Comment fonctionnent nos élites face aux défis de notre temps?

Extrait du dernier livre de Laurent Cohen-Tanugi "What's wrong with France" publié chez Grasset, qui explore les racines des difficultés françaises face à la mondialisation.

OUTRE leur difficulté d'accès et l'érosion de leur avantage comparatif dans la compétition internationale, l'orientation que l'ancrage des grandes écoles dans la sphère étatique imprime au statut socioprofessionnel des élites et à la hiérarchie des valeurs de la société française est loin d'être sans effet sur la relation du pays avec la vie économique, la modernité et la globalisation. Les grandes écoles ont été créées pour former les cadres de la nation, à une époque où celle-ci était essentiellement centrée sur un territoire et où l'État jouait un rôle prépondérant dans tous les domaines de la vie du pays : éducation « nationale », enseignement supérieur et recherche, haute administration, grands corps d'ingénieurs d'État, entreprises publiques et privées, fonctions politiques. Elles ont donc été conçues comme des machines à fonctionnariser les élites, qu'elles dotent de la sécurité d'un statut permanent et prestigieux, imprègnent du sens du service public, et qu'elles orientent, à l'exception des enseignants et des chercheurs, vers des fonctions d'administration, de gestion, de contrôle ou de normalisation.

Positif à certains égards, ce formatage sociointellectuel très profond s'effectue toutefois au détriment de l'esprit d'entreprise, mû par l'initiative individuelle plutôt que par l'esprit de corps. Il nuit également au développement de l'esprit d'innovation, de création, voire à la créativité, qui sont aux antipodes des fonctions d'encadrement et de normalisation et s'accommodent mal des organisations hiérarchisées. Or l'ouverture internationale, le rétrécissement du périmètre et des moyens de l'État et l'importance critique de l'esprit d'entreprise et de l'innovation scientifique et technologique pour la prospérité des nations dans le monde du xxie siècle rendent la fonctionnarisation historique et systématique des élites françaises de plus en plus contre-productive. La France a besoin de beaucoup moins de mandarins et de notables publics et privés et de beaucoup plus d'entrepreneurs, de scientifiques, de créateurs, d'innovateurs. Elle a également besoin de moins de virtuoses de la parole déresponsabilisés et de plus d'acteurs économiques et sociaux maîtres de leur destin.

Les élites non scientifiques de ma génération ont été formées à Sciences Po, dont le titre de gloire emblématique consistait à l'époque à enseigner aux futurs cadres de la nation l'art d'enfermer tout sujet (y compris ceux dont ils ignoraient tout) dans un plan en deux parties. Régression intellectuelle considérable par rapport au mouvement dialectique des plans en trois parties pratiqués Rue d'Ulm, cette obsession à formater le cerveau des futures élites politiques et administratives du pays de manière binaire et superficielle n'était toutefois que l'expression caricaturale d'une tendance très profondément ancrée dans notre système éducatif, consistant à privilégier les mots par rapport aux choses, les formules abstraites par rapport aux réalités concrètes, la coquetterie rhétorique par rapport au fond.

Ce conditionnement intellectuel imprègne toujours discours politiques, rapports administratifs, essais, éditoriaux, d'autant plus que la parole politique a moins de prise sur des réalités économiques ou internationales qui se dérobent. L'incantation et les formules aussi creuses que grandiloquentes envahissent ainsi progressivement le discours politique et intellectuel français, contribuant à le dévaloriser. Le test de la traduction de certaines de ces formules dans la langue réaliste de Shakespeare peut se révéler cruel...

Le fait qu'une partie des énarques, polytechniciens, normaliens ou autres aient quitté le service public pour participer à la vie économique affecte peu leur mode de pensée, car ils continuent à y occuper des fonctions d'encadrement assez stables au sein de grandes organisations publiques ou privées dont ils sont toujours les fonctionnaires, quand ils ne jouent pas un simple rôle d'intermédiation ou de représentation dans les activités de services. Rien n'illustre mieux cette fonctionnarisation mentale de nos élites, notamment les énarques – qui les singularise par rapport à celles des autres grands pays occidentaux –, que leur autodéfinition par l'école ou le corps dont elles sont issues, les sympathies politiques, l'appartenance passée à tel ou tel cabinet ministériel, gouvernement, réseau ou chapelle, et leur passion intarissable pour les affaires de l'État et les dernières péripéties de la vie politique nationale, aussi dérisoires soient-elles. Ce phénomène serait relativement anodin s'il ne concernait que les acteurs de la vie politico-administrative, mais il l'est moins lorsqu'il concerne tel président d'entreprise du CAC 40 ou tel dirigeant de banque d'affaires internationale, comme si l'un et l'autre endossaient de simples rôles qui ne les engageaient pas personnellement et ne compromettaient en rien leur identité de fonctionnaires de la République, avec les privilèges éternels qui l'accompagnent.

Ouvrons les yeux sur l'énorme « coût d'opportunité » de ce système pour le pays : les meilleurs produits d'une éducation nationale de grande qualité sont systématiquement détournés des fonctions de création d'entreprise et de richesse, de recherche scientifique, d'innovation technologique, de productionintellectuelle ou artistique, d'entrepreneuriat social, pour devenir, de plus en plus jeunes, des notables professionnels, évoluant entre appareil d'État, « champions nationaux » et banques d'affaires, où l'exploitation du carnet d'adresses est devenue une activité à part entière. Les élites françaises de ce début de xxie siècle, caractérisé par la diversification du capital humain à l'échelle de la planète et de chaque nation, forment un univers excessivement confiné et conformiste, du fait de l'homogénéité étouffante des profils, des copinages et des renvois d'ascenseur, ainsi que de l'incapacité française à importer du sang neuf par la promotion socioprofessionnelle de la diversité ou l'attraction d'une fraction significative des élites mondiales, comme c'est le cas aux États-Unis et dans la plupart des pays industrialisés. La France se prive de ce fait de la confrontation des points de vue et des modes de pensée, du croisement des expériences, essentiels pour la prise de décision et l'efficacité de l'activité humaine en général. C'est également un univers très faiblement en prise avec les réalités internationales, sinon superficiellement. Combien d'étrangers que des circonstances personnelles ont amenés sur notre sol – de femmes, notamment –, formés dans les meilleures universités, dotés de compétences professionnelles hautement désirables, n'y trouvent pas d'opportunités d'emploi à leur mesure et finissent par le quitter ? A la consanguinité traditionnelle des élites françaises s'ajoute désormais la dérive inquiétante du pays à l'écart des circuits de la globalisation, qu'illustre la désertification relative de Paris – autrefois grand centre d'affaires international – par rapport à Londres, New York ou Singapour. La France semble ainsi se rétrécir en une mare de plus en plus étroite, dans laquelle évolue un petit nombre de gros poissons dont l'exposition sature écrans de télévision et magazines nationaux, mais dont le champ de vision et la pertinence collectifs se réduisent toujours un peu plus.

Au vu des difficultés actuelles du pays, comment ne pas penser que les élites politiques, économiques, intellectuelles ont failli à leur mission : être à l'écoute du monde, éclairer l'avenir, prendre des risques pour innover, créer de la richesse et des emplois, conduire le pays à travers les défis et les changements, rendre une partie de ce qu'elles ont reçu en aidant les générations montantes ? Et, plutôt que les qualités intrinsèques des individus, comment ne pas incriminer un système scolaire et universitaire qui sélectionne beaucoup trop tôt sur des critères beaucoup trop étroits, assèche la créativité, puis confère aux heureux élus des privilèges définitifs qui ne les incitent en rien à progresser et à se réinventer pour remplir les missions que le pays attend d'eux ?

Plus:

  1. Laurent Cohen-Tanugi
  2. Laurent Cohen-Tanugi "What's wrong with France"
  3. Un emploi public créé détruit 1.5 emploi dans le secteur privé
  4. Sortir du paritarisme pour sauver la France
  5. RSI : entre incurie et ras-le-bol fiscal
  6. La Cour des comptes épingle encore la gabegie publique
  7. Xerfi Canal
  8. Racines des difficultés françaises face à la mondialisation.
  9. Bertrand Chokrane - France : la machine à exclure

Mis en ligne le 16/03/2015 pratclif.com