Ce que nous savons et ne savons pas sur le cerveau humain

F. Varela rencontre N.P. Bechtereva
Les intervenants:

N.P. Bechtereva (Fédération de Russie) : Biologiste, connue pour ses travaux sur le cerveau. Membre de l'Académie des Sciences de Russie, elle est directeur scientifique de Centre russe pour l'étude du cerveau à Saint-Petersbourg, où elle dirige également le laboratoire de neuro-physiologie de la conscience.

F. Varela (Chili) : Neurobiologiste et épistémologue, connu pour ses contributions à l'étude de l'organisation biologique et ses recherches en sciences cognitive. Sa recherche est actuellement centrée sur l'intégration globale du cerveau et l'expérience mentale.

Les illustrations utilisées pendant cette discussion seront très prochainement disponibles sur ce serveur.

Première intervention par N.P. Bechtereva :

Mesdames, messieurs, d'abord j'aimerais vous remercier tous de vous être levés si tôt pour venir écouter cette première conférence. Ensuite, je voudrais partager un secret avec vous, et si vous le trahissez, ce sera peut-être encore mieux que si vous le gardiez: j'utiliserai le titre de ces Rencontres lorsque j'organiserai un symposium ou un congrès. car e'est vraiment un titre merveilleux !

Nous sommes presque toujours en train de parler de ce que nous croyons que nous savons, et somme toute il semble que nous sachions pas mal de choses, même à propos d'une organisation aussi complexe que le cerveau - le cerveau humain. Mais si nous comparons ce que nous savons avec ce que nous ne savons pas, nous nous apercevons que nous ne connaissons qu'une petite partie Je ne veux pas dire que nous " en connaissions un petit bout ". Nous connaissons une partie de ce qui est nécessaire, de ce qu'il est important de savoir, en médecine, en philosophie, ou en science du cerveau, juste assez pour avoir une idée de ce que notre cerveau signifie.

D'abord, je parlerai avec vous de ce que nous savons sur le cerveau aujourd'hui et comment nous le savons. Je me souviens d'une période, vers la fin des années 50, où la physiologie du cerveau humain était reléguée à l'arrière-plan des congrès de physiologie. Maintenant on la rencontre dans les sessions plénières, c'est une matière prioritaire. Nous devons de la reconnaissance à ce progrès incroyable en méthodologie, qui a permis de découvrir des éléments sur l'organisation structurelle et fonclionnelle du cerveau, ou sur les emplacements impliqués dans le traitement de tel ou tel travail par le cerveau. Toutefois, cela ne signifie pas - et j'y insiste dès maintenant - que nous connaissions tout ce que nous avons le désir et le besoin de connaitre sur le cerveau humain.

La première diapo - dans le bas - montre le schéma d'un cerveau. Une sorte de flèche, ou de ligne, montre l'enregistrement de ce qui vient du cerveau; ou plutôt l'activité de neurones, de populations neuronales. Cette activité neuronale provicnt d'une certaine aire cartographiée,sur la diapositive, et comme il est écrit sur la gauche, nous effectuons un certain test: une personne doit reconnaître une phrase; d'abord correcte à la fois grammaticalement et sémantiquement; puis (en-dessous) la phrase est correcte sémantiquement, mais grammaticalcmcnt érronée; puis vice-versa, et, pour finir, tout en bas, sémantique et grammaire sont toutes deux incorrectes. Cela sonne comme une phrase, mais ce n'en est pas une en réalité. La grammaire est mauvaise et la phrase n'a absolument aucun sens. Sur la partie droite de l'image, on voit le résultat de cette expérimentation: Un histogramme par lequel nous restituons une évaluation statistique des changements dans l'activité neuronale, pendant la réalisation des quatre tâches, séparemment. Dans le cas où l'électrode est juste au milieu du cerveau, il n'y a qu'une seule sorte de changement, lequel est différé lorsque le test devient de plus en plus difficile - grammaire incorrecte ou sens faussé - et il n'y a rien de valide (blanc) lorsque grammaire et sémantique sont absentes toutes deux.

Seconde image. On peut voir une réaction assez différente en provenance d'un autre endroit, qui est dans la partie frontale du cerveau. En fait, je voudrais le souligner ici, les réactions dans la plupart des emplacements du cortex sont généralement dues à la dépression de l'implant , ce sont des réactions d'inhibition et non d'excitation comme presque partout dans le subcortex.

Je ne sais si vous avez remarqué ou non la différence entre les deux premières images, on peut voir cette différence sur la droite de la seconde et la troisième lignes. A 2mm près, le cerveau réagit sur la grammaire et ne réagit pas sur le sens, et même, à 2 autres mm près, il réagit sur la sémantique, sur le sens de la phrase.

Sur l'image d'après, on voit que, à 2mm de ce que nous avons enregistré sur l'image précédente, 2mm plus loin sur la surface du cerveau, se trouve une réaction complète. C'est la ligne du dessus, vers la droite. Le cerveau réagit sur la phrase dans sa totalité, grammaire et sens cnmpris.

Je ne décrirai pas l'image suivante tout à fait en délail, mais elle montre que lorsque vous explorez le cortex, seuls quelques rares emplacements sont excités. Ceux-ci sont les plus importants pour le travail effectué (par le cerveau). Les autres, où la ligne descend, montrent une réaction d'inhibition

La prochaine image est du même type mais là vous verrez des réactions venant du subcortex. Dans le subcortex les choses se passent différemmet. Le subcortex travaille en permanence, il montre principalement une réaction d'excitation. La proportion minuscule d'inhibition dans les réactions se rapporte aux emplacements qui, dans le cerveau, réagissent quand une personne fait une erreur. La neurophysiologie est une techniqne merveillense pour la déconverte du cerveau Je vous ai montré quelque chose qui a été pour moi un miracle pendant de longues années. En voyant sur l'écran les dansantes lignes verdatres, je me sentais déjà complètement bouleversée. Mais, plus lard, je réalisai ce que j'aurais du réaliser depuis le tout début, mais que j'essayais en quelque sorte de laisser de coté: nous observions une partie minuscule du cerveau, en un point minuscule où une électrode de diagnostic et de traitement était posée. El nous désirions éperduement acquérir une technologie, une technique qui nous aurait permis de voir ce qui se passait en même temps partout ailleurs, dans le cerveau entier.

Et les images suivantes montrent les résultats de la tomographie a émission positronique, qui, avec une résolution spatiale bien plus minime, donne néamnoins le panorama de ce qui se passe dans le cerveau tout entier.

Cette expérience est celle d'une stimulation sonore. Sur la gauche se trouve l'image d'origine, et sur la droite, la même, mais dont l'arrière plan a été enlevé La même pratiquement, en bas, mais avec stimulation visuelle. On peut remarquer que quelques emplacements encore sont " brillants " dans le cerveau, et, c'esl inattendu, dans le cas de stimulation lumineuse, non seulement dans la partie occipitale (ce qu'on peut attendre) mais dans certaines autres parties au milieu du cerveau - en blanc et rouge sur l'image - et même dans sa partie frontale.

Voici une autre image un peu plus sophistiquée, où on présente des mots. L'image d'origine est en haut à gauche, et toutes les autres sont le résultat d'un traitement par le système " quelque chose moins quelque chose ". Sur la droite? I'image lorsque les mots sont présentés - moins le son. En bas à gauche, les mots, et en bas à droite les mots - moins le son. Dans les deux cas, particulièrement à gauche, on peut voir, soulignée par la flèche, une réaction du cervcau à la présentation des mots, à leur réception Ainsi, pas a pas, en utilisant ces deux techniques, nous avons pu découvrir ce qui se passe dans une minuscule partie du cerveau et dans l'ensemble de celui-ci.

Les scientifiques américains, Fox et ses collègues, on décrit un emplacement dans la parlie frontale du cerveau, qu'ils ont observée grâce à la tomographie par émission positronique - un emplacement plutot énorme - relatif, selon leur test, à la reconnaissance des phrases. Comme je vous l'ai montré auparavant, nous avons vu que même à 1 ou 2 mm autour de cet emplacement, le cerveau peut être occupé à une tâche très différente. Certaines populations de neurones pourraient " analyser " la phrase, d'autres, la grammaire, même d'autres le sens, et d'autres pourraient " intégrer ". Ainsi, ce que nous avons maintenant, le meilleur de cette décade pour le cerveau (et nous sommes dans la décade du cerveau) est que nous pouvons utiliser ensemble la technique neurophysiologique, I'enregistrement de l'aclivité neuronale du cerveau, dans les cas où cela est éthiquement possible et médicalement nécessaire (l'épilepsie par exemple, ou certains cas de désordres mentaux), lorsque vous ne pouvez pas aider les patients sans diagnostic ou traitement par microélectrodes, et la tomographie à émission positronique qui nous procure évidemment des données moins précises mais, en revanche, et c'est son avantage, sur le cerveau tout entier.

Quels sont donc les résultats de cette série d'invcstigations ? Nous savons maintenant que le cerveau pourrait maintenir l'activité du penser selon un système comportant des éléments rigides et des éléments flexibles. Les rigides sont toujours là quand vous effectuez un certain test, et les flexibles sont là seulement au cas où des circonstances particulières s'y ajoutent. Donc nous avons vraiment découvert que l'intégration globale est traitée au moyen d'une interconnection entre cortex et subcortex, dans laquelle la partie corticale n'est excitée que dans les emplacements en étroite relation avec le test, tandis quc la partie subcorticale, habituellement, est en activité constante.

Alors, que ne savons-nous pas ? J'ai montré ce qui se produit dans le cerveau lorsqu'une personne rçconnaît une phrase. Mais imaginons, s'il vous plait, lorsque je vois - ou que vous voyez, je ne suis pas jalouse - donc, lorsque vous voyez ce tracé, pouvez-vous dire: cette personne pensait a sa petite amie, son petit ami, ou même à une pomme ou une chaise ? Non. C'est impossible aujourd'hui. La partie la plus basique de l'organisation mentale, qui maintient les instincts programmés, a aussi des programmes qui se développent au cours de la vie. Ce dont nous parlions pourrait alors être déterminé comme un " mental intermédiaire ". Par exemple, si je veux de l'eau, je peux en demander, ou simplemcnt prendre un verre d'eau, au choix. Cela n'exige pas une pensée plus haute, plus élevée, cela n'exite pas d'avoir la sagesse. Mais, tout de même, aujourd'hui, nous ne pouvons pas découvrir ce que la personne a dans l'esprit, quelque soit le déroulement enregistré par les électrodes ou les renseignements fournis par la tomographie par émission positronique (T.E.P.). Est-ce impossible par nature ou non ? Je ne le pense pas. Dans ce dernier cas, nous ne parlions pas d'une sagesse supérieure, nous ne parlions que de la simple pensée, semblable au conditionnement, disons: proche du conditionnement. Je pense que c'est le problème de la technologie de pointe et cela sera bien dommage pour moi si personne ne sort de cet aspect technologique de la science. J'espère qu'un fin teclmologue pourra nous aider à comprendre la simple pensée à partir des tracés du cerveau.

Je ne parlerai pas aujourd'hui des émotions parce qu'on ne peut pas parler de tout, mais au lieu de cela j'aborderai deux autres points. Le premier se rapporte à la question de Mme Sureau, qui m'a demandé de parler sur comment le cerveau sait, ou ne sait pas, ce qu'il ne connaît pas ou ce qu'il connaît. C'est juste la même chose dite différermnent.

Je peux dire que, à moins que nous ne trouvions un mécanisme de balayage, un scanner, un mécanisme de controle, nous serons incapables de résoudre ce problème, mais dans le principe ce problème peut être résolu. (Excusez moi, c'est mon avis). Le problème peut se trouver résolu si nous trouvons encore une fois l'aide d'une technologie de pointe. Et qui déchiffre ce qui vient du cerveau ? Certainement pas l'électroencéphalogramme, parce que c'est un témoin trop " paresseux ", il fonctionne principalement à 10 cycles par seconde, c'est trop lent pour le cerveau

La dernière chose que je souhaite aborder est la " sagesse supérieure " ainsi nommée et souvent mentionnée aujourd'hui. Vous savez, quelquefois vous sentez que la façon dont vous percevez votre environnement, que votre conscience, sont modifiés. Ou bien vous ne le sentez pas, vous le réalisez plus tard, ou même pas du tout. Vous n'êtes pas perturbé, vous n'êtes pas fou, vous n'êtes pas psychotique, heureux ou malheureux ou quoique ce soit d'autre, mais vous n'êtes pas le même que d'habitude. Et parfois vous pouvez juste, dans cet état de conscience modifié, lui-même champ immense d'investigations, commencer à formuler des choses que vous ne pourriez pas élucider par la logique. Et je pense que dans cet état de conscience modifié, justement, nous pouvons recevoir de cette sagesse supérieure nos formules ou nos décisions. Je dois insister là-dessus, car personne, réellement personne ne peut expliquer comment une décision supérieure, un rayon de sagesse parviennent dans notre cerveau.

Ayyam Sureau :
Docteur Bechtereva, aimeriez-vous ajouter quelque chose sur la question méthodologique ?

N.P. Bechtereva :

Merci pour cette question, c'est une merveilleuse question. C'est la plus importante question de toute l'histoire cérébrale, savoir si nous pouvons cultiver la science du cerveau à l'intérieur de l'ancien paradigme ou si nous avons quelque chose de nouveau à y ajouter. Je pense que nous pouvons travailler à l'intérieur de l'ancien en toute securité sans recevoir de critique, continuer sur cette plateforme en avant en arrière et sur les côtés, nous trouverons des choses intéressantes, mais cela ne créera pas de révélation dans la science du cerveau. Dans celle-ci, spécialement lorsque nous essayons de trouver à la seconde quelque chose que nous avons cherché pendant des années, formulé juste comme je l'ai fait à la fin de ma conférence, que nous avons en quelque sorte " dérobé " à une sagesse supérieure, alors nous avons besoin d'un nouveau paradigme. A moins que nous soyons souples, nous serons incapables de faire une percée. C'est mon opinion. Et merci beaucoup encore.

Discussion par F. Varela :

Traquer l'ignorance

Parler de ce que nous ne savons réellement pas, est comme entrevoir un animal au galop du coin de l'oeil. Si nous pouvions le voir de face, nous le regarderions en plein, et nous pourions le décrire à loisir. Peut-être seulement pour conclure combien peu nous connaissons les traits, la famille et les coutumes de la créature en question. S'il n'était jamais entré dans notre champ visuel, nous n'en parlerions même pas. Le scintillement au coin de l'oeil nous avertit d'une présence, nous fait tourner la tête et ajuster la vision. Mais hélas, le plus souvent, il est trop tard, le gibier n'est plus là. Nous pouvons seulement raconter des histoires sur ce qui aurait pu arriver, sur ce que nous croyons avoir vu s'enfuir.

Ainsi, I'ignorance a au moins deux formes, deux saveurs; la directe et l'oblique. Dans la science, nous pouvons les distinguer l'une de l'autre par la façon dont elles sont reliées au désir. La première sorte d'ignorance crée l'ambition, elle conduit les gens à travailler dur, à trouver des fonds et mobiliser des alliances, pour parvenir à une conclusion et publier des arlicles qui peuvent bousculer l'opinion des collègues. C'est la science à toute vapeur. Elle sait où elle va, et même si elle ne sait pas exactement quelle forme les résultats prendront, l'aire du problème, comme le terrain où nous jouons au ballon, est posée et tracée.

La seconde ignorance est plus subtile. Le plus souvent, elle laisse le désir en panne, ele effraie le timide parce qu'elle signifie courir les multiples risques d'arrêt brutal et d'erreur de direction. C'est une poursuite ou les sommets sont plus escarpés; jouer gros, gagner ou tout perdre. Celle traque de l'ignorance est aussi plus spectaculaire à la lumière de l'histoire, quand elle gagne. Elle reste invisible lorsqu'elle ne mène nulle part. Mais sans la quête permanente de cette ignorance " oblique ", la science n'aurait aucun élan décisif ni créatif.

On m'a demandé de parler de notre ignorance du cerveau et de l'esprit. C'est faire honneur à cette invitation que de souligner notre ignorance des deux saveurs. D'abord, en ce qui concerne ce que nous savons que nous ne savons pas. Ensuite, en ce qui concerne ce qui semble à peine au coin dc l'oeil, mais où les sommets sont plus escarpés.

Directe

La route la plus droite pour évaluer l'ignorance directe dans toute science est de considérer ses méthodes pratiques, car elles sont les mains et les yeux qui donnent forme à la pertinence considérée. Les neurosciences, aujourd'hui, ont une vaste palette de mélhodes adaptées aux nombreux niveaux d'analyse des bases biologiques de la connaissance du vivant. Le croquis suivant est une grille combinant la taille des phénomènes étudiés avec leur durée . Les axes sont en unités logarithmiques, de telle sorte que nous couvrons depuis le petit bouton synaptique jusqu'au cerveau entier, et de la milliseconde des courants ioniques jusqu'à des mois d'apprentissage et de développement.

Les différentes méthodes correspondent à des communautés entières de chercheurs affairés à publier des résultats, et sautant très souvent d'une technique à l'autre. Par exemple, une méthode d'étude du cerveau longtemps en faveur consiste à considérer la réaction de neurones isolés grace à une petite électrode, pour fournir des aperçus sur la participation locale de ces groupes neuronaux sous une stimulation donnée, par exemple les effets d'une injection localisée de neurotransmetteur. Plus, récemment, on constate un développement spectaculaire de techniques destinées à obtenir une image plus large: pas seulement un ou quelques neurones, mais des aires entières de l'activité cérébrale. Ce sont ce qu'on appelle les techniques d'imagerie du cerveau, y compris les études des champs électrique et magnétique (E.E.G./M.E.G.) de tomographie par émission positronique (T.E.P.) et, plus récemment, la résonnance magnétique fonctionnelle (R.M.F.).

Remarquez que le diagramme inclut une troisième dimension, indiquée en couleur, c'est le degré d'invasion. Travailler avec une microélectrode, injecter une substance ou reproduire une lésion sont des méthodes invasives, et souvent l'animal ne survit pas à l'expérimentation. Par contre, un certain nombre de ces nouvelles techniques évitent de nombreux problèmes comme ceux dont nous venons de parler, car ils permettent une collation d'informations non-invasives, sans perturbalion des tissus par l'utilisation de signaux d'espèces variées; alors le sujet humain peut être librement étudié, et l'éthique de l'expérimentation animale est résolue (au moins jusqu'à un certain point).

Lorsqu'on les utilise en les combinant, ces nouvelles techniques d'imagerie nous mènent un pas plus loin vers une image détaillée de l'activité céIébrale dans l'instant où un sujet animal ou huma1n accomplit une tache cognitive, telle que reconnaître une mélodie, ou exécuter un acte moteur complexe. Longtemps, cela a été l'Eldorado des neuroscientifiques; il semble qu'il devienne davantage possible de poser des questions qui n'ont jamais été abordables auparavant, y compris lcs paramètres de conscience et d'émotion.

Que peut nous dire ce panorama actuel de méthodes, sur notre ignorance directe du cerveau ? Puisque nous avons une panoplie de méthodes pour obtenir les paramètres neuronaux de telle situation définie, il semble ne pas y avoir d'activité cognitive au-delà des périmètres de la grille présentée. C'est là le conlour du terrain où le jeu va être mené. En d'autres mots, ma conclusion pourrait sembler choquante à beaucoup, mais voilà: nous avons fait une incursion évidente dans l'explication de chaque acte cognitif spécifique. Le lecteur peut, s'il le veut, évoquer son exemple favori, par exemple marcher et courir, reconnaitre des visages, et faire coïncider l'oeil, la mémoire associative et la tonalité émotiomlelle. Suis-je en train d'affirmer que ces actes cognitifs ont été complètement compris, et même reproduits dans des systèmes artificiels ? Evidemment non. Ce que je dis, c'est qu'il existe une ignorance directe, où l'aire du problème est clairement posée, et où un travail collectif complètera les réponses fragmentaires et incomplètes dont nous disposons à présent. Voici la Terre Promise de la neuroscience que les jeunes scientifiques envisagent comme leur carrière, et qui débouche sur une fascinante aventure. En bref, j'assure que, dans l'ensemble, le problème corps-esprit, dans son acception classique, n'est ni un vrai problème ni un puzzle, mais un ensemble de questions solubles à l'intérieur d'une aire bien déterminée. Dans ce sens et sous forme de la paire assortie: acte cognitifs/mécanismes cérébraux, le problème corps-esprit a été résolu. C'est " tout bonnement " un cas d'ignorance directe.

Oblique

Toutefois, il y a cette proie qui, depuis la périphérie, s'introduit dans notre champs visuel. C'est une créature mouvante récurrente dans l'étude du cerveau et de l'esprit, qui apparait et disparaît selon une certaine périodicité. Et cependant elle est simple à exprimer, quelle est la relation entre les actes cognitifs avec leurs explications, et notre expérience, notre propre conscience ? Et quoi du lien entre neuroscience et expérience vécue dans la vie humainc ordinaire ? Il est certain qu'une discipline ayant pour vocation d'expliquer l'esprit tombe sur cette question mouvante même lorsqu'elle essaie de la chasser.

C'est la question récurrente de l'explication à la première personne en matière scientifique, la confrontation fondamentale avec la profondeur phénoménale ou existentielle de notre propre esprit, de notre propre expérience. On l'a appelé le " mind-mind problem ", la relation entre les mécanismes cognitifs des actes mentaux et l'esprit phénoménologique .

Voilà la plus profonde ignorance, l'oblique. Nous ne trouvons pas là les grasses subventions des agences scientifiques ni une rafale de brillants scientifiques foncant droit sur le sujet. C'est une matière à discussions très timides, et traitées en gros comme une question " philosophique " par la grande majorité des neuroscientifiques. Bien sûr, c'est une question philosophique, mais qui influence l'élan et l'énergie sur le terrain de la science.

Il est intéressant de noter que nous sommes aujourd'hui les témoins d'un boom concernant l'étude scientifique de la conscience. Le nombre de livres, articles et congrès sur ces sujets a augmenté de facon exponentielle au long des dernières années. Pourquoi cette flambée après deux décades de silence, qui avaient fait de la conscience un sujet impoli même à l'intérieur de la science cognitive ? Un jour, l'histoire intellectuelle des tours et détours de cette aire du problème sera retracée comme il convient Mais il y a tout autour une aura de " déjà vu " , nous rappelant les nombreuses oscillations du pendule entre rejet et fascination absolue sur l'actualité de la conscience.

Il pourrait difficilement en être autrement, puisque toute science de la connaissance et de l'esprit doit, tôt ou tard, se trouver aux prises avec cette condition essentielle: nous n'avons aucune idée sur la façon dont l'expérimental ou le cognitif pourrait être mis à part de notre expérience persormelle. Comme Jolm Searle l'a remarqué fort à propos dans sa contribution au boom, chaque fois qu'une période intellectuelle favorisant les théories strictement matérialistes de l'esprit commence

" le philosophe rencontre des difficultés. Il semble toujours qu'il laisse quelque chose de coté ...  et une objection plus profonde sous-tend les objections techniques qui peut s'exprimer simplement ainsi: la théorie en question a délaissé l'esprit; elle a délaissé quelque trait essentiel de l'esprit, du genre " conscience " ou " qualia " ou contenu sémantique... Donc si nous étions près de penser à la philosophie de l'esprit en tant que simple individu, nous dirions que cet individu est un névrotique compulsif, et que sa névrose se manifeste par la répétition incessante du même schéma de comportement. "  

Re-tracer les lignes

Je suis d'accord avec le diagnostic de Searle autant que je m'écarte du remède qu'il suggère. Il est clair que des mesures radicales s'imposent pour compenser ce comportement compulsif. Tel est précisément le projet que je me propose de dessiner brièvement maintenant, indiquer une direction de recherche assez radicale, dans la mesure où quelques principes essentiels de méthodologie sont liés à des études scientifiques; c'est donc une direction qui change le précédent tracé du terrain de jeu, et ne fail pas qu'honorer l'aspect oblique de notre ignorance, elle la regarde en pleine face.

Neurophénoménologie est le nom que je donne à cet essai pour marrier une approche disciplinée de l'expérience humaine (dans la continuité de la tradition européenne de la Phénoménologie) avec la neuroscience cognitive moderne, dans le but d'apporter une nouvelle plongée dans les problèmes " durs " de la conscience . Le coeur de ma position est qu'aucun principe purement théorique ne nous aidera réellement. Nous devons nous tourner vers le seul lien entre le cerveau et la conscience qui semble à la fois évident et naturel: la structure de l'expérience humaine elle-même

Une des forces directrices principales de mon approche est l'insistance sur l'irréductible nature de l'expérience consciente. Nous gardons une dette " non remboursable " envers notre expérience intime. C'est de cette expérience que nous partons et à laquelle nous devons rester reliés comme à un fil conducteur. Cette notion a été impitoyablement éliminée par la tendance (développée sur les vingt dernières années) à suhstituer, à l'association entre cognition et conscience, une associalion entre cognition et état intentionnel. Dans le meilleur des cas, le problème de la conscience est assimilé à celui des " qualia ", à cause de cerlains traits des états mentaux. Donc la notion de mental se trouve insidieusement assimilée à celle de comportement cognitif, attitude propositiolulelle, ou rôle fonctionnel.

L à où je me détache de la défense que Searle fait de l'irréductibilité de la conscience, c'est dans son incapacité à tirer la moindre conclusion sur la facon de résoudre la question épistémologique de l'étude de la conscience. Searle veut nous faire accepter que " l'irréductibilité de la conscience est simplement une conséquence du pragmatisme de nos habiludes de définitions ". (p. 122) et donc, bien que l'irréductibilité de la conscience soit une argument direct, elle " n'a pas de conséquences prorondes " (p.118). En fait,

" Le fait même de la subjectivité que nous essayons d'observer rend impossible une telle observation. Pourquoi ? Parce que là où la subjectivité consciente est en jeu, il n'y a pas de distinction entre l'observé et la chose observée Toute introspection que je fais dans mon propre état de conscience est elle-même cet état de conscience ". (p.97)

Le mental n'a pas de procédé évident pour s'examiner lui-même, et nous sommes ahandonnés a un état de vide méthodologique.

Cela n'est pas sans nous rappeler le vide rencontré par un autre investigateur, Koy Jackendorff, qui, lui aussi, fait appel à l'irréduclibililé de la conscience, mais qui, lorsqu'il en arrive à la méthode, reste éloquemment muet. Pourtant il assure que l'insight dans l'acte expérientiel est une obligation, dans une théorie computationnelle de l'esprit; il ne la fait suivre d'aucune recommendation méthodologique, excepté " l'espoir que les désaccords au sujet de la phénoménologie puissent être établis dans une atmosphere de confiance mutuelle ". Confiance mutuelle, vraiment ! Ce dont nous avons besoin est d'une méthode stricte, et c'est là que réside tout à la fois la difficulté et le potentiel révolutiormaire de la question.

Nous avons besoin d'examiner, au-delà du frisson de la subjectivité, les possibilités d'une procédure disciplinée pour l'expérience qui est le coeur rnême de l'inspiration phenoménologiquc. Car c'est dans la redécouverte de la primauté de la conscience humaine et sa qualilé directe, vécue que la Phénoménologie trouve son inspiration qui la fonde du même coup. C'est certainement dans ce sens qu'Edmond Husserl a émis le premier cette pensée en Occident, et établi une longue tradition, toujours vivante de nos jours. Il esl honnêle de dire qu'en fait, la Phénoménologie est, plus que tout autre chose, une façon de penser qu'Husserl a initiée en Occident, mais que son abord très persomlel ne la représente ni ne l'épuise tout à fait

Je souhaite proposer à cette table une esquisse de proposition qui ne s'inscrit dans aucune école uu sublignée particulière, mais représente ma synthèse personnelle de la Phénomcnologic à la lumière de la science cognitive moderne et d'autres traditions de l'expérience humaine  La Phénoménologie est un type particulier de réflexion ou d'attitude concernant notre être conscient. Toute réflexion révèle une variété de contenus mentaux (actes mentaux) ainsi que l'orientation qui leur est reliée ou leurs contenus intentionnels. Naturelle ou naïve, la réflexion suppose un certain nombre d'idées reçues tout à la fois sur la nature de l'expérimentateur et sur ses objectifs Le point d'Archimède de l'attitude phénoménologique est de suspendre toute idée sur une réalité quelconque

On peut transformer cette attitude en une méthode, la réduction phénoménologique (R.P.), pour décrire la structure de la conscience. Je distingue 4 aspects dans la RP.

1)l'Attitude. L'attitude de réduction est le point de départ nécéssaire, et on peut la décrire grâce à ses ressemblances avec le doute une suspension des croyances sur ce qui est en examen, une mise à l'écart des structures pré-établies qui constituent l'arrière-plan de notre approche des choses Le point est de cultiver une mise entre parenthèses systématique de nos habitudes courantes d'élaboration.

2)1'Intimité Résultat de la réduction: le champ expérimental apparaît à la fois moins encombré et plus immédiatement présent. Comme disait William James, l'immédiateté de l'expérience apparaît entourée d'horizons divers. Ce gain dans l'intimité avec le phénomène est crucial, car il fonde les apports du chemin fondamental de la méthode phénoménologique. La suspension des croyances, qui donne naissance à ces horizons multiples, nous introduit dans une intimité directe avec notre expérience, ce qu'on appelle traditionnellement: intuition.

3)la Description. Se borner à la suspension des croyances serait condamner cette méthode à une découverte passive. Le mouvement suivant est aussi crucial que celui de la suspension ce gain dans la preuve intuitive doit permettre d'obtenir des empreintes ou des conditions générales de l'expérience Celles-ci sont classées comme " invariables " puisque c'est a travers les " variations " que nous pouvons découvrir les conditions universelles dans lesquelles une observation est possible.

4)l'Entraînement. Comme en toute discipline. la clé est un entraînement soutenu allié à une étude constante. Une inspection écervelée de la conscience est un écho lointain de la culture disciplinée de la R P. Nous somrnes ici dans un moment particulièrement délicat, car l'attitude de réduction est notoirement fragile. Si nous ne cultivons pas la cornpétence à stabiliser et approfondir notre capacité à mettre des parenthèses pour laisser l'intuition libre, l'examen demeure en proie à nos habituelles présuppositions que la Phénoménologie appelle l'attitude Naturelle

Comme on l'a souvent remarqué, l'Introspection traditionnelle présuppose que nous avons accès à notre expérience, de la même façon que nous avons accès à notre champ visuel, par l'inspection. C'est précisemenent ce que l'étymologie indique également: in-specter, à l'intérieur Un examen intérieur de ce genre est une capacité cognitive normale, une que nous utilisons régulièrement. Mais telle est précisément ce que le Phénoménologue appelle l'attitude Naturelle, car elle chevauche la vague d'élaborations et de suppositions précédentes. Tout au contraire, dans la R.P., on s'entraîne à mettre des parenthèses, ce qui a exactement l'effet opposé à l'introspection: cela coupe court à nos élaborations promptes et rapides. Donc la R.P. n'est pas une " scrutation de l'intérieur ", mais une attitude tolérante qui permet aux phénomènes de se dérouler.

Nous n'avons pas connu, en Occident, un riche déploiement d'individus doués pour l'expertise phénoménologique (si on excepte Husserl ou James) capables de communiquer leurs investigations à une attentive communauté. En conséquence, cette voie d'enquête nous apparaît étrangère. Mais je prétends précisement que cette absence est à l'origine de l'opacité que la consciençe a pour la science d'aujourd'hui. Nous avons justement besoin des structures de connexion fournies par la R.P., puisqu'à la fois elles conviennent immédiatement à l'expérience (par leur nature même) et sont suffisamment intersubjectives pour servir d'éléments constructifs à l'analyse extérieure.

Pour tout dire, j'affirme que cette proposition neurophénoménologique est la route naturelle qui nous permet d'avancer dans l'étude de la conscience, d'ajuster notre regard sur notre proie-au-coin-de l'oeil et la rendre complètement observable. Rien de commun avec quelque position théorique élaborée. Cela reconnaît un domaine d'ignorance pratique auquel on peut remédier. Cela reformule égalentent la question de ce qui compte comme observation, et donc possède un potentiel révolutiormaire.

Et comment mettre en action la méthode proposée ? Ailleurs j'ai développé en détail un cas d'étude concret concernant les compte-rendus de durée temporelle " à la première personne " Je ne peux répéter les détail ici, et le lecteur intéressé est cordialement invité à consulter ce texte . J'aurais pu citer d'autres actes mentaux en illustration, comme le phénomène visuel de remplissage dans la perception de ce qu'on nomme " les contours illusoires ".

L'important ici est que, à moins d'accepter qu'à un certain point dans l'histoire de l'intellect et de la science, une re-lecture radicale est nécessaire, nous ne pouvons pas espérer avancer dans cette affaire compulsive de rejet-fascination ambivalente avec la conscience, dans la philosophie de l'esprit et de la science cognitive. Ma suggestion est, en fait, assez sévère, car elle implique que tout bon étudiant en science cognitive intéressé par le niveau de l'expérience mentale doit sans échappatoire possible atteindre un niveau de maîtrise en examen phénoménologique, pour se mettre sérieusement aux compte rendus " à la première personne ". Cela sonne comme un anathème au regard de la longue tradition de la science objectiviste - c'en est un. Mais cela n'est pas trahir la science: ce sont une extension et un complément nécessaires. Science et expérience exercent l'une sur l'autre contraintes et modifications en une sorte de danse. C'est là que réside le potentiel de transformation. C'est aussi la clé des difficultés ainsi suscitées à l'intérieur de la communauté scientifique. Cela exige que nous abandonnions une certaine image de comment la science se fait, et que nous questionnions un certain style de formation dans la science, qui fait partie du tissu même de notre identité culturelle.

Retour à la case départ

Telle est la nature de la profonde ignorance oblique. Elle nous met dans une obligation. Elle nous conduit à proposer des hypothèses radicales qui mettent en danger la sécurité de notre place dans l'entreprise organisée de la recherche. Mais tant pis. C'est aussi la poussée qui nous force à garder les pieds par terre. Nous devrions cultiver notre respect pour ses multiples et imprévisibles effets. Nous devrions enseigner à nos jeunes scientifiques non seulement le respect de l'ignorance directe, mais encore plus de l'ignorance oblique, et le désir de traquer celle-ci hors du coin de leur oeil dans une aventure sans fin


Rencontres Philosophiques de l'UNESCO
7, place de Fontenoy
75007 Paris