"Le nouveau FN n'est pas d'extrême droite" par Pierre-André Taguieff, philosophe, politologue et historien des idées, des nationalismes en France

"Le nouveau FN n'est pas d'extrême droite" par Pierre-André Taguieff, philosophe, politologue et historien des idées, des nationalismes en France. ENTRETIEN par Valeurs Actuelles

Alors que le Front national venait d'arriver en tête dans six régions au premier tour des régionales, Manuel Valls a déclaré : «L'Europe est au pied du mur», lors du congrès des sociaux-démocrates du 12 décembre à Berlin, en évoquant la menace terroriste, la crise migratoire et la « montée des populismes». Que vous inspirent ces propos?

Manuel Valls aurait dû employer plutôt le mot "nationalisme" : "populisme" ne caractérise que le style politique commun aux leaders charismatiques exploitant des thématiques identitaires dans des contextes différents. En outre, les mal nommés populismes, qui sont en fait des mouvements nationaux-populistes monopolisant les exigences de souveraineté et d'identité nationales abandonnées par les partis traditionnels convertis à la mystique européiste, ne peuvent être ramenés à un type unique. Par exemple, les mobilisations nationales-populistes autonomistes ou séparatistes (Vlaams Belang, Ligue du Nord, etc.) ne doivent pas être confondues avec les mouvements nationalistes qui, loin de mettre en cause l'unité des États-nations existants, ont pour objectif de la défendre et de la renforcer.

Les trois phénomènes évoqués par Manuel Valls sont effectivement liés. Encore faut-il ne pas réduire à un rapport de causalité sommaire les interactions complexes entre européisation de l'islamo-terrorisme, croissance menaçante de flux migratoires incontrôlés, voire incontrôlables, et multiplication de mobilisations nationalistes fort diverses. En outre, on ne saurait mettre sur le même plan le nouveau djihadisme international, l'immigration de masse et la montée des mouvements identitaires ou nationalistes : le djihadisme est à combattre sans merci, l'immigration doit être contenue et contrôlée, la vague nationaliste doit être analysée et comprise sans être d'emblée diabolisée. Elle constitue avant tout le symptôme de l'épuisement du clivage droite-gauche et du rejet de ses partis, perçus comme confisquant la démocratie comprise au sens fort du terme, à savoir l'expressionde la volonté populaire. L'offre idéologique de ces partis est de plus en plus indifférenciée, ce que les citoyens perçoivent de plus en plus, en même temps qu'ils sont scandalisés par le fait que ceux-ci se montrent sourds à leurs aspirations ou à leurs revendications, qui tournent autour de la sécurité, de la souveraineté et de l'identité collective. Il convient donc ici de distinguer et de hiérarchiser les types de menaces.

«Le clivage sépare mondialistes et patriotes. Les mondialistes militent pour la dilution de la France et de son peuple», a déclaré Marine Le Pen lors du second tour des régionales, expliquant que « l'entre-deux-tours a montré qu'il existait un bipartisme». Plutôt qu'une opposition droite-gauche, la vie politique s'est-elle ainsi scindée en une opposition entre les tenants de la mondialisation et les défenseurs du national-populisme ?

Le bipartisme continue de fonctionner alors même qu'il a totalement perdu son attractivité ou sa force symbolique, et qu'il ne décrit plus correctement l'espace politique concurrentiel. La bipolarité, quels qu'en soient les habillages idéologiques, reste le principe organisateur de la compétition politique. Mais l'opposition entre mondialistes et patriotes n'est que l'un des multiples clivages qui émergent depuis les années 1990, comblant le vide créé par l'obscurcissement du clivage droite-gauche. Notons que l'opposition entre mondialistes et patriotes n'est que la version nationaliste d'une opposition dont il existe une version antinationaliste : l'opposition entre partisans de l' "ouverture" et de la tolérance, et partisans du "repli" et de l'autoritarisme.

Parmi les autres clivages émergents, on retiendra les plus mobilisateurs : protectionnisme - libre-échangisme, républicanisme-communautarisme, immigrationnisme - anti-immigrationnisme, assimilationnisme-multiculturalisme, productivisme-écologisme. Chaque clivage idéologique a ses versions extrémistes et ses formes mixtes ou hybrides, dites "modérées", ce qui complique le tableau.

L'indéfinissabilité croissante de la gauche est la principale cause de l'indifférenciation entre droite et gauche. Ce qui a privé la gauche de toute consistance idéologique, c'est à la fois la disqualification de ses références aux différentes formes de marxisme et l'effacement progressif des formations se réclamant du communisme, qui continuent cependant, d'une façon tragi-comique, à prétendre représenter la "vraie gauche". L'extrême gauche marxiste ou marxisante est morte ou moribonde, la gauche modérée d'esprit centriste est morne, intellectuellement vide, en quête de survie. Les conflits entre classes sociales n'ont pas disparu, mais ils sont de plus en plus parasités par des conflits ethnicisés, dans lesquels la langue, les croyances religieuses, les traditions culturelles, voire la couleur de la peau jouent un rôle majeur. La rhétorique moralisante du "vivre-ensemble" n'est qu'un voile jeté sur ces antagonismes émergents, qu'elle souligne malgré elle.

Peut-on justement considérer l'accroissement du vote FN comme une réaction contre la dénonciation d'un prétendu "racisme populaire", au délaissement de ce que Guilluy appelle la «France périphérique» ?

C'est l'un des principaux facteurs du vote FN. On peut distinguer aujourd'hui trois France qui sont à la fois étrangères les unes aux autres, séparées et mutuellement hostiles : la France urbaine des élites mondialisées, la France périphérique des classes populaires (comprenant une partie importante des classes ditesmoyennes) et la France des banlieues (des "quartiers populaires" ou "cités") où se concentrent les populations issues de l'immigration. Le sentiment d'aliénation affecte particulièrement les citoyens qui habitent la France périphérique et se perçoivent avant tout comme des Français. Ils se sentent méprisés par les élites nomades vivant dans un monde postnational, abandonnés ou négligés par la classe politique, tournée vers l'Europe, et en situation de concurrence avec les immigrés venus du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne, auxquels s'ajoutent les nouveaux migrants qui fuient l'Irak et la Syrie en guerre, perçus par certains comme une menace. Ce sentiment d'aliénation et d'insécurité culturelle constitue l'une des plus fortes motivations du vote FN.

Il faut notamment prendre au sérieux les arguments des critiques, plus ou moins radicaux, du fonctionnement et des orientations de l'Union européenne, sans les caricaturer ni les diaboliser. Certes, les antieuropéistes et les europhobes peuvent être de mauvaise foi et sombrer eux-mêmes dans la diabolisation de ce qu'ils redoutent et rejettent, à savoir le passage au supranational. Mais certains d'entre eux avancent des arguments sérieux qui doivent être discutés, les plus importants concernant le ressourcement de la vie démocratique, aujourd'hui confisquée ou anesthésiée.

À l'occasion des régionales, le Front national a enregistré une progression inédite. Dès l'entredeux-tours, The Independent titrait sa une : «Lesoulèvementfasciste de la France». Quant à Cambadélis, il a déclaré le 3 décembre : «LeFNc'est le retour de Vichy. » Ces accusations, qui reviennent comme des mantras lors de chaque élection, sont-elles fondées ou tiennent-elles du fantasme ?

Il s'agit de formules creuses qui reviennent régulièrement dans le débat politique. Elles témoignent d'une peur irrationnelle, qui pousse à chercher dans le passé des phénomènes répulsifs supposés comparables. C'est là détourner le regard d'un réel déplaisant, comme s'il s'agissait avant tout de s'en protéger, alors qu'il faudrait procéder à une analyse froide de ces mobilisations collectives "chaudes". Notre époque abuse des analogies historiques, et la mémoire militante, qui n'a rien à voir avec l'histoire savante, passe allègrement du relevé de ressemblances, souvent douteuses, à des assimilations confuses. La tradition antifasciste de gauche est particulièrement exposée, face à ses adversaires qu'elle traite comme des ennemis, à l'exploitation immodérée des assimilations polémiques avec le "fascisme". Comme, bien sûr, avec les "années trente" et le "pétainisme", références répulsives mises à toutes les sauces.

Des références particulièrement employées pour dénoncer les partis "d'extrême droite"...

Il faut commencer par s'entendre sur ce qu'on appelle "fascisme" et "extrême droite". Dans le langage politique ordinaire, ces termes ont perdu depuis longtemps tout sens bien défini, et se sont transformés en outils polémiques, en modes d'illégitimation de l'adversaire. Ils sont employés comme des massues, non comme des concepts. Quand on a dit et redit que le FN était un parti d'extrême droite, on croit avoir tout dit. Or, si le terme "extrême droite" est pris pour synonyme de "fascisme", impliquant le recours à la violence et un projet d'État totalitaire (idéocratie, destruction de la société civile, militarisation, etc.), le nouveau FN n'est pas d'extrême droite. Il s'agit d'un parti nationaliste postfasciste au discours de type populiste ou antiélite, qu'on ne peut plus situer dans l'héritage des fascismes. Il faut le comparer aux autres mouvements nationalistes qui ont émergé en Europe depuis le milieu des années 1980, et qui ont eux-mêmes évolué dans un sens postfasciste.

Depuis longtemps, en vain d'ailleurs, politologues, journalistes et acteurs politiques jouent les démystificateurs en dénonçant les "habits neufs" ou les "faux-semblants" d'unFN qui n'aurait "pas changé". Tous veulent à tout prix conserver le vieux discours antifasciste qui consiste à appeler au "front républicain" et à "faire barrage" au FN comme s'il incarnait une menace fasciste. Il est temps de jeter aux orties le catéchisme antifasciste et de rappeler, même aux pires sourds volontaires, la déjà vieille bonne nouvelle : le fascisme est mort en 1945. Face à un phénomène perturbateur, qui déjoue nos
attentes, il est plus facile de s'indigner bruyamment que d'analyser patiemment, plus facile de se faire peur ou de faire peur que de s'efforcer d'expliquer. Abandonnons le fascisme aux historiens qui l'étudient sérieusement, et appliquons-nous à comprendre la vague nationaliste à visage populiste qui balaie l'Europe d'est en ouest.

«Dans l'épreuve, le nationalisme banal sort de l'ombre, et renaît l'appel héroïque au sentiment national», expliquez-vous. Les attentats de janvier et de novembre qui ont frappé la France vont-ils avoir un impact sur le nationalisme dans notre pays?

Inévitablement. Le terrorisme djihadiste constitue l'un des facteurs de la forte poussée du FN au premier tour des élections régionales. Il s'ajoute aux facteurs liés au rejet de la classe politique et aux inquiétudes nourries par la crise économique et sociale, qui multiplie le nombre des "perdants" de la mondialisation. Mais nul ne peut dire aujourd'hui si le Front national parviendra à monopoliser les inquiétudes légitimes provoquées par les attentats djihadistes. Chaque formation politique, à droite comme à gauche, ou ailleurs, peut légitimement chercher à tirer parti de la réactivation du sentiment national, accompagnée d'une flambée de lyrisme patriotique, qui suit régulièrement le surgissement d'un ennemi commun, à la fois extérieur et intérieur, donc particulièrement redoutable. L'avantage symbolique du FN tient à ce que son offre politique, centrée sur la défense de la nation, est parfaitement congruente avec les mesures envisagées sous l'effet de la menace djihadiste, à commencer par un contrôle strict des frontières ou la déchéance de nationalité pour les binationaux.
Finalement, ce nationalisme qui renaît, comme un "phénix", est-il une réponse au déracinement qui touche les pays européens ?
C'est l'une des hypothèses que j'avance depuis le début des années 1990. La question porte sur le mouvement même du monde moderne, qui pense le progrès comme un processus infini d'émancipation impliquant la destruction de toutes les formes d'héritages collectifs, des traditions et de tous les dispositifs d'enracinement. La globalisation des échanges ne se réduit pas à une simple mutation du système économique, de même que la globalisation des informations n'est pas une simple extension de la sphère cognitive.

La globalisation multidimensionnelle agit sur l'ensemble des composantes des sociétés contemporaines, et notamment sur leurs dimensions culturelles profondes, celles qui donnent sens à l'existence des citoyens. Elle provoque deux phénomènes inséparables, en interaction, que j'ai baptisés, dans l'Effacement de l'avenir, le "présentisme" et le "bougisme". D'abord, l'enfermement de l'individu dans l'actualité immédiate, qui revient à le couper autant de son passé familial, régional, national ou civilisationnel que d'un avenir imaginable, susceptible de prendre la forme d'un projet fortement attractif. Ensuite, le glissement dans une temporalité marquée par un changement perpétuel dénué de sens, transformant l'émancipation rêvée par les penseurs des Lumières en un processus de renouvellement sans fin, sans idée directrice ou régulatrice.

Ce sont les deux causes principales du malaise éprouvé par les citoyens. On ne peut vivre en effet d'une façon humaine dans un éternel présent, celui de la satisfaction immédiate, ni dans un monde soumis à la loi du changement pour le changement, qui incite l'individu consommateur à se laisser emporter par le grand mouvement qui ne va vers rien, ou plutôt qui va vers le Rien. Dès lors, ce qui prime, c'est le sentiment que tout se vaut. On reconnaît le nihilisme, un nihilisme hédoniste et festif devenu la forme idéologique dominante dans les démocraties occidentales, face auquel se dresse le fanatisme produit par la politisation de l'islam, et culminant dans le djihadisme. La force de cedernier est largement tributaire de l'affaissement intellectuel et moral du monde occidental, qui n'a chassé ses fanatiques que pour leur substituer des cyniques, des nihilistes et des relativistes satisfaits, ou encore des pénitents saisis par la honte de soi, voire la haine de soi, entonnant le triste refrain de la repentance. Le passé européen est réduit à une suite d'injustices et de violences dont le spectacle ne peut que nous culpabiliser.

Dans les sociétés démocratiques dont la religion civile est constituée par l'individualisme libéral, c'est le Rien final qui remplace les fins dernières ainsi que leurs formes sécularisées qu'on trouvait dans la religion du progrès, dont les derniers adeptes sincères ne forment plus qu'une minorité parmi les élites pour la plupart converties au cynisme. Les mobilisations nationalistes contemporaines, aussi diverses soient-elles, représentent des réactions, plus ou moins convulsives, dirigées à la fois contre le cynisme nihiliste des élites, indifférentes aux aspirations des peuples, et contre la menace incarnée par l'islamo-terrorisme, qui trouve dans les milieux issus d'une immigration de culture musulmane, mal intégrée et soumise à un endoctrinement islamiste permanent, un inquiétant vivier. Autant de facteurs susceptibles de provoquer des guerres civiles, froides ou chaudes.

Propos recueillis par Anne-Laure Debaecker pour Valeurs Actuelles: La Revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l'assaut de l'Europe, de Pierre-AndréTaguieff, Puf, 324 pages, 19€.

  1. La France périphérique | Christophe Guilluy
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  3. Les fractures territoriales françaises | Laurent Davezies

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Mis en ligne le 08/01/2016