Gilets jaunes: le point de vue du sociologue Michel Wievorka

michel Wiervorka sociologue

Source: l'Opinion Irène Inshauspe

Si le mouvement des gilets jaunes devait s’amplifier, cela profiterait sans doute au Rassemblement national.

Michel Wieviorka est président de la Fondation Maison des sciences de l’homme et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Comment interprétez-vous le mouvement des gilets jaunes ?

C’est un mouvement qui présente des dimensions anti-fiscales, anti-Etat, dont l’argumentation est faible. Les économistes s’accordent pour dire que les hausses du prix du pétrole, taxes comprises, ne font pas payer l’essence plus cher qu’il y a vingt ou trente ans, compte tenu de l’évolution des salaires. Le raisonnement purement économique ne tient pas. Nous avons affaire à une grogne qui devient poujadiste, qui traverse toute la société, sans le caractère régional que pouvait avoir le mouvement des bonnets rouges. Cela a beaucoup à voir avec le fait que les médiations classiques sont très affaiblies. Aujourd’hui, la société gronde, elle pourrait même se braquer, car certaines catégories souffrent, l’inquiétude est forte et le sentiment d’injustice répandu.

L’argument écologique avancé pour justifier l’augmentation des taxes ne passe pas ?

Il n’est pas habile. Voilà un gouvernement qui a laissé filer Nicolas Hulot et qui explique maintenant que nous devons changer de comportement, pour entrer dans une nouvelle ère culturelle, ce n’est pas très cohérent ! Il est difficile de se dire porteur d’une grande vision d’écologie politique tout en donnant l’image d’un pilotage fiscal qui est perçu comme destiné à faire entrer de l’argent dans les caisses de l’Etat. Enfin, l’idée que des forces politiques pourraient structurer ces manifestations est contestable. Elles y trouvent éventuellement l’occasion de se positionner clairement, notamment par rapport à l’extrême droite.

Que nous dit ce mouvement de l’état de notre société ?

Elle gronde, elle n’est pas contente et, comme le pouvoir recule avec ses mesures d’accompagnement, elle risque de gronder encore davantage. Le gouvernement n’est pas toujours adroit, c’est apparu assez clairement au début du quinquennat avec l’annonce sur les APL. On prend un groupe social, les étudiants, et on lui dit « Vous, ce sera cinq euros de moins » ; ensuite les retraités, « Vos pensions ne suivront pas l’inflation ». C’est une curieuse façon de faire de la politique que de saucissonner la société en rondelles, et dès qu’elle s’ébroue, de faire un pas de côté. Aujourd’hui, les médiations syndicales et politiques qui prévalaient autrefois n’existent plus. Lorsqu’il y a un problème, le pouvoir est amené en permanence à n’avoir pour interlocuteur que la population ou l’opinion : le président Macron honnêtement constaté sur le Charles-de-Gaulle n'avoir « pas réussi à réconcilier le peuple français avec ses dirigeants ». Pour qu’une réconciliation soit possible, il y faut, paradoxalement, des médiations et des négociations.

«Les midterms aux EU sont intéressantes. Les femmes sont bien plus présentes dans la vie politique américaine, les minorités aussi, cela pourra peut-être déboucher sur une renaissance politique. Le renouveau ne reposera pas sur des mouvements poujadistes qui ne peuvent amener que plus de radicalité»

Êtes-vous inquiet pour la suite ?

Aujourd’hui, la société fonctionne avec en haut, verticalement, de la communication qui se cherche ; en bas, horizontalement, des réseaux sociaux ; et entre les deux, du vide. Ce qui n’augure pas d’un avenir plus efficace pour le pouvoir. De multiples questions se posent – culturelles, de mœurs, de religion, d’éthique par exemple – et les structures classiques ne sont plus capables de les traiter.

Est-ce propre à la France ?

Non, partout dans le monde, nous sommes dans un moment, qui peut durer longtemps, où la conscience de construire du neuf est envahie par la nécessité de purger la société de ce qui formait le système antérieur. Mais tout ne peut pas venir du haut, avec de temps en temps la société qui gronde ou se cabre ! L’absence de médiation n’est pas une bonne chose. J’espère que notre société va continuer à se moderniser et s’animer autrement que par des mouvements réactionnaires ou poujadistes, et qu’apparaîtront de nouvelles forces politiques. De ce point de vue, les « midterms » aux Etats-Unis sont intéressantes. Les femmes sont bien plus présentes aujourd’hui dans la vie politique américaine, les minorités se sont fait entendre, et cela pourra peut-être déboucher sur une renaissance politique. Le renouveau reposera sur des changements culturels et sociaux, pas sur des mouvements poujadistes anti-étatiques qui, eux, ne peuvent amener que plus de radicalité. Si le mouvement des gilets jaunes devait s’amplifier, cela profiterait sans doute au Rassemblement National.