Le front national nouveau surfe sur la vague des mécontentements

Cet article est de Pascal Perrineau; politologue

Le Front National a quarante trois ans d'existence (1). Il est clairement né dans l'univers d'une extrême droite alors éclatée, qu'il s'agissait de rassembler afin qu'elle pèse ailleurs que sur le pavé parisien ou dans les joutes groupusculaires où elle s'opposait au gauchisme étudiant issu de mai 1968. Si l'unification fut longue, elle permit néanmoins que le Front national soit en ordre de bataille pour rencontrer, au début des années 1980, les attentes et les demandes qui sourdaient de la société française. Demandes de sécurité, interrogations sur le terrain de l'immigration dans un contexte de hausse du chômage et attentes quant à une libéralisation de l'économie. Le Front nationa1 de Jean-Marie Le Pen, par son alliage de discours ultra-sécuritaire, xénophobe et libéral au plan économique, a su répondre, dans les années 1980, 1990 et au début des années 2000 à ces demandes. Aujourd'hui, dans un contexte de crise économique et sociale profonde, la donne a changé et le Front national de Marine Le Pen s'y est adapté. Cette adaptation est sensible à la fois sur le terrain du renouveau générationnel et sur celui du toilettage des idées.

Le renouveau des générations

Le Front national de la première période était encore lié à la Seconde Guerre mondiale et aux combats autour des colonies. Nombre de ses principaux dirigeants étaient issus des combats politiques de la guerre de 1939-1945, de la France de Vichy et des luttes liées à l'Algérie française.

Peu à peu, une autre génération, non directement concernée par ces périodes historiques et les enjeux ou les clivages qui leur sont associés, a pris les rênes du parti (Marine Le Pen née en 1968, Louis Aliot né en 1969, Nicolas Bay né en 1977, Florian Philippot né en 1981, Marion Maréchal Le Pen née en 1989). Entre les deux, la génération de la « nouvelle droite » née dans les années d'après-guerre (Bruno Mégret né en 1949, Jean-Yves Le Gallou né en 1948, Yvan Blot né en 1948) a échoué dans les années 1990 à s'imposer à la tête du parti. C'est donc la génération 1968 et celle des années Mitterrand qui ont réussi là où leurs prédécesseurs ont raté. Ce renouveau générationnel a entraîné un glissement du centre de gravité des âges au sein du Front national (cinq des neuf membres du bureau exécutif ont aujourd'hui entre 33 et 46 ans) et une incontestable évolution des mentalités. On parle de moins en moins de l'occupation allemande, de Vichy, de la déportation des Juifs, de la guerre d'Algérie, mais aussi de la tradition catholique, de l'avortement, du sida ou encore de l'homosexualité. Marine Le Pen a divorcé deux fois, elle vit en concubinage avec Louis Aliot, les références historiques et catholiques ne constituent pas la charpente majeure de ses discours. Certes, l'âge n'est pas forcément un signe de renouveau idéologique et culturel, mais les références, les réflexes et les obsessions ne sont plus les mêmes. Les mots, les corps, les vêtements sont de plus en plus ceux de la génération des années d'après mai 1968. Le libéralisme culturel, l'individualisme hédoniste, une certaine décontraction ont peu à peu pénétré l'univers du Front national et contribuent à éloigner l'ombre des fascinations étranges et des transgressions violentes dont Jean-Marie Le Pen et certains de ses proches étaient porteurs.

La stratégie de « respectabilisation »

Longtemps, le Front national et son leader ont senti le soufre : celui des passés obscurs, des déclarations scandaleuses et des ambiguïtés perverses. Les bruits et les fureurs des interrogatoires musclés en Algérie, les timidités vis-à-vis de la honte de la collaboration, les mises en doute du caractère exceptionnel de la Shoah, les vertus supposées de l'occupation allemande ou encore les dérapages antisémites ont beaucoup contribué à éloigner du Front national des citoyens qui, sans le poids de ces références inadmissibles, auraient pu passer à l'acte du vote en faveur du Front national. Les provocations du président du Front national perdurent mais elles n'ont plus la place centrale qui était la leur lorsque Jean-Marie Le Pen présidait aux destinées du mouvement. Leurs effets dans l'opinion sont atténués. Alors qu'en 2010, 18 % seulement de personnes interrogées disaient qu'elles étaient « tout à fait ou assez d'accord avec les idées défendues par le Front national », ce sont 34 % des personnes qui, en février 2014, déclarent leur accord avec ces mêmes idées (2). Avec l'arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti, les réticences à l'encontre du père ont cédé du terrain à une libération des soutiens idéologiques jusqu'alors freinés par le côté souvent scandaleux et irrecevable de ses propos.

Avec une reprise en mains de la nouvelle dirigeante frontiste en matière de communication politique et un incontestable travail d'euphémisation des contenus discursifs les plus gênants, la prévention contre le Front national a baissé d'un cran. Le parti et son nouveau leader sont devenus plus « respectables » et donc plus acceptables. Mais du chemin reste à faire : en février 2014, 59 % des personnes interrogées déclarent « être en désaccord avec les idées défendues par le Front national » ; ce pourcentage est bien sûr élevé à gauche (80 % des électeurs de François Hollande) mais aussi au centre (81 % des électeurs de François Bayrou), et même, à un degré moindre, à droite (52 % des électeurs de Nicolas Sarkozy). En matière de dangerosité pour la démocratie, la « respectabilisation » est plus avancée : 50 % des personnes interrogées considèrent que « le Front national représente un danger pour la démocratie en France », elles ne sont plus que 49 % à partager cette opinion dans l'électorat de Nicolas Sarkozy, 36 % chez les ouvriers et 42 % chez les jeunes de 18 à 24 ans. Cette érosion du rejet du Front national a quelque chose à voir avec la récupération qu'a pu faire le parti de Marine Le Pen de pans entiers du modèle républicain.

Une nouvelle donne idéologique ?

Dès son discours d'investiture au congrès du Front national du 16 juin 2011, les principaux thèmes de la rénovation du Front national sont vigoureusement affirmés par Marine Le Pen. Certes, tous les fondements du discours de l'extrême droite de toujours sont là : le verbe apocalyptique (« l'état de notre pays est catastrophique »), la dénonciation des élites (« l'aveulissement de nos classes dirigeantes »), la diabolisation d'ennemis extérieurs (« le monstre européiste », la « mondialisation identicide », « l'hyper-classe mondiale », l'islamisme...), la désignation d'ennemis intérieurs (un Président qui ne serait que « le gouverneur d'un protectorat américain », le « Tchernobyl moral », les « féodalités », les « communautés », les «individus déracinés »...) et l'appel à une rupture salvatrice (« la grande alternative »). Mais, au-delà de ces références classiques, Marine Le Pen tente d'introduire dans le dispositif idéologique de son parti de nouveaux thèmes destinés à le rendre plus « respectable » et intégrable dans le système politique démocratique et républicain.

Pour cela, elle met en avant la République, l'État, la laïcité et les droits de l'Homme et du citoyen de 1789. Jusqu'alors, le Front national avait montré plutôt de l'hostilité ou des complaisances fugitives et passagères vis-à-vis de ces éléments du patrimoine politique français. Avec beaucoup d'opportunisme, la nouvelle présidente du Front national n'hésite pas à vanter les charmes des « hussards noirs de la Ille République », des « grands commis de l'État », des « résistants de 40 », de Jean Jaurès... L'État « protecteur et efficace » devient une véritable litanie dans un discours où la puissance publique est parée de toutes les vertus : celle de « garant de la laïcité, de la prospérité et des libertés », celle de « la solidarité et de l'équité », celle de la défense du « patriotisme économique » et du « patriotisme social »... Tout cela pour finir en une péroraison où l'État est mis au coeur de tout : « la clé c'est l'État, il faut retrouver l'État », l'État est devenu la colonne vertébrale de la France que nous aimons ».

Ce réaménagement idéologique a été poursuivi depuis et le projet présidentiel de la candidate Marine Le Pen en 2012, qui est repris tel quel sur le site du Front national (3), stabilise et approfondit le processus d'élargissement idéologique entamé quelques années plus tôt. Parmi les douze engagements prioritaires de sa campagne présidentielle de 2012, Marine Le Pen introduit trois dimensions directement liées à cette extension idéologique républicaine. La première est celle de la République dans sa dimension sociale telle qu'elle a été définie dans le Préambule de la Constitution de 1946 : le premier des douze engagements de Marine Le Pen préconise la mise en place d'une forte « revalorisation des salaires les plus modestes et des pensions de retraite ». La deuxième est celle de la République dans sa dimension d'État fort, rejetant toute forme d'État minimum et s'engageant à « rétablir de véritables services publics sur tout le territoire national ». Enfin, la troisième est celle de la République dans sa dimension culturelle avec la promesse d'« imposer la laïcité républicaine face aux revendications politico-religieuses ». Tous ces éléments de la culture républicaine sont repris et développés avec ardeur dans le projet actuel du Front national.

Face aux défis de la crise, le Front national se retourne principalement vers un État fort et stratège : « C'est naturellement l'État qui sera le fer de lance de ce réarmement de la France : un État fort, capable d'imposer son autorité aux puissances d'argent, aux communautarismes et aux féodalités locales. » Un État fort qui redresse les services publics qualifiés de « trésor national » : « Les services publics sont un vecteur essentiel de l'égalité entre les citoyens. Le redressement des services publics constitue donc un axe essentiel du projet présidentiel. » Dans un parti longtemps habitué à dénigrer ceux qui faisaient plus ou moins bien fonctionner ces services publics, le ton a changé et le Front national prend acte de l'existence d'« une fonction publique de qualité, au service de l'intérêt général » et en appelle « au retour du sens de l'État, à l'esprit de ses grands commis, à la culture des hussards noirs de la République, à la passion du bien public qui continue d'animer la conduite de nombreux agents publics, oeuvrant souvent dans la discrétion, mais avec la farouche volonté de servir l'intérêt général ». Le souci d'élargir les référents idéologiques du parti s'accompagne d'une vraie ardeur de néophyte. Il en est de même dans le domaine de la laïcité où ce pivot de la culture de la « République à la française » est soudain paré de toutes les vertus. La loi de séparation des Églises et de l'État du 9 décembre 1905, préparée par nombre de libres penseurs et d'anticléricaux, est présentée comme un parangon d'équanimité qui « inscrit la laïcité au coeur du projet républicain » : « La loi de séparation des Églises et de l'État a, dans la douleur, permis l'instauration d'un équilibre tout à fait propre à la France et particulièrement heureux, celui d'une laïcité à laquelle nous sommes profondément attachés ». Certes, la laïcité est présentée avant tout comme un moyen de « combattre le communautarisme et le fondamentalisme islamique », mais sa fonction émancipatrice est également fortement réaffirmée puisque le projet frontiste rappelle qu'« aucune forme de discrimination ne [peut] être opérée de la part de l'autorité publique sur la base de l'origine ethnique, du sexe ou encore de l'orientation sexuelle ». En procédant à un tel aggiornamento, le Front national de Marine Le Pen tente de faire une véritable OPA sur le « modèle républicain » dont on sait qu'il ne touche pas seulement à la nature du régime mais aussi au social, à l'économique, à la culture, à la morale et bien sûr aux mythes et à l'histoire.(le projet du FN dMarine Le Pen).

Tous les tabous du Front national historique semblent tomber et être remisés au magasin des accessoires pour laisser la place à une véritable assomption républicaine. Jusqu'alors, la République n'était considérée que comme un élément marginal d'un héritage politique beaucoup plus large.

Une mondialisation porteuse de tous les maux

Pour capter le désarroi de nombre de Français par rapport à la mondialisation, le Front national met en oeuvre une véritable diabolisation de celle-ci. Pour Marine Le Pen, la mondialisation consiste à « faire fabriquer par des esclaves pour vendre à des chômeurs (4) ». Dans son discours du 1er mai 2013, la présidente du Front national présente en une litanie toutes les tares de la mondialisation : « Cette mondialisation ultralibérale défait la nation, le meilleur rempart des plus dépourvus d'entre nous et le meilleur atout des plus entreprenants. Cette mondialisation sauvage veut des individus réduits au rôle de producteur-consommateur. Elle veut balader les peuples d'un continent à l'autre, les considérer comme une main-d'oeuvre transportable et malléable à merci ! Cette mondialisation ultralibérale veut des individus enfermés dans de multiples communautés hostiles entre elles. Cette mondialisation sauvage veut le choc des civilisations, abrutissant les individus par des idéologies extrémistes, fondamentalistes et meurtrières, pour qu'ils oublient leur conscience politique et leur humanisme ! Pour qu'ils oublient ce que c'est d'être un homme, ce que c'est de vouloir vivre en paix, en prospérité avec le reste de l'humanité ! Cette mondialisation ultralibérale défait l'École de la République, le meilleur outil de l'égalité des chances. Cette mondialisation ultralibérale détruit la famille, cellule de base de notre société et meilleur refuge contre les aléas de la vie. Alors oui, si vous voulez nous définir, dites que nous sommes en lutte contre la mondialisation sauvage ! » Aux yeux de Marine Le Pen, la mondialisation est porteuse de tous les maux à la fois économiques, sociaux, culturels, politiques et même sanitaires. Elle constitue un véritable drame économique puisqu'elle aurait « détruit 63 % des emplois industriels en France depuis 2000 ». Destructrice d'emplois, elle serait également le vecteur essentiel des délocalisations qui se produisent dans les secteurs agricole et industriel mais aussi dans le secteur des services. Au plan social, elle alimenterait de manière inexorable une immigration porteuse de communautarismes belliqueux.

Enfin, les risques sanitaires de la mondialisation sont sans cesse montés en épingle, que ce soit sur le dossier de la grippe aviaire, du retour de la tuberculose en France ou de la diffusion du virus Ebola.

À cet égard, les mesures de « patriotisme économique » et de « protection aux frontières » que Marine Le Pen et le Front national mettent en avant répondent aux angoisses suscitées par la mondialisation et aux besoins de protection qu'elle engendre. Cette dénonciation acharnée de la globalisation économique lui permet d'arrimer à son parti nombre d'électeurs.

Le monde globalisé qui est rejeté ressemble de moins en moins à la France et à son « modèle ». Dans un pays ayant depuis toujours une vocation universaliste, il est de plus en plus difficile d'accepter d'occuper une position relativement dominée au sein d'un monde globalisé. Marine Le Pen n'hésite plus à revendiquer l'universalisme de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789. Dès le début de son premier discours de présidente à Tours, en janvier 2011, elle cite en modèle l'article 2 de cette Déclaration : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. » On est bien loin de son père qui, lors de la célébration du Bicentenaire de la Révolution française, en 1989, avait déclaré que la « Déclaration des droits de l'Homme marque le début de la décadence de la France, le rejet de l'ordre naturel et divin (5)... Cette capacité de Marine Le Pen à exploiter les frustrations du modèle universaliste français est d'autant plus facile que celui-ci s'enracine dans un contexte de forte identité nationale néanmoins relativement inapte à résorber la diversité dans l'unité. Or la globalisation est porteuse de profondes diversités culturelles, économiques, financières, juridiques ou encore politiques. Le nationalisme véhiculé par le Front national est particulièrement adapté à cette allergie française à la diversité où l'altérité est d'abord vécue comme une menace sur son identité même. Ce nationalisme frontiste préconise de nier toute diversité intérieure. En avril 2013, Marine Le Pen a contré la proposition faite par référendum de fusionner les conseils généraux du Bas-Rhin et du Haut-Rhin avec le conseil régional d'Alsace en une seule collectivité territoriale d'Alsace. Selon elle, ce nouveau dispositif « remettrait en cause l'unité même de la nation » et participerait au « détricotage de la France ». Quant à la diversification extérieure entretenue par la mondialisation, elle est stigmatisée comme portant en elle non seulement « le règne absolu de la finance », la « dissolution voulue des États-nations, de leur vocation protectrice », les « délocalisations et le chômage de masse », mais aussi « la disparition des frontières migratoires » et le développement du « communautarisme ». Dénoncé hier en raison de ses fondements ethniques et de la dispersion culturelle dont il était porteur, le communautarisme est davantage rejeté aujourd'hui en raison de ses bases religieuses. De plus en plus, le Front national abandonne le terrain de la dénonciation du « métissage culturel et ethnique » pour se focaliser sur le registre religieux et mettre au coeur de son dispositif le communautarisme musulman et ses dérives.

La montée en puissance de la figure de l'islamisme

Pendant longtemps la question de l'Islam n'a pas été au coeur des préoccupations du Front national. A la création du parti au début des années 1970, les références à l'Islam n'existent pas. En revanche, même si elle n'est pas encore centrale, la question de l'immigration est à l'agenda. Évoquée dans les brochures électorales du parti dans les années 1973 et 1974, elle monte en puissance à la fin des années 1970 où elle s'installe au coeur du dispositif. Une affiche de propagande présente, dès cette époque, l'immigration comme le principal vecteur du chômage :« Un million de chômeurs, c'est un million d'immigrés en trop. La France et les Français d'abord. » Cette perception de l'immigration comme question clef va s'installer au centre du dispositif politique du Front national et être érigée en facteur de toutes les difficultés économiques (chômage, déficits...), sociales (insécurité, replis communautaires, maladies comme le sida ou la tuberculose...) et politiques (ennemis de l'intérieur, fin de la souveraineté nationale...). Elle sera avant tout organisée autour d'une vision des immigrés d'origine nord-africaine et de ceux qui viennent des anciennes colonies françaises et pourra être interprétée comme l'envers d'un paternalisme colonial déçu. Les « filles et les fils ingrats » dont les pères ont rejeté le lien avec une « France coloniale généreuse » seront stigmatisés. Ce type de discours charriant racisme et xénophobie ordinaires, déception d'un rêve colonial avorté et allergie à une différence culturelle trop forte, sera celui du Front national de Jean-Marie Le Pen pendant trente ans.

La figure de l'Islam n'est pas encore centrale dans ce rejet de l'immigration. L'immigration est dénoncée pour ses coûts économiques et sociaux, pour ses effets sur la délinquance et l'insécurité, pour les problèmes de santé publique qu'elle serait censée aggraver et pour sa territorialisation en de véritables espaces-ghettos porteurs de violences urbaines. Certes, l'immigration de nombre de personnes en provenance de pays musulmans peut nourrir les fantasmes d'invasion et les craintes d'un véritable « choc des cultures ». Mais, lorsqu'elle existe, la dénonciation de l'Islam reste encore très liée à l'opposition entre chrétienté et islam. Avec la mise en avant de la notion de laïcité, Marine Le Pen étend la mobilisation anti-islamiste bien au-delà des frontières du conflit des religions pour se placer sur le terrain des antagonismes irréductibles de cultures et de civilisations. Le thème de la défense des valeurs menacées du christianisme parlait aux électeurs de droite. Aujourd'hui, la défense des valeurs laïques s'adresse aux électeurs de gauche.
Le discours sur l'immigration et l'Islam a ainsi connu une nette inflexion avec l'arrivée de nouvelles générations frontistes, moins concernées par le moment colonial, mais interpellées par le choc de l'attentat du 11 septembre 2001 contre les Twin Towers de New York. Sans disparaître, le thème de l'immigration cède davantage de terrain à celui de l'Islam et surtout de l'islamisme. La religion musulmane avec ses spécificités et ses dérives devient le filtre au travers duquel les ostracismes se mettent en place et se construisent. LIslam et ses dérives internes et externes sont mis en avant et deviennent l'une des figures essentielles de l'ennemi politique contre lequel se mobilisent les inquiétudes et les énergies. Depuis l'attentat de New York et le développement d'un terrorisme islamiste, le nationalisme du Front national a trouvé un ennemi clairement identifié et dont les échos de ses confrontations passées avec la vieille Europe amplifient la « menace ». Du coup, la tonalité anti-islamiste de son combat s'est beaucoup accentuée. Le phénomène est européen : en témoignent la large victoire du référendum suisse sur l'interdiction de la construction de minarets qui a remporté 57,5 % de suffrages le 29 novembre 2009, les déclarations du fondateur du Parti pour la liberté aux Pays-Bas, Geert Wilders, sur l'incompatibilité de l'Islam avec les droits des femmes et des homosexuels ou encore le débat tonitruant engagé en 2010, en Allemagne, autour des propos de Thilo Sarrazin, responsable socialiste, sur l'impossible intégration des musulmans dans son ouvrage L'Allemagne court à sa perte (6), débat prolongé aujourd'hui par les manifestations organisées par le mouvement anti-Islam Pegida. La France n'est pas en reste et, après avoir comparé en décembre 2010 les prières de rue des musulmans à « une forme d'occupation », Marine Le Pen, dans son discours du congrès de Tours de janvier 2011, continuait à exploiter le même filon en laissant entendre que l'Europe et la France sont menacées de devenir des « califats », c'est-à-dire des territoires soumis à un pouvoir musulman détenteur du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Les attentats islamistes de janvier 2015 ne peuvent qu'alimenter la vision des effets délétères de l'Islam radical.

Au Front national, l'immigration est maintenant avant tout perçue dans sa dimension de radicalisation religieuse potentielle. Dans un entretien accordé le 3 avril 2013 à Zaman, premier hebdomadaire franco-turc, Marine Le Pen précise : « Il y a toujours eu des musulmans en France. Mais la majorité des musulmans sont arrivés ces trente dernières années. Je ne peux que regretter que cette immigration se fasse sur la base d'une radicalisation religieuse. » Dans l'idée de la présidente du Front national, cette immigration en provenance des pays musulmans est inassimilable dans la mesure où elle serait porteuse d'une inévitable radicalisation religieuse. L'islam est alors perçu dans sa dimension d'altérité radicale : « Il n'y a pas d'islam de France », mais « un islam en France », précise Marine Le Pen. Elle va même jusqu'à assimiler les prières de rue des musulmans à une occupation étrangère : « Je suis désolée, mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s'il s'agit de parler d'occupation, on pourrait en parler, pour le coup, parce que ça c'est une occupation du territoire (7). » Au fond, après le communisme qui était l'ennemi principal du Front national des années 1970, l'immigration qui fut le bouc émissaire depuis les années 1980 jusqu'au début des années 2000, l'Islam et ses dérives ont pris maintenant le relais. La séquence terroriste ouverte par les attentats du 11 septembre 2001, ses échos directs en Europe et sur le sol français (attentats de Londres en mars 2004, attentats de Madrid en juillet 2005, attentats commis par Mohamed Merah dans le sud-ouest de la France en mars 2012, attentats de Paris et de Montrouge en janvier 2015), l'omniprésence de l'islamisme radical jusque dans le coeur des « révolutions arabes », les multiples petites affaires liées au port du voile, à celui de la burqa ou au commerce hallal entretiennent l'idée d'un Islam incompatible avec son développement dans une société comme la société française.

L'instrumentalisation de la notion de laïcité permet au Front national de « désethniciser » la question et de présenter l'Islam et ses dérives comme un péril pour l'ensemble de la culture républicaine et non seulement pour la France des « Français dits de souche ». C'est donc bien sur le terrain des valeurs et des normes que s'organise la récusation de l'islamisation. Elle se fait avec des arguments qui ne sont pas ceux du racisme et de la xénophobie, jadis très utilisés par Jean-Marie Le Pen et le Front national, mais au nom de la lutte contre le sexisme, l'homophobie ou encore le respect des droits de la femme. Comme le note Pierre-André Taguieff : « Telle est la grande nouveauté des néopopulismes de droite européens : ils récusent l'influence politique et culturelle de l'Islam en raison de la menace que celle-ci ferait peser sur les droits individuels postmatérialistes et la laïcité (8). » Après avoir pendant longtemps mis en doute les vertus de la République, Marine Le Pen et le Front national se présentent aujourd'hui en garants de la pérennité des « valeurs de notre République ».

Cette stratégie du « repoussoir » de l'Islam et de sa dérive islamiste rencontre un véritable écho dans la société française bien au-delà des seules clientèles traditionnelles de la droite extrême. Le Front national se contente d'être la version radicale de cet anti-islamisme largement partagé : 63 % des Français considèrent que la religion musulmane pratiquée en France « n'est pas compatible avec les valeurs de la société française », 74 % qu'elle « cherche à imposer son mode de fonctionnement aux autres » et 69 % que la question de l'intégrisme religieux en France est "un problème de plus en plus préoccupant dont il faut s'ocuper sérieusement" (9).

Les attentats terroristes de janvier 2015 peuvent ouvrir pour le Front national un moment politique où son discours, d'apocalyptique, peut apparaître davantage comme visionnaire. C'est ce que pressent la présidente du Front national, interrogée par le journal Le Monde, le 13 janvier dernier : « Notre message est plus audible maintenant car les Français voient que nous avons été vilipendés pour avoir prévu ce que nous vivons. » Reste à savoir si partager un diagnostic suffit à construire un succès politique. Alors que nombre de leaders politiques de gauche et de droite connaissent un fort regain de popularité à l'issue de l'épisode terroriste de janvier, tel n'est pas le cas de Marine Le Pen. Comme si le doute sur les capacités du Front national à mettre en oeuvre des réponses convaincantes et efficaces aux maux qu'il dénonce restait encore élevé dans l'opinion publique.


Mis en ligne le 16/03/2015 pratclif.com