Saint Barthélémy: une date mémorielle à ne pas oublier en ce temps de crise.

Extrait du carnet de Jacqes Sapir: http://russeurope.hyypotheses.org

Il y a 442 ans de cela, le 24 août 1572, commençait le massacre de la Saint-Barthélemy, point fort dans toute son horreur des guerres de religion qui ensanglantaient la France à l’époque. Ce qui aurait du n’être que le massacre d’une élite tourna à la boucherie de milliers de parisiens dont le seul tort était de professer la religion dite « protestante ». Ce massacre ne fut pas unique. Quelques années auparavant la « Michelade », à Nimes avait vu les protestant massacrer les catholiques de cette ville [1]. Le massacre de la Saint-Barthélemy eut des échos en France. Des massacres similaires furent perpétrés dans d’autres villes. Mais, ce massacre fut aussi l’acte qui facilita l’union des protestants, réunis autour d’Henri de Navarre, le futur Henri IV après son évasion du Louvre et le parti des « politiques », ces catholiques qui considéraient que l’on était d’abord français avant que de se définir par une allégeance religieuse. L’exécution par Henri III du Duc de Guise à Blois, son alliance avec Henri de Navarre, puis, son assassinat par un moine fanatique, furent autant d’événements qui préparèrent l’accession au pouvoir d’Henri IV (reconnu par Henri III sur son lit de mort) et le triomphe de cette alliance nationale contre le fanatisme religieux.

Dans la vague des commémorations actuelles, il est significatif que cet anniversaire soit passé sous silence. Pourtant, la Saint-Barthélemy est d’une actualité brûlante aujourd’hui. Elle est emblématique du destin qui nous attend si nous laissons les allégeances religieuses dominer l’espace politique, et plus simplement l’espace publique. Les atrocités qui sont commises en Syrie et en Irak aujourd’hui par des fanatiques se réclamant de la religion musulmane furent légions en Europe occidentale à l’époque des guerres de religion. Les manipulations politiques sont les mêmes. Derrière le fanatisme des uns et des autres, c’est l’affrontement entre l’Espagne et les princes protestants qui se joue. Il est à cet égard significatif que la sortie de cet espace où le politique est dominé par le religieux ne fut possible qu’à travers le réaffirmation de la Nation, cadre qui unit quand les croyances divisent. Henri IV le comprit bien, qui se décida à transformer radicalement ce qui était une guerre civile inexpiable en une guerre contre l’impérialisme espagnol. En nommant l’ennemi, et dévoilant le projet politique qui avançait masqué sous les atours du religieux, il solidifia de manière décisive l’alliance, encore fragile entre Protestants et « Politiques ». La victoire de Fontaine-Française, un engagement militairement marginal, signifia le tournant décisif dans l’évolution de ce conflit [2]. C’est ce qui justifie ce message, devenu célèbre, qu’Henri IV envoya à l’un de ses généraux (catholique) : « Pends-toi, brave Crillon. Nous avons défait l’Espagnol à Fontaine-Française et tu n’y étais pas ».

Le massacre de la Saint-Barthélemy éclaire aussi l’émergence du concept de laïcité « à la française » dont on oublie trop souvent qu’il n’est pas une invention du début du XXè siècle, mais le produit des leçons tragiques des guerres de religion. Désormais, la Nation vient remplacer le lien religieux comme lien principal. La volonté que la majorité des contemporains se définissent comme « Français » et non plus à travers leur allégeance religieuse est un acquis central. Quel que pourront être les soubresauts de l’histoire, les tentatives pour revenir en arrière, cet acquis est bien fondamental. L’idée qu’il existe un « bien commun » entre Français, cette fameuse Res Publica, fut donc théorisée par Jean Bodin, qui servit Henri III et se rallia à Henri IV, dans Les Six Livres de la République [3]. Il est symptomatique qu’il publie son ouvrage pour la première fois trois ans seulement après la Saint-Barthélemy. Cet ouvrage montre que la période de constitution de l’Etat-Nation est close, puisque l’on peut en produire la théorie, et ouvre celle de l’évolution vers l’Etat moderne. Bodin, à la suite de Machiavel et vraisemblablement sous son inspiration à distance, imagine la puissance profane, lui qui se destinait pourtant dans sa jeunesse à être prêtre. L’horreur des guerres de religions, de cette tentative pour restaurer une homogénéité religieuse devenue impossible, se retrouve dans l’obligation d’évacuer le fondement divin du pouvoir puis de l’ensemble de la vie sociale, ce que Bodin théorisera dans l’Heptaplomeres [4]. Ce faisant il évacue aussi la loi naturelle et divine. Si la souveraineté doit être dite, en son essence, puissance profane, c’est parce qu’elle ne repose pas sur une loi de nature ou une loi révélée. De ce point de vue, Bodin anticipe Spinoza qui écrira lui aussi que « la nature ne crée pas le peuple », autrement dit qu’il est vain de vouloir imaginer une origine « naturelle » à l’ordre social. Elle ne procède pas de la loi divine comme de son origine ou de son fondement. Si le prince pour Jean Bodin est « image » de Dieu, il ne tient pas pour autant son pouvoir de Dieu.

Le fait que Jean Bodin insiste, dans l’ Heptaplomeres sur l’action en commun de personnes aux convictions religieuses différentes est pour nous très important. On y retrouve le raisonnement des Six livres. Cela veut dire qu’il y a des choses communes, des Res Publica, qui sont plus importantes que les religions. Cela signifie aussi que ce que nous appellerions dans notre langage la « laïcité » est une des conditions de l’existence des sociétés à composition hétérogènes [5]. En retranchant de l’espace public les questions de Foi on permet au contraire au débat de se constituer et de s’approfondir sur d’autres sujets. On notera ici que pour Bodin, il s’agit bien de « religion » au sens chrétien du terme et non de la religio civique des Romains. Bodin, rappelons le, est un fervent Catholique, et se destinait à la prêtrise dans sa jeunesse. Il ne reniera jamais sa foi. Rien ne permet de penser qu’il ait été agnostique sans même parler d’athée et il est important qu’un tel raisonnement ait été tenu par un Catholique.

Telle est la leçon que nous devons tirer du massacre de la Saint-Barthélemy. Cette leçon est d’une importance extrême devant les massacres commis par l’ISIS en Syrie et en Iraq. Cette leçon, avec la nécessaire séparation entre espace privé et espace publique, est la seule qui puisse nous servir de guide alors que ressurgissent les fanatismes religieux. Tel est le sens de cet anniversaire de la Saint-Barthélemy.

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Mis en ligne le 01/08/2014 pratclif.com