La révolution numérique en euros sonnants et trébuchants : ce qu’on a gagné en pouvoir d’achat, ce qu’on a perdu par ailleurs

En Europe, l'économie numérique croît sept fois plus vite que tout autre secteur. En France, elle a permis aux internautes, qui représentent 83 % de la population, de réaliser des gains de pouvoir d'achat non négligeables. Cependant le pays reste quelque peu à la traîne. Extrait d'Atlantico.

L’usage d’Internet génère des surplus de valeur, nous rappelait en septembre 2014 un rapport du cabinet de conseil McKinsey, selon lequel des gains de pouvoir d’achat s’élevant en tout à 28 milliards d’euros sont réalisés chaque année par les internautes. Dans le détail, 3 à 5 milliards d’euros sont ainsi économisés par les consommateurs qui s’adressent à des sites de vente en ligne, grâce aux montants inférieurs de ces derniers : des écarts de prix de 5 à 25 % ont par exemple été observés par le cabinet sur des biens de grande consommation. Il faut également prendre en compte l’effet déflationniste qu’internet exerce sur les prix hors ligne.

Les plateformes d’échanges entre particuliers ne sont pas en reste, avec environ 4 milliards d’euros économisés par an par les internautes. D’après McKinsey, au total, les gains en pouvoir d’achat liés à internet en France s’élèvent à environ 20 euros par internaute et par mois. En plus des économies représentées par les sites de vente ou d’échange en ligne, on compte aussi celles générées à partir des services web gratuits (estimées par le cabinet à 7 milliards d’euros), du temps gagné (jusqu’à 6 milliards) et de la variété de l’offre, qui permet de comparer les prix (jusqu’à 2 milliards).

Cependant certains gains d’usage sont encore difficiles à chiffrer, notamment l’accès à des services comme la recherche d’emploi (la moitié des internautes français considère qu’Internet accélère la recherche d’un travail) ou l’accès à la culture et à l’éducation. Un autre aspect positif, toujours selon McKinsey, est qu’une partie de ce surplus de valeur revient finalement vers les entreprises, car les gains de pouvoir d’achat générés par le numérique se retrouvent en circulation dans l’économie. Ce sont ainsi 7,7 milliards d’euros qui sont récupérés par les entreprises. Des somes importantes, donc, mais qu'il convient tout de même de relativiser par rapport au PIB français, qui s'élève à plus de 2000 milliards d'euros.

Cependant, si beaucoup de consommateurs profitent de l’économie numérique pour gagner en pouvoir d’achat, ils ne sont pas gagnants sur toute la ligne. Tour d’horizon de ce que l’économie numérique nous a apporté, mais aussi de ce qu’elle nous a coûté.

Ce que l'économie numérique nous a apporté

En termes de croissance et d'emplois

Christian Saint Etienne : Il faut savoir que le numérique représente un peu moins de 6% du PIB et qu'il croît trois fois plus vite que lui ces dernières années, cela a donc généré énormément d'emplois. Il peut y avoir des discussions infinies pour savoir si cela crée des emplois net ou pas. Mais dans tous les cas il n'y a pas de choix, ne pas accepter le numérique n'aurait pas de sens, c'est comme refuser l'électricité ou le moteur à explosion. Quand on a inventé l'électricité, on ne s'est pas arrêté sur le nombre d'emplois que cela allait supprimer chez les fabricants de chandelles. C'est une question de développement économique. Certains emplois se créent, d'autres disparaissent. Le numérique est un secteur de ce qu'on appelle "l'iconomie", c'est-à-dire la modification radicale du système économique par la troisième révolution industrielle, et notamment le numérique. La question clef est : la France est-elle en pointe dans cette 3ème révolution industrielle au niveau des produits et des services ? Rappelons-nous que pendant les 2000 ans précédant la 1ère révolution industrielle du XIXème siècle le niveau de vie a stagné et que depuis 1800 le PIB/habitant a été multiplié par 20 ! Evidemment dans ce type de phénomène certaines personnes voient leur activité disparaître, mais les nouvelles ont une productivité plus forte, ce qui permet l'augmentation du niveau de vie.

En termes d'habitudes sociales

Patrice Duchemin : J'ai presque envie de prendre le problème à l'envers. Je ne pense pas du tout que les nouvelles technologies se sont imposé dans notre vie, mais que ce sont nos vies qui ont exigé les nouvelles technologies, donc forcément elles nous ont facilité la vie. Le téléphone portable est apparu en France dans les années 90-95, période pendant laquelle, sociologiquement, on observait une généralisation des familles décomposées et recomposées avec des quotidiens beaucoup plus difficiles à gérer, le téléphone portable pouvait donc rendre service à ces personnes de plus en plus nombreuses. Il y a deux manières de voir les choses. Pour ce qui est de l'accès à l'information grâce à Internet, elle est plutôt bénéfique pour les citoyens car lorsque vous êtes jeune fille de 14 ans passionnée par le maquillage, vous allez trouver le blog ou la page FaceBook avec des filles comme vous. Si l'on a une passion, on trouvera des gens comme soi via les nouvelles technologies. C'est plutôt positif, pour se sentir moins seul déjà, et pour échanger, développer sa culture, voire une forme d'expertise. En revanche, et c'est le revers de la médaille, avant l'information était plus canalisée mais tout le monde avait accès à une information plus générale, avant on achetait un journal et on avait des informations de toute nature, pas seulement ce qui nous intéressait. Maintenant les gens ont la possibilité de choisir ce qui les intéresse, si leur niveau d'intérêt n'est pas très haut, ils ont quand même de l'information adaptée à leurs centres d'intérêts. Certains peuvent voir ça comme un appauvrissement général. Par ailleurs, grâce aux nouvelles technologies, notamment aux comparateurs de prix ou au e-commerce, la consommation est devenue une culture, ce qui n'était pas du tout accepté il n'y a pas si longtemps. La consommation a toujours été regardée d'un œil noir, car jugée légère, superficielle, et opposée à la culture, mais aujourd'hui elle s'érige en culture : on peut trouver des gens, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, capables de nous parler deux heures d'un sac, d'une voiture, d'un parfum, comme on peut le lire dans certains titres de la presse féminine. On peut trouver ça très intéressant ou pathétique, mais tout cela converge dans le même sens : les consommateurs sont plus cultivés vis-à-vis de la consommation. Cela peut être vu comme une amélioration de qualité de vie car avant les gens étaient un peu benêts et pouvaient se faire avoir, faire des erreurs.

En termes de loisirs

Patrice Duchemin : Grâce au numérique, les gens ont accès à une offre pléthorique que ce soit en matière de disques ou de films, sans oublier les séries. Tout cela contribue à un élargissement de la curiosité. Quand on découvre une série, la plupart d'entre elles sont centrées sur une thématique, vous découvrez un univers, une culture, une région, un mode de fonctionnement politique. Tout cela favorise un élargissement des consciences, ça nous permet aussi de pénétrer un milieu, par exemple le succès des séries hospitalières, comme Dr. House, a permis aux patients de connaître des choses qu'ils ne savaient pas avant. C'est vrai qu'aujourd'hui nous sommes dans l'ère de l'accumulation. Ecoutez les gens discuter, vous les entendrez se questionner : "combien tu as de photos ? De morceaux ?" C'est une logique regrettable qui vient d'une sorte de compulsion, car c'est gratuit et immédiatement accessible. D'un autre côté, si l'on discute aujourd'hui avec des musiciens ou des DJs, ils aiment avoir des milliers de morceaux, ça leur donne des sources d'inspiration. Je ne sais s'il faut forcément avoir peu de choses pour être productif, certains en sont convaincus. En tout cas l'accumulation existe, mais elle ne prend pas de place, avant quand votre chambre était remplie de 33 tours vous ne pouviez pas en avoir 100.000, c'est aussi simple que ça.

Ce que l'économie numérique nous a coûté

En termes de croissance et d'emplois

Gilles Babinet : Personnellement, j'ai tendance à démontrer que le numérique est destructeur d'emplois. Et ça l'est de façon massive. De mémoire, il me semble que 43% des emplois américains seront supprimés à cause du numérique dans les 20 ans qui viennent. L'enjeu est de comprendre que cela amène à la fois productivité et croissance, mais aussi destruction d'emplois. Le problème est celui de la concentration de la richesse, c'est d'ailleurs autour de cette thèse que j'ai construit mon dernier livre. On évolue vers une innovation de rupture, celle-ci présente un avantage discriminant résumé par l'expression anglaise "winner takes it all" (le gagnant rafle tout). Par exemple, cela s'illustre par un réseau social hyper-dominant, un moteur de recherche hyper-dominant, etc.

En France on a du mal à faire redémarrer la croissance parce qu'on ne connaît pas du tout cette économie digitale. Pour nous le moyen de la faire redémarrer, ce sont les grands travaux. Le problème c'est que si on lance une ligne de TGV, par exemple, en face il y a Blabla Car qui débarque. On se rend compte que les gens ne veulent pas faire Paris-Bordeaux en 2h mais voyager pour pas cher en rencontrant d'autres gens. Ce sont, je crois, des notions mal comprises en France, et l'on pourrait avoir des gains de productivité et de croissance importants si notre régulation était plus adaptée. Nous avons une régulation digne du XXème siècle à l'ère du numérique, et c'est ça qui entraînera d'importantes destructions d'emplois en France, pouvant se chiffrer en millions. Ce qui est important, c'est que deux choses se dégradent dans l'emploi : la quantité d'emplois disponibles, on le voit bien aux Etats-Unis qui sont 14% plus riches qu'il y a huit ans sans créer une heure d'emploi supplémentaire, mais aussi la qualité de l'emploi. Maintenant les gens sont en compétition avec les machines et effectuent des tâches pas encore effectuées par les machines tout en étant mal payés.

En termes d'habitudes

Christophe Benavent : Si l'on considère le secteur de la téléphonie mobile, 89% des plus de 12 ans possèdent un téléphone mobile, et pour 46% il s'agit d'un smartphone. Il est extrêmement difficile de se faire une idée de l'évolution des prix (matériel et services associés) mais disons que les produits de l'économie de l'innovation qui représentaient 1,3% de la consommation des ménages en 1960 en représentent désormais 4,2%. Autrement dit le coût relatif a été multiplié par plus de trois ! Cela va contre le sens commun qui peut avoir le sentiment d'une baisse d'autant plus forte que les technologies se sont améliorées, mais on doit aussi considérer les effets de contraintes matérielles et psychologiques. Le matériel, c'est que sans numéro de portable il est impossible de faire des opérations courantes de la vie quotidienne, comme par exemple faire un achat sur internet via un système de sécurité 3D, le psychologique, que les ados se sentent déconsidérés s'ils n'ont pas le smartphone de leurs copains ! On comprendra aussi que les normes ont changées : alors qu'on considérait qu'un appareil de communication était suffisant pour le foyer jusqu'au début des années 90, la norme est désormais un appareil par personne au moins. Quant à l'effet sur la qualité de vie, c'est extrêmement difficile de l'évaluer. Dans l'immédiat, et pour chaque nouvel utilisateur, il y a certainement un aspect très positif, à long terme et pour l'ensemble de la population, cela génère des contraintes et des coûts qui peuvent déborder les avantages. Ce n'est pas pour rien qu'un mouvement marginal de "déconnectés" émerge

En termes de divertissement et de loisirs

Christophe Benavent : Le volume de consommation dans ce domaine représente 25 milliards d'euros pour l'INSEE (livres, journaux, cinéma, musique etc.). Un volume en croissance presque linéaire depuis les années 80, mais ralentissant et stagnant depuis 2004. En élargissant la définition aux dépenses culturelles et de loisirs dans leur globalité, la part de la dépense est de l'ordre de 7% du budget des ménages pour les 20% les plus pauvres, et de 11% pour les 20% les plus riches. Le niveau de consommation reste donc constant et inégal selon la richesse, mais il masque naturellement des déplacements importants : la dématérialisation et la tertiarisation ont pris le dessus. Ainsi quand le marché du disque pesait 420 millions d'euros en 2004, il ne représentait plus que 200 millions en 2014. Les revenus du streaming viennent de dépasser ceux du téléchargement qui représentent chacun de l'ordre de 30 millions. Au-delà des données pures, est-ce que cela augmente notre qualité de vie ? Oui pour la disponibilité, oui pour la commodité, peut-être moins pour la qualité intrinsèque du son, et de sérieuses questions qui se posent quant à la réalité de la largeur de l'offre. Les plateformes de streaming ne sont pas des bibliothèques et le discophile sera déçu de ne pas y trouver les disques rares et anciens et l'absence de domaines culturels entiers : la richesse de la musique orientale, les trésors de l'afro-beat, etc.

Christian Saint-Etienne, Patrice Duchemin, Gilles Babinet, Christophe Benavent | Atlantico


Plus: sur le revers de ces idées:

Pourquoi l’innovation ne génère-t-elle plus de croissance ?

La croissance moyenne en Europe, au Japon et aux États-Unis ne cesse de ralentir par rapport aux décennies précédentes, et elle tend autour de zéro, désormais, pour les deux premiers, et de 2% pour le troisième. Pourtant, dans ces pays, l’innovation demeure foisonnante, quantité de nouveaux services apparaissent, de nombreuses startups se lancent et lèvent des fonds, et la recherche scientifique continue de faire des découvertes. Alors pourquoi cette inventivité (qui permet de faire plus et mieux avec moins) ne se traduit-elle pas par de la croissance économique ?

Il existe, bien sûr, une raison purement économique : le poids croissant de l’État dans l’économie, le montant des impôts et l’accumulation des réglementations qui découragent l’entrepreneur et étouffent l’initiative. Mais poursuivons sur le terrain de l’innovation…

C’est que l’innovation comporte un inconvénient, formulé par l’économiste Joseph Schumpeter : la "destruction créatrice". Au début, elle rend obsolète des produits qui se vendaient bien, pousse à la faillite des entreprises trop sûres d’elles-mêmes, et détruit de l’emploi. C’est le processus normal du capitalisme, d’une société où règnent les libertés économiques. Seule cette voie permet l’enrichissement d’un pays, la hausse du niveau de vie et le plein emploi, par delà des crises de croissance.

Cependant, de plus en plus, l’État est tenté d’intervenir pour protéger les entreprises existantes. On l’a vu avec les banques lors de la crise de 2008, et cela continue aujourd’hui avec l’action des banques centrales qui maintiennent leurs taux au plus bas, de façon à faciliter le refinancement du système bancaire. L’État fédéral américain a également aidé General Motors et d’autres grandes entreprises. On le voit aussi avec des innovations de rupture qui font face à la puissance étatique et aux corporatismes comme, par exemple, Uber, qui voit son développement entravé dans de nombreux pays sous la pression des taxis, ou Airbnb, qui voit se dresser devant lui de nombreuses municipalités. Ce type d’alliance entre les grandes entreprises, les corporations et les pouvoirs publics afin de maintenir le statu quo, c’est ce qu’on appelle le "capitalisme de connivence" ("crony capitalism"), qui prend, malheureusement, de plus en plus d’ampleur.

Mais il y a pire : l’État prétend parfois indiquer le sens du progrès et y consacre des sommes gigantesques, au point de déformer complètement les logiques de marché (effet d’aubaine, course à la subvention, satisfaire l’appel d’offre plutôt que s’interroger sur les besoins du consommateur). C’est le cas du réchauffement climatique et des dépenses astronomiques engagées dans l’éolien, le photovoltaïque, la lutte contre le CO2. Nous n’aborderons pas le problème de fond ici, mais nous remarquerons tout de même qu’un organisme international a été créé spécifiquement pour prouver ce réchauffement (Intergovernmental Panel on Climate Change, GIEC en France) et que, s’il en venait à invalider cette tendance, il perdrait toutes ses subventions… voilà qui n’encourage pas forcément à l’objectivité scientifique.

Au final l’État se mêle de plus en plus de l’innovation, de ses applications dans la société comme des directions qu’elle doit prendre, à coup de réglementations et de subventions. Le marché, c’est-à-dire la rencontre des entrepreneurs et des consommateurs, a de moins en moins son mot à dire. Comment s’étonner ensuite que le flux d’innovation n’irrigue plus suffisamment l’économie ?


Philippe Herlin
Source : GoldBroker.fr
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  8. Ils ne sont que 29% à se déclarer «optimistes» quant à l'avenir. L'Ifop relève par ailleurs que «la défiance à l'égard du gouvernement dans de nombreux domaines est à son paroxysme».

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Mis en ligne le 01/08/2014 pratclif.com