dos, au péril de sa vie. Action humanitaire ? Action normale encore une fois qu'il faut dégager de tout contexte de résistance organisée.

C'est dans ce registre également qu'il faut ranger cet épisode de bravoure qui caractérise bien la vie des postiers durant cette période trouble. Nous sommes en août 1944. Jean Lauwers et son équipe sont en train d'installer une ligne téléphonique le long d'un chemin miné près de La Liane. Une grue accidentée est couchée en travers du chemin, et l'équipe se propose de l'enjamber. Survient une jeep anglaise qui veut contourner l'obstacle. C'est l'accident : une mine fait sauter le véhicule. Jean Lauwers ne perd pas son sang-froid - par habitude de la mort, accoutumance à l'horreur, impérieuse nécessité d'agir - toujours est-il qu'il bondit récupérer le jerrican d'essence intact attaché à la jeep. Son chef l'incite à la prudence, mais il continue ce travail, argumentant qu'il faut un poids de 250 kg pour faire sauter la mine et que donc, en aucun cas ses hommes ou lui ne sont en danger.

L'action pour laquelle Jean Lauwers prit le plus de risques, en qualité de postier, fut cet épisode de décembre 1943 où de simples poteaux téléphoniques sauvèrent la vie d'un Boulonnais : une jeune fille de 14 ans frappe un soir au domicile boulonnais, rue Cazin, de MM. Vanmakalberg et Lauwers. Son père vient d'être emmené par la Gestapo à Loos, il est soupçonné de vol de bois ronds. On trouve en effet chez lui des morceaux de poteaux identiques à ceux des PTT et provenant, paraît-il, du Mur de l'Atlantique. Jean Lauwers prend alors l'initiative - avec l'accord de M. Vanmakalberg - d'y mêler des " culs " de poteaux PTT de 3,5 à 4 m portant les lettres F.L.T. (France lignes téléphoniques) pour disculper l'infortuné père. Il reste à convaincre l'autorité allemande qu'il s'agit là d'un lot de bois acheté aux PTT. Après bien des discussions, Jean Lauwers y parvient et l'homme est libéré le lendemain.

Jean Lauwers nie avoir participé au " Renseignement " proprement dit, sauf une fois où il a indiqué des précisions de bombardements à une jeune femme qui le lui demandait en gare de Sain-Omer contre des tickets de ravitaillement. Ce qui est plus important pour nous, postiers, c'est qu'il dit avoir donné le même type de renseignement à son directeur régional de l'époque, M. Colle, qui semblait s'intéresser de près à la question, car en tant qu'ancien inspecteur principal technique de Boulogne, sa fonction lui permettait de valider les tickets de ravitaillement perçus pour travail effectué en zone dangereuse. Ceci était susceptible d'attirer la sympathie de Jean Lauwers.

" Résistant par la force des choses " , Jean Lauwers est bien l'exemple type du postier qui, n'écoutant que son devoir et sa conscience, a su faire naturellement honneur à son métier et à son pays. Son histoire illustre clairement le problème de la Résistance dans les PTT et peut-être de la Résistance en général : Qui était conscient de faire partie d'une organisation secrète à cette époque-là ? Sans doute personne ! Tout le monde se méfiait de tout le monde, ne l'oublions pas. Il est très probable dans ces conditions que la plupart des résistants se soient appelés " M. Jourdain " tout en mesurant le danger de leur engagement. Cela n'en est peut-être que plus méritant et c'est pourquoi, 40 ans plus tard, nous rendons hommage à tous ces hommes et toutes ces femmes très souvent demeurés anonymes.

Les postiers parisiens et leur participation à la lutte contre l'Occupant (1940-1944)

Hervé Coulaud

LE CONTEXTE

Le ministère des PTT était déjà en 1940 un ministère complexe, comprenant de nombreuses directions aux tâches très diversifiées. L'Occupation compliqua l'organigramme des services en surimposant à l'administration française, une administration allemande. Par ailleurs, les personnels employés, d'origines sociales extrêmement variées, de formations différentes, bénéficiant de rémunérations s'inscrivant dans une échelle de salaires assez large, ne constituaient pas un groupe socioprofessionnel homogène. Il fallait donc prendre en compte ces différences au regard de ce que furent les actions de résistance aux PTT. Nos investigations s'exercèrent dans un cadre géographique, certes réduit, Paris et sa région, mais qui posait des problèmes spécifiques tant au plan de l'organisation administrative qu'au plan stratégique, compte tenu du symbole que représentait l'ancienne capitale d'une France désormais morcelée, aux yeux de l'Occupant, aux yeux des représentants du gouvernement français et aux yeux des chefs de la Résistance intérieure.

Nous avons retenu pour ce travail la définition de la Résistance proposée par Henri Michel, qui se développe en deux volets : " La Résistance est une lutte patriotique pour la libération de la patrie. Elle est aussi une lutte pour la liberté et la dignité de l'homme contre le totalitarisme " . Cette définition présente l'avantage de n'exclure ni la lutte patriotique, ni la lutte contre le fascisme qui semblent être deux composantes fondamentales des tentatives d'organisation de réseaux au sein des PTT. Elle laisse la possibilité de faire des recherches sur toutes les activités, quelles que soient leurs formes ou leurs motivations, qui se sont manifestées contre l'occupant nazi.

En prenant pour base une étude statistique menée sur cinq cents dossiers de personnels des PTT, de Paris et sa région, cette communication a pour objectif d'essayer de mieux connaître ceux qui s'engagèrent dans le combat clandestin. D'une part, en mettant en relief la composition sociologique de chaque groupe fondé, soit sur l'appartenance de ses membres à une hiérarchie administrative ou syndicale, soit sur l'appartenance à des équipes ou des corps de métiers aux multiples rivalités techniques. D'autre part, en soulignant le fait que l'Occupation ne fut pas seulement le bouleversement causal de multiples fractures constatées par la suite au sein du corps social, mais fut également déterminante pour des rencontres nouvelles avec leurs éventuelles conséquences après la guerre.

Au niveau des institutions centrales, et par opposition à la direction générale des Postes, les Télécommunications apparaissent en position de faiblesse car coupées en deux directions, celle du télégraphe et celle du téléphone. De plus, leurs services d'exploitation sont confondus avec ceux de la poste ; seuls quelques secteurs périphériques sont véritablement autonomes, le service des Lignes à grande distance par exemple. Cette situation de domination, à l'avantage de la Poste, a souvent suscité des rancœurs au sein du personnel télécommunicant, d'autant plus vives que sa compétence technique progressait dans le même temps. Par ailleurs, à l'intérieur du corps des ingénieurs, une ligne de clivage passait entre le groupe des polytechniciens et le groupe des sous-ingénieurs recrutés dans les années 1930 qui voyaient leurs carrières " barrées " par les premiers et ne pouvaient aspirer à occuper des postes à responsabilité.

Dans ce contexte, 1941 est un tournant, car cette année voit la création de la direction des télécommunications, avec pour directeur Lange, et marque l'avènement d'une vision technocratique planiste, déjà en vogue dans certains milieux gouvernementaux à Vichy et dont Bichelonne, secrétaire d'État à la Production industrielle et à la communication est un

! représentant. Par contrecoup, la poste se trouve relativement affaiblie. C'est au même moment que se développe en particulier une chasse aux francs-maçons et que l'on remet en cause les liens privilégiés entre cette administration et les parlementaires de la IIIe République.

Au niveau des organisations syndicales, plusieurs constatations s'imposent. Leur implantation est généralement forte mais assez inégalement répartie. De plus, de vifs antagonismes opposent différentes tendances dont on peut faire une grossière classification tripartite : les éléments appartenant à la C.G.T. (dont beaucoup sont des militants du parti communiste), des éléments proches du parti socialiste, enfin les associations corporatives. Dans les faits, le syndicalisme est organisé soit en fonction de ses connexions avec des partis politiques, soit par métiers (ambulants, agents des lignes...). Les catégories les moins qualifiées adoptent de préférence le militantisme syndical, les grades supérieurs s'organisent en associations.

Les personnels du réseau d'exploitation, bureaux de poste, centres de tri, service des lignes, centraux téléphoniques, sont répartis sur l'ensemble du territoire, sans pour autant que les agents se connaissent en dehors de zones relativement limitées. Le nombre important de mobilisés (37 % de l'effectif masculin), puis des prisonniers, eut pour conséquence de clairsemer les rangs des agents des PTT et de désorganiser ce tissu de relations. Pour pallier ce déficit, il fut procédé à un recrutement massif de personnels nouveaux, mais qui n'étaient pas des inconnus. En effet, les anciens fonctionnaires retraités depuis moins de cinq ans furent rappelés à l'activité. Cette mesure n'atteint pas pleinement son but et l'administration procéda à un embauchage massif de 20.000 auxiliaires. Ce furent pour la plupart des femmes ou des filles de combattants de la guerre de 1914-1918, des filles ou des mères de mobilisés. Par ces mesures, on assiste paradoxalement à un renforcement, comme en 1914, du rôle des femmes, ce qui explique en partie leur place spécifique dans la Résistance.

Enfin, dans la France occupée, les PTT se voient assignés un nouveau rôle. D'abord, leur activité normale est diminuée pour plusieurs raisons. La présence de cinq zones territoriales, la zone non-occupée, le littoral, les départements du Nord et du Pas-de-Calais rattachés au Militaerbefehlsaber en Belgique, les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin rattachés au Reich allemand. Ces cinq zones étaient séparées par de véritables frontières que les télégrammes ou les correspondances ne pouvaient franchir qu'à la condition de satisfaire aux multiples prescriptions, qui varièrent d'ailleurs dans le temps et touchaient à la nature des messages et à la qualité, voire à l'identité des correspondants. Dans le domaine des télécommunications, les mesures prises visaient au contrôle du réseau, au contrôle du trafic et au contrôle du matériel. Au lendemain de l'Armistice, les Allemands ne laissèrent à la libre disposition des populations françaises que certains réseaux téléphoniques locaux. Ils prirent entièrement possession du réseau télégraphique. Tout le trafic télégraphique et téléphonique contrôlé transitait par Paris, où les commissions allemandes visaient les messages avant transmission ou vérifiaient après coup les fiches téléphoniques. Bien sûr, des écoutes étaient pratiquées régulièrement sur les circuits.

La compétence des agents des PTT fut aussi un élément stratégique. Pour l'Occupant comme pour les forces de la Résistance, il fut déterminant de réussir à utiliser au mieux leur qualification professionnelle. D'abord pour faire face à la reconstruction du réseau après la percée allemande, ensuite pour en assurer le bon fonctionnement au fur et à mesure que la reprise du trafic s'intensifiait ; enfin, au moment de l'offensive alliée, pour faire face aux sabotages et aux destructions dues aux actes de guerre. Pour la Résistance il fallait gagner les agents des PTT à sa cause, pour être en mesure d'interrompre efficacement les communications, pour mettre en place des réseaux de renseignements performants, ou plus simplement pour s'assurer des liaisons clandestines et régulières. En effet l'existence de " réseaux de solidarité " antérieurs à la guerre - solidarité des techniciens, des agents de tri, des ambulants - offrait des ressources inespérées pour le ou les réseaux de Résistance qui sauraient les activer ou les détourner à leur profit.

LES RÉSEAUX

À la fin de notre enquête, la Résistance n'est plus apparue seulement comme une collection de faits individuels ou collectifs, mais comme une démarche personnelle visant à constituer une chaîne de complicités. La constitution d'un réseau ne pouvant s'opérer que par cercles successifs, en prenant contact avec des personnes de confiance, selon des critères d'affinités. Cette démarche, qui avait pour but de se donner les moyens de l'action, interfère évidemment avec une certaine représentation de l'organisation. Deux voies pouvaient alors être explorées : soit recopier les structures administratives, soit monter une autre organisation suivant un schéma entièrement différent. Il faut toutefois se garder d'émettre une explication du processus de formation des réseaux trop simpliste, et savoir que chacun des membres de ceux-ci appartenait à plusieurs communautés en même temps : communautés professionnelles, syndicales, politiques, géographiques, sociales, ethniques ou religieuses.

Résistance-PTT

C'est au cours de l'année 1941 que se constitue probablement le réseau Action - PTT qui deviendra par la suite réseau Résistance - PTT. L'ambition des fondateurs était de monter un réseau de renseignements et de transmissions s'appuyant sur la compétence technique des postiers et des techniciens des télécommunications. Le principal responsable, Ernest Pruvost (alias Potard) chercha un appui auprès d'un mouvement national qui puisse assurer le relais avec la France Libre. Des contacts furent pris à différentes dates avec l'O.C.M. par l'intermédiaire de Mme Drouin, puis du colonel Touny et du colonel Rémy, chef du réseau Confrérie Notre-Dame.

Dès mars 1942, l'état-major, qui réside à Paris, est constitué. Un an plus tard, il couvre une organisation pyramidale et assure des relations permanentes avec des responsables régionaux sur l'ensemble du territoire national. À l'intérieur de chaque région, un responsable était directement en contact avec un délégué pour chaque branche d'exploitation : services postaux, services téléphonique et télégraphique, service automobile... Un étage plus bas dans l'organisation, il y avait un agent dans chaque centre, secondé par quelques hommes recrutés en fonction d'affinités personnelles, mais en prenant soin - autant que possible - de garder un homme en place dans chacun des différents secteurs techniques : ouvriers des installations intérieures, monteurs des lignes...

La composition de l'état-major PTT montre une surreprésentation des cadres moyens recrutés au départ plutôt dans l'administration centrale, ce qui correspondait à l'époque au rédactorat (niveau inspecteur). Ceci nous apparaît très important car ce sont des fonctionnaires qui, n'étant pas au sommet de la pyramide hiérarchique, n'ont pas de rapports directs avec les autorités allemandes ; par contre leur situation de responsables leur permet de détenir toutes les informations. Ce sont eux qui pourront être appelés aux postes de responsabilité à la Libération pour remplacer les hauts fonctionnaires compromis.

Le développement du Réseau s'est fait plus dans les centres téléphoniques et au service des lignes à grande distance que dans les bureaux de poste, où il était en concurrence avec un autre réseau à base syndicale, aux solidarités plus fortes. L'implantation de Résistance-PTT ne fut pas contestée qu'à la base, mais également à l'administration centrale et dans les directions par les N.A.P. qui travaillaient sur le même terrain. Un partage des zones d'influence en résultera. Par exemple, le N.A.P. a bien fonctionné à Lyon, mais pas à Paris.

Ce qui frappe à la lecture de l'organigramme adopté par les fondateurs de Résistance-PTT, c'est qu'il reproduit parfaitement l'organisation administrative. On y retrouve la même hiérarchie des rôles et des métiers, les mêmes limites de compétence.

Libération-PTT

L'autre réseau, Libération nationale-PTT, sigle qui n'apparaîtra qu'en août 1944, s'est construit sur la base de relations syndicales et politiques avec le parti communiste. Les membres de cette organisation avaient été naturellement conduits à l'opposition clandestine par une série d'interdictions et de contrôles exercés dès 1939. La plupart des agents qui grossirent les rangs de Libération nationale-PTT étaient fichés pour leurs opinions politiques par les services de police et par l'administration qui avait classé les agents jugés dangereux pour l'ordre public en plusieurs catégories selon l'urgence qu'il y aurait à les déplacer ou les éloigner du service dès la déclaration de guerre. En outre, nombre de militants témoignent aujourd'hui de la défiance, voire de l'hostilité, des collègues à leur égard et de l'isolement dans lequel ils se trouvaient plongés par cette attitude générale.

Ces circonstances confèrent dès 1940 des caractères spécifiques à ce réseau qui se construit sur des bases étroites en faisant appel à des militants en qui on avait absolument confiance, mais avec un maximum d'ex-tension dans l'espace car ceux-ci pouvaient être présents dans tous les services et pouvaient connaître intimement un camarade à l'autre bout de la France. Par ailleurs, les déplacements par mesure disciplinaire effectués par l'administration avaient pour résultat immédiat d'isoler ces militants, mais également d'opérer un essaimage qui favorisait l'élargissement du réseau relationnel. De juin à juillet 1940, quatre personnes constituent l'état-major autour d'Henri Gourdeaux qui assurera la direction du mouvement pendant toute la période de la guerre, arrivant à mettre sur pied en 1943-1944 une vaste organisation à deux niveaux. Des directions opérationnelles sont mises en place, les unes calquées sur l'organisation administrative telle la direction des services techniques ou la direction des services de distribution de Paris et d'Île-de-France ; d'autres répondent aux nécessités de l'action dans la perspective des journées insurrectionnelles, organisations autonomes liées à l'activité militante. Ainsi, la direction des groupes de renseignements et de sabotages organise les milices patriotiques. L'ensemble de la France est couvert par dix-huit régions ayant chacune à sa tête un chef régional qui contrôle plusieurs départements et dispose de ses propres services de liaison. Pour l'Île-de-France (première et deuxième régions), un état-major régional commande à l'ensemble de Paris, de la Seine, de la Seine-et-Oise, de la Seine-et-Marne et de l'Oise. Des agents de liaison assurent les relations et la transmission des ordres avec chaque département. La ville de Paris fut divisée en trois secteurs opérationnels : le premier, secteur centre, groupe les 1er, 2e, 3e, 4e et 6e arrondissements ; le second, secteur nord, couvre les 8e, 9e, 10e, 11e, 17e, 18e, 19e, 20e arrondissements et les communes limitrophes ; le troisième s'étend sur l'emplacement des 5`, 7`, 12e, 13e, 14e, 15e, 16e arrondissements et des localités de la Seine qui ont une limite commune avec Paris. Comme dans les départements, dans chacun des secteurs est nommé un commandant qui a toute latitude pour recruter et organiser ses troupes, dirige sur son territoire toutes les opérations de renseignements, programme les attentats et les sabotages et assure également la distribution du matériel. À l'échelon inférieur, c'est-à-dire dans tous les bureaux de poste, les centres de tri, les gares et les centraux téléphoniques, un chef de section entouré d'une équipe de 7 à 8 hommes, est en liaison permanente avec le commandement de son secteur.

Apparemment cohérent, ce mode d'organisation présente en fait une ambiguïté dans le fonctionnement. Au cours des premiers mois, les membres de Libération nationale-PTT sont pris par un souci de sécurité qui les pousse à rester entre eux et à cesser le recrutement dès que sont retrouvés les anciens camarades. Sur ce point, la fédération postale, doublée de la coopérative des PTT, constitue un réseau solide de relations. Dans le même temps, la reprise en 1941 de l'ancienne façon de faire syndicale, proprement militante, les conduisent à manifester contre les mauvaises conditions de vie ou de travail des agents. À ce deuxième stade on assiste à l'intégration de personnes non communistes au réseau qui seront dans la mouvance du parti après guerre. Ce fut aussi une des originalités de la Résistance que d'avoir lancé très tôt une réflexion d'ordre politique sur la société d'après guerre. Puis un retour à la fermeture s'opère avec la perspective de la prise du pouvoir à la Libération, avec les conséquences que cela implique, rivalités entre les organisations communistes et non communistes allant parfois jusqu'au vol d'armes sinon à la dénonciation. Rivalités à l'origine de profondes fractures après guerre.

QUI ÉTAIENT-ILS ?

478 dossiers ont servi effectivement à faire une étude statistique sur le profil sociologique des postiers résistants. Il n'est pas question, bien entendu, de penser que ces 478 dossiers représentent l'ensemble des postiers résistants. C'est un échantillon qui a été choisi parmi l'ensemble des dossiers de personnel et selon deux sources de nature différente, d'une part les postiers qui ont été arrêtés, soit pour leurs opinions politiques, soit pour leur engagement dans la Résistance et dont l'arrestation a été le point de départ d'une enquête de police et d'un procès devant la cour d'appel de Paris et, d'autre part, l'ensemble des agents des PTT qui, à un moment ou à un autre, pendant ces quatre années d'occupation, ont quitté leur service de leur plein gré et ont provoqué une enquête de la part de l'administration pour abandon de fonctions. À partir de ces deux types de sources, nous avons fait effectivement une étude et calculé des ratios pour savoir quels étaient leur environnement familial, professionnel, quelles avaient été leurs occupations avant la guerre, et quel avait pu être leur engagement politique, dans la mesure où les commissaires de police qui avaient fait les enquêtes personnelles avaient bien voulu signaler ces éléments.

Si l'on fait une répartition par catégorie, il apparaît une anomalie dans le cadre À qui est quatre fois plus représenté que dans la structure administrative. Mais cette surreprésentation est plus particulièrement sensible au sein de Résistance-PTT qui apparaît dans ces graphiques comme un mouvement de cadres, alors que le Front national est représenté par des personnels des catégories plus modestes.

Globalement, le recrutement des réseaux a connu deux temps forts : en juin 1941, à la suite de la rupture du pacte germano-soviétique, et en juin 1944. Mais en fait cette courbe est une moyenne qui résulte de l'addition de mouvement inverses qui se compensent. Ainsi la courbe des entrées à Libération-PTT révèle que les ex-militants de la C.G.T. et de la C.F.T.C. ont su se mobiliser très tôt et en grand nombre ; puis, les équipes ayant été organisées sur la base du triangle, élément de base de l'organisation interne du parti communiste, le recrutement s'est tari, peut-être pour ne pas menacer le point d'équilibre entre les hommes présents et les moyens disponibles, plus sûrement parce qu'une fois ramenés les anciens militants connus, vis-à-vis desquels s'établissaient des rapports de pleine confiance, les nouveaux arrivants n'étaient acceptés qu'après bien des précautions. À l'inverse, le recrutement de Résistance-PTT s'échelonne sur toute la période avec une brusque poussée en 1944, au moment où l'état-major. F.F.I. demanda aux techniciens des PTT le concours de leur compétence. En outre, en raison de l'absence de maquis à Paris, il semblerait que l'accroissement du nombre des réfractaires au S.T.O. ait profité à ce dernier mouvement.

Les dates d'entrée en Résistance selon les catégories de grades évoluent en fonction de l'implantation du parti communiste (très faible en catégorie A, très forte en catégorie C et D). Là où l'influence communiste est forte, le nombre des entrées est important dès 1941, puis marque un pallier dans la progression. Par contre, en catégorie A, l'engagement est beaucoup plus tardif. En effet, le contact permanent pendant quatre ans entre les services français et les autorités allemandes, aggravé par les instructions gouvernementales qui incitaient à la collaboration, a créé, à tous les échelons de la hiérarchie administrative, des situations troubles au milieu desquelles chaque fonctionnaire s'est comporté selon ses propres intuitions. Les cadres, entre les deux attitudes extrêmes de la rébellion et de la collaboration, se sont efforcés de maintenir une attitude de neutralité en dosant plus ou moins prudemment leur docilité apparente et leur résistance occulte. La difficulté d'un tel dosage était évidemment plus grande pour les responsables supérieurs que pour les agents d'exécution.

La courbe de tous les mouvements confondus fait la synthèse des deux tendances précédemment décrites : une poussée en 1941, marquant l'engagement des personnels les plus politisés, une autre en 1944, résultat de l'engagement des agents des télécommunications nombreux dans cette catégorie. La pyramide des agents révèle un déficit des classes d'âge 18-30 ans. Cela est particulièrement vrai au Front national dont les mobilisables, fait prisonniers, ne furent pas choisis pour faire partie des premiers contingents de prisonniers de guerre libérés. Ce sont donc les classes des hommes d'âge mûr qui sont les plus nombreux dans ce mouvement. Les cadres qui animaient Résistance-PTT apparaissent dans la pyramide à travers les tranches 50 : 60 ans. À l'opposé, les jeunes entre 18 et 20 ans se répartissent également entre les deux mouvements. Cette jeunesse explique la permanence de l'esprit de la Résistance dans la société française d'après guerre.

Une idée reçue a longtemps dominé : le résistant aurait été un déraciné social, un homme " libre " en dehors de la société organisée. Or, il n'en est rien. Ce sont les hommes mariés qui arrivent en tête. Les célibataires sont, dans leur très grande majorité, de très jeunes agents. Les veufs et les divorcés ne sont qu'une minorité. Ces affirmations ne sont vraies que pour le sexe masculin. Les femmes résistantes sont elles en majorité soit célibataires, soit veuves, et leur âge moyen est dans la tranche d'âge 45 à 55 ans. Quel que soit le grade ou le mouvement, la domination masculine est très nette. Les femmes ne représentent qu'une minorité dans la minorité du monde de la Résistance, avec une différence toutefois de un à deux entre le Front national et E.M.-PTT dont le taux de féminisation relativement élevé résulte de la bonne implantation de ce mouvement dans les services téléphoniques. À bien y réfléchir, compte tenu des mentalités de l'époque, un taux de féminisation de 14,69 % n'est-il pas relativement élevé ? En tout cas, il est certain - comme l'écrivait justement C. Lévy - que " leur irruption dans un conflit pour lequel beaucoup n'étaient pas politiquement préparées, devait avoir une influence profonde sur les décennies à venir " .

LA RÉPRESSION

Les sanctions ont été de nature différente selon l'autorité qui les a appliquées. Il y eut d'une part les sanctions de droit commun, et d'autre part les sanctions administratives. De plus les temps forts de la répression ne se situent pas aux mêmes dates selon la nature des mouvements de résistance.

En ce qui concerne le réseau Libération Nationale-PTT, affilié au Front National, un grand nombre de ses agents ont été arrêtés pendant les années 1941 et 1942, comme le révèle l'étude statistique des dossiers de personnel. Cela s'explique par les mesures prises contre les communistes et les militants de la C.G.T. dès octobre 1940, et confirme la coupure marquée par l'année 1941 dans le tableau des dates d'entrée dans la Résistance. Après deux années fortes, pendant lesquelles l'ensemble des services fut à peu près purgé des éléments jugés indésirables, la courbe des arrestations se stabilise à un niveau bien inférieur pour les années 1943 et 1944, non pas à cause d'une diminution de l'activité des services de police, mais parce qu'ils se livrèrent à la répression d'un autre type de mouvement à partir de 1943.

Parmi les sanctions prises à l'encontre des fonctionnaires communistes, il y eut d'abord les sanctions de droit commun. Depuis la loi de septembre 1939, ils étaient passibles d'un emprisonnement d'un an à cinq ans et d'une amende de 100 à 100.000 Francs pour le motif d'avoir propagé les mots d'ordre émanant de la IIIe Internationale. En outre, depuis septembre 1940, les peines de prison purgées à Paris, à la prison de la Santé ou à Fresnes, après jugement de la cour d'appel de Paris pouvaient être prolongées par un internement administratif sur décision prise par le préfet. Plusieurs centres d'internement avaient été ouverts en province : Aincourt, Voves, Chateaubriand, Saint-Paul d'Eyjaux... Pendant leur séjour dans ces centres, les militants étaient encouragés à renier leurs opinions. À ce prix la libération pouvait intervenir plus rapidement. Les autorités préfectorales cherchaient à " retourner " les agents de façon à pouvoir disposer d'informateurs. Les sanctions administratives étaient prises immédiatement après les sanctions de droit commun. Selon les cas, deux mesures pouvaient être envisagées : la suspension de fonction, qui intervenait automatiquement en cas d'arrestation, ou la révocation, si les agents s'étaient livrés - au cours ou en dehors de leurs fonctions - à des activités interdites par la loi.

Il est apparu, à la lecture des textes réglementaires et du courrier échangé entre les préfectures et les services postaux, que les préfets pouvaient demander à l'administration des PTT la suspension ou la révocation des agents. Usant de cette prérogative, les préfets adressaient aux directeurs régionaux des propositions tendant à l'application, à l'encontre d'agents accusés d'activité communiste, d'une de ces deux mesures. Sur ce point, l'administration des PTT s'opposa souvent aux avis des préfets, s'appuyant sur l'argument qu'aucune activité répréhensible postérieure à l'ouverture des hostilités n'avait pu être reprochée à l'intéressé. L'examen des dossiers fait apparaître que la gradation des peines varie sensiblement d'un département à l'autre. Dans les cas très caractérisés (distribution de tracts, détention d'armes, etc.), les agents mis en cause sont poursuivis en correctionnelle et font l'objet d'une information administrative qui débouche sur la révocation.

Un net durcissement de la répression a lieu à partir de 1942, avec un nombre accru de déportés en Allemagne et de fusillés. Aux agents tenus pour propagandistes d'opinions interdites, mais non coupables de délits caractérisés, était infligée la peine du déplacement dans une autre région administrative après leur libération. En prenant comme base de comparaison l'année 1938 - pendant laquelle 555 sanctions avaient été prononcées - on a constaté une augmentation du nombre des sanctions dans les proportions suivantes :

Si l'on compare les courbes de suspension et de révocation à ce tableau, il apparaît que les sommets sont les années 1941 et 1942. La répression pour fait de résistance est l'élément explicatif du fort pourcentage (208 %) de l'année 1941. En outre, si les courbes des sanctions administratives touchant les agents résistants connaissent un tassement à partir de 1943 (quel que soit le mouvement), la courbe générale des sanctions progresse jusqu'en 1943 avec une amplitude maximale de 211 %. Ceci s'explique par les nombreux abandons de fonctions, tant du fait des opérations de guerre que des départs volontaires pour les maquis et les réseaux, mais aussi par le nombre accru des agents condamnés par les tribunaux judiciaires à la suite de vols de denrées contingentées ou de trafics irréguliers.

Les graphiques de la page 215 révèlent le phénomène d'antécédence de la répression exercée à l'encontre des communistes : ils furent les premiers arrêtés (dès 1941). Souvent fichés au sommier de police, ces agents étaient facilement repérables. La fin d'année 1940 et le début 1941 constituent un véritable tournant de la guerre, quelle que soit la sanction administrative ou de droit commun, particulièrement sensible au niveau des exécutions. Il faut remarquer en outre que, dans la gradation des peines, les résistants d'opinion communiste ont été passés par les armes plus tôt et en beaucoup plus grand nombre que les résistants du réseau corporatif. Le phénomène n'est pas vrai dans le domaine des déportations : aux membres du Front National très tôt arrêtés, internés et fusillés, succéderont des cohortes de résistants déportés, membres des réseaux constitués au cours de l'année 1943 et dont les rangs augmentent au début de l'année 1944. Ce mouvement de croissance coïncide avec la montée en puissance de la machine de répression nazie.

Pour conclure ce point à l'étude, la courbe comparative du nombre des agents arrêtés et de ceux ayant quitté le service apporte une précision supplémentaire. Très peu de résistants du Front National eurent le temps de quitter leur service et de changer d'identité avant leur arrestation, hormis quelques responsables comme Henri Gourdeau. Les agents de Résistance-PTT sont en plus grand nombre. Ceci peut s'expliquer par l'attitude de certains responsables de la gestion du personnel qui usèrent de leur influence pour maintenir sur les listes du personnel les hommes de ce réseau qui avaient gagné la clandestinité, tandis que leur attitude envers les militants communistes fut moins bienveillante ou entravée par des contrôles plus serrés, et rendue moins nécessaire par la possibilité offerte aux résistants d'Action-PTT au moment où ils choisissent d'entrer en résistance, de rejoindre les maquis de province qui, à partir de 1943, disposèrent de moyens en ravitaillement et en matériels suffisants pour accueillir un plus grand nombre de combattants.

En conclusion, la fonction d'un réseau met en jeu des solidarités, des oppositions, des traditions, des pesanteurs qui nous apparaissent, quarante ans après, comme autant d'éléments déterminants de leur devenir. La résistance corporative, essentiellement technique, occupée à détourner des informations et à saboter les communications de l'ennemi, est peu spectaculaire et tombe très vite dans l'oubli. Occultation renforcée, après la Libération, par l'attitude même de ses auteurs confrontés à un problème de conscience autour du rapport du fonctionnaire à son engagement et à l'État. La solidarité professionnelle aurait-elle dû l'emporter sur le serment ? Autrement dit, fallait-il trahir pour mieux servir ? Nous touchons là à une dimension humaine du phénomène de la Résistance. De ce point de vue, les syndicalistes avaient incontestablement une vision globale de leur administration, en dehors des cadres hiérarchiques, qui leur procura une position intellectuelle et morale dominante renforcée par un très fort sentiment d'appartenance à un système aux multiples relais.

Même s'il ne faut pas masquer les tensions entre collègues, la solitude, la peur et la défiance des autres qui furent le lot de ceux qui choisirent la Résistance, il n'en est pas moins vrai que les exemples d'entraide furent aussi nombreux que les cas de délation. La période de la guerre a surtout contribué à souligner ou à accentuer les clivages et à les faire évoluer. Elle les a aussi recouvert par une solidarité momentanée.

Maurice Maleville

Je voudrais apporter quelques éléments d'informations sur un fait de résistance inconnu de la plupart des Français et qui pourtant a permis de sauver de nombreuses vies humaines. Il s'agit de l'action des agents des ambulants des PTT de la ligne du Sud-Ouest pendant l'Occupation.

Je suis arrivé aux ambulants de la ligne du Sud-Ouest en qualité d'auxiliaire après ma démobilisation début 1941 et j'y suis resté jusqu'au 1er février 1943, date de ma nomination en qualité d'agent d'exploitant stagiaire à Paris RP.

Affecté au bureau-gare, puis à la direction de la ligne, je me suis intégré à un petit groupe de fonctionnaires de tous grades qui avait imaginé de faire passer clandestinement la ligne de démarcation, d'abord au courrier, puis à des évadés (prisonniers de guerre, résistants, juifs). Le point de passage le plus propice semblait Vierzon, pour des raisons qui m'échappent maintenant, mais qui se sont révélées heureusement exactes. Pour le courrier, c'était très simple : il suffisait de le dissimuler dans les parois des wagons-poste. Seule une dénonciation pouvait faire découvrir la vérité. Pour les personnes, c'était beaucoup plus difficile. Il fallait imaginer un laissez-passer, certes officiel, mais susceptible d'être détourné de son utilisation normale à des fins clandestines avec toutes les apparences de la véracité. Grâce à la complicité de notre interprète, nous avions mis au point un ausweis dont les termes étaient ambigus. En effet, voici la traduction exacte du texte allemand :

" L'agent français des PTT est employé à la remise en route et à la réparation de la poste française. Il ne doit pas être dérangé dans son travail et est autorisé à circuler librement. En cas de travail de nuit la circulation libre lui est assurée. "

La portée de ce texte était beaucoup plus générale que celle de la traduction française qui, dans l'esprit de l'Occupant n'était qu'un banal laissez-passer pour circuler dans les emprises de la gare d'Austerlitz ou pendant le couvre-feu. L'astuce a donc consisté à faire croire au poste de garde allemand de Vierzon que cet ausweis avait été délivré pour faire passer la ligne de démarcation à Vierzon aux agents de la brigade d'ambulants de la ligne de Paris à Toulouse.

Il suffisait donc d'établir de vrais ausweis avec des faux noms et de les faire signer par l'officier commandant la gare d'Austerlitz. Une carte d'identité professionnelle signée par l'adjoint du directeur de la ligne qui avait bien voulu se prêter à notre jeu était jointe à ce document.

Un nombre restreint d'évadés - auxquels se joignaient parfois des collègues se rendant dans leur famille, en tout pas plus de 4 ou 5 - passait ainsi chaque nuit la ligne de démarcation en travaillant, ou en faisant semblant, ce qui était quand même plus confortable par exemple que l'eau du tender d'une locomotive ou les boggies d'un wagon ! Le seul risque était que les Allemands s'étonnent des variations de l'effectif suivant le sens de circulation du train. Des questions nous ont été posées à ce sujet, mais l'habilité et l'imagination des chefs de brigade ont permis d'écarter tous soupçons.

Ce trafic a duré vraisemblablement jusqu'à la Libération et je dois rendre hommage à tout le personnel de la ligne qui était plus ou moins au courant et d'une discrétion rare. Le système était en effet très fragile et la moindre allusion aurait pu avoir des conséquences catastrophiques pour les membres du groupe et même au-delà.

Nous n'avons bien sûr jamais appartenu à une organisation de Résistance. C'était un peu une affaire de copains, mais une affaire qui a parfaitement bien marché, sans faille, sans arrestation. Qui étions-nous ? La cellule était à la section organisation de la direction des ambulants. Il y avait trois rédacteurs: Biot, Feutrel et Argouges. Il y avait un contrôleur: Desbordes ; moi-même et l'interprète. Sans oublier Mandurand, adjoint du directeur, qui nous " prêtait " sa signature. À la section du personnel, il y avait un inspecteur " dans le coup " qui nous fournissait les documents que nous remplissions. J'ai moi-même passé à plusieurs reprises la ligne dans les conditions que j'ai décrites. Enfin, j'étais un agent de l'administration et, même si je n'étais pas en service, ce n'était pas bien grave. On a donc testé l'affaire avec des agents de l'administration. Pour la première affaire, nous avions dans notre service un collègue juif dont les parents étaient à Auschwitz et qui voulait quitter Paris à tout prix. On lui a fait des papiers avec un faux nom et on l'a expédié à Vierzon. Le lendemain matin, il nous a téléphoné de Marseille, inutile de vous dire notre soulagement.

En ce qui concerne le passage de la ligne, il y a certainement eu des affaires semblables. Il en est question dans le livre de R. Ruffin. J'en parle ici en hommage à mes camarades aujourd'hui disparus. Il fallait du courage. ll y a eu des nuits d'inquiétude !

On a également fait passer des Anglais. On leur faisait un petit cours de tri des correspondances, ils étaient habillés comme nous et faisaient le même travail ! J'avoue qu'aujourd'hui encore je suis surpris que les Allemands n'aient rien découvert... C'était gros !

Je veux rendre hommage aussi à nos astucieux chefs de brigade qui devaient fournir des explications. Il ne fallait pas qu'ils se " coupent " . Ils étaient quatre. Il y a des moments où ils ont dû avoir des interrogatoires sérieux. Mais tout fonctionnait de façon parfaitement réglementaire. Ces gens que nous faisions passer figuraient sur la feuille de présence avec un grade, etc.

On est toujours arrivé à faire passer des gens ! C'était dangereux. Au début, nous avions un interprète qui n'était pas un agent de l'administration. Il nous a fallu le tester pour voir où il se situait. Il s'est avéré être un garçon parfaitement loyal et honnête qui nous a rendu de grands services.

Georges Frischmann

Au nom de la fédération C.G.T. des PTT et au nom de Libération nationale-PTT, je me félicite de la tenue d'un tel colloque. Mon intervention sera une sorte de complément à ce qui a été dit. En effet, pour répondre à la question " Qui étaient-ils ? " , il me semble utile d'ajouter quelque chose concernant l'" homo syndicalis " , c'est-à-dire cette sorte de femme ou homme qui, au moment de l'Occupation, avait, en raison de son antécédence syndicale, été préparé à affronter les difficultés.

Il ne faut pas oublier cette motivation qui, à mon avis, se mêle à la motivation patriotique qui est essentielle. Mais il faut braquer le projecteur sur ces militants et, en particulier, les anciens unitaires, ceux qui formaient la fédération postale unitaire, adhérente à la C. G. T. U. après la scission des lendemains de la première guerre mondiale et qui, ensuite, s'étaient refondus dans une seule fédération syndicale à la fin de 1935 et au congrès de la C.G.T. de mars 1936. Pourquoi parler d'eux ? Parce que ce sont eux qui ont subi les premiers chocs de la scission syndicale de 1939, les premières violences. Ce sont eux aussi qui ont subi le deuxième choc : la dissolution du parti communiste français à la fin septembre 1939. Et enfin ce qu'il faut appeler d'une expression un peu ultérieure, la " chasse aux sorcières " qui a suivi. Ils ont été pourchassés. Tout ce qu'ils ont pu raconter, quand on arrivait à les faire parler, montre que ce fut affreux. Le ministre de l'époque appelait à la dénonciation. Dans le mouvement syndicaliste réformiste, on assistait aussi, hélas, au même comportement. Des listes de dénonciations (ceux qui refusaient de condamner le pacte germano-soviétique) sont arrivées au ministère des PTT et, bien sûr, au ministère de l'Intérieur. Mais il y a eu débat. Et au Conseil national de la fédération des PTT du 17 décembre 1939, il y a eu affrontement sur ce terrain, débat de conscience. Des militants réformistes se sont insurgés en disant : " Les camarades unitaires que nous connaissions sont maintenant dénoncés, pourchassés " . C'est Autexier qui le dit le plus ouvertement dans ce Conseil national.

Ces militants avaient donc acquis une expérience de la répression dans les années 1920 et dans les années 1930. C'était le cas de Grande/ et de Fleury. Ils étaient mieux armés pour affronter la répression et étaient prêts à aller plus vite dans l'engagement résistant. La première rencontre a lieu à Paris avec Henri Gourdeaux, ancien secrétaire général de la fédération postale unitaire, membre de la commission exécutive de la C. G. T. U., et aussi ancien secrétaire général adjoint de la fédération réunifiée de 1935, condamné à mort par contumace, et qui était donc déjà dans l'illégalité. Il y avait aussi Grandet, ancien secrétaire général des agents de la fédération postale unitaire devenu maire de Gennevilliers, mais déchu de ses fonctions et revenu normalement vers ses camarades postiers parce que c'était un agent des P17. Il y avait aussi Fernand Piccot et Marie-Thérèse Fleury, militants du syndicat parisien. Marie-Thérèse Fleury en était la trésorière.

Il s'agit donc d'une résistance syndicale, de formation et d'origine de catégorie moyenne pour presque tous. Le plus gradé, c'était Gourdeaux, issu de ce qu'on appellerait maintenant le corps des inspecteurs. Piccot était technicien. Les autres appartenaient aux lignes, aux services techniques ou étaient facteurs (Emmanuel Fleury). C'était une résistance " d'en-bas " , qui avait peu de liens avec la haute administration. À vrai dire, ils s'en méfiaient, dans la mesure où ils avaient été pourchassés par elle!

Pour résumer, cette résistance n'a pas été uniquement préoccupée par le sabotage, les écoutes, le détournement de courrier, etc. Cela a été fait, certes, mais le trait distinctif c'est la préoccupation de la formation de mouvements de type revendicatif qui aboutiront, dans le cas de Marseille, à une grève franche - la première à laquelle participent les PTT - en mai juin 1944, ainsi qu'aux grands mouvements du 1er mai et du 14 juillet, branchés sur la préoccupation de l'action de masse devant aboutir à la grève insurrectionnelle. Tous les documents le prouvent, y compris face à ceux qui ne pensaient qu'à attendre l'arrivée des armées alliées...

Camille Trébosc

J'ai été comme beaucoup, mobilisé. J'ai eu la chance de ne pas être fait prisonnier. J'ai été démobilisé le 22 juillet 1940, et immédiatement pris en charge par l'administration des PTT, qui m'a fait " rapatrier " - comme on disait à l'époque -à Paris, où je suis arrivé le 4 août 1940. Un Paris vide comme jamais personne ne le verra, j'espère.

La vie sous l'Occupation, les restrictions, le couvre-feu, le comporte-ment des nazis, tout cela a marqué beaucoup de gens. L'Armistice avait été signé dans une période de désarroi. La " grande débâcle " avait choqué le peuple français. Il y avait une certaine paralysie. On ne savait plus quoi faire. La Résistance est née dans ce chaos, mais la Résistance n'était pas une génération spontanée. Depuis l'avènement d'Hitler, il s'était développé en France un grand mouvement antifasciste. J'ai appartenu à ce mouvement après les événements de février 1934. J'ai reçu en France des Camarades antifascistes allemands qui sont venus s'y réfugier en tant que " politiques " en 1934-35. J'ai eu le plaisir de connaître un ingénieur du Graff Zeppelin, qui m'expliqua ce qui se passait en Allemagne hitlérienne. C'était pour moi difficilement concevable. Il a fallu que, sous l'Occupation, je sois arrêté par la Gestapo et déporté dans un camp de concentration pour découvrir l'horreur nazie. C'est dire que la Résistance est née dans ce combat antifasciste d'où sont sortis les premiers résistants. C'est pourquoi, dès le début de l'Occupation, les postiers anciens membres des comités antifascistes politiques ou syndicalistes qui se connaissaient se sont rassemblés. Par la suite, l'occupation allemande et le comportement des hitlériens a obligé les Français épris de dignité humaine et de liberté à prendre position et à venir grossir les rangs de la Résistance.

J'ai eu ma première prise de contact avec les Camarades dès ma réintégration dans mon bureau. En septembre 1940, nous avons eu des contacts avec notre Camarade Gabriel Laumain qui fut arrêté fin 1941 et fusillé au Mont Valérien. Nous avons formé l'O.S. (l'Organisation secrète) qui par la suite est devenue le Front national. Il y a eu des difficultés pour créer les groupes de Résistance dans toute la France parce qu'elle était divisée en 3 zones : la zone rouge, le zone occupée et la zone dite libre. C'est grâce aux agents des PTT que nous avons pu avoir des liaisons et organiser des groupes dans toutes ces zones. Monsieur Coulaud a parlé de " l'Ordre de Bataille " que nous avions, Emmanuel Fleury et moi-même, présenté lors de l'" Historique de notre Mouvement " . Nous avions à l'époque dix-huit régions où il y avait des Camarades responsables. Fin 1942, à la suite d'arrestations, j'ai été chargé de l'organisation de l'ensemble de la région parisienne. J'étais en liaison avec Emmanuel Fleury qui se trouvait dans la clandestinité.

Alors qui étaient ces Résistants ? Il y avait des Camarades de tous les horizons politiques ou religieux. D'autant plus que dès le S.T.O., beaucoup refusèrent de partir et rejoignirent la Résistance. Nous avons appelé et développé plusieurs types d'actions : sur le plan revendicatif mais aussi sur le plan de la solidarité, de l'entraide, du sabotage, (détournement de courrier, écoutes téléphoniques, renseignements sur l'ennemi, sabotages de toutes sortes sur les communications ennemies, etc.). Je citerai un exemple pour montrer que nous influencions même des postiers n'appartenant pas à notre mouvement de résistance.

Un facteur du central du 8e avait décidé de saboter le journal de la collaboration La Gerbe. Au lieu de le distribuer, il le gardait dans son casier personnel, n'osant pas le sortir du bureau. Il a été un jour surpris dans son action résistante : on a trouvé un gros paquet de ces journaux. Il a été traduit devant le Conseil de discipline et révoqué. À la Libération, il a été réintégré. Mais il avait perdu plusieurs années et jamais l'administration ne lui a rappelé ces annuités pour sa retraite. Je n'ai appris ces faits que bien plus tard.

Je citerai aussi le cas d'un responsable de l'organisation avec qui j'étais en liaison. Ce camarade avait réussi à faire le relevé des câbles reliant la Kommandantur de Paris à Berlin. C'est dire l'important travail de renseignements qu'il avait accompli. Il fut arrêté par les Brigades spéciales (Gestapo française). Atrocement torturé, à l'article de la mort, il fut transporté à l'hôpital. Nous avons réussi à le faire évader. Il s'appelait Marcel Gouzien.

Les ambulants ont également joué un grand rôle, en faisant passer le courrier à travers les zones, et aussi des prisonniers de guerre, des résistants recherchés et des réfractaires au S.T.O., pour les envoyer au maquis.

Georges Tenand

Je souhaite attirer votre attention sur un aspect de la résistance PTT qui, à ma connaissance, n'a pas encore été souligné : celui de l'organisation ou la participation à une chaîne d'évasion des prisonniers de guerre.

En juin 1940, j'étais surnuméraire à Bar-le-Duc et j'avais vingt ans. En coopération avec le lieutenant français qui servait d'interprète à la Kommandantur, nous avions organisé une chaîne (très réduite) en vue de faire évader les prisonniers français parqués dans les casernes occupées jusqu'alors par les soldats du 9e R.I. (c'était le 29 juin 1940). L'évasion comportait un minimum de risques pour l'évadé, car il devait s'échapper en civil, à l'aide de vêtements contenus à l'intérieur d'un sac postal que je remettais à l'un des six prisonniers qui venaient chaque jour retirer les colis au bureau sous la surveillance de deux gardiens allemands. L'évadé était en possession d'un laissez-passer permettant de circuler librement à l'intérieur de la zone interdite : Bar-le-Duc à Confort (Ain). Confort était un petit village situé sur la Valserine, rivière qui servait de ligne de démarcation entre la zone interdite et la zone libre. En cas de difficultés pour traverser la rivière, il pouvait s'adresser à une personne de ce village.

Les évasions se sont poursuivies jusqu'au transfert total des prisonniers français en Allemagne, les casernes se trouvant alors occupées par les troupes allemandes d'occupation. Les évadés étaient, pour la plupart, originaires de la région parisienne et de Bretagne. Parvenus en zone libre, ils pouvaient se faire démobiliser.

À la question : " Qui étaient-ils ? " , je répondrai que si nous faisions cela, c'est avant tout par patriotisme et par sentiment humanitaire. Je voudrais seulement expliquer ma motivation de technicien I.E.M. et son origine. Je suis arrivé à la " drôle de guerre " avec, déjà, un " pedigree " : J' avais été secrétaire pour l'Aide à l'Espagne républicaine et j'avais pour camarade Albert Petit, député.

Sur délation, hélas, de quelques opératrices du central de Robinson - qui à l'époque s'appelait central de Sceaux - un mandat d'arrêt a été lancé contre moi. J'ai eu la chance d'échapper à cette arrestation grâce à la présence d'esprit de mon receveur, M. Baron. J'ai fait une partie de la Résistance à ses côtés. Il m'a toujours protégé. Cet homme avait fait la guerre de 1914-1918. J'étais avec lui quand, en juin 1940, il a vu l'immense oriflamme nazi flottant au-dessus de la Tour Eiffel. Il a pleuré. J'étais encore jeune à l'époque et j'étais très touché.

Au moment de l'Exode, f étais relativement seul, la population fuyait déjà. Mobilisé par le général Dentz au central de Robinson à Sceaux, un soir de juin 1940 - le 8 ou le 10 - j'ai vu de mon balcon des lumières qui s'allumaient et qui s'éteignaient. En tant que technicien, j'ai tout de suite compris de quoi il s'agissait. C'était du morse. J'ai appelé un de mes amis, lieutenant dans la Garde républicaine. Avec deux de ses hommes, nous avons fait le point. Nous nous sommes aperçus que ces signaux provenaient de chez le docteur Le Savoureux qui était parti, et ne pouvait donc utiliser son téléphone. Le matin, j'ai quitté le central avec un de mes amis du service des lignes, pour aller chez le docteur Le Savoureux. Un officier " belge " s'est présenté! Cet officier, je l'ai retrouvé le 21 juin 1944, lors de mon arrestation sur délation. Amené à la Gestapo, je me suis retrouvé devant un officier de l'armée allemande et j'ai reconnu cet officier belge que j'avais rencontré en juin 1940. Ce qui prouve que la 3e Colonne était bien organisée !

Je suis entré très rapidement dans la Résistance. J'étais dans un secteur clé, c'est-à-dire au milieu d'une zone où se trouvaient tous les aérodromes du secteur sud de Paris.

Le lycée Marie-Curie, qui avait été pris à l'armée française, possédait, dans une de ses salles, une immense carte de France avec un dispatching lumineux qui signalait toutes les arrivées d'avions. J'ai été appelé par les Allemands pour faire fonctionner le central qui se trouvait là. C'était un système du type R6, très simple. Il y avait quelques éléments en panne et, devant les vainqueurs, il m'était difficile de refuser le travail qui m'avait été demandé. Mais j'ai eu l'impression qu'ils allaient en prendre l'habitude et je me suis tourné vers mon administration, lui indiquant mon intention de ne plus aller travailler au lycée Marie-Curie au bénéfice des Allemands. Je me sentais directement en danger, et je n'aurais pu résister au plaisir de faire certaines choses qui auraient été vues.

Jusqu'à la fin 1941-début 1942, j'étais pratiquement isolé. Le seul contact que j'ai eu, c'est avec Danton, le regretté Berthelot qui a été arrêté. Je me suis donc livré à de la " poussière " de Résistance, là où je le pouvais. J'ai pris contact avec mes amis du Plessis-Robinson. Là, j'ai retrouvé le Parti communiste, des éléments de la Résistance. Le Front national existait déjà. C'était un ami, Henri Bonnet, capitaine des F.T.P., qui s'en occupait.

À la fin de l'année 1942 je suis entré dans la Résistance active, armée. Après la fuite de mon ami Henri Bonnet, qui était pourchassé, f ai pris sa succession. J'avais alors la charge du Front national, celle du Comité local clandestin que nous avions organisé avec le docteur Pierre Bailly. Par la suite, j'ai implanté 1'O.C.M. parce qu'une partie de la population ne voulait pas faire partie du Front national sous prétexte qu'il y avait des communistes. L'O. C. M. avait comme représentant M. Gantois. Pour lui, j'ai transporté deux kilos de chlorate de potasse dans un petit poste. En descendant à la station Alésia, j'ai vu la Feldgendarmerie ! J'ai eu de la chance. Un jeune policier français m'a dit : " Passe par là " .

Aux PTT, dans la zone zud de Paris, nous étions totalement intégrés dans la population. Quand j'ai été arrêté, mon ami socialiste Jean Moreau a été prévenu par une opératrice, Mlle Henriette Rochon, que je venais d'être arrêté par la Gestapo allemande. Jean Moreau a alerté tous mes camarades. C'était le 21 juin 1944.

François Boudot

À partir d'un témoignage tout à fait ponctuel, je voudrais parler d'un sujet relativement peu abordé jusqu'à présent et que j'appellerai la préhistoire ou la protohistoire de l'esprit de Résistance.

Dans les premières semaines du mois de juillet 1940, je me trouvais avec beaucoup d'autres prisonniers de guerre à Nancy à la caserne Blandan. Là je rencontrai une bonne dizaine d'employés des PTT, travaillant essentiellement dans la région de Bar-le-Duc ou de Châlons-sur-Marne, qui appartenaient aux services de la Poste aux Armées en majorité et qui étaient des syndicalistes. Ils me demandèrent d'animer une série d'exposés et de discussions, à partir des rares informations que nous avions à ce moment là, pour comprendre la situation internationale et intérieure, et voir dans quelle mesure il était possible de décider quel type d'attitude adopter. Ces employés des PTT aboutissaient à trois idées essentielles :

1) Prise de conscience d'une guerre et d'une captivité qui risquaient d'être très longues (encore qu'à cette époque beaucoup de prisonniers pensaient être libérés pour Noël). Dans ces discussions, il est incontestable (et compte tenu de la date précise que j'évoque) qu'il y avait dans nos propos une ambiguïté concernant les problèmes de l' U. R. S. S. et du P. C.

2) Le danger que risquait de représenter le régime qui s'établissait à Vichy. Incontestablement leur attitude était une défense inconditionnelle de la République. Ce qui les inquiétait surtout dans ce qui se passait alors à Vichy, c'était non seulement la présence du maréchal Pétain, mais aussi le fait qu'il y avait dans son entourage beaucoup de représentants ou d'adhérents de l'Action Française. Enfin le problème se posait de savoir quel jugement on pouvait porter sur la présence de Belin dans l'entourage du Maréchal.

3) Le danger du totalitarisme qui n'était pas seulement incarné par l'Allemagne, mais aussi par l'Italie.

Il y a donc certitude qu'au début de cette naissance de l'esprit de Résistance, les problèmes intérieurs de Vichy étaient des problèmes qu'on ne peut pas négliger. Parmi ceux qui pensaient à l'avenir, les syndicalistes représentaient donc un élément important.

Les N.A.P.-PTT

Marcel Ruby

Création originale de la Résistance , le N.A.P.-PTT a joué un rôle important dans la lutte contre l'Occupant et ses complices de Vichy. Pourtant, il est mal connu du public, pour ne pas dire complètement oublié. Dans le cadre de ce colloque, il convient d'abord d'évoquer la création du N.A.P., puis de montrer ce qu'a été et ce qu'a réalisé le N.A.P.-PTT à l'aide d'un exemple précis.

J'ai choisi l'exemple de Lyon et de la région R 1, qui couvrait onze départements du sud-est : Ain, Jura, Haute-Savoie, Savoie, Isère, Drôme, Ardèche, Haute-Loire, Loire, Saône-et-Loire et Rhône.

Alban Vistel, chef civil et militaire, écrit dans La nuit sans ombre : " Historiquement, les Lyonnais sont les inventeurs de cet organisme étonnant que la direction nationale du mouvement Combat officialisera en septembre 1942 sous le nom de N.A.P., ce qui signifie Noyautage des Administrations Publiques " . La paternité du nom revient à Claude Bourdet que ses lectures et ses expériences d'avant-guerre ont familiarisé avec la terminologie subversive. Le premier, il saura apprécier la haute valeur du travail déjà accompli par André Plaisantin (Viallet) et Maurice Picard (Patrick).

Ces deux pionniers sont d'autre part soutenus par le responsable régional de Combat : Marcel Peck, Claude Bourdet aura, d'autre part, vite fait de convaincre Henri Frenay de l'importance de l'expérience. Il assurera d'ailleurs jusqu'à son arrestation la direction nationale du N.À.P. sous le pseudonyme de Lorrain.

Il est possible de savoir avec précision ce qu'a été le N.A.P. à Lyon et en R 1, notamment grâce aux témoignages d'André Plaisantin et de Maurice Picard. Quatre administrations sont concernées tout d'abord par le N.A.P.:

- la police (au printemps de 1941) ;

- les mairies (au printemps de 1941), du fait -dans ces deux cas - de l'urgent besoin de cartes d'identité et de cartes d'alimentation; - les PTT (juin 1941) ;

- l'énergie (juin 1941).

Voici comment Maurice Picard présente ce qu'il appelle le démarrage du N.A.P.-PTT : " Philosophe rencontre Mager qui s'occupe des réfugiés PTT repliés d'Alsace, de Lorraine et du Nord; il sera notre premier élément, suivi de M. Fuoc, chef d'un service PTT à Lyon " .

L'année 1941 est surtout marquée par une propagande soutenue et discrète qui parvient à créer un climat et une ambiance favorables et permet de rassembler les premiers équipiers du N.À.P. L'année 1942 est l'année de mise au point. Trois actions principales sont demandées à chaque membre du N.A.P. à tous les échelons :

1) fourniture de renseignements de tous ordres à destination du service de renseignements de Combat ;

2) mise en place d'une organisation clandestine cohérente soutenue par une propagande discrète ;

3) préparation des sabotages pour le jour " J " et l'organisation du sabotage permanent.

En mai 1942, les onze départements de R 1 sont dotés d'un N.A.P. Devant l'accroissement du travail, Plaisantin et Picard se partagent les responsabilités. Plaisantin s'occupera dorénavant des branches : police, mairies, préfectures. Picard s'occupera des branches : PTT, fer, énergie.

Vers la fin 1942, l'organisation du N.A.P. régional comprend :

- un délégué du comité directeur de Combat : Peck (alias Durieux, Verges, Battesti puis Longchamp à Paris) ;

- deux responsables lui sont directement rattachés et qui se doublent mutuellement, afin que le N.A.P. continue en cas d'arrestation de l'un ou de l'autre. Il s'agit de Plaisantin (pseudos : Gervais, Gensor, Viallet) et de Picard (pseudos : Schmit, Michel, Cimeterre, Patrick, Lemoine).

Ils composent à eux deux la première équipe, qui durera du début 1941 au 21 juillet 1943, date de l'arrestation de Picard. La seconde équipe, composée de Plaisantin et de Lavai (pseudos : Rochat, Barrat) durera du 21 juillet 1943 au 15 décembre 1943, date de l'arrestation de Plaisantin. La troisième équipe comprend Laval et Beyle, et durera du 15 décembre 1943 à mai 1944, date à laquelle Laval doit prendre le maquis. La quatrième équipe, plus étoffée car la Libération approche, réunit Beyle, Autin, Julliard (attaché au cabinet du préfet régional Angéli), et enfin Plaisantin qui a été libéré. Sous leur autorité, existent des équipes spécialisées comprenant un responsable et un remplaçant éventuel.

Après ce tableau général, examinons le cas du N.A.P.-PTT de Lyon et R 1. Dès sa création au début 1942, il a comme premier élément, Mager qui s'occupe des réfugiés des PTT au Centre Antonin Poncet, bientôt secondé par Charberet, vérificateur des installations électromécaniques de ce centre, garçon dynamique, qui, quand il part en mission à Alger pour le mouvement Combat, présente lui-même son remplaçant : Bontoux dit Arséniate.

Avec Charberet et Bontoux, Picard met au point l'action du N.A.P.-PTT:

- liaisons téléphoniques et télégraphiques ;

- lignes spéciales mises à la disposition de la Résistance ;

- écoute sur les lignes téléphoniques ;

- mise en place d'un code secret pour éviter de passer les messages en clair ;

- recherches de renseignements, etc.

En route pour Alger, Charberet rallie au passage le centre de Marseille au N.A.P., ce qui permettra des liaisons clandestines directes entre Lyon et Alger. Son successeur, le jeune vérificateur Émile Bontoux se lance avec fougue dans la Résistance. Il complète le dispositif lyonnais en prenant soin d'aménager le cloisonnement protecteur, d'imposer à tous les échelons de rigoureuses mesures de sécurité, doublant les cadres afin que l'action ne soit pas paralysée en cas d'arrestations, puis il l'étend progressivement aux centres départementaux voisins. Les premières villes reliées au centre clandestin de Lyon sont : Valence avec Blachon, Bourg-en-Bresse avec Verel, Mâcon avec Faille, Bourgoin avec Berger, Grenoble avec Gaillard et Bruelle, Annecy avec Vaillot et Chambéry avec Robert. Ainsi est mis en place, progressivement, un véritable réseau assurant des liaisons rapides et indétectables entre les principaux organes de la Résistance, tant sur le plan national que départemental et international : liaisons directes avec la Suisse. En même temps, les ambulants des PTT qui trient le courrier dans les wagons transportent pour le compte de la Résistance consignes, papiers, tracts, journaux et parfois armes et explosifs.

Transmettre le courrier ne suffit bientôt plus. L'ampleur de l'action de la Résistance et l'existence de maquis de plus en plus nombreux exigent que le N.A.P.-PTT mette à la disposition des clandestins des moyens de télécommunications. Rédigés en langage convenu, les télégrammes sont déposés par les responsables de la Résistance dans des boîtes aux lettres connues d'eux seuls : hôtel Terminus, hôtel des Alpes, chocolaterie Voisin, cantine des PTT, etc. C'est Picard lui-même qui, trois fois par jour, vient lever les boîtes. Inversement, Arséniate a déposé dans les boîtes en question les télégrammes arrivés par la filière clandestine. En cas d'urgence, il les apporte directement à Picard qui les distribue aux services intéressés. Le dernier télégramme arrivé à Lyon par le système clandestin, via Marseille, est celui par lequel Charberet fait savoir d'Alger, le 10 novembre 1942, que le débarquement allié en Afrique du Nord a été une complète réussite. Le même jour, en occupant la zone Sud, les Allemands coupent le câble au départ de Marseille. Quant au téléphone, il permet d'assurer les liaisons les plus urgentes. Lyon est la plaque tournante de ce service clandestin. Le N.A.P. assure, au central Franklin, une permanence de 24 h sur 24. En outre deux standardistes épient, en se relayant, les conversations échangées par les services gouvernementaux et en informent la Résistance.

Il convient de souligner l'accueil enthousiaste réservé à la Résistance par les agents des PTT. Arséniate en témoigne avec chaleur : " Je dois constater une chose remarquable. Dans les milieux PTT, 90 % des personnes contactées ont accepté d'emblée, et très souvent j'ai été accueilli par des collègues qui m'ont déclaré que depuis longtemps ils cherchaient à entrer dans nos organisations. Il est souvent arrivé à Lons-le-Saulnier, Chambéry, Bourgoin que les agents des PTT deviennent des dirigeants locaux des mouvements. Dès le début nous avons eu l'appui de membres du personnel de direction, notamment de l'ingénieur en chef et de plusieurs inspecteurs " . Alban Vistel insiste sur l'efficacité de ce service. Il écrit : " En moins d'un an, la pénétration des mouvements permet d'assurer un véritable service clandestin de télégrammes téléphonés. Le texte de ceux-ci était remis au responsable d'une équipe. Ce dernier appelait au téléphone un autre agent du lieu de destination. Bien entendu, toutes précautions étaient prises. Il fallait avoir la certitude de trouver au bout du fil l'interlocuteur idoine, c'est pourquoi la première phrase du dialogue était une phrase de code. Le réceptionnaire du message rédigeait aussitôt le texte téléphoné et le faisait parvenir aux services intéressés du mouvement de résistance local. Ainsi furent transmis des centaines de télégrammes, les uns indiquant des rendez-vous, d'autres permettant d'avertir nos camarades menacés d'arrestations, d'autres donnant des informations à caractère militaire " . Et il cite un exemple caractéristique : " C'est ainsi que, lors de la première opération menée par les policiers français contre le maquis des Glières, nos services purent avertir Annecy qu'à Vichy l'on procédait à un embarquement massif de gardes mobiles. Le lieu de destination de ceux-ci était indiqué avec précision. Sitôt connue la nouvelle, un cycliste s'en fut prévenir le camp menacé " . Il raconte encore un coup de maître: " Nos hommes du N.A.P.-PTT de Lyon réussirent une magistrale opération sans qu'ils connussent jamais le résultat. L'Afrika Korps sévit en Afrique du Nord. L'état-major allemand installé, partie à Rome, partie à Turin, ne dispose, pour assurer sa liaision avec Rommel, que du câble Marseille-Tunis. La transmission des ordres ne peut se faire que par le circuit Turin-Lyon-Marseille-Tunis. À Lyon passent donc les télégrammes chiffrés. Tout d'abord, nos hommes retardent de trois à cinq heures les transmissions, ceci pendant les neuf mois de la campagne Rommel. Plus tard, un astucieux montage permet d'obtenir sur bande les messages codés; la bande est transmise à Londres " .

Vous apprécierez sans doute l'importance considérable de cette action, restée inconnue du grand public et qui pourtant a peut-être joué un rôle décisif dans l'issue de la guerre.

Au cours de 1943, le réseau télégraphique est étendu sur l'ensemble de la région R 1. En même temps sont créées des équipes de sabotage qui couperont les câbles assurant les télécommunications ennemies, sur ordre, en des points précis et fixés à l'avance par les services techniques du N.A.P.

Bontoux supervise toute l'activité du N.A.P.-PTT et voyage dans toute la France pour s'assurer de son efficacité. Il a choisi pour adjoint Barrand qui prend en main toute l'organisation régionale. En mai 1943, Arséniate réunit même à Toulouse un véritable petit congrès qui met au point la synchronisation de tous les N.A.P.-PTT. Dès cette date, le N.A.P.-PTT est prêt à couper les communications ennemies tout en assurant celles de la Résistance en cas de débarquement. La destruction des centraux téléphoniques et la prise ou la destruction des stations de radio sont également prévues.

Mais l'ennemi frappe. Peu après le drame de Caluire, le 21 juin 1943, avec l'arrestation de Jean Moulin et d'une partie de l'état-major de la Résistance, Picard est arrêté le 21 juillet 1943 et emprisonné pendant dix mois. Il réussit à s'évader du convoi qui le déportait vers l'Allemagne. C'est René Laval qui le remplace auprès de Bontoux.

D'août à septembre, le N.A.P.-PTT réussit un nouvel exploit en privant les occupants de toute communication avec l'Italie pendant dix jours dans la période où s'effectue la reddition de Badoglio. Autre action originale : Bontoux et Charnay qui commandent les groupes-francs des PTT emmènent leurs hommes faire, une fois ou deux par mois, de courtes périodes d'entraînement dans les maquis proches de Lyon, notamment dans les maquis de l'Ain. Ces groupes sont appelés T.S.I. (Troupes Spéciales Insurrectionnelles). Bontoux est arrêté à son tour le 19 octobre 1943 dans l'Ain, au cours d'une réunion des états-majors de l'A.S. Barrand lui succède, mais il est arrêté le 9 janvier 1944 et c'est le tour de Charnay le 8 juin 1944. Alban Vistel désigne alors Jaubert (Jonage) comme responsable régional du N.A.P.-PTT, avec Bride comme adjoint. C'est Jonage qui aura la responsabilité du Plan Violet dans R 1. Ce plan Violet sera déclenché sur tout le territoire lors du débarquement. Le 6 juin 1944, le N.A.P.-PTT est prêt à Lyon et dans les départements de R 1. Ses responsables sont alors : pour Lyon, Mauger, Floch, Martin, Sogon, Basset, Hain, Logoche, Laroche, Fouques et Gojon ; pour l'Ain, Verel ; pour la Sâone-et-Loire, Faille ; pour le Jura, Bride ; pour la Savoie, Fauras, Gerbe et Robert ; pour la Haute-Savoie, Francillon, Meriguet, Vaillot ; pour l'Isère, Berger, Bruel, Gaillard; pour la Drôme, Blachon, Le Theil, Donnay ; pour la Loire, Bonte.

Tous ces résistants joueront un rôle discret mais extrêmement efficace lors des combats qui devaient conduire à la Libération. Ainsi, c'est à Lyon qu'a été conçue et réalisée, en tout premier, cette forme originale de résistance représentée par le N.A.P.

Né de Combat, le N.A.P. a été adopté par les M.U.R. (Mouvements Unis de Résistance), puis imité dans le reste de la France. Et l'importance du rôle joué par les différentes branches du N.A.P., et notamment du N.A.P.-PTT, est manifeste puisqu'il a permis de neutraliser en grande partie la nocivité de l'administration vichyssiste. Il est certain que les résistants qui les composaient ne constituaient qu'une petite minorité des administrations noyautées par le N.A.P. Si ces résistants ont bénéficié de l'appui de sympathisants (non engagés dans certains cas), notamment parmi les postiers et les cheminots, ils ont eu cependant à souffrir de l'hostilité de collègues pro-vichyssistes, ainsi que de dénonciations. Les limites du N.A.P. sont donc aussi évidentes que son efficacité. Il n'en reste pas moins vrai que, grâce au N.A.P., dès la fin de 1943, l'administration officielle était doublée d'une administration résistante dans ses organes essentiels : PTT, préfectures, mairies, électricité, S.N.C.F., police, etc. Ces structures administratives seront prêtes à se substituer aux structures vichyssistes dès que le territoire sera libéré.

Ainsi s'est progressivement élaboré un véritable État clandestin dans lequel les résistants des PTT ont occupé, grâce à l'efficacité de leur action courageuse pendant la nuit de l'Occupation et au prix de lourds sacrifices, une place de premier plan. La vérité doit être dite : elle est suffisamment éloquente pour constituer le plus beau des hommages pour les résistants des PTT.

L'action de Simone Michel-Lévy, héroïne et martyre de la Résistance

Gaston Letellier

J'évoquerai l'action de Simone Michel-Lévy parce que, comme ingénieur à la D.R.C.T. (Direction des recherches et du contrôle technique), j'étais pendant les dures années de son action, en 1942-1943, son chef direct et fus, hélas, son dernier chef administratif jusqu'au soir du 5 novembre 1943. Parmi beaucoup d'autres, elle est l'une des figures les plus caractéristiques de la Résistance dans les PTT.

Née en 1906, entrée dans l'administration en 1924, Simone Michel-Lévy fut en 1941 reçue brillamment au concours de rédacteur. Elle fut nommée à la D.R.C.T., de création récente et alors divisée en plusieurs départements :

- Département matériel postal, dirigé par M. Hemery, lui-même résistant, et dont le fils fut fusillé par les Allemands.

- Département transmissions où était mon collègue René Sueur qui participa à l'opération Keller en mettant au point les amplificateurs à haute impédance nécessaires aux écoutes de cette si audacieuse opération. - Département dit commutation dont j'étais chargé pour mener les études et travaux neufs des installations téléphoniques et télégraphiques de centraux et d'abonnés. Simone Michel-Lévy fut affectée à ce département dont la gestion administrative et financière lui fut confiée.

Le pays étant occupé, elle comprit vite le parti qu'elle pouvait tirer de sa présence à la D.R.C.T., car, dans l'administration des PTT, aux télécommunications, à la poste, rien de nouveau, de délicat, d'important ne se faisait plus sans l'intervention de ce service, même en zone côtière où pouvaient se rendre certains agents munis du laissez-passer nécessaire. Le bureau de Simone, proche du mien, au deuxième étage du 24 rue Bertrand, devint alors une véritable agence d'informations clandestines.

En janvier 1942, Ernest Pruvost, rédacteur au ministère des PTT, réussit avec Debeaumarchais à coordonner les opérations de résistance dans l'administration des PTT, en particulier en Normandie avec Henri Le Veillé. C'est alors qu'une certaine Mademoiselle Flaubert, tailleur noir, écharpe verte - qui n'était autre que Simone Michel-Lévy - arrive en Normandie pour coordonner l'ensemble des opérations de Résistance PTT dans les cinq départements : Calvados, Orne, Manche, Seine-Inférieure, Eure. Les résistants normands, dont Henri Le Veillé, sont d'abord très sceptiques sur l'intervention de cette Mademoiselle Flaubert ; mais bien vite ils se rendent compte qu'elle mène au mieux ses missions avec un dynamisme, un courage et une volonté remarquables. Simone devient alors responsable de la radio clandestine du réseau PTT en liaison avec le réseau C.N.D. du colonel Rémy. C'est ainsi que furent installés par elle des postes radio en Normandie et ailleurs, par exemple en banlieue parisienne, à Montgeron, dans la propriété du général Lelong et dont la rue porte maintenant ce nom. En février 1942, Simone retourne en Normandie accompagnée de deux opérateurs spécialistes de radio pour y installer et desservir un nouveau poste émetteur. En novembre 1943, ces deux opérateurs (Courteaud dit Jacquot et Coly dit Olaf) furent arrêtés en même temps que Simone. Mais, comme elle, malgré les souffrances endurées, ils n'ont pas livré de noms à la Gestapo. Sous le nom d'Emma, Simone participe à un transport de postes radio et d'armes reçus par parachutage en utilisant les voitures et les services ambulants des PTT. Cela donne alors un système d'acheminement du courrier clandestin vers l'Angleterre, soit par voie maritime jusqu'aux chalutiers, soit par voie aérienne et dans les deux sens.

En juillet 1943, l'état-major de Résistance-PTT était constitué ainsi : chef, Ernest Pruvost; adjoint responsable de l'organisation, Horvais; adjoint responsable des transports et du courrier, Debeaumarchais; adjoint responsable de la radio, Simone Michel-Lévy.

Pendant les dures années 1942-1943, Simone se consacre à ses tâches de résistante avec toute sa foi et tout son cœur, et sans que ses fonctions administratives n'en souffrent jamais. Chargée de la gestion administrative et financière, elle participa à l'action de son service avec pour buts de :

1) soustraire ou camoufler le plus possible de matériel téléphonique et télégraphique de façon à éviter son incorporation dans les stocks de l'Occupant ;

2) mener des études et mises au point des différents matériels pour usages militaires ou résistants, mais alors sous des appellations différentes, par exemple un poste militaire de campagne, créé à la D.R.C.T. en même temps que le poste ordinaire U43, fut dénommé " poste portatif pour ouvrier des lignes

Le général Juin a adressé un témoignage de satisfaction pour ces opérations du service de la D.R.C.T. où Mademoiselle Michel-Lévy avait sa part, indépendamment de ses actions de résistante que je faisais semblant d'ignorer, tout en déclarant sur l'honneur qu'il n'y avait pas de résistant dans le service (voir circulaire du 17 juillet 1942 du secrétariat d'État aux communications).

Après des nuits de veille, des voyages épuisants, au retour de missions périlleuses de parachutage, on revoit Simone à sa table de travail, les traits tirés, mais souriante. Elle ne tenait aucun compte des conseils de prudence qu'on lui donnait et elle sollicitait très fréquemment des missions pour la zone côtière. Rien ne pouvait entamer son ardeur et la véritable flamme qui l'animait. Elle avait fait son choix et le sacrifice de sa sécurité et de sa vie à la cause d'une France libre. Le 5 novembre 1943, vers 16 h 30, Simone reçoit un coup de téléphone d'un correspondant, certainement bien connu d'elle, qui lui demande de venir la rejoindre au café voisin, le François Coppée, à l'angle du boulevard Montparnasse et de la rue de Sèvres. Elle s'y rend aussitôt sans méfiance, laissant son stylo et des affaires personnelles sur son bureau où elle pense revenir bientôt. Mais la Gestapo l'attendait et l'emmène avenue Henri-Martin. Un dénommé Tilden, pour éviter la torture, l'avait dénoncée ainsi que beaucoup d'autres résistants de son équipe. Soumise à des supplices, dont celui de la baignoire, Simone, elle, ne donna aucun nom. Quelques jours après son arrestation, elle réussit, on ne sait par quel moyen, à faire parvenir à son chef de service un rapport détaillé sur les questions administratives et financières dont elle était chargée et qu'elle avait dû laisser en suspens.

Ainsi donc, malgré les pires tortures physiques et morales qu'elle endure, martyrisée par la Gestapo, elle garde intacte dans son esprit la préoccupation du fonctionnement du service que son arrestation lui a fait quitter malgré elle. Voici quelques passages de sa lettre dans leur touchante simplicité :

" J'ai l'honneur de vous adresser tous mes regrets pour les ennuis que je vous cause en quittant brusquement mon service. Permettez-moi de vous indiquer ce qui suit :

1) La caisse se monte à ... (on reconnaît là toute la conscience d'une ancienne postière).

2) Pour l'outillage, j'ai fait le nécessaire au dépôt central.

3) En ce qui concerne les crédits... (ci-joint ce qui reste à faire). J'espère que je serai remplacée bientôt, afin que vous ne soyez pas gêné trop longtemps.

Veuillez agréer, Monsieur l'ingénieur en chef, avec toutes mes excuses, l'expression de mon respectueux dévouement ".

Signé : Simone Michel-Lévy

Ce fut le dernier acte de sa vie administrative.

Comme exemple de courage, d'oubli de soi-même, de conscience professionnelle, il n'en est guère de plus émouvant.

Le matin du 6 novembre, lendemain de l'arrestation de Simone, je reçus un coup de téléphone d'Ernest Pruvost, chef de Résistance-PTT, m'annonçant que Simone avait été arrêtée et me demandant de récupérer au plus tôt tous les documents : plans, listes, adresses concernant la Résistance et qui étaient dans le bureau de Simone, voisin du mien. Je me suis empressé de dissimuler tous ces nombreux et compromettants documents pour les remettre ensuite à des envoyés sûrs, dont M. Debeaumarchais, que j'ai revu beaucoup plus tard comme chef de cabinet du ministre des PTT Eugène Thomas.

Après son arrestation, Simone fut envoyée en Allemagne. Elle était dans le camion de femmes déportées qui chantèrent La Marseillaise en traversant Compiègne. En mars 1944, Simone est au camp de Ravensbrück, et ensuite dans une usine d'armement, à Holleischen, où elle est chargée du contrôle des postes radio fabriqués par cette usine. Mais la plupart des postes sortis de cette usine sont défectueux. Elle est soupçonnée de les avoir trafiqués. Elle est transférée au camp de Flossenbourg où elle est jugée, condamnée à mort pour sabotage et pendue le 13 avril 1945. Elle avait 39 ans. La veille de son exécution, elle écrivait à sa malheureuse maman à Chaussin, en son Jura natal :

" Ne pleurez pas, c'est un ordre. Ne soyez pas tristes. Moi je ne le suis pas. Mon cœur est calme autant que mon esprit. Dans ma petite cellule, j'interroge le ciel, je pense à tout ce qui est beau, à tout ce qui est clair " .

Ces phrases si simples expriment bien la sérénité que donne le véritable sentiment du devoir accompli jusqu'au bout.

Grâce à l'impulsion donnée par Simone Michel-Lévy, grâce à l'organisation qu'elle avait mise sur pieds, grâce aussi à son silence, tous ses camarades résistants PTT ont continué avec acharnement à mener leur action pour que circulent et soient distribués le courrier clandestin, l'argent, les armes nécessaires à diverses équipes de résistants. L'organisation et les moyens radio-électriques mis en place par Simone à partir de 1942 furent particulièrement utiles et efficaces au moment du débarquement. C'est ainsi que le message secret " Les dés sont sur le tapis " , émis le 5 juin 1944 par ces postes radio clandestins de Normandie, déclencha les opérations de sabotage par les équipes PTT des liaisons de l'Occupant et cela selon des instructions bien précises diffusées auparavant par une circulaire de l'état-major de Résistance-PTT où Simone avait été elle-même adjoint-responsable pour la radio jusqu'à son arrestation.

Les mérites de Simone Michel-Lévy sont, à mon avis, trop peu connus, mais ont été récompensés par les titres suivants : croix de guerre avec palmes, chevalier de la légion d'honneur et compagnon de la Libération. Un juste hommage lui a été rendu par l'émission d'un timbre à son effigie en 1958 et la pose d'une plaque en son pays natal, dans le Jura, inaugurée à Chaussin le 6 juillet 1952 par le ministre des PTT Duchet. Enfin, une plaque posée au service des PTT où elle était affectée pendant les années 1942-1943 veut montrer qu'aux valeurs techniques qui sont la raison d'être de ce service, devenu le C.N.E.T., doivent s'ajouter les valeurs morales dont Simone Michel-Lévy a donné le plus pur exemple.

Le S.T.O. - Le réfractariat

Louis Marx

Je ne suis pas un ancien combattant. Né le 15 août 1922, j'étais trop jeune en 1939-1940. D'abord auxiliaire à Blois-gare à cette époque, j'ai été nommé par la suite, après concours, surnuméraire à Paris - direction régionale des ambulants - le 6 mai 1942. J'ai été muté à Paris-poste six mois plus tard et affecté à Paris-RP. À partir de février 1943, à la suite des lois de Vichy sur le S.T.O., j'ai été réfractaire. Après avoir été arrêté, puis libéré, j'ai été de nouveau désigné au titre de la classe 42 et expédié à la Reichspost en Autriche, avec de nombreux autres postiers, le 5 juin 1943. J'y suis resté un peu plus de deux ans, sans possibilité d'échappatoire. J'ai écrit un livre' pour raconter ce destin de réfractaire, puis de travailleur forcé.

Le postulat de ce colloque " Les PTT dans la Résistance " situe d'abord les témoignages dans le combat et la résistance active, sous l'Occupation, contre l'Allemand. L'hommage aux héros va tout naturellement et à juste titre à ceux qui ont payé de leur sang leur patriotisme et leur engagement contre l'Occupant : résistants des réseaux, internés et déportés résistants, maquisards. Les survivants de ce combat de la lumière et de l'ombre en apportent ici, maintenant et d'abord, le témoignage.

Mais la " résistance " a été aussi multiforme. C'est pourquoi j'ai déféré à l'invitation du Comité d'Histoire des PTT, avec le souci de ne susciter ni d'alimenter aucune polémique. J'ai accepté de participer pour témoigner aussi du sort, qui n'a été volontaire en aucune façon, de beaucoup d'autres postiers et télécommunicants.

Je ne suis pas ici non plus pour parler de moi, mais pour rappeler l'attitude courageuse de beaucoup qui n'étaient pas ou n'avaient pu être dans les réseaux ni aux maquis, lesquels n'ont existé qu'à partir de l'été de 1943...

Le réfractariat, le refus de signer, le refus de travailler et le sabotage en pays ennemi et sous la botte devaient également être connus ici. C'est ce que j'ai essayé de faire, avec dignité, objectivité et authenticité. Je tirerai aujourd'hui de mon récit quelques faits qui me paraissent en souligner les trois dominantes, évidentes et irréfutables au regard de l'histoire.

1) Après les lois de Vichy du 16 février 1943 sur le S.T.O. concernant les classes 40, 41 et 42, de hauts fonctionnaires de l'administration centrale ont pris le risque de contrecarrer et de saboter la décision de leur ministre, Bichelonne, qui était d'envoyer immédiatement en Allemagne 2000 postiers. J'en ai bénéficié.

2) Après le nouveau décret du 27 mai 1943 concernant la seule classe 42, toute entière mobilisée au S.T.O., ces mêmes hauts fonctionnaires ont pu obtenir que les affectations se fassent dans les PTT allemandes, à la Reichspost, et non en usine. Ils ont pu faire aussi la " part du feu " , de nombreux postiers des classes 40, 41 et plus tard 43 ont ainsi échappé au S.T.O.

3) Pour ceux - dont j'étais - qui n'ont pu trouver d'échappatoire début 1943, tout en refusant de signer tout engagement, la seule question qui vaille est de savoir quel a été leur comportement en pays ennemi. Je citerai à cet égard trois exemples vécus :

- celui de mon ami Pierre Guillemin, dont l'action a permis le rapatriement sanitaire d'un certain nombre de nos camarades ;

- le refus de travail et de sabotage dans le travail de beaucoup d'entre nous, avec les risques de sanctions que cette attitude comportait : Lanzensdorf, etc. ;

- les contacts que quelques-uns d'entre nous ont pu avoir avec la Résistance autrichienne.

Comportement du postier non engagé dans la Résistance à travers quatre cas concrets

Michel 0llivier

Lors de rencontres avec des jeunes, au cours de conversations portant sur la période de l'Occupation, il m'a semblé que mes interlocuteurs avaient du mal à comprendre l'état d'esprit du personnel des PTT à cette époque. En général, ils imaginent une situation manichéenne avec des résistants et des collaborateurs bien affirmés. Nous savons tous que la réalité était beaucoup plus nuancée et que des personnes non engagées dans un réseau n'hésitaient pas à prendre des risques. Je voudrais, à travers mon expérience personnelle, montrer par quelques exemples le comportement d'agents de tous grades en des cas précis.

En 1942, je me trouvais à Blois, monteur électricien, et dans cette spécialité " très sollicité " pour partir travailler en Allemagne. Je pus échapper aux deux premières convocations. Le 16 janvier 1943, nouvelle désignation, quasi imparable celle-là. Grâce à la complicité de mon médecin de famille aidé d'un radiologue, je me présentai à la visite médicale muni d'un dossier qui, hélas, ne trompa guère le major allemand, lequel m'accorda six semaines de sursis et - insigne faveur - une désignation dans le sud de l'Allemagne au climat plus doux. Le médecin français (requis) me confirma le jugement en me glissant à mi-voix : " Tu as six semaines pour te débrouiller... " . Plus facile à dire qu'à faire en janvier 1943, alors que le tournant de la guerre se dessine seulement'. Après de vaines tentatives ici ou là, mes parents se souviennent d'une personne travaillant aux PTT qui, quelques années auparavant m'avait suggéré d'y trouver un emploi : Suzanne Perthuis était une simple relation, non une fréquentation intime. Malgré cela, je prends le risque de lui écrire, exposant sans fard ma situation précaire et sollicitant son aide éventuelle. Huit jours plus tard, une lettre m'apprend le résultat de ses démarches. Grâce à son intervention auprès de M. Waymel, ingénieur en chef à la direction régionale d'Orléans, je suis embauché comme auxiliaire au service technique de Blois et surtout, mon affectation en Allemagne est annulée. Pour autant que je sache, Suzanne Perthuis n'avait pas d'activité en un quelconque réseau, simplement elle faisait son devoir.

Je raconterai un autre exemple de cet esprit. Le principe de mon admission accepté, je me présente à la direction de Blois pour y faire établir mon dossier. Parmi les imprimés à remplir, et en vertu des lois de Vichy, je dois certifier sur l'honneur que je ne suis ni juif ni franc-maçon. Le rédacteur chargé de me recevoir ne me connaît pas. Pourtant il me dit : " Cette formule est imposée, mais je ne vous demande rien, et surtout pas de vous parjurer le cas échéant. Je prends sur moi de répondre non à votre place " . Il fallait tout de même un " certain cran " pour agir ainsi en cette période.

C'est ainsi que le 21 février 1943, quelques jours avant l'expiration de mon sursis et du fait de l'Occupant, je commence une carrière aux PTT. Ayant déjà travaillé dans le téléphone, je m'initie rapidement à mon nouveau métier, circulant à bicyclette dans toute une partie du département. Muni d'un laissez-passer (Ausweis) délivré par les autorités d'Occupation, j'ai accès à presque tous les services, y compris les bureaux allemands qui, par insuffisance de personnel compétent, font entretenir leurs installations par les PTT français. Ne connaissant pas la langue de Gœthe, je néglige le nom de ces établissements, n'en retenant que l'adresse. C'est ainsi que j'interviendrai une ou deux fois dans une villa un peu isolée où la plaque : Geheime Staats Polizei, en caractères gothiques, n'attira pas mon attention, car j'ignorais le rapport existant avec un sigle de sinistre réputation.

Bien que presque tous mes collègues soient anti-allemands et s'ingénient à retarder les travaux demandés par les occupants, et à les saboter à l'occasion, c'est à l'extérieur des PTT que je trouve le contact avec la résistance active. À cette époque, je participe à la vie d'un groupe des Auberges de la Jeunesse, et c'est au sein de ce mouvement que je suis pressenti pour faire partie d'un réseau de renseignements. Avec l'enthousiasme de mes vingt ans, j'accepte d'emblée et me voici dans l'action. Ce groupe est dirigé par l'un des interprètes de la préfecture. Bien organisé, il a des antennes dans les services publics et les principales usines de la ville. Mon travail consiste à indiquer le trajet et la nature des lignes et câbles reliant les établissements allemands, en vue de les neutraliser au jour J.

Cette activité se déroule normalement jusqu'au début de décembre 1943. Un matin, au central, mon programme de travail indiqué, je m'apprête à quitter le bureau lorsqu'un appel téléphonique d'un camarade du groupe me prévient que le correspondant parisien - inconnu de moi - qui venait régulièrement collecter nos renseignements a été arrêté la veille à la gare, et que notre chef de groupe vient de l'être à son tour. Très désemparé, ne sachant que faire, je décide dans un premier temps de poursuivre mon travail. Après deux ou trois interventions ici ou là, je me présente un peu après midi au bureau de poste de Cour-Cheverny. La receveuse me fait tout de suite entrer dans son appartement personnel et me demande : " Est-ce vous qui vous appelez 0llivier ? " . J'étais nouveau, elle me connaissait à peine. Sur ma réponse affirmative, elle me dit : " Mon pauvre enfant, les Allemands sortent d'ici, ils étaient venus pour vous arrêter... ". Cette fois, il n'y avait plus à hésiter sur la conduite à tenir. Je lui explique en deux mots pourquoi je dois m'éloigner au plus vite. Sans hésiter, Eugénie Orillon m'offre son aide, et me cache jusqu'au passage du prochain car pour Romorantin, me prête de l'argent, se charge de prévenir ultérieurement mes parents, m'offrant même la carte d'identité de son père décédé peu de temps auparavant, et quelques tickets d'alimentation. Un peu plus tard, elle affirme ne pas m'avoir vu à mon chef de service qui, questionné par la police allemande, s'enquiert de ma présence. Bel exemple de risques pris sans la moindre hésitation.

La décision de partir vers Romorantin était motivée par deux raisons : tout d'abord j'y connaissais quelques collègues, surtout je n'avais pas à franchir la Loire où les ponts étaient sévèrement contrôlés. Arrivé dans cette ville, je prends contact avec un collègue, Albert Palud, A.I.E. rencontré au cours d'un travail commun quelques mois auparavant. Je lui demande, en expliquant ma situation, s'il ne m'est pas possible de passer la nuit dans un atelier ou un local des PTT. Il n'est en effet pas question pour moi de loger à l'hôtel. Bien que me sachant recherché, sans hésiter lui non plus, il offre de m'héberger à son domicile et se rend à la gare pour étudier les horaires et prendre un billet pour la région d'Arcachon où je compte me réfugier car j'ai un point de chute possible. Le lendemain, dès la levée du couvre-feu, il me précède à la gare afin de m'indiquer un éventuel contrôle et ne me laisse qu'au départ du train, me permettant ainsi de quitter la région sans encombre. Là encore, même aide offerte sans la moindre réticence.

Quelque temps après, je fus arrêté et compris, en franchissant les grilles de la fameuse villa de Blois, la signification de la plaque ignorée dans le passé...

Les choses se sont bien terminées pour moi, mais, quarante ans après, il me paraît juste de payer la dette de reconnaissance contractée auprès des personnes citées. Ce que ces gens - chacun dans des circonstances différentes - ont bien voulu faire pour aider un compatriote en difficulté me semble bien refléter l'image de la grande majorité du personnel des PTT de l'époque.

Un pianiste postier au service de la Résistance

Jean-André Lachaud

Militant syndicaliste dès mon entrée dans l'administration en 1917, en pleine guerre, j'ai par la suite assuré des fonctions syndicales de pair avec mon appartenance à un parti démocratique. J'étais donc instruit de la situation sociale et politique entre les deux guerres. Mes opinions sur les deux plans s'opposaient totalement aux objectifs affichés des régimes autoritaires et fascisants qui sévissaient en Europe. Arrivent les événements de 1939. Ma mobilisation me permet de constater le manque de préparation d'une armée quelque peu démoralisée et donc certains cadres s'apprêtaient à devenir les fourriers d'un régime à tendance autoritaire. À ce sujet, il convient de rappeler le désarroi et le trouble provoqués dans les masses populaires par l'accord germano-soviétique. Instructeur radio au 8e génie, après une courte campagne dans l'Est, je me retrouve, à l'Armistice, dans le sud de la France et, démobilisé, je rejoins mon poste aux PTT en zone dite occupée.

PREMIERS CONTACTS

Congrès clandestin de la C.G.T. à Paris auquel je participe et où s'affrontent partisans et adversaires de la nomination de notre collègue Belin comme ministre du Travail du gouvernement Pétain. Premiers tracts manuscrits, puis à la machine à écrire, s'inspirant de la présence à Londres du général de Gaulle et de son appel à la Résistance. Je cite pour mémoire deux tentatives réussies de passage clandestin en zone libre et des velléités quelque peu romanesques de gagner l'Espagne par l'intermédiaire du sanatorium de Cambo - hospitalisation favorisée par un certificat médical (Dr Grandchamp, médecin-chef de l'administration) - mais la somme nécessaire (15000 F) était au-dessus de mes moyens financiers et m'y a fait renoncer. J'ai un bref contact avec un groupe constitué par des anciens collègues du central télégraphique de Paris, animé par notre regretté camarade Guillet, lieutenant de réserve de mon ancien régiment, le 3e Génie, dont la spécialité était les actions de sabotage et les interventions armées, mais qui disposait d'un armement dérisoire et d'un cloisonnement mal assuré, malgré son organisation en " dizaines ".

C'est alors que, par Horvais, je rejoins l'E.M.-PTT, animé par Pruvost, administrateur au ministère. Simone Michel-Lévy (Françoise) en est l'agent de liaison avec le réseau " C.N.D. Castille " du colonel Rémy dont dépend le réseau PTT. Mon engagement est enregistré en qualité de radio par Boris, alias Beaumont qui ne manque pas de me faire entrevoir les risques encourus par cet engagement auquel je souscris. Sur ce point, il convient de souligner que l'organisation de la résistance intérieure se décomposait en réseaux " Action " - c'est-à-dire aux actions purement militaires - et " Renseignements " qui comportaient en particulier le service " Radio " , indispensable pour les renseignements de toute nature. Je précise aussi qu'en m'intitulant " pianiste " , j'emploie une qualification courante qui n'a rien à voir avec cet instrument, mais qui s'applique aux opérateurs doués d'une ouïe sensible et d'une manipulation correcte, ce qui somme toute n'est pas très éloigné de l'art musical. Du fait de l'arrestation de mon ami Courtaud, dit Jacot - que je retrouverai à Buchenwald - c'est son remplaçant en qualité de chef du service radio, Robert Bacqué, dit Tilden, qui me confie le poste émetteur américain.

Au début de novembre 1943, une série d'arrestations, du fait de Tilden, détruisit presque complètement le réseau. Et, le 5 novembre au matin, j'étais moi-même arrêté avec ma femme et mon fils âgé de cinq ans. Après une perquisition en règle par les trois agents de la Gestapo, dont le Français Fallot - perquisition effectuée avec les brutalités habituelles et sans négliger l'argent liquide, mais en oubliant ma machine à écrire sur l'escalier extérieur - nous sommes convoyés au petit jour au 101 avenue Henri-Martin. Je suis jeté dans un cabinet, ou plutôt un réduit sans fenêtre, et donc dans l'obscurité la plus complète. J'apprends avec soulagement le lendemain, par le vieux Belge, la libération de ma femme et de mon fils et je retrouve, le surlendemain au soir, " Françoise " , avant notre transfert à Fresnes, via la rue des Saussaies, siège de la Gestapo. S'ensuivirent les interrogatoires redoutés à la Gestapo.

Une chance pour moi : lors d'une émission toute récente, j'avais grillé mon poste par erreur de voltage, ce qui pouvait être vérifié, l'objet du délit étant entre leurs mains. Cela me permit de soutenir que ce poste servait uniquement à l'instruction des radios qui m'étaient envoyés et qu'il m'appartenait de noter (exemple : le réseau F.A.N.A. rattaché, je crois, au parti communiste).

L'aventure se poursuit à Compiègne, Buchenwald, Flossenbourg et autres lieux redoutés. Bénéficiant d'une chance miraculeuse, j'ai survécu et j'en suis revenu.

LA LEÇON DE CETTE EXPÉRIENCE

Quels étaient les motifs ? Patriotiques ? Certes. Il m'était insupportable de revoir, du fait du même peuple, ce que j'avais connu en 1914-1918. I1 y avait le souvenir de ceux des miens qui ne sont pas revenus de la Première Guerre. Politiques ? Oui. On avait tout à redouter d'un régime qui avait emprisonné et parfois assassiné les défenseurs d'une jeune démocratie allemande réfractaire à l'esprit de revanche et recherchant la paix et l'entente entre les peuples. Cette opposition s'est renforcée à mesure que les exactions racistes m'ont été révélées. Enfin, la certitude de servir, modestement mais efficacement, l'objectif fixé par l'utilisation d'une spécialité : la radio.

La masse des résistants avait certes la volonté de servir un idéal, mais, pour la plupart, nous étions des " amateurs " en matière de renseignements et assez mal préparés aux dangers encourus. Un service de renseignements clandestin exige une totale liberté de circuler, sans attaches familiales permanentes, un secret absolu et une force de caractère éprouvée face aux tentatives et sévices de l'ennemi pour obtenir des renseignements en cas d'arrestation.

La Résistance française a payé un lourd tribut du fait des imprudences, des bavardages et d'une insuffisance en matière de cloisonnement. N'importe ! Comme elle était exaltante, malgré les dangers, cette expérience dont l'objectif final était d'œuvrer en faveur de la Libération et d'en être les artisans.

L'organisation du réseau d'écoutes microphoniques des commissions d'armistice allemande et italienne à Alger (juillet 1941 - septembre 1942)

Henry Pettenati

Je voudrais d'abord rendre hommage à ceux qui ne sont plus - MM. Escande, directeur central des PTT, La Maïda, ingénieur en chef, Rebaudingo, chef du centre téléphonique du gouvernement général à Alger - et me réjouir de la présence ici de deux agents PTT de l'équipe que nous constituions : MM. Salerno et Spiteri.

Au début du mois d'août 1941, M. La Maïda me demande d'étudier un amplificateur spécial et me précise le but à atteindre. Lui-même avait été auparavant contacté par M. Escande auprès de qui un officier des Services spéciaux était intervenu à ce même sujet. Il faut aussi faire appel à M. Rebaudingo, pour ce qui concerne les dispositifs à insérer sur les lignes des postes de téléphonie automatique, et à M. Legée, chef d'atelier, pour la construction des bâtis et meubles nécessaires. Tous les crédits indispensables ont été mis à la disposition de ce groupe clandestin par les soins de M. Escande.

ORGANISATION TECHNIQUE DES DISPOSITIFS D'ÉCOUTES

Le but à atteindre fut exposé par les services secrets militaires. Il s'agissait de pouvoir écouter tout ce qui se disait à l'intérieur des bureaux occupés par les différents membres des commissions d'armistice ennemies siégeant à Alger, mais ces écoutes devaient pouvoir se faire alors que le poste téléphonique du réseau normal était en position " raccroché ". Tous les postes téléphoniques installés dans leurs locaux étant soit en automatique soit à batterie centrale, la présence d'un courant d'alimentation permanent du microphone nécessitait l'artifice d'un dispositif spécial pour empêcher que les postes en écoute puissent provoquer un faux appel, et cela sans perturber l'utilisation normale des postes. Ce dispositif délicat dont le rôle était capital pour l'efficacité de toute l'organisation, fut conçu par M. La Maïda et mis au point par M. Rebaudingo.

COURANT D'ALIMENTATION DES MICROPHONES

Un premier essai a fait apparaître que l'utilisation d'un courant de faible intensité (quelques milliampères), donc " discret " , sacrifiait l'intelligibilité de l'écoute, ce qui pourrait provoquer une fatigue supplémentaire des opérateurs et, par là même, diminuer l'efficacité et le résultat espérés. De toutes façons, un tel courant eût été décelable avec un appareil de mesures de sensibilité réduite. Il était donc préférable de s'arrêter à la solution courant fort c'est-à-dire d'intensité presque normale (quelque 50 milliampères) et d'admettre froidement que tout ira dans les meilleures conditions de " rendement " aussi longtemps que son existence ne sera pas soupçonnée par les commissions d'armistice ennemies. La solution est proposée à M. La Maïda qui l'accepte. C'est pour l'adapter aux lignes à batterie centrale ou en automatique qu'il a conçu et fait réaliser le dispositif intermédiaire spécial dont il a été question plus haut.

AMPLIFICATEURS D'ÉCOUTES

D'une impédance d'entrée de 15.000 ohms, leur schéma était des plus classiques ; toutefois, je les ai originalisés par l'adjonction de deux accessoires :

1) Une cellule élémentaire de filtre passe haut permettant de ne recueillir que la partie des fréquences vocales strictement nécessaire à l'intelligibilité de la convention captée, et cela par atténuation sensible des bruits de fond.

2) Un dispositif " antichocs " , dit limiteur de tension, prévu pour atténuer très sensiblement tout choc acoustique pouvant entraîner un " abrutissement " momentané du tympan de l'opérateur et, par là même, un moment d'écoute perturbée. Autre avantage : diminution de la fatigue des opérateurs.

Ces amplificateurs furent construits par l'atelier de maintenance des L.S.G.D. d'Alger; la seule difficulté rencontrée fut de trouver dans le commerce (et vu l'époque) les éléments constitutifs nécessaires. Leur construction était achevée fin octobre 1941. Il y en avait sept. J'en assure l'installation et la mise au point définitive, en liaison constante avec M. Rebaudingo. Leur entretien est à ma charge avec l'aide de M. Salerno. Quelques-uns de ces amplificateurs furent affectés à l'écoute de conversations en langue allemande, les autres en langue italienne, les réglages ont été effectués empiriquement avec le concours des " opérateurs " .

POSTES TÉLÉPHONIQUES D'ABONNÉS

a) Après de nombreuses mesures téléphonométriques, 53 pastilles microphoniques - retenues parmi 150 autres - sont classées par ordre de qualité et confiées à M. Rebaudingo pour l'équipement des postes à truquer.

b) Je lui demande aussi que soient légèrement agrandis les trous des calottes d'ébonite protégeant normalement les pastilles micro de ces mêmes postes.

Dans un premier temps, seize postes furent ainsi modifiés.

REMPLACEMENT DES POSTES TÉLÉPHONIQUES EN SERVICE DANS LES LOCAUX DES COMMISSIONS D'ARMISTICE ITALOALLEMANDES

Cette tâche extrêmement délicate fut exécutée par M. Rebaudingo, aidé en cela par MM. Mergny et Trotignon (respectivement A.I.E. et A.I.I.). Ils s'en acquittèrent avec beaucoup d'adresse et sans jamais éveiller de soupçons chez les " abonnés " . Or, il y eut au total 31 postes ainsi remplacés !

À la fin du mois de septembre 1942, les écoutes clandestines ayant été accusées par les commissions d'armistice italo-allemandes (après plus d'un an de fonctionnement et sans qu'il y ait eu la moindre indiscrétion de notre part), l'administration des PTT eut à répondre à une convocation des responsables de ces commissions. M. La Maïda la représentait ; il m'a demandé de l'accompagner. La délégation française comprenait : MM. La Maïda, Pettenati, le capitaine Flambard représentant le général Merlin et le capitaine interprète Lucioni. Les membres des commissions plaignantes étaient : l'amiral Saiza, le capitaine Von Gagern, le lieutenant de vaisseau Foresi. Cette séance mériterait d'être relatée en détails. En voici l'essentiel.

Motif de cette convocation exposé : ils se plaignent d'être écoutés non seulement pendant les conversations téléphoniques normales - ce dont ils se doutent, bien sûr, mais aussi lorsque le poste téléphonique est raccroché. Nous exprimons notre étonnement et affirmons qu'une telle chose est techniquement impossible. Un schéma relevé sur un des appareils installés chez eux nous est soumis. Je l'examine très attentivement et fais répondre par le capitaine interprète : " Il est évident que le schéma tel qu'il est présenté comporte une anomalie : s'il a été relevé sans erreur, il ne fait aucun doute que le câblage de ce poste n'est pas correct. " Le lieutenant de vaisseau Foresi s'étonne de la possibilité de fonctionnement correct de la liaison alors que le poste est défectueux. Je lui fais répondre - toujours par l'intermédiaire de l'interprète - que " je ne comprends pas non plus, ce cas ne s'étant jamais présenté à ma connaissance; je serais plutôt porté à douter de l'exactitude du schéma relevé. " En vue d'une enquête , des essais sont convenus à effectuer " le plus tôt possible " sur chacun des postes en service. M. La Maïda fait connaître qu'il me charge de ces mesures.

COURANT D'ALIMENTATION DES MICROPHONES

Un premier essai a fait apparaître que l'utilisation d'un courant de faible intensité (quelques milliampères), donc " discret " , sacrifiait l'intelligibilité de l'écoute, ce qui pourrait provoquer une fatigue supplémentaire des opérateurs et, par là même, diminuer l'efficacité et le résultat espérés. De toutes façons, un tel courant eût été décelable avec un appareil de mesures de sensibilité réduite. Il était donc préférable de s'arrêter à la solution courant fort c'est-à-dire d'intensité presque normale (quelque 50 milliampères) et d'admettre froidement que tout ira dans les meilleures conditions de " rendement " aussi longtemps que son existence ne sera pas soupçonnée par les commissions d'armistice ennemies. La solution est proposée à M. La Maïda qui l'accepte. C'est pour l'adapter aux lignes à batterie centrale ou en automatique qu'il a conçu et fait réaliser le dispositif intermédiaire spécial dont il a été question plus haut.

AMPLIFICATEURS D'ÉCOUTES

D'une impédance d'entrée de 15.000 ohms, leur schéma était des plus classiques ; toutefois, je les ai originalisés par l'adjonction de deux accessoires :

1) Une cellule élémentaire de filtre passe haut permettant de ne recueillir que la partie des fréquences vocales strictement nécessaire à l'intelligibilité de la convention captée, et cela par atténuation sensible des bruits de fond.

2) Un dispositif " antichocs " , dit limiteur de tension, prévu pour atténuer très sensiblement tout choc acoustique pouvant entraîner un " abrutissement " momentané du tympan de l'opérateur et, par là même, un moment d'écoute perturbée. Autre avantage : diminution de la fatigue des opérateurs.

Ces amplificateurs furent construits par l'atelier de maintenance des L.S.G.D. d'Alger; la seule difficulté rencontrée fut de trouver dans le commerce (et vu l'époque) les éléments constitutifs nécessaires. Leur construction était achevée fin octobre 1941. Il yen avait sept. J'en assure l'installation et la mise au point définitive, en liaison constante avec M. Rebaudingo. Leur entretien est à ma charge avec l'aide de M. Salerno. Quelques-uns de ces amplificateurs furent affectés à l'écoute de conversations en langue allemande, les autres en langue italienne, les réglages ont été effectués empiriquement avec le concours des " opérateurs " .

POSTES TÉLÉPHONIQUES D'ABONNÉS

a) Après de nombreuses mesures téléphonométriques, 53 pastilles microphoniques - retenues parmi 150 autres - sont classées par ordre de qualité et confiées à M. Rebaudingo pour l'équipement des postes à truquer.

b) Je lui demande aussi que soient légèrement agrandis les trous des calottes d'ébonite protégeant normalement les pastilles micro de ces mêmes postes.

Dans un premier temps, seize postes furent ainsi modifiés.

REMPLACEMENT DES POSTES TÉLÉPHONIQUES EN SERVICE DANS LES LOCAUX DES COMMISSIONS D'ARMISTICE ITALOALLEMANDES

Cette tâche extrêmement délicate fut exécutée par M. Rebaudingo, aidé en cela par MM. Mergny et Trotignon (respectivement A.I.E. et A.I.I.). Ils s'en acquittèrent avec beaucoup d'adresse et sans jamais éveiller de soupçons chez les " abonnés ". Or, il y eut au total 31 postes ainsi remplacés !

À la fin du mois de septembre 1942, les écoutes clandestines ayant été accusées par les commissions d'armistice italo-allemandes (après plus d'un an de fonctionnement et sans qu'il y ait eu la moindre indiscrétion de notre part), l'administration des PTT eut à répondre à une convocation des responsables de ces commissions. M. La Maïda la représentait ; il m'a demandé de l'acccompagner. La délégation française comprenait : MM. La Maïda, Pettenati, le capitaine Flambard représentant le général Merlin et le capitaine interprète Lucioni. Les membres des commissions plaignantes étaient : l'amiral Salza, le capitaine Von Gagern, le lieutenant de vaisseau Foresi. Cette séance mériterait d'être relatée en détails. En voici l'essentiel.

Motif de cette convocation exposé : ils se plaignent d'être écoutés non seulement pendant les conversations téléphoniques normales - ce dont ils se doutent, bien sûr, mais aussi lorsque le poste téléphonique est raccroché. Nous exprimons notre étonnement et affirmons qu'une telle chose est techniquement impossible. Un schéma relevé sur un des appareils installés chez eux nous est soumis. Je l'examine très attentivement et fais répondre par le capitaine interprète : " Il est évident que le schéma tel qu'il est présenté comporte une anomalie : s'il a été relevé sans erreur, il ne fait aucun doute que le câblage de ce poste n'est pas correct. " Le lieutenant de vaisseau Foresi s'étonne de la possibilité de fonctionnement correct de la liaison alors que le poste est défectueux. Je lui fais répondre - toujours par l'intermédiaire de l'interprète - que " je ne comprends pas non plus, ce cas ne s'étant jamais présenté à ma connaissance ; je serais plutôt porté à douter de l'exactitude du schéma relevé. " En vue d'une enquête , des essais sont convenus à effectuer " le plus tôt possible " sur chacun des postes en service. M. La Maïda fait connaître qu'il me charge de ces mesures.

J'entreprends les essais deux jours plus tard, avec le concours de M. Mergny (A.I.E.), au flegme remarquable et qui n'ignorait rien du petit drame que nous vivions puisqu'il était chargé de l'entretien régulier et de la relève des dérangements de tous ces appareils téléphoniques. Les deux officiers français déjà cités nous accompagnaient. Assistaient à nos essais les officiers italiens et allemands cités, ainsi qu'un sous-officier italien. Après essais sur le nième appareil, la surveillance se relâche, et seul demeure le sous-officier. Entre deux portes, j'avais demandé à M. Mergny de démonter les appareils téléphoniques avant de les prendre en essai. Arrivant dans la pièce et jouant l'étonnement, je lui dis à voix haute : " Vous avez commencé le démontage ? Oh ! après tout ce n'est pas la peine de l'essayer ; il doit être mauvais comme tous les autres ! " Le sous-officier - qui comprenait pourtant le français - ne prit pas garde à l'importance de ce détail. D'autres appareils furent ainsi démontés sans être préalablement essayés, fait que nous avons très soigneusement consigné dans le procès-verbal.

ÉPILOGUE

Les contestations sciemment provoquées ont retardé considérablement ce qui aurait dû être la conclusion de cette enquête. En fait, elle ne fut jamais établie, le débarquement américain du 8 novembre 1942 l'ayant rendue sans objet. Je crois devoir signaler que le bâti supportant les dispositifs intermédiaires associés aux lignes à batterie centrale intégrale ou automatique était installé dans le central protégé militaire. Or, dès le début de l'enquête, ce bâti fut démonté et réinstallé dans un bâtiment voisin n'appartenant ni à l'armée ni aux PTT (et remis en service !). Le tout fut déménagé avec la discrétion et la célérité qui s'imposaient. Ce tour de force fut effectué sous le contrôle de M. Lacroze, alors ingénieur en chef. Il était ingénieur général lorsqu'il prit sa retraite. Il est maintenant décédé. Je lui rends hommage.

CONCLUSION

L'importance des renseignements ainsi recueillis par les services spéciaux de la défense nationale - et ce, pendant plus d'un an - révèle le mérite des fonctionnaires et agents des PTT qui ont volontairement accepté de réaliser et d'entretenir le matériel mis en jeu, en dépit des risques, ce qui est bien un fait marquant de Résistance.

Écoutes clandestines à Alger.

L'action de Pline La Maïda, mon père.

Claude Plociéniak ALGER, JUIN 1940

À l'annonce de l'Armistice et du compromis de Rothondes, Alger réagit avec douleur et colère. Certaines personnalités civiles manifestent à très haute voix leur désir de continuer la lutte à partir de l'Empire, demandant au Maréchal de venir en Afrique du Nord, et proposant le ralliement sur les bases de l'A.F.N. de tous nos bateaux et avions : " Nous pouvons faire de grandes choses en A.F.N. " ... " l'Empire doit se dresser dans une attitude de résistance " (M. Peyrotton). Les Français d'Algérie sont consternés par ce " deuil national " ... mais ils gardent une confiance quasi absolue dans le maréchal Pétain, persuadés que le " Vainqueur de Verdun " ne peut pas trahir son pays, et que, malgré les apparences, il est de connivence avec le général de Gaulle. L'Algérie croit fermement à ce jeu. Les juifs voient les choses différemment. Ils sont par la force des choses anti-allemands, et hostiles à un gouvernement qui négocie avec Hitler, ils sont de la graine de résistants par définition. (Cependant à Alger, les juifs ne portent pas l'étoile jaune, et seuls les intellectuels sont évincés de la vie publique). Quant aux Arabes, ils sont stupéfaits de notre défaite : le conquérant, conquis ! Le prestige de la France s'en trouve profondément atteint. Certains intellectuels espèrent même obtenir du Gouvernement de Vichy une indépendance que les gouvernements précédents avaient refusé. Malgré cela, dans l'ensemble, les autochtones nous restent favorables. Beaucoup d'entre eux participeront à des actes de résistance et repousseront les tentatives de séduction des commissions ennemies. À Alger, du fait de la complexité des ethnies et des intérêts de chacun, les sentiments et les réactions sont très contradictoires :

1) On peut être pétainiste, sans être opposé à de Gaulle.

2) On peut être pétainiste, mais anti-allemand (c'est le cas le plus courant).

3) On peut être gaulliste, mais anti-anglais (surtout après le désastre de Mers-El-Kébir où l'on devient férocement anti-anglais).

4) On peut aussi être profondément pro-américain (les Américains fournissent des vivres) et en même temps, tout aussi profondément, antianglais (certains conjurés de la nuit du 8 novembre étaient décidés à tirer sur les Anglais s'ils débarquaient les premiers).

AOUT 1940

L'arrivée des détachements des commissions d'armistice à Alger se fait avec une grande discrétion. L'ennemi n'est pas visible, dans la mesure où il n'a pas le droit de se promener en uniforme dans la rue. Mais la guerre est ressentie profondément : d'une part le vide impressionnant des administrations (notamment PTT) et le vide dans les ateliers du fait d'un effort de mobilisation poussé à l'extrême limite... vide aggravé par l'application du statut des juifs dès 1941 ; d'autre part les cruelles restrictions imposées à la population, du fait des exigences des C.A. On " crève " de faim à Alger et le marché noir va bon train.

LES COMMISSIONS D'ARMISTICE

Au départ, c'est essentiellement une délégation italienne qui s'installe et envoie des sous-commissions à Tunis, Oran, Casablanca. Mais, dès mars 1941, l'Allemagne, dont les commissions doivent siéger exclusivement au Maroc, exige de prendre le contrôle de toute l'Afrique du Nord et installe des détachements auprès des commissions italiennes (on se retrouvera avec 600 membres de l'Axe au lieu des 200 prévus par l'Armistice !). Ces commissions tentent de vider l'Algérie de sa substance - en prélevant céréales, phosphates, minerais et matériel de guerre -, de rapatrier les ressortissants allemands de la Légion étrangère et d'éviter les activités subversives (notamment ralliement au général de Gaulle). C'est ainsi qu'un vent de pétainisme se lève sur la ville, que la propagande hitlérienne bat son plein et que les campagnes anti-gaulliste et anti-anglo-américaine prennent une ampleur considérable.

RÉSISTANCE ALGÉROISE

La lutte des Algérois, bien que peu connue, eut des conséquences immenses. De cette résistance, on peut dire qu'elle fut un des piliers de la victoire. Cette lutte a deux sources différentes et suit deux cheminements parallèles qui, pratiquement, s'ignorent.

1) Une résistance qui se regroupe autour de d'Astier de la Vigerie et du " Groupe des Cinq " . C'est une conjuration destinée à faciliter le débarquement allié. Cette résistance est née de noyaux isolés, d'initiatives personnelles, de gestes spontanés. Ce n'est que peu à peu, au gré des circonstances, qu'elle s'organise; elle ne prend sa forme définitive qu'à partir du moment où le débarquement américain devient une certitude. 2) L'autre résistance s'organise dès le début 1941, c'est celle de l'ombre, des écoutes clandestines, de l'espionnage , du sabotage. Elle débute dès l'installation des C.A. à Alger, résistance où s'unissent les services de renseignements (S.R.) de l'armée sous la responsabilité du colonel Chrétien, chef du 2e bureau, les PTT, la police et la D.S.T.

Avant d'aborder la résistance spécifiquement PTT, il convient de dire un mot sur le service de renseignement du colonel Chrétien, dont les écoutes microphoniques étaient un des atouts majeurs, certes, mais pas le seul. Le S.R. avait aussi un service d'espions et était maquillé en un organisme M.A. (menées antinationales) chargé très officiellement de réprimer le contre-espionnage, de lutter contre les gaullistes et les communistes... Mais, en fait, le colonel Chrétien et ses adjoints se retrouvaient secrètement, en civil, dans une villa de la rue Victor-Hugo où était leur quartier général clandestin, ignoré de Vichy bien entendu. Le S. R. travaillait en relation étroite avec la D.S.T. (direction de surveillance du territoire) - dirigée successivement par les colonels Gros et Saint-Didier qui jouèrent un rôle prépondérant dans la lutte contre les C.A. de l'Axe - et avec la police régie par le commissaire Acchiary, dont la collaboration fut précieuse pour l'équipe du 2e bureau et qui participa aussi, activement, à la nuit du 8 novembre 1942.

RÉSISTANCE PTT

À l'origine de la fabuleuse histoire des écoutes microphoniques d'Alger, deux hommes qui ne se connaissent pas et qui ne se rencontreront qu'après la guerre : d'une part, le colonel Chrétien, nommé chef du contre-espionnage de toute l'Afrique du Nord (il reste incognito par mesure de sécurité et agit par l'intermédiaire du commandant Bodin) ; une de ses préoccupations essentielles est de contrôler les activités des C.A.I., notamment par des écoutes microphoniques comme cela se pratiquait déjà dans la marine et les PTT au Maroc, (il s'agissait là d'écoutes traditionnelles) ; d'autre part, un ingénieur en chef, La Maïda, qui eut l'idée géniale de faire agir les téléphones comme des microphones, de sorte que, même le combiné au repos, les conversations ennemies pouvaient être perçues et enregistrées.

MON PÈRE, SON ENGAGEMENT

Pline La Maïda, mon père, arrive à Alger en aôut 1934 avec la réputation d'un ingénieur compétent, doué d'un esprit d'organisation, d'initiative, très créateur, particulièrement ingénieux et très " astucieux " (terme qu'il affectionna). Bien qu'il soit dans la vie privée plutôt timide, il affirma très vite, dans la vie professionnelle, ses qualités de chef responsable. Issu d'une famille de traditions, il a été élevé dans un milieu où " l'esprit patriotique " était vivace (Théodore Botrel était un ami proche de ma famille et mon père l'a connu quand il était enfant). Ceci pour expliquer que, déjà par simple tradition, l'ingénieur La Maïda n'était pas de ceux qui pouvaient accepter la domination d'un ennemi arrogant. Les écoutes microphoniques étant, pour des raisons de formation techniques évidentes, de la compétence même des ingénieurs des télécommunications, il est normal, comme tous ses collègues et amis, qu'il ait pensé à installer des lignes d'écoutes. Mais je pense que ce qui le préoccupa très tôt, avant même qu'on lui demande d'installer des écoutes pour le S.R., dès l'arrivée des C.A. et peut-être même dès le début de la guerre, c'est cette idée ingénieuse d'utiliser le téléphone lui-même comme microphone, c'est de trouver l'astuce qui permettrait de faire rentrer un courant assez fort dans le téléphone (cela n'était pas difficile), mais surtout de trouver l'astuce pour récupérer ce courant à sa sortie, de manière à ce que le truquage échappe même au plus expert.

Quand les commissions ennemies s'installèrent à Alger, j'ai la certitude que sa réaction fut " viscérale " et non dénuée d'un peu de cet esprit frondeur : " jouer un bon tour aux Chleux ". Aussi, lorsqu'on lui demanda de prendre la responsabilité d'un service d'écoutes truquées pour le compte du S.R., je crois que cela lui parut naturel de recevoir cette proposition et de l'accepter... de même que de s'inscrire au Comité de lutte contre les commissions d'armistice... Il endossait un costume taillé pour lui, sur mesures. Il lui fallait, pour mener à bien cette tâche, une équipe réduite à un strict minimum : deux techniciens et deux monteurs. Il choisit des hommes dont il connaissait la valeur tant professionnelle qu'humaine, capables aussi de sang-froid et d'à-propos (ils en auront besoin !) et aussi motivés qu'il l'était lui-même.

COMMENT LES CHOSES SE PASSÈRENT

Au début de juillet 1941, M. Escande fut pressenti par la sécurité militaire - par l'entremise du commandant Guérin, des transmissions de l'armée - pour mettre en place un dispositif d'écoutes clandestines des conversations tenues dans les bureaux des commissions de l'Axe à Alger.

M. Escande était chef du service central des PTT. Il demanda à mon père s'il acceptait d'organiser et de prendre la responsabilité totale du réseau d'écoutes clandestines. Mon père fit part de son idée d'utiliser un téléphone combiné raccroché. Il fallait mener cette idée à terme et la perfectionner. L'idée de base était très simple. Les tables d'écoutes ordinaires ont des inconvénients majeurs : l'ennemi qui se sait écouté ne dit que ce qu'il veut dire ; il n'y a aucune discrétion vis-à-vis du personnel environnant. Avec le système de l'ingénieur La Maïda, n'importe quelle conversation échangée de n'importe quel point du local était " enregistrée " . Ces téléphones truqués pouvaient être installés partout, tant dans les bureaux que dans les chambres, garages, etc. et - le plus cocasse - à la demande même des ennemis.

L'équipe était formée de mon père, ingénieur-en-chef La Maïda, qui dirigeait les opérations et avait toute la responsabilité de cette affaire, et qui n'était pas " couvert " . Il avait chargé Monsieur Pettenati, ingénieur des travaux, de mettre au point un système d'amplificateur efficace. M. Rebaudingo, contrôleur principal des PTT, de l'exploitation et de la mise en place du réseau d'écoutes, M. Mergny, agent des installations extérieures, de la pose des postes truqués dans les différents services, de la relève et du dérangement de ces mêmes postes, et M. Trottignon, agent des installations intérieures, du montage des platines de relais, réglage, relève et dérangement de ces relais. Dans le même temps, mon père développa le petit atelier des PTT en un grand " Atelier régional " qui prit une extension considérable et capitale en cette période de pénurie et de coupure quasi totale avec la métropole. C'est dans cet atelier que le meuble d'écoute fut construit sur ses directives par M. Legée.

LES RÉSULTATS DE CE TRAVAIL

Dès octobre 1941, seize postes d'écoutes clandestines étaient installés et le service d'écoutes entrait en fonction très rapidement, à la résidence de l'amiral Salzaa-el-Biar. Trois postes ordinaires furent remplacés par trois postes truqués. À la demande, de nombreux postes truqués étaient substitués à des postes ordinaires, selon l'intérêt du moment, et les installations nouvelles furent d'emblée dotées de postes truqués. Ainsi, dès le début de 1942, le service d'écoute avait sous son contrôle : 21 lignes Mogador aboutissant à l'hôtel d'Angleterre, 5 lignes Mogador aboutissant à l'hôtel Albert-1", et 3 lignes Mogador aboutissant à la résidence de l'amiral Salzaa.

En février 1942, la première ligne truquée est installée chez le secrétaire général du consulat d'Allemagne. Le 18 février, une deuxième ligne truquée est installée dans le bureau du consul général. Le 24 février, une troisième est installée dans le bureau de l'ambassadeur Pfeiffer, puis une autre ligne truquée dans sa chambre à coucher, près de son lit. Par la suite un standard, truqué lui aussi, est installé pour les secrétaires et le personnel secondaire du consulat (standard réclamé avec véhémence par les Allemands eux-mêmes !). Toutes ces lignes dispersées dans différents secteurs d'Alger étaient regroupées dans le central protégé sous une aile du Gouvernement général (ceci avec l'accord du gouverneur général Châtel). Les écoutes étaient assurées en permanence, jour et nuit sans interruption, par une équipe de traducteurs recrutés par le colonel Chrétien, une vingtaine d'officiers et sous-officiers des services spéciaux groupés sous les ordres du chef de bataillon Lecaplain, alias " Paul Edmond " .

En septembre 1942, à la suite de " fuites " , les commissions d'armistice demandent au général Merlin que tous les postes d'Alger soient vérifiés en présence de leurs spécialistes... Un poste truqué avait même été envoyé à la société Siemens, en Allemagne, qui n'avait décelé " qu'une fuite infime de courant, sans signification particulière ". Malgré toutes leurs recherches, les Allemands ne découvrirent pas le système inventé par mon père. Il fut chargé de conduire une délégation devant les commissions de l'Axe, et une enquête fut décidée sous sa responsabilité... Mon père et son équipe feignirent l'ignorance, le manque de compétence, usèrent de tous les moyens dilatoires pour faire dévier l'enquête et l'éloigner de son but, et créèrent incidents sur incidents... Le 8 novembre, nuit du débarquement des alliés à Alger, l'enquête n'était toujours pas terminée. Mon père a comparu plusieurs fois devant les commissions d'armistice qui faisaient de plus en plus peser leurs soupçons sur lui. Il était en tête de la Liste Noire. Le débarquement allié fut sa délivrance.

Par la suite, les recherches effectuées dans les dossiers du C.A. et la comparaison des documents trouvés avec ceux qui avaient été établis grâce aux écoutes microphoniques permirent de conclure que ces écoutes avaient fourni des renseignements exacts et extrêmement précieux. Le système inventé par mon père était tellement astucieux que, malgré leurs soupçons et l'effort acharné de leurs techniciens, les Allemands furent tenus en échec jusqu'au bout et ne purent rien prouver d'autre, " qu'une fuite de courant infime, sans signification particulière " .

Les conséquences de ces écoutes dépassèrent toutes les espérances.

1) Au niveau de la guerre mondiale elle-même, apportant des renseignements de la plus haute importance : rapports adressés à Berlin et à Rome, renseignements sur tout ce qui se passait sur le front de Rome, reconstitution complète du code secret de l'amirauté italienne - ce qui permit de décrypter toutes les communications relatives à l'arrivée des officiers de l'Abwehr en 1942 -, la menace d'un débarquement allemand par la Sicile, ainsi que la possibilité d'intoxication des lignes ennemies par de fausses informations et de faux documents.

2) Au niveau de l'Algérie elle-même et des activités des commissions d'armistice (à Alger et à Weisbaden) : connaissance à l'avance des moindres projets, déplacements et visites des commissions, donc possibilités d'y parer.

Toutes ces informations étaient transmises à la D.S.T., à la police, à la gendarmerie (le central protégé était directement relié à la gendarmerie) et furent mises à profit par le colonel Gros, le colonel Saint-Didier, le commissaire Achiary. Je pense qu'ils ne savaient pas d'où venaient ces informations. L'A.F.N. était devenue la bête noire des C.A. à Weisbaden. À Alger, les Allemands étaient décidés à changer Von Gazen considéré comme incompétent et inefficace. À l'entrevue de Cherchell, les Américains reçurent des renseignements, mais ils n'y crurent pas. L'ingénieuren-chef La Maïda, mon père, avait donc mis au point un système d'écoute exceptionnel dont les schémas furent rapidement réclamés en métropole. Le directeur de l'hôtel Albert-1er, M. Lalanne, lui aussi grand résistant de la première heure, le qualifiera " d'homme de génie " et les écoutes micro-phoniques d'Alger ont été un des maillons importants de la victoire sur le nazisme.

Il m'est difficile de parler de mon père et de la résistance PTT sans parler de Georges Sanchidrian et d'Alfred Lelluch. Le premier, ami de promotion de mon père à l'X (c'est lui qui fit venir mon père à Alger) fut ingénieur des PTT à Alger où il dirigea entre autres le centre de radiodiffusion. Sanchi, comme nous l'appelions familièrement, quitta Alger un peu avant la guerre et entra dans la Résistance en métropole. En tant que résistant, il installe des écoutes à Vichy et couvre de sa responsabilité, en les maintenant dans son service, deux de ses agents radio d'un réseau de Londres. En 1942, quand les Allemands envahissent la zone occupée il diffuse sur les ondes, à Vichy, toute la journée et au nez des Allemands, le discours de protestation du maréchal Pétain. Les locaux de la radio sont investis par les soldats allemands. Il ne doit son salut qu'à ses qualités athlétiques : il sauta par la fenêtre ! Mais malheureusement, le 8 juin 1944 à 6 heures du soir, il est surpris chez lui. Toute fuite est inutile, la villa est cernée. Sanchi meurt le 5 avril 1945 dans le train qui devait l'emmener vers la libération. Jamais il n'a douté de l'écrasement des nazis. Après la guerre, mon père inaugura aux " Eucalyptus " , dans la région d'Alger, " Le Centre d'émissions radio électriques Georges Sanchidrian " . Sur la plaque de marbre on lit : " À la mémoire de Georges Sanchidrian, inspecteur général des PTT, chevalier de la Légion d'honneur, croix de guerre, médaille de la Résistance, mort pour la France en déportation " .

Alfred Lelluch, X, de la Promo 20, était chef du service central des PTT à Alger... C'est lui qui a réalisé le central automatique de toutes les villes d'Algérie, ainsi que l'équipement rural et d'autres réalisations vitales pour le pays. Il rentre en métropole en 1939 et, après l'Armistice, entre dans la Résistance (c'est G. Sanchidrian qui l'y fit entrer). Il fut lieutenant-colonel des F.F.I. et fit partie du Conseil national de la Résistance, participa à l'installation des écoutes à Vichy, probablement avec Sanchi. D'abord directeur de la radio-diffusion à son arrivée à Paris, puis replié sur Toulouse, on le retrouve à Clermont-Ferrand, dans une usine de radio-industrie dirigée par Devèzes... usine supposée fabriquer du maté-riel pour les Allemands et qui, sous cette couverture, fournissait tout le maquis en matériel radio-électrique. L'usine fut " vendue " , Devèzes et ses amis furent envoyés en camp de concentration, et Lelluch fut emmené par les miliciens et martyrisé. Après la guerre, la rue Constantine, entre la préfecture et la grand-poste d'Alger, prit le nom de rue Alfred-Lelluch.

Georges Sanchidrian et Alfred Lelluch, ingénieurs des PTT, tous les deux résistants en métropole, mais créateurs de l'Algérie des télécommunications et de la radio-diffusion modernes, amis de mon père, méritent qu'hommage leur soit ici rendu.

Mon engagement, mon action Robert Salerno

Entré au Gouvernement général de l'Algérie le 12 mai 1941 comme auxiliaire temporaire PTT, je fais mon métier de dépanneur en téléphone et j'apprends, avec le C.I.E.M., M. Rebaudingo, les dépannages du standard, de l'automatique CIT-R6. Je fais l'entretien des batteries et de la salle des machines.

Jusqu'à la mi-juillet 1941, je ne constate rien d'anormal dans mon travail. Un jour, on me demande de passer un câble sur la terrasse entre l'atelier, qui sert également de bureau au C.I.E.M., et le vestiaire des dames téléphonistes. J'installe, de ce côté du câble, un poste téléphonique sur l'automatique du Gouvernement général et un autre qui est posé sur une table. Ensuite je reçois l'ordre, par le poste de l'automatique, de lire les journaux qu'on m'avait donnés. Après chaque lecture d'un passage, je donnais la distance où je me trouvais, si j'étais à droite, à gauche ou au centre. Cela dura une journée. mais je n'avais rien vu de ce qui se passait à l'atelier. J'ai su par la suite que c'étaient les essais de l'amplificateur marocain qui n'avaient pas été concluants. La routine reprit, mais bientôt il y eut du nouveau. M. Trottignon se mit à travailler sur une platine B.C.I. (batterie centrale intégrale), blindant un relais avec les moyens dont nous disposions, c'est-à-dire avec un morceau de tube Hermann qui, dans ce temps-là, était en laiton. Après nettoyage et polissage, il était soudé autour du bobinage. Le travail terminé la platine disparut. Retour à la routine. Un jour, M. Falicon se mit à modifier le câblage de postes mobiles et muraux type 24, puis M. Spiteri et moi-même avons dû agrandir les trous des embouchures couvrant les micros. C'était un travail délicat ; il ne fallait pas faire d'éclat entre les fraisages et éviter à tout prix que la plus petite marque soit visible. Puis M. Rebaudingo me prit à part pour me dire ce qui se préparait, me demandant si je prenais la responsabilité de dépanner les amplificateurs mis au point par M. le sous-ingénieur Pettenati. Je donnai mon accord, acceptant sans restriction tous les risques. Il me conduisit dans une pièce qui se trouvait avant les escaliers descendant vers le central protégé (Mogador). Dans la pièce, il y avait la table d'écoute et trois messieurs : Dominique, François, Joseph. Je restai seul face à eux, mon chef s'étant retiré et je subis un véritable interrogatoire. À tour de rôle, ils me posaient des questions : Où j'avais travaillé ? Pourquoi j'avais changé de patron ? Où j'étais dans la Résistance (c'est G. Sanchidrian qui l'y fit entrer). Il fut lieutenant-colonel des F.F.I. et fit partie du Conseil national de la Résistance, participa à l'installation des écoutes à Vichy, probablement avec Sanchi. D'abord directeur de la radiodiffusion à son arrivée à Paris, puis replié sur Toulouse, on le retrouve à Clermont-Ferrand, dans une usine de radio-industrie dirigée par Devèzes... usine supposée fabriquer du matériel pour les Allemands et qui, sous cette couverture, fournissait tout le maquis en matériel radioélectrique. L'usine fut " vendue " , Devèzes et ses amis furent envoyés en camp de concentration, et Lelluch fut emmené par les miliciens et martyrisé. Après la guerre, la rue Constantine, entre la préfecture et la grand-poste d'Alger, prit le nom de rue Alfred-Lelluch.

Georges Sanchidrian et Alfred Lelluch, ingénieurs des PTT, tous les deux résistants en métropole, mais créateurs de l'Algérie des télécommunications et de la radiodiffusion modernes, amis de mon père, méritent qu'hommage leur soit ici rendu.

Mon engagement, mon action

Robert Salerno

Entré au Gouvernement général de l'Algérie le 12 mai 1941 comme auxiliaire temporaire PTT, je fais mon métier de dépanneur en téléphone et j'apprends, avec le C.I.E.M., M. Rebaudingo, les dépannages du standard, de l'automatique CIT-R6. Je fais l'entretien des batteries et de la salle des machines.

Jusqu'à la mi juillet 1941, je ne constate rien d'anormal dans mon travail. Un jour, on me demande de passer un câble sur la terrasse entre l'atelier, qui sert également de bureau au C.I.E.M., et le vestiaire des dames téléphonistes. J'installe, de ce côté du câble, un poste téléphonique sur l'automatique du Gouvernement général et un autre qui est posé sur une table. Ensuite je reçois l'ordre, par le poste de l'automatique, de lire les journaux qu'on m'avait donnés. Après chaque lecture d'un pas-sage, je donnais la distance où je me trouvais, si j'étais à droite, à gauche ou au centre. Cela dura une journée. mais je n'avais rien vu de ce qui se passait à l'atelier. J'ai su par la suite que c'étaient les essais de l'amplificateur marocain qui n'avaient pas été concluants. La routine reprit, mais bientôt il y eut du nouveau. M. Trottignon se mit à travailler sur une platine B.C.I. (batterie centrale intégrale), blindant un relais avec Ies moyens dont nous disposions, c'est-à-dire avec un morceau de tube Hermann qui, dans ce temps-là, était en laiton. Après nettoyage et polissage, il était soudé autour du bobinage. Le travail terminé la platine disparut. Retour à la routine. Un jour, M. Falicon se mit à modifier le câblage de postes mobiles et muraux type 24, puis M. Spiteri et moi-même avons dû agrandir les trous des embouchures couvrant les micros. C'était un travail délicat ; il ne fallait pas faire d'éclat entre les fraisages et éviter à tout prix que la plus petite marque soit visible. Puis M. Rebaudingo me prit à part pour me dire ce qui se préparait, me demandant si je prenais la responsabilité de dépanner les amplificateurs mis au point par M. le sous-ingénieur Pettenati. Je donnai mon accord, acceptant sans restriction tous les risques. Il me conduisit dans une pièce qui se trouvait avant les escaliers descendant vers le central protégé (Mogador). Dans la pièce, il y avait la table d'écoute et trois messieurs : Dominique, François, Joseph. Je restai seul face à eux, mon chef s'étant retiré et je subis un véritable interrogatoire. À tour de rôle, ils me posaient des questions : Où j'avais travaillé ? Pourquoi j'avais changé de patron ? Où j'étais domicilié ? Est-ce que j'avais déménagé ? Quand ? et ainsi de suite. Cela dura longtemps, je me sentais rougir jusqu'à la pointe des cheveux, la colère commençait à m'envahir. Puis le supplice cessa.

Quelques jours plus tard, je fus présenté à M. Pettenati à l'occasion d'une panne. Je pris ma première leçon de dépannage sur un transformateur qui avait rendu l'âme. Ce jour-là, il y eut un petit incident : un pantalon brûlé par le fer à souder ; l'affaire fut prise à la plaisanterie bien qu'à cette époque, il fallait des points textiles pour avoir un autre pantalon. Je continuai à faire les dépannages des amplificateurs. Le matériel n'étant pas fameux, il y avait souvent des interventions : lampes, transformateur, casque d'opérateur dont le cordon devenait fritureux ou coupé à ras de la fiche, potentiomètre. Il y avait aussi la table dirigeuse avec ses fiches vite défectueuses ou le fusible coupé à Mogador. Les postes décrochés des commissions italo-allemandes allumaient les lampes sur le standard Mogador et celles de la table d'écoute. L'opérateur de la table dirigeuse prenait immédiatement la communication et dirigeait sur l'amplificateur pour les Italiens ou les Allemands. Les voix italiennes passaient mal et M. Pettenati avait dû apporter une modification pour les adapter. Quelquefois, rien ne s'allumait et le dirigeur de service était obligé d'enficher sans arrêt pour voir s'il pouvait surprendre une conversation dans un bureau, dans une chambre ou sur les lignes des services radio. Les postes raccrochés laissant passer les conversations, il était sans arrêt aux aguets pendant quatre heures, ce qui était fatiguant et monotone.

J'avais aussi des batteries à entretenir dans la salle conjointe à la salle des écoutes. Il y avait là un téléphone relié sur le central Mogador qui me servait en cas de panne d'alimentation. Le fusible sautait souvent au central, qui fournissait le courant continu de 48 volts.

Officiellement, nous avons travaillé de douze à treize mois. En fait, les modifications des appareils et les essais avaient commencé en juillet. Pour avoir droit à sa carte de combattant volontaire de la Résistance, on demande au résistant d'avoir porté les armes quatre-vingt-dix jours. Fallait-il que je me promène dans le Gouvernement général avec une arme au côté quand je traversais les deux tiers du bâtiment devant plusieurs dizaines de fonctionnaires. En plus de tous ces travaux, j'assurais les dépannages en tant qu'agent des PTT dans le Gouvernement général. Pendant tout ce temps nous avons travaillé pour le contre-espionnage qui portait le sigle T.R. 119.

AFFAIRES DES FUITES QUI M'ONT ÉTÉ CONFIÉES PAR LE C.L.E.M. ET DES DANGERS QUE J'AI VÉCUS

1) L'ambassade d'Allemagne à la villa Susini eut un jour presque tous ses postes en faux appels au central protégé (Mogador). Le monteur, M. Mergny, fut envoyé. Il se présenta à ladite villa, donna sa fonction. On lui dit simplement de retourner d'où il venait, que personne n'avait été demandé : il y avait eu fuite. Cela provenait du montage du central PTT d'Isly. Deux monteurs vichyssois avaient fait courir le bruit qu'il y avait des micros dans les sonneries.

2) Pour aller faire les dépannages des amplificateurs et de la table dirigeuse, il fallait que je passe près de la demeure du régisseur du Gouvernement général de l'Algérie pendant les heures ouvrables et même avant et après. Un fonctionnaire de leurs amis prenait quelquefois le repas de midi chez eux. Il m'accosta un jour que j'attendais ma future épouse rue Saint-Augustin et entama une conversation sur une chose ou l'autre, puis il en vint à me parler d'écoute téléphonique. Bien entendu je niais, disant que j'entretenais des batteries. J'en parlai le lendemain matin au C.I.E.M., qui alla le trouver. Il eut le culot de m'accuser. Ma trousse d'outils à la main, j'allais prendre l'ascenseur pour régler cette affaire. Mon patron me rattrapa, et me demanda de laisser faire, qu'il allait s'en occuper. Le fonctionnaire fut arrêté pour vol de cartes d'alimentation au service où il travaillait. Encore une fuite.

3) Un opérateur de la table d'écoute avait pris une communication d'un officier allemand qui demandait à la société Ericsson un spécialiste pour faire un dépannage. Le commandant Paul Edmond et le C.I.E.M. l'interceptèrent au moment de son départ et le mirent au courant de l'affaire, lui demandant sa position en tant que ressortissant d'un pays de l'Est. Sa réponse fut simple : " Vous oubliez que mon pays est sous la botte nazie ! " Le démontage de l'appareil modifié et la conversation furent suivis par un opérateur de la table d'écoute. Sa réponse fut : " Tout est normal " .

4) Un jour, le C.I.E.M. vint me trouver et, sans me donner d'explication, me demanda de cacher les plans de toute l'installation des écoutes microphoniques, il me dit qu'il ne tenait pas à savoir où. Je n'allai pas bien loin, dans la salle des machines, et les mis à l'extérieur d'un vasistas invisible sans un escabeau. Pendant quelques temps, il ne fut plus question de rien. Quand le patron me les demanda, je l'emmenai avec moi et les retirais devant lui. Il n'en croyait pas ses yeux, la cachette était si simple! Il me donna enfin l'explication : il y avait encore eu fuite, et craignant une perquisition, il m'avait confié les plans.

5) Après treize mois d'activité, nous fûmes évincés. Le C.I.E.M. m'en fit part aussitôt. Mais, un jour, le commandant Paul Edmond fit une apparition pour demander à mon chef d'aller voir la table qui était en panne. Il refusa, mais lui dit que, si j'acceptais, il n'y aurait pas d'inconvénient. Je refusai à mon tour. Il retourna voir mon patron dans son bureau. Ce n'était plus une prière, mais un ordre ! Je pris ma trousse d'outils et nous allâmes voir ce qui se passait. Je me baissai pour voir le fusible sous la table dirigeuse, mais ma surprise fut grande de voir que le câblage avait été défait. Je fis signe à mon chef pour qu'il regarde à son tour. Le commandant Paul Edmond nous avoua que, depuis quelques temps, il y avait des inversions sur les lignes de la table dirigeuse : la position 1 s'allumait sur le 12, la 12 sur la 5 et ainsi de suite. Il y avait eu sabotage, mais trop tard ! Les dispositions pour le débarquement avaient été prises. Comment fut opéré ce sabotage ? Je l'ignore encore à ce jour.

DEUX ANECDOTES

1) MM. Spiteri et Trottignon avaient une installation téléphonique avec un poste modifié à l'hôtel Albert-1er. Ils se présentèrent et demandèrent l'autorisation d'entrer dans la chambre de l'officier allemand. Celui-ci leur demanda de patienter, laissa la porte entrebaillée. Dans la pièce et face à eux, une glace. Il alla ouvrir une armoire, sortit une arme et la mit dans sa ceinture, sous la veste. Spiteri et Trottignon ne me racontèrent

cette histoire qu'après le débarquement américain. Ils avaient eu très peur.

2) Le 8 novembre, jour du débarquement, MM. Spiteri et Trottignon se présentèrent pour prendre leur service au central téléphonique du Gouvernement général de l'Algérie. Ils furent mis hors d'état de nuire, ligotés et laissés dans un bureau par d'autres résistants qui aidaient les troupes de débarquement en prenant les points névralgiques et en isolant les centraux téléphoniques d'Isly de Mustapha et celui du Gouvernement général de l'Algérie.

J'habitais à Hussein-Dey, à environ 4,5 km de là, et j'essayais de rejoindre mes camarades. Je fis, pas très loin de chez moi, une rencontre malencontreuse : le responsable de la défense passive, qui était vichyssois. Nous avons eu une algarade et je me suis retrouvé chez moi avec deux gardiens de la paix à la porte de l'immeuble du 2 rue Commandant-Baratier. Impossible de sortir jusqu'à 12 heures. Un ami travaillant au commissariat et habitant ma rue me fit alors libérer. Le soir, de retour dans mon quartier, je rencontrai un gardien de la paix, ancien combattant de 14-18, qui m'avertit qu'un rapport avait été fait contre moi. Le lendemain matin, sur une intervention du C.I.E.M. auprès du directeur de la Sûreté nationale, la plainte fut mise à la corbeille à papier.

Qui étions-nous ? Des patriotes et, je pense, toutes opinions et religions confondues. Personnellement, j'avais une autre raison : mon médecin de famille, le docteur Chaouat, d'origine juive, avait été déporté à Djenien-Bou-Rezg où il devait décéder six mois avant le débarquement.

Adrien Spiteri

À l'époque j'étais technicien à Alger. À ma démobilisation en 1940, je me trouvais en métropole; j'ai rejoint l'Algérie et ai repris mes activités dans le service de l'ingénieur en chef La Maïda. Quelques mois plus tard, je participai au montage de la table d'écoute qui allait permettre d'intercepter les communications de la commission d'armistice italo-allemande installée à Alger. Quelques temps plus tard, je demandai ma mutation au central téléphonique du Gouvernement général à Alger. J'étais donc à la disposition de Louis Rebaudingo, chef du central téléphonique. Je le connaissais, il m'accorda sa confiance et me mit au courant de son action. Nous formions une équipe. J'y retrouvai MM. Salerno, Trottignon, Falicon. Je ne pourrais citer en détail l'action de mes collègues, et ne parlerai donc que de celles dont j'ai été l'acteur. M. Pettenati avait mis au point un système d'écoute particulier. Les postes qui nous étaient remis étaient à modifier. Le pavillon microphonique devait être repercé, et cela sans que personne ne s'en aperçoive. Le câblage était repris. J'ai recâblé entièrement un tableau 1+ 4 d'après les schémas, dans le bureau de M. Rebaudingo qui nous servait d'atelier. C'est alors qu'on m'a demandé d'effectuer l'installation des postes ainsi modifiés, ainsi que d'intervenir sur les dérangements. L'installation se faisait en présence d'officiers italiens ou allemands et sous la surveillance d'hommes en armes. Nous devions faire des essais d'audition à des distances convenues pour permettre le réglage des amplis. Ces essais se faisaient poste raccroché et devaient paraître " louches " à ceux qui nous surveillaient.

Le tableau 1+ 4 fut installé dans une villa où se trouvaient les émetteurs radio. Il n'était pas facile de garder son sang-froid, l'attitude de ceux qui nous recevaient n'étant pas toujours très rassurante. Ces opérations se répétaient souvent ; à chaque fois j'avais l'impression de placer une " petite bombe " . La plupart des grands responsables ne sont plus et les archives restent silencieuses. Pourtant l'action de la Résistance PTT dans les départements français d'Outre-Mer devrait être mieux connue.

Jacques Trèves

J'ai un souvenir analogue. Cela se passait à Vichy. Pierre Laval est revenu au pouvoir en avril 1942 et le Gouvernement de Vichy a eu une attitude beaucoup plus pro-allemande. En particulier, bien que la zone Libre n'ait pas encore été occupée, le Gouvernement de Vichy y autorisait l'installation de la Gestapo. Avant que la Gestapo n'occupe la villa qui lui avait été allouée, c'est le S.R. Marine qui a demandé qu'on installe un appareil téléphonique truqué (dont le micro était en service permanent et permettait d'écouter ce qui se passait dans la pièce). Au répartiteur du central téléphonique de Vichy on avait créé une dérivation vers un local du S. R. de la Marine. Pendant trois mois, le système a fonctionné admirablement jusqu'au jour, en septembre 1942, où la Gestapo a convoqué le conducteur des travaux du montage qui, heureusement, " n'était pas dans le coup " . Ils lui ont fait démonter l'appareil. Le monteur a dit qu'il voyait un condensateur dont il ne voyait pas l'utilité. Dès la convocation du conducteur, on avait déconnecté la bretelle au répartiteur. C'est un ingénieur de Siemens, chargé par la Gestapo de vérifier ses installations, qui avait découvert l'anomalie.

Témoignage

Albert Azoulay

Quelles sont les motivations de notre engagement dans la Résistance ?

À 17 ans, j'étais auxiliaire des PTT à Saïda. Deux journaux venaient de paraître à cette époque : Oran Républicain et Alger Républicain. C'était le " contrepoison " de l'Écho d'Oran, de Oran-Matin.

Enthousiasme du Front Populaire, guerre d'Espagne, montée de l'hitlérisme, l'affaire de la Sarre, l'Anschluss... Tous ces événements m'ont marqué. À ce moment-là, je passais le concours de surnuméraire des PTT et j'ai été envoyé à Toulouse pour suivre des cours. J'y étais quand a éclaté l'affaire des Sudètes en septembre 1938. Je suis nommé à Mascara. Ma prise de fonction coïncide avec la rencontre de Pierre Gay, commis, militant à la C.G.T.U. Nous avons fait grève tous deux le 11 novembre 1938 contre l'esprit de Munich. En 1939, j'ai été mobilisé dans un régiment de zouaves, puis envoyé à Casablanca. Le jour où les Panzer divisionen passaient la Meuse, j'ai passé le concours d'E.O.R. Dans une chambrée, par la suite, j'ai entendu l'appel du général de Gaulle. C'était à Cherchell.

Le 25 juin 1940, le cours est dissous. Un jour on m'a traité de " sale juif " . C'était un militaire, cadre de cette école. L'école dissoute, je vais voir mon beau-frère, commandant de la légion, et lui demande ce qu'il pense de l'appel du général de Gaulle. Il m'a répondu qu'il s'agissait d'une affaire de " position géographique " ! Alors que je retournai, par le train, reprendre mes fonctions aux PTT, venait d'éclater l'affaire de Mers-el-Kébir, le 3 juillet 1940. Les gens étaient sous le coup d'une vive émotion. J'ai discuté avec les voyageurs, des militaires, essentiellement. J'ai eu l'occasion de leur dire : " Vous verrez un jour que l'amiral Cunningham a eu raison ! " . Ils ont failli me lyncher!

J'arrive à mon poste. On me met à la porte en vertu du décret du 3 octobre 1940. Certains collègues avaient le sourire ! Ma mère me demandant pourquoi je pleurais, je lui dis qu'on m'avait traité de " sale juif " . Cependant un rédacteur à l'ordonnancement, juif lui aussi, avait réussi à être maintenu en fonction. J'ai pu être payé pendant dix-huit mois. À l'expiration de ce délai, j'ai dû travailler à Colomb-Béchar. J'écoutais la B.B.C., je faisais de la propagande auprès de mes camarades à Colomb-Béchar mais aussi et surtout à Mascara et je travaillais dans une mine de charbon. J'étais aux ateliers. Au débarquement de 1942, j'ai voulu partir m'engager. Après bien des péripéties, car on ne voulait pas que je parte, j'ai réussi à m'engager aux corps francs d'Afrique. Il y avait là des instituteurs, le directeur de l'École Normale (mis à la porte parce que juif), tous volontaires ; il y avait des progressistes, des anciens de la guerre d'Espagne, des communistes ! J'avoue que je ne comprenais pas très bien l'affaire Giraud-de Gaulle. Ah non alors ! Je l'ai si bien comprise que je désertai pour rejoindre les F.F.L. et asseoir la légitimité du résistant : de Gaulle. Giraud, soi-disant évadé d'Allemagne, condamné à mort par les Allemands, avait réussi à traverser l'Allemagne. Arrivé à Vichy, on le laisse tranquille, alors que sa tête était mise à prix et que Vichy était truffée de gestapistes ! Je me disais " il y a quelque chose qui ne va pas dans tout cela ! " Enfin... Il arrive en sous-marin à Alger, etc. Croyez bien que les officiers de l'armée d'Afrique étaient fidèles à Pétain. Des agents du B.C.R.A. faisaient déserter les gens. J'en ai fait partie. Nous voulions partir en Angleterre mais nous avons été encerclés par l'armée d'Afrique. Nous avons été arrêtés. Beaucoup s'évadèrent, dont moi. Nous avons rejoint la Libye. Le bataillon de " déserteurs " a été scindé en deux : une partie à Tripoli, une autre près du Caire. Quand les événements se sont décantés, nous avons été regroupés à Alger et, le 27 octobre 1943, nous avons pris le bateau Le Samaria. Nous sommes arrivés à Gibraltar et, à notre grande surprise, nous avons vu une cinquantaine de bateaux. Nous avons mis huit jours pour rejoindre Liverpool. Nous sommes restés à Cumberley. J'étais à l'état-major de la 6e division aéroportée, état-major français qui plus tard était à Sorn Castle en Écosse avec la 6e, commandée par le Général Mac Leod.

J'ai participé au débarquement. À onze heures du soir, le ciel s'est couvert d'avions. Quand nous sommes arrivés en Bretagne, à Saint-Marcel, j'ai bien vu la différence entre les F.F.I. de l'A.S. bien armés et les F.T.P. qui ne recevaient pas d'armes.

Je tiens à préciser que quand je suis rentré en Algérie, l'armée d'Afrique était encore hostile à De Gaulle. Je fus traduit devant une cour martiale en août 1945. Je fus acquitté à l'unanimité des juges. Ce n'est qu'en 1984 que j'ai eu la médaille militaire.

Charles Dupuy

J'étais inspecteur des PTT, interné à Bou-Denib de 1940 à 1942, et expulsé du Maroc le 10 décembre 1942. À l'occasion du 40` anniversaire de la Libération de Paris, permettez-moi d'apporter quelques souvenirs sur la Résistance au Maroc en 1940-1942 et sur la participation des PTT.

La libération de la France était le vœu des résistants au Maroc, le rêve qui remplissait nos cœurs depuis les jours affreux de juin 1940. Au débarquement des Américains en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942, nous nous sommes trouvés très privilégiés, ayant le moins souffert et étant les premiers libérés. La Résistance a accompli une œuvre considérable en Afrique du Nord, de juin 1940 à novembre 1942, pour camoufler des armes, des hommes, cadres et spécialistes des transmissions transformés pour la circonstance en ingénieurs et agents des PTT. Au Maroc, peu à peu, des noyaux de résistants se sont constitués, notamment à Casablanca, Rabat, Meknes et Marrakech. Les PTT joueront un grand rôle pour assurer les liaisons. Je voudrais citer par exemple :

Paul Aurange qui était le secrétaire de la fédération C. G. T. des PTT en 1940 au Maroc. Il fut révoqué de ses fonctions le 15 décembre 1940, arrêté le 24 décembre, et rejoignit les internés au camp de concentration de Bou-Denib (territoire du sud Marocain) où se trouvaient trois PTT, dont moi. Il sortira le premier en mai 1941, à la faveur d'une première amnistie, et participera aussitôt à l'organisation de groupes de résistance, pour la constitution du " Front National de Libération " .

André Vincent, télégraphiste à Casablanca en 1942, secrétaire de la fédération des PTT en 1945, actuellement retraité à Antibes, m'a écrit le 5 octobre 1984 et apporte des précisions sur le rôle des PTT dans la Résistance: " Oui, j'étais en relations suivies avec Aurange et Georges de Tanger. Voici quelques faits :

1) Le jour du débarquement américain (dont nous étions prévenus depuis la veille), nous avons dans la nuit - alors que les officiers ne voulaient pas s'en occuper - avec Mazoyer des L.G.D. établi la communication entre l'amiral américain et l'amiral Darlan à Alger. La communication a été établie par Figuig, Colomb-Bechar, Ouargla, Touggourt, Biskra et Alger. C'était ce que l'on appelait " la Rocade " en terme téléphonique. L'amiral américain voulait la reddition de Darlan, sinon lui avait-il dit, il ferait bombarder Casablanca dans la matinée.

2) Aurange m'avait demandé de prévenir l'officier américain qui était au télégraphe que l'aviation stationnée à Meknes s'apprêtait à prendre l'air pour aider celle de Rabat et de Casablanca. En fait, les Américains ont mitraillé au sol tous les appareils.

3) Dès le 3e jour du débarquement, nous avons caché au central téléphonique l'ingénieur fanes qui était recherché par le général Nogues. Nous l'avons gardé pendant une huitaine de jours, lui faisant passer les messages qui lui étaient adressés.

4) Au télégraphe, j'étais en relation directe avec Brest, et Marseille.

5) Avant le débarquement, la commission allemande installée à Anfa, dans la villa Mas du Petit Marocain, était écoutée. C'est Cornet, un gars du montage, qui répara le téléphone qui avait été mis en panne pour la commission allemande. Il en profita pour installer un micro qui devait permettre l'écoute...

b) Au Mouvement Libération, installé Bd de la Liberté, j'étais en relation uniquement avec Paul Aurange " .

Le 29 mars 1943, Aurange, avec les camarades du " Front National de la Libération " , organise une manifestation que le général Nogues interdit. Un mandat d'arrêt est lancé contre lui. Il doit se cacher pendant plus d'un mois, puis reprend son service le 1" mai 1943. Il sera déplacé à Khenifra pour avoir reconstitué le syndicat des postiers. Le 24 août 1943, Aurange demande à être parachuté au sein de la résistance métropolitaine. Requête refusée. Le Front national de Libération décide de le présenter au nom de la résistance extra-métropolitaine à l'Assemblée consultative provisoire. En novembre 1943, pour la première fois au Maroc, les Français sont appelés à élire des représentants à une Assemblée française. La liste d'Union démocratique antifasciste recueille près de 18.000 voix, 17.700 exactement. Paul Aurange représentera le Maroc à l'Assemblée consultative et n'aura qu'un but : remplir dignement sa tâche et répondre à la confiance que lui ont témoigné les délégués de la résistance métropolitaine.

La Résistance naquit en Afrique du Nord à peu près comme dans la métropole. De Gaulle a dit : " Quand la mer monte sur les diverses plages françaises, il n'y a qu'une seule marée " . La marée " nord-africaine " , contenue et déviée parfois par l'intervention étrangère et par celle de quelques personnages ambitieux, n'en fut pas moins un aspect de la grande montée historique qui s'appelle " La France Combattante " . De Gaulle écrira à Paul Aurange, correspondant au Front national de Libération, ce qui suit :

" Au Maroc, s'est accompli entre les deux guerres une grande œuvre française qui a fait éclater devant le monde la vitalité de notre pays. Au Maroc, la flamme de la résistance française depuis juin 1940 était toujours restée vivace. Il appartient aujourd'hui au Maroc de donner encore une fois à l'Empire l'exemple de l'action créatrice et de notre association heureuse et féconde avec l'Islam. "

Aurange est décédé le 31 janvier 1972 à Cagnes-sur-Mer.

Pendant notre séjour au camp de Bou-Denib, nous étions en liaison avec le receveur des PTT. Il nous préparait chaque jour un compte-rendu d'écoute de la radio de Londres. Il y ajoutait les nouvelles locales qu'il pouvait se procurer. Il ne manquait jamais de se brancher sur les conversations téléphoniques du directeur du camp ou du bureau des Affaires indigènes, ni de prendre copie de leurs télégrammes. II nous en tenait informés chaque fois que nous étions concernés. Grâce à trois Français, dont le receveur des PTT, le mur du silence s'effondrait. Un jour, ordre nous fut donné - sans explications - de nous terrer dans nos bâtiments, de fermer toutes les issues et de ne nous montrer sous aucun prétexte. Grâce à notre source habituelle de renseignements - le postier - nous savions ce dont il s'agissait. La commission allemande et italienne d'armistice installée au Maroc visita le camp. Bien entendu, nous fûmes tous yeux, mais camouflés... si bien que je peux montrer des photos de leur passage. Grâce à nos nouvelles quotidiennes " du postier et des siens " , nous pouvions suivre l'évolution des opérations militaires entre l'Axe et les Alliés et le débarquement allié en Afrique du Nord. Nous avions convenu que, s'il y avait un événement grave, un grand tapis rouge serait placé en face du camp. Quelques semaines plus tard, un matin, on aperçut le tapis rouge. Nous allâmes tout droit à la poste où nous apprîmes que le jour même, à l'aube, des forces alliées avaient débarqué en Algérie et au Maroc. C'était le 8 novembre 1942. Voici ce qu'annonçait l'Écho du Maroc, dimanche 8 et lundi 9 novembre 1942, en première page :

L'Afrique du Nord attaquée par les Forces anglo-saxonnes.

Au Maroc, des effectifs américains ont débarqué dans les régions de Safi, Fedhala, Port-Lyautey.

Violent bombardement par mer et par air du Port de Casablanca. L'état de siège est décrété.

Le général Nogues, qui a pris le commandement des troupes, a fait savoir au Maréchal que le Maroc se défendrait énergiquement.

L'Écho du Maroc du 10 novembre 1942 annonce :

Une convention d'armistice a été signée hier pour la place d'Alger. De nombreux débarquements ont été effectués aux environs d'Oran qui se trouve pratiquement encerclé.

La situation au Maroc : Communiqué de la Résidence.

" Dans la soirée du 9 novembre, la situation militaire peut se définir ainsi : Sur le littoral marocain, à Port-Lyautey et à Safi, en dépit des attaques violentes des forces adverses, nos troupes ont résisté énergiquement et maintenu leurs positions. "

L'Écho du Maroc du 13 novembre 1942 titre :

Le général Nogues est parti pour Alger où il doit rencontrer le commandant en chef des forces américaines.

Les bases d'un accord préliminaire ont été jetées au cours d'un long entretien.

Les troupes françaises regagnent leurs garnisons.

L'Écho du Maroc du dimanche 15 novembre 1942 annonce :

Au nom du Maréchal, l'amiral de la flotte Darlan assume la responsabilité des intérêts français en Afrique.

Cette décision a été prise à la demande du général Nogues en accord avec le Maréchal.

L'amiral Darlan a l'assentiment des autorités américaines et compte assurer, avec elles, la défense de l'Afrique du Nord.

Dans la nuit du 7 au 8 novembre 1942, le général Bethouard, désigné comme chef de la Résistance au Maroc, se rend à Rabat pour remettre une lettre au général Nogues lui exposant la situation.

Bethouard adresse à tous les organes du Commandement du Maroc un ordre analogue à celui qui avait été diffusé à Alger, pour inviter les unités à recevoir les Américains en alliés.

Le général Nogues, exécutant les ordres du Gouvernement de Vichy, décide de continuer la lutte et fait arrêter le chef de la Résistance et son état-major militaire et civil. Nombreux sont les résistants transférés à la prison de Meknes et traduits devant un Conseil de guerre. Ils ne sont sauvés d'une condamnation à mort inéluctable que par la victoire du débarquement des Américains.

René Toussaint, télégraphiste à Meknes en 1940-1942, va apporter quelques faits de résistance dans sa région. La Résistance au Maroc, après le débarquement des Américains, continuera à lutter pour se débarrasser du général Nogues et des pétainistes, et apporter à la France l'aide pour sa libération. Depuis 40 ans, nous continuons à lutter et menons le combat pour la Liberté, la Démocratie, la Paix.

René Toussaint

J'étais l'I.N.C., dirigeur Baudot à Meknes, au Maroc. Je tiens, tout d'abord, à dire que c'est la première fois qu'il m'est donné de relater publiquement quelques faits relatifs à l'opposition aux ennemis de la France du temps de vichy, faits qui se sont passés au Maroc et dont l'Histoire de la Résistance ignore quantité de choses. J'ai toujours considéré ces faits comme minimes par rapport aux exploits de mes camarades PTT qui luttaient sur le sol de France. Cependant, la Résistance en Afrique du Nord aurait eu un autre caractère si nous nous étions trouvés en face de forces militaires ennemies, si nous avions souffert des mêmes méfaits et exactions des troupes d'occupation. Tel n'était pas le cas et nous ne connaissions que la présence de commissions d'armistice en civil - commissions allemande, italienne ou japonaise - qui d'ailleurs étaient très discrètes, ne s'occupant - semblait-il - que des questions économiques.

Être résistant, c'était donc ne pas être d'accord avec ceux qui glorifiaient le sinistre " maréchal " Pétain ou sa Légion des Combattants. C'était écouter la radio clandestine de Londres, déchirer les affiches de Vichy, dessiner des V ou des croix de Lorraine sur les murs, distribuer quelques tracts difficilement imprimés dans les boîtes aux lettres, et, en plus, s'occuper de la solidarité aux familles des camarades communistes emprisonnés dans les camps, ainsi que venir en aide à nos camarades juifs révoqués. Pour quelques-uns, c'était un peu plus. Je veux d'abord rendre hommage à un camarade aujourd'hui disparu, mon ami Salmon qui fut plus tard, en France, receveur à Versailles. Quand je l'ai connu, c'était au bout du fil. Nous avions pris l'habitude, chaque jour, sans nous connaître, de régler nos appareils de transmission - le Baudot - et, pour synchroniser la liaison Rabat-Meknes, nous " chantions " - selon notre jargon télégraphiste - une chanson. Nous avions choisi : " Allons enfants de la patrie Le jour de gloire arrivera... " au lieu de l'habituel " Au clair de la lune " , etc. (Les télégraphistes me comprendront !). Nous savions alors que nous pouvions parler tranquillement sur bande imprimée. Il me racontait ce qu'il avait appris à Rabat ou entendu à la radio de Londres ou par l'intermédiaire de Vincent, résistant à Casablanca. Je passais ces informations à celui que nous considérions comme le noyau des résistants à Meknes - un pharmacien dont la sincérité était prouvée par les dizaines de fois où il dut remplacer les vitrines de sa pharmacie brisées la nuit par les fascistes du S. O.L. - ou à un camarade, M. Gambé, dont je connaissais les sentiments communistes.

Mais c'est surtout lors du débarquement américain du 8 novembre 1942 que mon action a dû apporter quelques gênes aux velléités d'opposition du débarquement des troupes alliées à Casablanca par le général Nogues et ses séides de la Résidence Générale. Voici brièvement comment les choses se sont passées. J'avais à Meknes un camarade bien tranquille - mon ami Schonseck - dont la famille avait beaucoup souffert du fait des Allemands dans son pays des Ardennes. Il était de Mézières (trois fois occupée). Le lundi 9novembre, avant de prendre son service, il rentre dans le bureau du receveur et lui demande d'enlever le portrait de Pétain qui était accroché au mur. Le receveur refusant, Schonseck décroche lui-même le portrait et le met en mille morceaux. La soupape avait explosé ! Le receveur signale à la police le geste de mon camarade. Il est conduit au commissariat. Immédiatement, un jeune Marocain vient me prévenir. J'accours au bureau et demande au receveur de faire relâcher Schonseck. Il refuse. J'alerte alors le personnel du central télégraphique - qui à ce moment pliait sous le poids des télégrammes officiels parce que c'était l'affolement à la Résidence et à l'état-major - et je parvins, après quelques hésitations, à obtenir un arrêt de travail jusqu'à ce que Schonseck soit relâché. Il faut dire que les informations qui nous parvenaient faisaient état de répression contre les opposants de Vichy. On parlait même de gens fusillés... et il y en eut. On disait aussi que les Américains se retiraient ! J'avoue que mon idée, en provoquant cette grève, était de saboter les transmissions et que le prétexte Schonseck arrivait à point. Il faut aussi préciser que Meknes était une plaque tournante militaire importante et que je savais qu'il y avait du matériel militaire stocké à Elhajeb et à Ksar-es-Souk, deux postes reliés à Meknes. C'est ce matériel qui était réclamé par Nogues... Il fallait donc agir pour l'empêcher d'arriver ! En effet, les pertes américaines étaient sérieuses et le débarquement très difficile. Ce fut une belle pagaille au central télégraphique de Meknes. Je passe sur les affres du directeur adjoint et du chef de région (un général) qui faisaient pression sur moi pour faire reprendre le travail. Celui-ci reprit vers 15 h. Mais le pli était donné... et jamais les appareils du télégraphe ne fonctionnèrent aussi mal: c'était toujours la panne ou les télégrammes mal dirigés ou tronqués...

On peut se poser la question de la motivation des agents qui firent grève alors qu'il y avait danger. Pourquoi répondirent-ils à ma demande d'action ? Je pense que mon passé de syndicaliste à la C.G.T. et mon action connue, d'antifranquiste leur donnaient confiance... et surtout qu'ils attendaient une occasion pour faire quelque chose.

C'est ce même jour ou le lendemain que, me trouvant au guichet, trois individus m'accrochèrent par le bras pour me demander de faire passer en priorité absolue un télégramme qu'ils venaient de déposer et, discrètement, me glissèrent un billet de banque. D'abord indigné, je compris vite qu'il s'agissait de la commission d'armistice allemande. Alors je pris le billet - il a servi plus tard à faire tirer les tracts - et j'assurai que le télégramme partait immédiatement, sans préciser qu'il partait " au panier " ! Ce télégramme demandait que la banque d'Etat du Maroc couvre le paiement d'un chèque dont j'appris plus tard qu'il était de 5 millions - somme considérable à l'époque, ce que me dit un ami de la banque gaulliste aussi - car les clients allemands " faisaient du boucan " pour encaisser leur chèque. Il fallut une intervention du résident Nogues pour que cette somme soit payée. Mais, par la suite, la commission allemande, du fait de ce retard, connut des vicissitudes pour son passage chez Franco par la zone espagnole du Maroc - ce qu'hélas favorisa l'Autorité française de Rabat... J'eus plus de chance avec la commission japonaise qui fut arrêtée à Arbaoua. Il s'agit donc de petits faits et surtout d'actions personnelles. C'est pourquoi je ne tire aucune vanité de ces exploits estimant que n'importe quel opposant au régime de Vichy un peu courageux était susceptible de les accomplir et que nombreuses doivent être les actions semblables restées inconnues. Mon regret est que, 40 années après la libération de la France, les résistants doivent encore se battre - maintenant pour faire reconnaître leurs droits - et que, malheureusement, il se trouve des gens, souvent anciens " collabos " , pour salir la Résistance et les résistants.

Je salue donc l'initiative qui a été prise de mettre à l'ordre du jour de ce colloque des témoignages sur les actions de fonctionnaires des PTT, y compris en Afrique du Nord, en regrettant que mon camarade Marcel Planes ne soit plus là, lui qui joua un rôle important dans l'occupation de la poste d'Alger, en novembre 1942 avec le groupe Aboulker. En effet, on parle peu des événements qui se déroulèrent au moment du débarquement américain en Afrique du Nord. On peut pourtant estimer qu'il s'agit là d'un des tournants qui conduisit à la libération de la France. Et cela est d'autant plus important qu'un très grand nombre de Marocains, Algériens et Tunisiens participèrent à la lutte armée contre l'hitlérisme. Je ne citerai que Casino, et j'ajouterai que, lors du débarquement à Casablanca, des tracts en langue arabe furent jetés par l'aviation américaine qui appelaient les Marocains à la lutte en promettant qu'il s'agissait là, pour eux, d'un pas vers leur indépendance. Je dois dire, à la vérité, que c'était un grossier mensonge et que cette indépendance, ils l'ont acquise par la lutte, comme le faisaient nos camarades résistants en France. La promesse en effet, ne fut jamais tenue.

Si beaucoup de camarades, comme moi, négligèrent de relater ce qu'ils firent du temps de Vichy, c'est que, pour la plupart d'entre eux, ils aidèrent ceux qui luttaient pour reconquérir le droit de vivre libres et indépendants, et que ce combat commença immédiatement au lendemain de la libération de la France. Puisse notre colloque ne pas oublier cet aspect de la lutte de libération.

Marcel Chaigneaud

Surnuméraire des PTT en 1928 et commis au central télégraphique de la rue de Grenelle, j'ai été détaché en 1934 au service de l'émetteur expérimental de l'École Supérieure des PTT (Radio PTT), et " rapatrié " à Marseille en 1940. En avril 1941, je participe à des réunions d'un groupe de patriotes dont François Le Lyonnais et Jacques Bergier. Quoique diversement motivés, ces patriotes organisaient un réseau important en zone Sud: le réseau Marco Polo. En 1943, la radio " repliée " revient à Paris ; en mai, je dois suivre mon administration. Le Lyonnais, qui avait par l'intermédiaire de sa future belle-sœur Maroussia Noutchenko des relations avec le Front National, me fit prendre contact en août 1943 avec Camille Trébosc, responsable auprès du Front National de résistants des PTT et plus particulièrement de la Recette principale, rue du Louvre (Libération Nationale PTT).

Dès lors, je travaillais à la Radiodiffusion française et il me fut demandé des renseignements sur l'utilisation par l'ennemi de l'onde porteuse de l'émetteur grandes ondes de la Tour Eiffel et les raisons de l'émission permanente de cette " porteuse " qui transmettait quasi constamment des signaux très longs codés en morse. Il me fallait enregistrer, lire et décoder, donc posséder un petit équipement technique (qui existait sur Cognac-Jay) et la complicité de certains personnels. Le centre de télévision exploité par les techniciens de la Radiodiffusion française était étroitement surveillé par les Allemands et leurs " mouchards " ou " hommes de confiance " recrutés dans le personnel du centre. J'ai trouvé ces complicités parmi le personnel le plus responsable sur le plan technique, les ingénieurs en particulier. Malgré la " surveillance " , on ne soupçonnait pas que des ingénieurs ou des polytechniciens puissent participer à la Résistance. Parmi eux, je citerai Pierre Almus, Pierre Riche, Stéphane Mallein. Je ne parlerai pas de François Devèze puisque j'étais dans son service, avec Lesnuisse, Lametz et Comin, tous " engagés " .

C'est ainsi que nous avons eu du matériel, que nous avons enregistre tes messages sur bandes magnétiques (c'était le début de l'utilisation des magnétophones professionnels), que nous les avons lus en faisant défiler les bandes à une vitesse plus rapide - ce qui nous donnait un code chiffré (mélange de lettres et de chiffres). Il fallait décoder. Au service du chiffre du central télégraphique, je connaissais Eugène Petit, entraîneur de l'équipe de rugby de l'A. S. P. T. T. sous la houlette de qui je pratiquais ce sport au stade Jean Bouin. À La Générale, Petit nous aida en nous donnant la clé de ces codes. C'est ainsi que je transmettais mes renseignements à Camille Trébosc, qui les faisait parvenir au Front national, qui lui les envoyait à Londres.

Par la suite, un travail de goniométrie nous fit repérer d'autres émissions du même genre, codées et émises par des émetteurs mobiles : avions, voitures. Les signaux perçus donnaient des instructions à la Luftwaffe, et aussi les positions des V1 et V2 entreposés dans le nord de l'Île-de-France.

Camille Trésbosc fut arrêté en février 1944 et déporté.

Les renseignements transmis à Londres avaient bien été entendus, car, le 14 juillet 1944, la R.A.F. bombardait les dépôts de ces engins balistiques que nous avions repérés.

Les raisons pour lesquelles je suis entré dans la Résistance sont les mêmes qui m'ont fait adhérer au Front national comme F.F.I. (Libération de Paris). J'étais sous les ordres du commandant Olivier de la Libération Nationale PTT.

276 L'œil et l'oreille de la Résistance

Détournement de lettres de dénonciations adressées à la Kommandantur de Rennes

Jean Sorel

À la mobilisation, nombre de fonctionnaires des diverses administrations rennaises, entre autres le Trésor et les PTT, ont été contraints de quitter leur emploi. De nombreuses places furent ainsi vacantes. La poste m'attirait. En janvier 1940, sans concours aucun et sur simple présentation de mon brevet élémentaire, je me suis donc présenté à Rennes R.P. où j'ai été reçu par M. Legrand, alors receveur principal. J'ai rempli les dossiers nécessaires et, quelques jours plus tard, j'ai été convoqué au dit bureau pour y prendre mes fonctions, au milieu d'agents titulaires en majorité féminins. Pendant deux ans environ, je suis passé pratiquement par tous les services de la R.P. : guichets, archives, boîtes postales, cabines départ et arrivée. Un certain jour de 1942, en compagnie de quelques collègues comme moi nouvellement recrutés, je fus affecté au tri du courrier arrivant à Rennes, tant aux particuliers (classement par n° de facteurs pour la distribution en ville) qu'aux administrations locales et services officiels français et allemands. C'est à partir de là qu'allait commencer la résistance en " blouses grises " (tenue vestimentaire des postiers de l'époque). Les administrations et services disposaient de cases spéciales que venaient relever les vaguemestres, et nous étions amenés à trier des milliers de lettres de toutes provenances. En commun accord avec trois autres collègues de ma vacation nous pouvions donc passer au crible l'intégralité du courrier destiné à la Kommandantur et paraissant douteux tant par l'écriture manuscrite que par une mauvaise orthographe des correspondants dénonciateurs. Bien évidemment, les correspondances officielles et enveloppes imprimées " filaient dans les cases " . Quant aux autres - et elles étaient nombreuses, parfois tous les jours - nous les détournions pour inventaire ! Il s'avérait qu'à 90 % des cas, notre intuition était bonne et qu'il ne s'agissait pratiquement que de dénonciations honteuses et graves pour des Rennais. Il restait donc à garder bien secrètement ces lettres et surtout à prévenir au plus tôt les personnes concernées en prenant évidemment toutes les précautions. Les cas les plus inquiétants étaient ceux des récidivistes qui se plaignaient, surpris que suite à leur première lettre rien n'ait changé. Il fallait donc choisir, et parfois en proie à la peur, je laissais comme mes collègues... filer la seconde dénonciation, supposant qu'alors les PTT pouvaient être soupçonnés. Dans les cas graves, nous nous déplacions pour prévenir les intéressés, qui prenaient tout de suite leurs dispositions pour disparaître.

Le détournement du courrier présentait les risques qu'on imagine, mais se posait en plus le problème de le mettre en sécurité. Bien sûr, notre mission terminée, nous aurions pu le détruire. Personnellement - et par orgueil peut-être - je tenais à le stocker en le dissimulant, à l'insu de mes parents, dans nombre de cachettes. Mon père, surveillant à la maison d'arrêt de Rennes distante de quelques centaines de mètres de notre domicile, se rendait à son travail avec un vélo dont le porte-bagages arrière avait d'immenses sacoches, cachettes idéales puisqu'à la maison d'arrêt ne se trouvait que du personnel français. Les Allemands n'y apparaissaient que pour hélas y emprisonner les résistants.

Quelques jours après la libération de Rennes, mon collègue Rolland et moi-même nous sommes fièrement précipités vers le bureau officiel des Alliés, 33 bd de la Liberté, pour remettre les centaines de lettres en question (400 environ). J'en avais conservé plusieurs dont celles publiées dans la presse et que je détiens ici même. Suite à ce dépôt, profonde déception : aucune félicitation ni remerciement. Il est vrai que d'autres tâches attendaient ces militaires et que notre action leur semblait insignifiante. Qu'importe 40 ans après ! L'essentiel est d'avoir sauvé des dizaines de vies humaines de la torture, de la déportation et de la mort. Mon collègue Rolland, comme moi engagé volontaire en décembre 1944, lui dans l'aviation, moi dans la marine nationale, ne reviendra pas en 45 d'une mission aérienne. Cet élan de patriotisme était le prolongement de celui dont nous avions déjà fait montre.

Je voulais parler de ces actes de résistance PTT, sans chercher à les comparer aux plus spectaculaires et aux plus dangereux sacrifices consentis par beaucoup d'autres Français.

Témoignage

Josette Bouloc

Je suis née à Millau dans l'Aveyron. Mon père était ouvrier gantier, secrétaire de la S.F.I.O. pendant 25 ans. J'ai donc vécu dans un milieu ouvrier et politisé. Je voudrais récuser certaines assertions qui affirment que seule la " bourgeoisie " a participé à la Résistance et que les travailleurs modestes ne s'y trouvaient pas. Je puis affirmer, pour l'avoir vécu, que la Résistance ne fut pas le fait d'une classe, mais de toutes les classes. Même si les uns agissaient au nom de la liberté, si d'autres agissaient au nom de la patrie, d'autres encore par vengeance contre les " boches ennemis héréditaires.

Mon père, André Bouloc, chef régional de la Résistance, recevait des messages et des renseignements de la radio de Londres, qui l'informait des parachutages d'armes, ensuite distribuées aux maquis environnant Millau. Il faisait également de fausses cartes d'identité pour les militants et les juifs pourchassés. Il a été croix de guerre à la Libération.

Début décembre 1940, il recherchait des contacts. Nous n'étions pas encore zone occupée. Ce n'était pas facile. Ma mère, femme au foyer avec trois enfants, secondait mon père activement. Le 11 novembre 1942, ma ville natale devint à son tour zone occupée. Je suis entrée dans la résistance active des PTT en 1943, comme simple auxiliaire, affectée au télégraphe. Nous avions alors un appareil qui portait le nom de Baudot, et ressemblait à un petit piano avec des touches. Cet appareil était en " contact " avec Rodez et Montpellier, c'est-à-dire qu'il assurait les liaisons. Recrutée comme agent de liaison, mon rôle consistait à transmettre les messages qui provenaient des maquis et s'adressaient à d'autres résistants, ou les messages envoyés par certains résistants aux maquis. Ces messages étaient souvent urgents : il fallait par exemple prévenir quelqu'un qu'il risquait d'être arrêté. Il fallait faire vite pour leur donner le temps de s'enfuir. Je dois préciser que le bureau de poste de Millau était entièrement occupé par les Allemands et que j'avais la complicité du contrôleur, qui m'avait dit : " Quand vous aurez à sortir, ne prenez pas le message " . J'allais aux toilettes avec le message " en clair " , je l'apprenais " par cœur " et je le faisais disparaître avec la chasse d'eau. Le contrôleur m'avait également dit que, lorsque j'aurais un message de ce type à faire parvenir, il fermerait les yeux et me laisserait sortir. Il suffisait de passer quand il, n'y avait pas d'Allemand près de nous. Des dizaines de résistants ou de juifs ont ainsi été sauvés.

Dans la résistance à Millau, il y avait un " clivage " nécessaire destiné à éviter qu'une personne arrêtée ne soit forcée de parler. Personne ne peut assurer pouvoir résister à la torture ! Et il fallait absolument éviter le démantèlement du réseau. Malgré ce clivage, j'ai su que des ouvriers monteurs des lignes télégraphiques et téléphoniques " travaillaient " avec la même détermination, malgré les dangers, aux côtés de cadres de tous grades de l'administration. La résistance PTT deviendra homogène quand les mouvements unis de la Résistance (les M.U.R.) seront constitués en 1943.

Les employés des PTT comme les cheminots de tous rangs, en raison de leur métier et de leur technicité, ont été plus aptes que d'autres à faire de la Résistance. Beaucoup de jeunes de ma région montagneuse, travailleurs modestes pour la plupart, n'hésitèrent pas à rejoindre les maquis environnant Millau dès que le Service du travail obligatoire (S.T.O.) fut institué au début de 1943. Aucun des jeunes de ma génération - je venais d'avoir seize ans - n'est parti pour le S.T.O. Ils payèrent un lourd tribut pour la libération du territoire, par la lutte - sous toutes ses formes - contre l'Occupant.

Ernest-Raymond Rehel

À la mi juillet 1944, une intense activité régnait sur les routes proches de la Normandie, tout spécialement la nuit. Des convois attelés et des véhicules chenillés s'acheminaient vers le théâtre des opérations : la région de Saint-Malo, Dinan.

Dans la journée, les raids de l'aviation se multipliaient et les avions à double fuselage, les lightning, semaient la frayeur parmi les combattants allemands et dans la population. La détermination qu'ils mettaient à bombarder les unités allemandes, les traquant dans les moindres replis de terrain, dans les bosquets, dans tout ce qui pouvait être un abri, montrait bien qu'ils ne voulaient leur accorder aucun répit. L'atmosphère était terrible. De notre côté, depuis le parachutage des armes (mitraillettes Sten et fusils), les réunions clandestines se multipliaient - surtout le soir - dans les hameaux isolés. On sentait que quelque chose allait se passer, mais l'information était gardée secrète. Dans la journée, nous aidions les cultivateurs de la région dans leurs travaux des champs, nombreux à cette époque de l'année. Des actions de résistants nous parvenaient de temps en temps, notamment en provenance de ce que nous appelions le " maquis de Callac " .

Un beau jour, nous avions répondu à une demande d'aide (formulée le matin très tôt) pour des travaux de moisson. Le temps était particulièrement beau et une rosée pénétrante persistait sur les herbes des champs et des talus, annonciatrice d'une journée chaude et ensoleillée. Elle le fut ! Le bruit des avions et de leur travail de sape avait repris avec une intensité accrue. La canonnade s'intensifiait et se rapprochait toujours... Après une heure de moisson environ, une jeune fille, un lourd panier au bras, apparaît. Ce n'était pas tout à fait l'heure de l'habituelle collation. De plus, elle avait un comportement bizarre. Elle s'est avancée vers le propriétaire et a échangé quelques mots avec lui. Après un délai très court, quelques minutes à peine, le cultivateur appelle l'ensemble des moissonneurs et nous invite à manger. Quelque chose se passait... La collation dura environ un quart d'heure. Les tirs de l'aviation ressemblaient à des aboiements furieux et violents. La canonnade grondait toujours avec la même intensité. L'atmosphère était lourde et pesante. Malgré la volonté de chacun de décrisper l'ambiance, on sentait l'angoisse et le tourment des esprits. C'est alors que la jeune fille, se tournant vers moi et mon camarade, nous dit : " Il vous faut partir de suite rejoindre le bourg près des écoles, on vous y attend. On m'a priée de vous demander de ne pas vous attarder. " Cela me sembla prévisible, mais sema l'émotion. Nous partîmes tout de suite vers l'endroit indiqué où nous retrouvions quelques camarades. Avec eux, nous entamons sans attendre une marche rapide à travers la campagne, les chemins creux, les lisières de petits bosquets, la lande et les ronces enchevêtrées, vers une destination inconnue... Le soleil devenait brûlant et, malgré la chaleur, l'allure ne se ralentissait pas. À un certain moment nous rencontrons un sous-officier de l'armée française, accompagné de quatre camarades maquisards, qui nous invite à le suivre et nous prodigue, chemin faisant, quelques conseils. Un clocher apparaît. Le sous-officier nous demande de nous dissimuler, craignant que ce ne soit un poste d'observation et de surveillance. La marche continue, effrénée, dans le concert du vrombissement des avions mêlé au bruit des véhicules chenillés et des side-cars circulant ou s'abritant dans les chemins creux. Tout cela sentait la poudre et le climat était de plus en plus tendu.

Après deux heures environ d'une marche harassante, nous atteignons une intersection de plusieurs chemins, assez près d'une route largement empruntée par les convois allemands. On nous demande de nous asseoir pour une halte. De grands arbres touffus fournissent une ombre bienveillante et appréciée. Des récipients de cidre sont apportés ainsi que des tasses et des écuelles. C'est une véritable " ruade " tant la chaleur accablante nous a déshydratés. Puis des sacs d'armes et de munitions (chargeurs complets de mitraillettes Sten et balles de fusils) sont placés sur l'aire réduite de repos, et l'on procède à une distribution. Chaque arme est vérifiée et son bon état de fonctionnement contrôlé avant d'être attribuée. Bien que des explications aient été déjà données plusieurs fois, un rappel est dispensé sur le mode d'utilisation, accompagné de conseils (rappel des positions rafales ou coup par coup, pour la mitraillette notamment). Puis il y a un moment de répit et d'attente, d'assez courte durée. Le passage d'un side-car à l'allure lente déclenche l'alerte : c'est le signe de l'arrivée imminente d'un convoi. Chacun se dispose sur le terrain en fonction de sa configuration et des instructions reçues. On avait tellement insisté sur la bonne utilisation du relief et la mise à profit de toute dissimulation naturelle (comme les monticules de talus) que l'occupation rationnelle s'effectue sans difficulté. Après un court moment, le tir d'un fusil-mitrailleur situé en sommet de terrain crépite. C'est le déclenchement des hostilités car, en bas de côte, apparaît le convoi avec à sa tête des éclaireurs à bicyclettes. Ce n'est pas par hasard que cet emplacement a été choisi. La déclivité du terrain nous confère un avantage appréciable. Un feu nourri et intense se déclenche avec un bruit infernal et assourdissant, dans une ambiance d'apocalypse déchaînée et embrasée. Pour les jeunes combattants que nous étions, on atteignait la limite du supportable.

Dans ce vacarme insoutenable, je crois entendre des cris de douleur qui me déchirent. Mais une sorte de frénésie guerrière, une ivresse agressive, une tension maintenue depuis plusieurs jours, tout cela annihile la sensibilité. L'homme en pareille situation n'est plus un homme. Le désir de tuer, un instinct sauvage, et aussi une soif de revanche inculquée depuis longtemps, décuplent nos énergies et engendrent une certaine sauvagerie, voire cruauté. Je revois l'image d'un des Allemands de tête, un des éclaireurs juché sur sa bicyclette qui, ayant reçu une rafale de feu dans le ventre, fut pratiquement dépecé en deux. (Les informations fournies ultérieurement par les habitants du secteur nous apprirent que huit soldats furent tués au cours de la fusillade et qu'il y eut plusieurs blessés). Après plusieurs minutes, l'intensité du tir diminue. Quelques chevaux abandonnés avec leurs attelages continuent l'ascension de la côte jusqu'à un chemin qui conduit précisément à notre lieu de départ, c'est-à-dire tout près de nous. Quelques camarades situés plus en arrière vers le sommet de la côte les récupèrent et les conduisent avec leur chargement dans un champ de genêts propice au camouflage. Profitant d'une accalmie, un camarade resté en retrait s'avance en se traînant au sol, puis se lève pour observer la situation. Il reçoit alors une balle en pleine poitrine. Nous sommes repérés. Se déclenche alors une vigoureuse riposte des combattants du convoi. Un feu nourri et précis nous plaque au sol. Nous ne pouvons plus agir. Les Allemands sont regroupés dans un champ situé de l'autre côté de la route, face à nos positions. Ils s'abritent derrière des gerbes de céréales, nous ne les voyons pas. Le métier du combattant se révèle. La cause devient difficile. Pourtant une énergique réplique de nos camarades situés vers le sommet de la côte nous permet de décrocher jusqu'au chemin qui nous a servi de point de départ. Notre situation s'améliore, devient plus confortable. Les avions alliés tournoient toujours au-dessus de nos têtes, il semble qu'ils se soient rendus compte qu'un accrochage avait lieu, mais l'ambiguïté des positions respectives ne leur laissait aucune possibilité d'intervenir. Que faire ? Nous ne pouvons laisser notre camarade blessé sur le terrain. L'instituteur d'une petite commune accompagné de mon camarade du matin tentent de s'en approcher. Cette tentative à peine amorcée, l'instituteur reçoit une balle au niveau du cuir chevelu, son béret est projeté en arrière, le sang suinte sur son visage. Il faut le soigner. L'intensité des tirs allemands redouble. Notre espoir de ramener notre camarade resté sur le terrain s'évanouit. Nous ne savons même pas s'il est encore en vie.

L'ordre de décrochage sous la conduite d'un jeune saint-cyrien est donné. C'est dans la tristesse qu'il s'opère, tant bien que mal, avec infiniment de précautions pour éviter toute erreur, en se servant du relief accidenté, parfaitement connu de plusieurs d'entre nous. Le jour décline et avec lui la chaleur. Sur les routes, la circulation incessante se maintient, les vols de l'aviation ralentissent avec l'arrivée du crépuscule. À un moment de notre retraite, pour mieux disparaître et obtenir un abri plus sûr, nous entreprenons de traverser une route secondaire, opération facilitée par le concours d'un homme connu de certains d'entre nous qui, placé à la fenêtre de son habitation au 1" étage, peut surveiller avec efficacité les allées et venues des troupes allemandes, et nous renseigner par des gestes de la main. Quel précieux auxiliaire pour la petite troupe aux abois. Sa participation simple et efficace est particulièrement appréciée. La voie franchie, c'est un peu de soulagement et une certaine quiétude retrouvée. À quelques centaines de mètres, dans une ferme bien dissimulée, nous nous arrêtons pour nous désaltérer. Puis la petite troupe (une douzaine d'unités) fait encore quelques kilomètres vers une ferme isolée où il est convenu que nous devons passer la nuit. Elle ne pourra être tranquille et sereine à cause de l'extrême fébrilité et des incessants mouvements de troupes allemandes - qui s'opèrent surtout la nuit pour des raisons évidentes de sécurité.

Au début de la nuit, la majorité du groupe " sombre " rapidement dans un profond sommeil. Un tour de " veille " est organisé en alternance. Aux environs de deux heures et demi du matin, un bruit insolite, ressemblant étrangement à des pas de chevaux sur la route, alerte l'homme de garde qui réveille la petite troupe. C'est trop tard ! Un convoi d'une centaine de soldats allemands, parmi lesquels des prisonniers russes embrigadés, des " mongols " au type asiatique caractéristique, pénètre dans la cour. Un officier allemand à cheval donne des ordres avec autorité. L'agitation et le vacarme font subitement place au silence de la nuit. Une petite réunion s'organise à voix basse. Il faut décider rapidement. Certains préconisent l'attaque, comptant sur l'effet de panique et de désorganisation du convoi. Les autres - la grande majorité dont moi - recommande la modération et la prudence. Le responsable, compte tenu de notre situation et de la lenteur d'une opération d'évasion (avec l'échelle), s'y rallie et propose une tactique. Tout le groupe grimpe et se camoufle sur la partie supérieure de la réserve de foin, deux " désignés " restent en bas simulant deux paisibles réfugiés ayant fui la zone des combats. Le saint-cyrien responsable et le plus âgé d'entre nous se portent volontaires. Ils étalent une mince couche de foin à l'entrée, au sommet de l'échelle, et font semblant de dormir. Dans l'obscurité, les armes et les munitions sont hissées à la partie supérieure pour qu'en cas de besoin chacun puisse individuellement et rapidement en faire usage, manœuvre qui se fait sans bruit, sans attirer l'attention, dans l'obscurité totale, conditions difficiles et malaisées. Une rapide inspection opérée par les deux camarades restés à la partie inférieure permet de s'assurer qu'aucun objet suspect n'est apparent. Notre " scénario " est en place.

Une intense activité règne dans la cour. De temps en temps, une voix plus pénétrante, plus forte, plus autoritaire se fait entendre dans le grouillement continu du bruit des bottes et du piétinement des chevaux. Soudain des caquettements violents, sans nul doute la basse-cour est visitée, ce qui suscite parmi nous, malgré notre position précaire, des commentaires indignés et des sentiments de colère et de vengeance. Le temps passe. L'inquiétude grandit avec l'approche du lever du jour. Un bruit de bottes se fait entendre au pied de l'échelle. Une peur violente nous envahit. Chacun retient son souffle et les rythmes cardiaques s'accélèrent. L'ascension s'amorce - perceptible par le bruit du contact de la botte avec le barreau de l'échelle - lente et parfaitement suivie malgré le vacarme de la cour. Le soldat allemand, un sous-officier, apparaît, surpris semble-t-il d'apercevoir deux hommes allongés sur le foin : " Was ? " L'un des deux camarades, le plus âgé, se redresse et répond : " Réfugiés Dinan, Boum, Boum. Dinan pas bon, Dinan pas bon. Boum. Boum. " " Ya, Ya " répond l'Allemand, " nicht gui, pas bon " , et, hochant la tête, il répète : " Ya, Ya, pas bon ". Puis il redescend et c'est le soulagement. Pourtant la crainte du lever du jour nous étreint toujours. Notre position est précaire, nous le savons bien ; le danger n'est pas loin.

Dans la nuit toujours obscure, un regroupement semble s'opérer. Certains parmi nous se hasardent à regarder discrètement, très discrètement, en direction de la cour. Allons-nous enfin sortir de notre cauchemar ? Personne n'ose trop y croire. Cependant le bruit des attelages se rangeant sur une file annonce l'imminence du départ. Au jour naissant, le convoi s'élance bruyamment, les officiers sur leur monture en tête. Prudemment, nous nous hasardons à le regarder s'éloigner. L'atmosphère se détend rapidement. Les armes et les munitions sont récupérées d'autant que le jour commence à se lever. Nous descendons les uns après les autres l'échelle et nous rassemblons dans la cour. À cet instant, apparaît le cultivateur, pâle. Il nous entraîne vers le poulailler : c'est un véritable carnage. Poulets, canards, dindes, tout a été égorgé. Malgré son désarroi, le fermier nous dit : " l'essentiel n'est-il pas de nous revoir tous ensemble alors que tout semblait perdu ? Connaissant votre position, j'avais peur, je redoutais le pire. Dès l'arrivée du convoi, je me suis levé et j'ai attendu avec la peur et l'angoisse que vous imaginez. " Il nous invite à accepter un café qu'il nous sert accompagné d'une bouteille de " Calvados " qui doit " nous remettre d'aplomb " .

Puis le jeune saint-cyrien nous demande de le suivre à l'écart, à l'extrémité de la cour. Certains exprimant le désir de rejoindre pour un moment leur domicile, le principe d'un rendez-vous pour le lendemain est fixé et l'indication du lieu définie. Et la ronde infernale de l'aviation alliée reprend progressivement. Mon inséparable camarade et moi nous dirigeons vers la petite commune où résident nos familles. Mais voilà que se présente un nouveau danger. Après avoir quitté les chemins de campagne et atteint les premières maisons de l'agglomération, nous apercevons une voiture allemande découverte occupée par deux officiers et se dirigeant vers nous. Le passager saisit tout de suite sa mitraillette. Nous nous engouffrons dans une maison... un café, nous le traversons, sortons par une porte donnant sur le côté opposé et courons à travers ruelles et chemins. Nous atteignons une ferme un peu à l'écart, y entrons pour en sortir à nouveau par une porte opposée, abordons un chemin creux et enfin la campagne. " Terroristes, terroristes, terroristes " , ne cessaient de crier les Allemands lancés à notre poursuite. Ils méconnaissent les lieux et s'égarèrent dans le dédale des détours et des habitations. Après-coup, nous avons mesuré combien le facteur " chance " nous avait favorisé une nouvelle fois, ce critère considéré à juste titre comme le meilleur allié du combattant et qu'il faut posséder pour se sortir de certaines et fréquentes situations périlleuses et délicates.

La campagne atteinte, nous avons décidé de passer le reste de la journée dans une ferme. Il nous fallait absolument nous reposer avant le rendez-vous du lendemain. Il fallait respecter les ordres et rejoindre les autres pour une nouvelle mission.

Les péripéties suivantes nous conduisirent successivement à la libération du Cap Fréhel, à un stage d'instruction d'un mois à Lamballe dans les Côtes-du-Nord, ensuite et surtout à la résorption des poches de résistance allemande de Saint-Nazaire et Lorient. Bien des épisodes et des difficultés se présentèrent à nous, avec des risques et des dangers différents, mais toujours avec la lutte, la férocité et la haine, et toutes les implications de souffrance et de douleur qui s'y apparentent.

Un événement m'a marqué plus que les autres. En novembre 1944 (il me semble qu'il s'agissait du 11, fête de l'Armistice de 1918), nous sommes soumis à un violent bombardement de la part de l'artillerie lourde allemande dans la poche de Saint-Nazaire. Mon cousin, comme moi engagé volontaire, posté à quelques centaines de mètres de moi, reçoit un éclat d'obus dans le genou. Il est évacué avec d'autres blessés sur l'hôpital de Redon, pour être dirigé ensuite sur l'hôpital de Rennes. Il n'a jamais retrouvé un usage normal de sa jambe qui est restée très atrophiée, lui procurant un handicap à vie.

Nous avions choisi notre destin en connaissance de cause, pour le meilleur comme pour le pire; nous avions donné parole et il n'était pas question de renier. Notre devoir, l'expression de notre patriotisme, c'était notre vie, notre raison d'être, notre fierté, notre idéal, notre serment et notre choix.

Je ne supporte pas que la question de la guerre soit prise à la légère. L'Occupation, le Maquis, la Résistance recèlent trop de souvenirs pénibles, douloureux et durs pour être oubliés. La guerre s'en va, c'est vrai. Mais elle laisse derrière elle des traces que la mémoire transforme en marques indélébiles. Seuls ces souvenirs témoignent pour des hommes qui, eux sont effacés à jamais. Lorsque la nostalgie s'empare de moi, il m'arrive de retourner sur certains lieux de mes souvenirs de résistant. Celui que j'ai évoqué au début de mon exposé figure parmi ceux que j'aime retrouver. C'était le début, le baptême du feu en quelque sorte, celui qui imprègne et marque le plus.

L'homme a quelque peu modifié le paysage. Les moyens mécaniques modernes ont transformé son caractère sauvage. Malgré l'érosion mécanique, la configuration générale de l'ensemble subsiste et l'émotion de m'y retrouver est toujours aussi grande. Près de l'emplacement où mon camarade est tombé sous les balles allemandes, en bordure de route, s'élève un monument érigé à sa mémoire. Je ne manque pas de m'y recueillir intensément, revivant par le souvenir nos vies de " maquisards " .

Dès le 6 juin 1940, les postiers furent les premiers à subir la répression

Jean-Louis Geoffroy

Né le 30 mars 1920 à La Rochelle, je suis membre de la Libération Nationale des PTT. Mon père, ami de Jaurès, fut rédacteur au journal L'Humanité, avant la guerre de 1914. Au Congrès de Tours en 1920, il œuvra pour l'adhésion à la IIIe Internationale et fonda le Parti Communiste dans les Charentes. Il devint le premier secrétaire fédéral du Parti dans cette région. Moi-même, je fus adhérent, dès l'école, au mouvement anti-fasciste " Amsterdam-Pleyel " . Je me permets de donner ces renseignements pour bien faire comprendre pourquoi et comment j'ai été parmi les premiers de mes camarades à subir la répression. Pour nous, le combat pour la liberté commença bien avant 1940. Si en 1936 nous étions aux côtés des combattants républicains en Espagne, c'est là que, dans les Brigades internationales, les Français allaient mener la lutte armée contre les hitlériens alliés de Franco. Et si les autorités de notre pays avaient dressé les listes, elles serviront plus tard aux Allemands.

Recruté en septembre 1939 comme auxiliaire des PTT aux services techniques à La Rochelle, je suis licencié le 7 juin 1940 en application des décrets relatifs à la Sûreté nationale. Plusieurs de mes camarades sont arrêtés deux jours après et conduits au pénitentier de Saint-Martin-de-Ré ou déportés en Afrique du Nord. Je dois ma liberté au seul fait que je suis mobilisé. Je dois rejoindre, le 8 juin, mon unité - le vingt-huitième dépôt de guerre du Génie, les transmissions - à Montpellier. Le 17 juin 1940, pendant le repas au réfectoire, nous entendons le discours de Pétain : réaction négative! Le 18 juin 1940, c'est l'appel du général De Gaulle. Nous l'apprenons à la lecture de journaux de la zone Sud. Premières prises de conscience des officiers issus des cadres de notre administration ! Le colonel de Lattre de Tassigny qui commandait la place de Montpellier donne l'ordre, déjà, de trier le matériel que nous devons rendre aux commissions d'armistice italiennes, c'est-à-dire les fusils Lebel ou Gras et autre matériel plutôt ancien, ainsi que les appareils de radio sur camions Vingt Six Ter. Fin juillet 1940, les Allemands permettent qu'on achemine vers la zone occupée du ravitaillement pour les particuliers. Il s'agissait de caisses entières. Je ne sais pourquoi, j'ai eu l'idée d'y mettre non seulement des couvertures, des toiles de tente, mon ; masque à gaz, un casque, ainsi qu'un fusil M.A.S. 36 et 200 cartouches. Tout ce matériel provenait des débarquements des compagnies de passage.

Pendant ce temps, la propagande de la collaboration se développe. Dans le journal L'Assaut du 10 novembre 1940, Doriot écrivait dans un article intitulé : " Vous les salauds " :

" Oui, les juifs qui, depuis tellement d'années, ont contaminé la race et le sang français, le Grand Maréchal a pris des mesures contre vous. Il faut qu'elles puissent s'appliquer et il faudra aller plus loin. Il faudra régler votre compte. Nous réglerons votre compte. Pour nous, la juiverie n'est une question ni de nationalité, ni de religion, c'est une question de race. Nous ne voulons plus vous voir dans notre pays. Vous l'avez gangrené par la démocratie, par la maçonnerie, par la presse. Ces trois choses furent les instruments de votre domination. Elles s'écroulent, vous vous écroulerez avec elles " .

Il y en a, comme ça, très long ! Cela s'adresse à tout le monde, mais il y a des passages qui s'adressent particulièrement aux camarades qui, dans les syndicats, avaient combattu depuis longtemps le fascisme.

Pendant ce temps, le 16 août 1940, versés dans les " chantiers de jeunesse " à Saint-Pons, dans l'Hérault, en pleine montagne Noire, et partis de Montpellier avec le matériel de guerre moderne restant, nous arrivions dans cette région de grottes pour le camouflage des armes. Nos cadres, des officiers de caste, nobles pour la plupart, sont partagés entre Pétain et la continuation de la lutte. Mais le général de La Porte du Theil est le chef des chantiers de jeunesse, ce qui en dit long! Pourtant, nos aumôniers essaient de nous inculquer une certaine idée de la grandeur de la France : le Maréchal, peut-être, mais aussi le rassemblement pour la liberté et l'idéal. Nous rencontrons à l'état-major, en novembre 1941, de Lattre de Tassigny qui venait d'être nommé général. Dans une tournée d'inspection improvisée, il rencontrait les officiers favorables à une certaine désobéissance vis-à-vis du Maréchal. C'est la dernière fois que mes camarades l'ont rencontré. Il fut arrêté le 12 novembre 1942 à l'hôtel Belot par l'adjudant Durand de la brigade de gendarmerie de Saint-Pons. Début 1944, les jeunes du maquis le vengeront en abattant l'adjudant Durand.

Démobilisé, le 31 janvier 1941, en zone libre, notre convoi qui doit franchir la ligne de démarcation à Langon est refoulé sur Casteljaloux car nous avions entonné le " Chant du Départ " . Dans notre nouveau camp, un tri va s'effectuer assez naturellement. Certains restent ou retournent vers Saint-Pons et " rempilent " . Ma décision est prise, je retourne à La Rochelle combattre de l'intérieur. En mars 1941, de retour dans ma ville, je suis immédiatement en contact avec Jacques Mallet, lieutenant, chargé de mission de deuxième classe, du réseau Andalousie de la France Combattante, ainsi qu'avec Clément Juchereau que cachent mes parents et qui est agent PTT du réseau Navarre, mais aussi secrétaire clandestin du comité départemental de la Libération. Il se charge de me fournir des faux papiers, notamment des papiers de requis sur place dans les PTT alors que je suis licencié depuis 1940. Je deviens agent de liaison. Dallet et Auger, mes anciens collègues, monteurs aux PTT, travaillent déjà à reconstituer le stock de matériel disponible : standards, câbles, piles qui sont entreposés dans les bureaux autour de La Rochelle. Le premier sabotage est réalisé par un garçon de seize ans, Pierre Roche, fils d'un postier. Il sectionne un câble sur le front de mer, il sera fusillé sur place par les Allemands. Le Front national voit le jour dans les PTT à La Rochelle. Jean Auger et Dallet travaillent à sa constitution en liaison avec nous.

Fin 1942, Billaud, technicien aux mesures des télécommunications au central, veut frapper un grand coup. C'était un agent des installations intérieures, comme on disait alors. Un important câble allemand reliant la base sous-marine de La Pallice au poste de commandement des filets anti-sous-marins de l'Île de Ré et d'Oléron passe par les sous-sols de l'ancienne recette principale des postes, place de l'hôtel de ville. Dans la cave du receveur, il installe une table d'écoute en prenant le câble en dérivation avec beaucoup de précautions, surtout en ce qui concerne la résistance que ce matériel crée sur le câble, afin de ne pas donner l'éveil aux Allemands en cas de mesures sur celui-ci. Un Alsacien, déserteur de l'armée allemande, est chargé de rédiger les rapports d'écoute. Aussitôt qu'un sous-marin quitte la base pour gagner la haute mer, et au moment de franchir les filets protecteurs, la R.A.F. est là pour le baptême. L'information était transmise par téléphone depuis la recette principale, puis à Londres par une radio du réseau Navarre qui était près de Surgères.

Les syndicats sont par la suite reconstitués. Les mouvements de résistance se structurent. C'est alors que le représentant de la France Libre, Edmond Grasset, membre de la S.F.I.O., qui vient d'être nommé par le Gouvernement d'Alger premier commissaire de la République pour les Charentes, notre chef à tous, est abattu à Paris par la milice, de 75 balles de mitraillette. Cet assassinat a été commandé par les miliciens rochelais dont le chef était le triste Sidos.

Requis par le S.T.O. et réfractaire en juillet 1943, je suis l'objet de recherches particulières de la Gestapo. Sur l'ordre de Dallet et Juchereau, je quitte La Rochelle le 13 juillet 1943 au soir. Au milieu de cannes à pêche dans un sac de toile, je transporte mon M.A.S. 36 et une centaine de cartouches. Dans le train qui roule vers Paris, je suis la risée des soldats de la Wehrmacht : " Ce fou de Français qui va à la pêche sous les bombes " , semblent-ils penser ! Le 14 juillet 1943 je suis à Paris, et pris en charge par le Front National. Claire Sauttereau, - qui fut l'adjointe de Gaston Monmousseau à la V.O. clandestine, assure la liaison. Apprenant que la direction des services postaux de Paris monte un nouveau service (celui des points textiles), je me présente rue d'Alleray et suis embauché à nouveau comme auxiliaire. Je n'ai pas fait connaître mes antécédents ! Ce service était situé dans les anciens magasins Réaumur, à côté de France Soir occupé par la milice de Darnand. Nous y procèderons, pendant de longs mois, à l'acheminement par sacs postaux entiers de tracts, de journaux à la R.A.F., et cela malgré la présence dans nos services de deux fils du receveur Jeny de la rue du Louvre qui ne cachaient guère leurs sentiments pétainistes. Fleury et Piccot nous font parvenir La Fédération Postale ainsi que les PTT Parisiens que le personnel se répartit et se distribue le matin.

Le 14 juillet 1944 dans le XVe arrondissement fut une grande journée. Devant le monument aux morts, je rencontre Alexis Morel, fondateur du mouvement " Valmy " , accompagné d'un groupe de jeunes du lycée Buffon du Front national universitaire, dignes descendants des milliers d'étudiants qui manifestèrent le 11 novembre 1940 à l'Arc de Triomphe et des cinq martyrs fusillés le 8 février 1943 au champ de tir de la Porte de Sèvres. Bientôt, plusieurs centaines de personnes sont rassemblées. Nous déposons des gerbes. Ducrotoy, futur maire du XVe arrondissement de Paris, prend la parole. Nous entonnons La Marseillaise, alors qu'aux carrefours des différentes rues, des F.T.P.F., les armes à peine camouflées montent une garde vigilante.

Le 17 août 1944, avec l'aide des camarades de la rue du Louvre, nous vidons le service des points textiles : 1.500 employés. Je dis " vidons " car il fallait bien faire comprendre à ceux qui étaient encore récalcitrants à la grève générale qu'il fallait bien prendre une décision! C'est donc la grève générale. Le chef de centre reste à son poste, flanqué d'un comité de résistants. Le 19 août au matin, réunis à la recette principale avec Emmanuel Fleury, notre comité de grève est présent. Le jour même, nous prenons la mairie du XVe et installons le Comité local de libération, présidé par Ducrotoy. Avec quelle fierté je porte mon arme, mon fameux M.A.S. 36 ! Dans l'après-midi, pour nous procurer des armes et des véhicules, nous lançons des raids contre les garages Lacordaire, Lourmel et Mirabeau. Le 20 août, des bruits de trêve circulent. Mais la manœuvre de trahison échoue grâce à l'ensemble des membres du Comité parisien de libération et à notre chef, Rol-Tanguy. Le 21 août, nous fabriquons nos premiers cocktails Molotov grâce à une " recette " de Joliot Curie. Les premières barricades voient le jour. Je suis affecté à la barricade Cambronne, au bout de la rue de la Croix-Nivert, face à l'avenue Lowendal qui conduit à l'École militaire et aux différents ministères de la place Fontenoy, particulièrement à celui des PU. Les bâtiments de l'École militaire sont fortifiés par de nombreux blockhaus extérieurs au ras de la chaussée et les avenues qui y mènent sont barrées de rails antichars. Les postiers du secteur se retrouvent derrière la barricade. Nous disposons de tireurs isolés sur le métro aérien. Des camarades tomberont. Les blindés de Leclerc viennent d'atteindre la capitale. Nous prenons nos dispositions pour le lendemain, objectif : ministère des PTT.

Bruel, de la centrale, est à mes côtés. Nous sommes en liaison avec les officiers du 12e cuirassé de la division Leclerc dont le P.C. est sur le Champ de Mars, sous la Tour Eiffel. Un accord se fait sur la participation de nos forces comme infanterie d'appui. Les F.F.I. de l'escadron de Vaugirard, les F.T.P. de la colonne Fabien - qui deviendra le 150e régiment d'infanterie - les milices patriotiques du 15e arrondissement, et les F.F.I. du 15e - du côté de l'avenue Duquesne - se lanceront le 24 août à l'assaut du secteur. Vers 16 heures, la patrouille de reconnaissance rentrée, nous décidons de nous porter en avant. Nous sommes alors pris sous un feu d'enfer - non seulement des Allemands, mais aussi des miliciens - à partir des immeubles bordant l'avenue de Lowendal. Après des heures qui paraissent des jours, nous atteignons la place Fontenoy. Nous sommes coincés entre les bâtiments de l'intendance et ceux de l'École militaire. Nous progressons vers Paris 41, et croisons des groupes d'Allemands qui se rendent.

Déjà, des éléments de la garde républicaine amènent des prisonniers qui seront internés dans les sous-sols du ministère. Nous laisserons les spécialistes sur place pour qu'ils remettent la " machine en route avec l'état-major PTT. Nous perdrons une trentaine de camarades. Le lendemain, vers 16 h, au ministère, nous attendons les officiers de liaison de l'armée américaine. La jeep s'arrête devant le hall de l'avenue de Ségur. Des coups de feu crépitent partant des immeubles en face. Il y a quatre morts. Immédiatement, le groupe corse - qui assure la garde - tire en direction des chambres de bonnes et des toits. Cela au moment même où le général de Gaulle arrive pour le Te deum dans l'Ile de la Cité. Curieuse coïncidence.

Paris était libéré, mais le fascisme n'était pas mort.

Maurice Fabre

Il y a eu plusieurs chemins pour parvenir à la Résistance. Pour ma part j'ai été nommé surnuméraire à Paris R.P. au sein de la poste restante le 1er février 1939. J'avais alors 18 ans et demi. Je venais de mon Hérault natal. À Paris R. P., après la grève du 30 septembre 1938 qui suivait la trahison de Munich, la plupart des militants syndicaux ou politiques avaient été sanctionnés. Les contacts étaient difficiles. Je me suis syndiqué au syndicat des agents. Ce fut ensuite la déclaration de guerre du 3 septembre 1939. Je fus désigné d'office par ma direction pour Saumur où je suis resté jusqu'à la fin 1939. En juin 1940, l'exode me conduit à Bordeaux, puis à Arcachon. En juillet, je retourne à Paris R. P., toujours au service de la poste restante et des boîtes postales. Aucune organisation syndicale ne se manifeste au grand jour... et on comprend pourquoi !

J'avais eu connaissance de l'appel du 18 juin du général De Gaulle et j'avais lu les tracts reprenant l'appel du 10 juillet de Thorez et Duclos. Je décidai alors de participer à l'action patriotique contre l'Occupant. Par l'intermédiaire de Maurice Bourgade, employé comme moi à la poste restante, je fis connaissance de Maurice Ensergueix, employé du service de la caisse principale, et aussi d'Achille Beriaut, moniteur à l'école de tri. Je me suis mis à leur disposition. Ma première mission me mit en rapport avec le ,( père Jules " , que je rencontrai au métro Cadet et qui me remit un rouleau contenant des Humanités clandestines. Ma première action me paraissait dangereuse, j'avais l'impression que tous les gens regardaient ce fameux rouleau que je tenais à la main. Par la suite, j'ai diffusé et confectionné quantité de tracts et j'ai transporté des armes pour approvisionner les F. T.P. Voilà comment je suis entré dans la Résistance ! En mars 1943, j'ai su que 1.000 agents des PTT des classes 40, 41, 42, 43 devaient partir au S. T. O. J'ai alors quitté irrégulièrement mon service pour rejoindre le maquis de l'Ardèche où se trouvait déjà mon beau-frère. Je revins à Paris 15 jours après. Mes chefs de service, Le Pors et Panouze, n'avaient pas signalé mon absence au bureau d'ordre.

Camille Trébosc

Je tiens à faire une mise au point car des relations regrettables pourraient troubler le jugement des jeunes générations.

Un camarade a dit qu'en 1939, les Français avaient été désemparés par le pacte de non agression germano-soviétique. Pour ceux qui ne connaissaient pas l'histoire du passé, le désarroi pouvait se concevoir, mais pour ceux qui avaient suivi pas à pas la période 1933-1939, cela ne pouvait les surprendre. Pour plusieurs raisons

- parce que la France et l'Angleterre n'avaient pas réagi lors de la remilitarisation de la Rhénanie;

- parce que la France avait laissé le Gauleiter allemand de la Sarre faire l'apologie de Hitler et organiser le référendum en Sarre ;

- parce que la France et l'Angleterre n'avaient pas réagi au moment de la proclamation de l'Anschluss par Hitler ;

- parce que la France et l'Angleterre avaient laissé assassiner la jeune république espagnole par Hitler et Mussolini ;

- parce que la France et l'Angleterre avaient trahi leurs engagements découlant de leur pacte d'assistance envers la Tchécoslovaquie et n'avaient pas donné suite aux propositions d'assistance de l'Union soviétique.

Les gouvernements français et anglais avaient signé à Munich le rattachement des Sudètes à l'Allemagne. D'ailleurs Hitler, fort de la " faiblesse " des gouvernants français et anglais, annexa la Tchécoslovaquie toute entière. Je me souviens parfaitement de la polémique qui s'était engagée au sujet du pacte germano-soviétique, entretenue d'ailleurs avec complaisance par les dirigeants de France et d'Angleterre qui se dédouanaient ainsi de leur comportement envers Hitler. Aujourd'hui, les faits historiques ont démontré l'inanité de cette polémique. C'est Vorochilov qui déclarait en août 1939: " La mission militaire soviétique estimait que l' U.R.S.S. ne pouvait aider la France et l'Angleterre que si ses troupes pouvaient traverser le territoire polonais " . Mais la France, l'Angleterre et la Pologne refusèrent. C'est l'ambassadeur américain à Moscou, Joseph Davies, qui écrit à Harry Hopkins, conseiller du président Roosevelt : " Durant tout le printemps de 1939, les Soviétiques essayèrent d'obtenir un accord défini qui déterminerait l'unité faction et la coordination des plans militaires pour s'opposer à Hitler. L'Angleterre et la France refusèrent toutes les propositions. Les Soviétiques se convainquirent, avec juste raison, qu'aucun accord effectif direct, pratique et général ne pouvait être conclu avec la France et l'Angleterre. Ils furent amenés à conclure un pacte de non agression qu'Hitler leur proposait " . C'est Churchill qui écrit dans le Daily Telegraph du 8 juillet 1939: " Je reconnais le bien fondé et la justesse indéniable des revendications soviétiques. Ces propositions sont simples et logiques et correspondent aux intérêts fondamentaux des états épris de paix. " Dans ses mémoires, il dénonce les lenteurs voulues par la diplomatie française et anglaise jusqu'au découragement des Russes.

Peu importe les opinions professées, le problème n'est pas là aujourd'hui. Ici, il y a des historiens, des chercheurs, des témoins de cette époque. Nous devons ensemble essayer de rétablir la vérité historique. Il ne faut pas rejeter la faute sur un pays allié alors que les gouvernants français et anglais ont joué pendant des années un jeu dangereux. Pour redresser cette situation, cela a coûté fort cher. Dans le Dictionnaire diplomatique de la bibliothèque de l'Assemblée Nationale, au chapitre " Pertes humaines pour tous les pays " , on relève le nombre de 56.800.000 morts pour tous les pays, dont 20.600.000 morts pour l'U.R.S.S., 565.000 pour la France. 26.000.000 d'êtres humains (y compris les 6.000.000 de juifs) furent exterminés dans les camps de concentration. C'est dire que cette guerre fut effroyable. Je n'ose imaginer ce que serait la planète aujourd'hui si Hitler avait eu la bombe atomique. Comment pourrait-on aujourd'hui accabler l' U.R.S.S. qui a supporté le plus grand poids de la guerre ? f attire l'attention de tous mes camarades sur la nécessité de conserver à la Résistance l'image d'unanimité qui fut la sienne.

Dans les PTT, il y a eu deux mouvements organisés par les postiers eux-mêmes : E.M.-PTT et Libération Nationale PTT-Front National. Ces organisations étaient en contact permanent, et souvent des actions ont été réalisées en commun. Nous avons œuvré chacun à notre place pour la défense de notre pays, pour la liberté et la dignité humaine. Malgré le trouble jeté dans l'esprit des Français par Pétain et son gouvernement, la Résistance n'a jamais cessé de se renforcer.

J'ai entendu une polémique concernant les S. T. O. Pourquoi y a-t-il eu des S. T. O. ? Parce que Pétain et son gouvernement ont promulgué des lois pour envoyer les Français travailler en Allemagne. Il ne faut pas dire aujourd'hui que Pétain y fut forcé. Il y avait deux solutions : ou se soumettre ou se démettre. Pétain a préféré se soumettre. Il est même allé au devant des ' désirs de Hitler. C'est Otto Abetz qui l'a reconnu. Au Danemark, le roi a fait preuve de courage et d'esprit civique en refusant à Hitler que les juifs portent l'étoile jaune. Devant les menaces de Hitler, il a donné l'ordre à tous les Danois de porter l'étoile jaune et, le premier, il est sorti de son palais avec l'étoile jaune sur sa poitrine. Pétain a-t-il seulement essayé de protester ? Pas du tout. En octobre 1940, il prenait les premières mesures contre les juifs alors que l'Armistice ne l'y obligeait pas. À Montoire, il alla, au devant des désirs de Hitler, conduite tellement inadmissible que le professeur Basdevant, jurisconsulte des Affaires étrangères, donna sa démission.

Pétain, condamné à mort et dont la peine a été commuée en détention à perpétuité, n'a jamais été amnistié à cause de sa complicité dans les crimes contre l'Humanité.

Le contexte de l'époque, la crise économique, la misère, le chômage, les attentats, les rapts ont permis à Hitler de développer son programme édité en 1925 dans son livre Mein Kampf. Il accusait les communistes, les socialistes, les démocrates, les libres-penseurs, les juifs, etc. d'être la cause de la misère en Allemagne. Aujourd'hui la psychose de la peur et le racisme se développent de plus en plus et risquent de créer des conditions identiques. À nous d'expliquer le danger que cela représente. N'oublions pas les paroles du pasteur allemand Niemoller, interné dans le camp de Buchenwald:

" Lorsqu'Hitler emprisonna les communistes, nous n'avons rien dit parce que nous n'étions pas communistes, lorsqu'Hitler emprisonna les socialistes nous n'avons rien dit parce que nous n'étions pas socialistes, lorsqu'Hitler emprisonna les juifs, puis les libres-penseurs, nous n'avons rien dit car nous n'étions ni juifs, ni libres-penseurs, lorsque les catholiques furent poursuivis, nous n'avons rien dit parce que nous étions protestants, lorsque le tour des protestants arriva, il n'y avait plus personne pour nous défendre. "

Le fascisme, en divisant les démocrates, assure sa victoire. À nous de rester unis et vigilants. Gardons en mémoire la phrase de Saint-Just : " Il n'y pas de liberté pour les ennemis de la liberté " .


"1914-1945 - Hommes et femmes dans la France en guerre".
François Rouquet, coordinateur de l'ouvrage, est maître de conférences à l'université Rennes 1 et chercheur au CRAPE (Centre de recherche sur l'action politique en Europe). Outre François Rouquet, les contributeurs de l'ouvrage sont Pierre Bazantay, professeur à l'université Rennes 2 et chercheur au CELAM (Centre d'études des littératures anciennes et modernes), Janig Begoc, chargée de recherches aux Archives de la critique d'art et doctorante au laboratoire histoire, critique et théorie de l'art contemporain (université Rennes 2), Nathalie Boulouch, maîtresse de conférences à l'université Rennes 2 (laboratoire Histoire, critique et théorie de l'art contemporain), Sébastien Laurent, maître de conférences à l'université Bordeaux III, Yannick Lemarchand, professeur à l'université de Nantes et directeur du CRGNA-LAGON (Laboratoire de gestion des organisations de Nantes) et Gilles Richard, professeur à l'Institut d'études politiques de Rennes, chercheur au CRAPE.

- Ouvrages et communications de François Rouquet.

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Mis à jour le 01/09/2014 pratclif.com