François DELPLA

 
Rss Hitler parle (alias "propos de table") : de la nécessité d'une nouvelle traduction
Un livre à paraître au tout début de 2016 chez Nouveau Monde Editions


Si l'on excepte une version allemande abrégée de 1951, avec un classement par thèmes au mépris de l'ordre chronologique, la première parution de ces propos est due, en 1952 et 1953, à l'homme d'affaires suisse romand François Genoud, qui avait assuré lui-même la traduction. Jamais rééditée, elle a cependant essaimé dans le monde anglo-saxon, avec une édition de 1953 qui a été, elle, rééditée encore récemment sans la moindre révision... alors que le texte allemand que Genoud avait acheté à un collectionneur italien vers 1950 avait enfin fait surface, et été publié en 1980 avec une introduction de Werner Jochmann.

Genoud était depuis son adolescence un sympathisant du nazisme... mais les très lourdes déformations de sa traduction, passées inaperçues jusqu'ici (1), doivent moins à son idéologie qu'à son métier d'homme d'affaires. Le souci du tiroir-caisse prend le pas sur celui de présenter le chef nazi sous un profil avantageux.

Il se permet d’arranger le texte quand, pour des raisons qui tiennent sans doute aux conditions acrobatiques de la prise de notes ou au caractère improvisé du discours, il n’est pas logique. Ainsi, dans la nuit du 1er au 2 décembre 1941, pour illustrer l’affirmation que la préservation de la vie individuelle a beaucoup moins d’importance que celle de l’espèce, Hitler aurait dit : « Eine Fliege legt Millionen Eier, die alle vergehen, aber : Die Fliegen bleiben ! », ce qui signifie littéralement : « Une mouche pond des millions d’œufs, qui tous périssent, mais : Les mouches restent ! ». Le raisonnement serait plus cohérent si le « tous » était nuancé d’un « presque ». Le mot « fast » s’est perdu quelque part : soit il n’a pas été prononcé, ou trop bas, soit le scribe l’a omis au moment de la prise de notes, ou encore il a été oublié lors de la dactylographie. Qu’à cela ne tienne, Genoud comble le trou : « Parmi les millions d’œufs que pond une mouche, bien peu arrivent à terme –et pourtant la race des mouches est florissante».
On peut remarquer qu’en sus de l’ajout réparateur il donne à la phrase une tournure élégante, moyennant un supplément de mots et d’idées. Non seulement il s’éloigne de la simplicité avec laquelle l’orateur martèle une vérité pour lui essentielle, mais il introduit fâcheusement un mot clé du nazisme là où il n’a rien à faire. Les mouches ne forment pas une race mais une espèce et Hitler, qui se pique de biologie , est le dernier à confondre les deux termes. En définitive, je prends le parti de conserver la traduction littérale, en signalant par une note l’omission probable d’un mot.
Souvent, comme un conteur en mal de pittoresque, Genoud brode. Ainsi écrit-il « La nuit au Berghof je reste souvent des heures les yeux ouverts à contempler de mon lit les montagnes éclairées par la lune. C’est à ces moments-là que la clarté se fait dans mon esprit. », alors que Hitler a simplement dit : « La nuit je regarde souvent les montagnes depuis ma chambre, et la clarté se fait. » Outre l’inconvénient du délayage, ce passage a celui de répercuter le préjugé d’un Hitler passant des heures au lit sans trouver le sommeil. Or le texte allemand ne dit pas qu’il est couché, le lit présumé pourrait être un meuble sur lequel il est assis et c’est même l’interprétation la plus plausible, puisque, lorsque Hitler se couchait pour dormir, un rideau ou un volet lui cachaient probablement le paysage. Surtout s’il y avait un puissant clair de lune.
Par moments Genoud, en explicitant le texte, commet un lourd contresens, faute de connaître suffisamment l’histoire du nazisme ou de la comprendre. Ainsi, revenant sur l’importante cérémonie du 21 mars 1933 à Potsdam au beau milieu d’une tirade contre le christianisme , Hitler dit : « Wir sind an die Gräber gegangen, während die Männer des Staates in der Kirche waren. », ce qui signifie : « Nous sommes allés aux tombes pendant que les hommes de l’Etat étaient dans l’église. » Genoud complète sans vergogne : « Nous sommes allés directement aux tombeaux des rois alors que les autres se rendaient aux services religieux. » S’il avait pris la peine de se renseigner –ne serait-ce qu’en relisant la presse de l’époque ou les pages de son journal que Goebbels avait fait paraître en 1934-, il aurait compris que « les hommes de l’Etat » (que Genoud appelle « les autres » avec un souci de précision tout relatif), c’est-à-dire le président von Hindenburg et les ministres non nazis, alors fortement majoritaires, étaient bien rassemblés dans l’église protestante de la Garnison … mais les nazis également ! Toutes les autorités y étaient entrées ensemble au début de la cérémonie, Hitler et Göring marchant en tête avec Hindenburg. Le président et le chancelier ont alors prononcé chacun un discours et c’est seulement ensuite que les chefs nazis se sont éclipsés avant le début de l’office religieux, sous le prétexte de ne pas favoriser l’une des deux grandes confessions. C’est sur les tombes de leurs propres martyrs (les SA berlinois tombés dans des bagarres) qu’ils se rendent alors. Le prétexte de ne pas favoriser le protestantisme masque une manœuvre beaucoup plus subtile : les nazis, par leur présence au début de la cérémonie, inscrivent leur dictature dans le prolongement de la tradition prussienne et du Deuxième Reich bismarckien , puis ils s’affichent « révolutionnaires » par le culte de leurs propres saints. Ici encore j’opte pour une traduction littérale, quitte à l’éclairer d’une courte note.
Un autre contresens survient dans l’entrée du 25 janvier 1942, lorsque « Altreich », qui signifie l’Allemagne d’avant- guerre, est traduit par « Deuxième Reich ». Une erreur plus dommageable encore, défavorable à Hitler bien que Genoud par ailleurs l’admire, est commise dans l’entrée du 6 février 1942 lorsque il est dit que « chaque coup à l’Est » rapproche la reconnaissance par l’Angleterre de sa défaite. Genoud pense que l’expression désigne les coups allemands dans la campagne de Russie (alors bien peu efficaces !), et le précise dans le corps du texte, sans signaler cette interpolation. Hélas il s’agit, deux mois après Pearl Harbor, des croupières que le Japon taille à la puissance britannique en Asie.
Un dernier exemple d’erreur flagrante nous est fourni le 4 puis le 28 février. Genoud, s’il révère Hitler, connaît beaucoup moins bien que lui Richard Wagner et sa famille : la « Frau Wagner » qui apporte des fleurs à son révéré Führer dans une villa de Bayreuth en 1925 est bien entendu Winifred, la bru du compositeur, et non sa veuve Cosima, bientôt nonagénaire, qui ne quitte plus la demeure familiale. Or le traduttore, moltissimo traditore, a sans état d’âme rendu « Frau » par « Cosima ».
Au chapitre des contresens encore, un propos de la nuit du 21 au 22 juillet 1941, caractéristique de la religion raciste de l’orateur et de son caractère profondément irrationnel, se mue quasiment en son contraire. « Les tribus à l’époque des grandes migrations, écrit Genoud, furent le produit de brassages incessants » alors que précisément pour Hitler les « sangs » ne se mélangeaient pas ! « Il faut voir ces tribus comme des superpositions (Überlagerungen) », dit-il, et la substitution de l’idée d’un « brassage » à celle d’une juxtaposition dénature gravement le propos.
Le 18 décembre 1941, Genoud brode et se trompe à la fois au sujet d’une autre question fondamentale, l’attitude de Hitler par rapport à la Grande-Bretagne. Il dit qu’il avait coutume d’avertir, pendant les années trente, ses interlocuteurs anglais du risque qu’une guerre en Europe leur coûte leurs possessions d’Asie orientale, et se heurtait à une attitude arrogante : « Da waren die Herren ganz hochnäsig » (Ces messieurs se montraient alors tout à fait arrogants). Chez Genoud cela donne : « Ils ne répondaient pas mais ils prenaient des airs supérieurs. Ils s’y entendent dans l’art d’être arrogants ! » On se représente malaisément une arrogance manifestée par une absence de réponse, et on voit mal un représentant britannique, tel l’ambassadeur Henderson, se murer dans un silence méprisant quand un chef d’Etat étranger exprime un avis. Un diplomate reçu par un dirigeant politique, lorsqu’il ne juge opportun ni de le contredire, ni d’abonder dans son sens, déclare qu’il va rendre compte à son gouvernement. Genoud a beau être un nostalgique du nazisme, il alimente ici la légende d’un Hitler antibritannique, et primaire dans sa façon de l’être. Mais surtout on perd, par le délayage et la banalisation de la pensée, l’indignation contenue et l’angoisse naissante de celui qui, dix jours après la surprise de Pearl Harbor et au lendemain de l’écrasante victoire japonaise contre les cuirassés britanniques Repulse et Prince of Wales, voit s’éloigner plus encore son rêve d’une alliance « aryenne » millénaire avec la Grande-Bretagne et se trouve contraint de jouer contre elle la carte japonaise. Il tente par ce propos de faire croire qu’il n’y est pour rien et que la faute en incombe tout entière à la partie britannique dominée par la « Juiverie », provisoirement espère-t-il.
Quand Genoud ne brode pas, souvent il raccourcit. Nombre de passages un peu compliqués sont survolés et beaucoup de détails gommés. Il est vrai que, de propos certainement délibéré, il évite toute note de bas de page, par deux recettes originales : certaines précisions sont intégrées dans le corps du texte sans que rien ne signale ces interpolations, tandis que des faits ou des personnages qu’il juge secondaires, ou sur lesquels il n’a pas envie de chercher des éclaircissements, passent à la trappe.
Autre entorse aux règles universellement admises, Genoud est loin de traduire les mêmes mots de la même façon. Ainsi, le 6 février 1942, Hitler dit pareillement à quelques lignes d’intervalle que la France et l’Angleterre ont été entraînées vers la guerre par « une toute petite bande » (ein ganz kleiner Haufen). Le « tout petit gang » de Genoud dans la phrase sur la France est simplement omis dans celle sur l’Angleterre, sans doute par un souci de légèreté. La perte est importante : Hitler, lui, ne craint pas de marteler sous une forme identique ses idées de base. Je rends au texte son caractère oral en respectant, et les incohérences normales résultant de l’improvisation, et les lourdeurs induites par les obsessions hitlériennes.
Il est parfois difficile de déterminer dans quelle mesure les raccourcis de Genoud et ses ajouts ont pour but de présenter au public francophone un texte fluide, et dans quelle mesure ils visent à polir la statue d’un auteur qui est pour lui un héros. C’est ainsi que, le 28 décembre 1941, Hitler se mêle de physique nucléaire en confondant les noyaux des atomes avec leurs électrons : c’est le nombre des noyaux qui différencierait les éléments. Genoud, consciemment ou non, gomme la faute en fondant les deux termes dans un troisième, celui de molécule ! Pour nous au contraire il importe de traduire exactement, de relever l’erreur et d’en tirer éventuellement des conséquences.
Parfois aussi on trouve des fantaisies gratuites, ainsi le 17 janvier 1942, quand Hitler résume un article américain : une phrase se retrouve tout à coup entre guillemets comme s’il s’agissait d’une citation littérale, alors qu’il n’y a aucun guillemet dans l’original . Une autre fois (dans la nuit du 3 au 4 février 1942), il situe à Berneck (à 13 km de Bayreuth) un restaurant proche du palais des festivals, comme tout le contexte invite à le penser.
Mais parfois les ajouts embellissent l’orateur sur des points fondamentaux, et peu importe si la tromperie est consciente ou si elle procède seulement d’un aveuglement dû à l’admiration. Le 22 janvier 1942 par exemple, Hitler parle du chien qu’il avait adopté pendant la guerre. On sait que dans Mein Kampf, sans mentir à proprement parler, il laissait entendre qu’il avait servi en première ligne, dans les tranchées… alors qu’il était estafette régimentaire et, à ce titre, s’approchait rarement à moins de trois kilomètres du front. Ce qui était d’ailleurs plus pratique pour se charger d’un chien. Ici encore, il recourt à des termes vagues comme « se porter en avant »… et Genoud parle de « première ligne » ; mieux : « tout le monde l’aimait », dit Hitler de son animal, et Genoud complète : « dans la tranchée » !
Il aime le nazisme, sans doute, mais le comprend assez mal. Il n’y voit semble-t-il qu’une dictature anticommuniste rigide et musclée, certes d’une efficacité hors pair mais bâtie suivant les mêmes principes que ses consoeurs. On ne s’en rend nulle part mieux compte que dans sa traduction d’une phrase sur la SS, disant (le 3 janvier 1941) qu’elle doit attirer « wie ein Magnet alle, die zu ihr gehören » : comme un aimant tous ceux qui lui appartiennent. En écrivant « tous les hommes d’élite », Genoud fait de Hitler et du chef SS Himmler de banals chasseurs de têtes. Or la phrase a une portée tout autre : les SS, avant d’entrer dans l’organisation, en sont déjà virtuellement membres. C’est une élite prédestinée : la couche naturellement dominante de la race naturellement supérieure, qu’il s’agit moins de former que de dépister, de rassembler et d’organiser.
Ailleurs, notre Romand semble à court d’argot, français et allemand : ainsi (entrée du 15 janvier 1942), le mot « Protektion », qui désigne le favoritisme et pourrait se traduire par « piston » ou « copinage », devient frileusement « protections », au pluriel.

Dans tous les cas ci-dessus, la traduction anglaise de 1953 , signée « Norman Cameron and R.H. Stevens », est d’un faible secours car elle épouse fidèlement les travers de l’édition française, parue l’année précédente. Elle va jusqu’à reproduire de grossières fautes de frappe ou de transcription . On comprend pourquoi en lisant la biographie de Genoud publiée en 1997 par Pierre Péan. Il nous dit que Stevens était venu en Suisse pour travailler avec Genoud, et que ce dernier avait des démêlés judiciaires avec l’éditeur, allemand, des notes conservées par Henry Picker, d’où deux conséquences particulièrement dommageables : pour conserver en tout état de cause les bénéfices de l’édition anglaise et la part de ceux-ci revenant à Genoud, elle se présentait officiellement comme une traduction de l’édition française, dont elle ne pouvait donc trop s’écarter ; le travail avait été mené rapidement, des deux côtés de la Manche , pour couper l’herbe sous le pied d’une traduction française ou anglaise (qui finalement ne vit pas le jour) de l’édition Picker.
En définitive, quelles que soient les préoccupations exactes de Genoud, il apparaît que son travail
-est plus soucieux de lisibilité que d’exactitude ;
-se dispense de notes explicatives mais les remplace en partie par des gloses insérées dans le corps du texte sans être signalées, à moins qu’il ne saute purement et simplement des passages compliqués ;
-est passé quasiment tel quel dans la version anglaise.



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(1) A la lecture de ceci, Gilles Karmasyn signale sur Facebook https://www.facebook.com/groups/StudyOfNS/ une exception :
German Studies Association
"Hitler's Table Talk": Troubling Finds
Author(s):
Richard C. Carrier
Reviewed work(s):
Source:
German Studies Review,
Vol. 26, No. 3 (Oct., 2003), pp. 561-576
En ligne : https://media.8ch.net/pdfs/src/1429265963793.pdf

Gilles lui-même a répercuté certaines données de cet article, effectivement centré sur les carences de Genoud et leurs métastases anglo-saxonnes, dans son site anti-négationniste PHDN : http://phdn.org/histgen/hitler/declarations.html#note20 .

L'article de Carrier comporte des imperfections que j'ai ainsi résumées sur Facebook :


-il ignore que Genoud a publié un deuxième tome, qui comme le livre de Jochmann se termine en 1944;

- il n'a pas compris que les différentes éditions Picker ne contenaient, des notes de Heim, qu'une sélection, ce qui explique des omissions auxquelles il cherche des explications tarabiscotées.

Contrairement à Carrier, je pense que Genoud est surtout léger et, pour des raisons plus commerciales qu'idéologiques, abusivement simplificateur. Je ne crois pas du tout qu'il cherche à faire passer Hitler pour un athée (au lieu d'un mixte d'agnostique et de providentialiste). Inversement, contrairement à Carrier, je constate chez Hitler une sévérité extrême (et non partielle) à l'égard du christianisme.

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En résumé : Genoud, qui de Jochmann n'arrive pas à la cheville, se détourne pudiquement des mots laids, incite à se taper sur les cuisses et ne mérite qu'une bonne fessée.
 
 
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Ecrit par: François Delpla, Le: 10/11/15