Le cerveau; de la biologie moléculaire aux sciences cognitives

par JP Changeux, neurobiologiste

François Jacob a montré que les êtres vivants peuvent se décrire comme des états privilégiés d’organisation de la matière et qu’on peut rendre compte de leurs propriétés sans faire appel à d’autres forces que celles de la physique et de la chimie. Il a souligné que les progrès de la biologie moléculaire, la compréhension des êtres vivants au niveau des molécules et des atomes, ont signé, en quelque sorte, la mort du vitalisme, l’appel à des forces vitales immatérielles. Qu’en est-il de notre cerveau et de ses fonctions ? Qu’en est-il de l’esprit humain ? Mon propos ne va pas être de répondre d’une manière définitive à cette question difficile, mais de tenter d’étendre ce raisonnement, amorcé par François Jacob, à cet état d’organisation de la matière, beaucoup plus complexe que celui de la cellule bactérienne ou de l’embryon : le cerveau de l’homme.

Je tenterai à mes risques et périls d’illustrer la notion suivante : notre cerveau, l’organe de la connaissance, est une machine chimique, un système matériel, en constante évolution, à la fois refermé sur lui-même en un système conscient et ouvert sur le monde physique, social et culturel. Mais sa complexité, son adaptabilité, sa créativité sont telles que pour progresser dans le déchiffrage de son organisation fonctionnelle, il est indispensable de faire appel, simultanément, aux concepts et aux méthodes de disciplines jusque-là souvent séparées, qui vont de la biologie moléculaire jusqu’à la psychologie ou la sociologie et, pourquoi pas, la philosophie. Ma conclusion sera qu’il n’est pas nécessaire de faire appel à des forces nouvelles, à de quelconques influences mystérieuses et immatérielles pour rendre compte de l’origine des productions les plus nobles de notre espèce et que l’on qualifie le plus souvent de « spirituelles .

Nous ignorons beaucoup de choses : , mais je refuse de dire ignorabimus, nous ignorerons. Certes, notre savoir sur le cerveau est extrêmement limité. Il le restera sans doute encore longtemps. Mais, aucun scientifique ne peut accepter l’idée qu’il existe une frontière où la connaissance s’arrête même si ses connaissances seront toujours limitées par les modèles théoriques et les techniques qu’il emploie. Une des caractéristiques uniques de la démarche scientifique, par rapport à toute autre activité humaine est qu’elle se trouve en perpétuel progrès. Nous sommes là pour participer à ce progrès de la connaissance. Le moment est venu de mettre à l’épreuve, un siècle après, cette proposition de Freud : « On doit se rappeler que toutes nos connaissances psychologiques sont provisoires et doivent un jour être établies sur le sol des substrats organiques. » Quels sont ces substrats organiques ? Des molécules, des processus physiques et chimiques ?

Après une brève présentation de quelques exemples de ces processus chimiques, je poursuivrai une démarche qui ne sera pas celle de la réduction mais celle de la reconstruction. Je choisirai parmi les molécules qui composent notre cerveau celles qui interviennent dans la signalisation entre les cellules qui composent ce cerveau. Je m’efforcerai de montrer comment on peut progressivement les réassembler, les recomposer pour obtenir, au moins d’une manière très schématique et encore provisoire, un système qui possède quelques propriétés caractéristiques du cerveau de l’homme.

Le cerveau humain est extrêmement complexe. Son anatomie, chacun la reconnaît avec ses deux hémisphères, et leurs multiples sillons et circonvolutions, la substance grise, la substance blanche. Il se compose d’un nombre extrêmement élevé de cellules nerveuses, environ cent milliards, auxquelles s’ajoutent un nombre équivalent de cellules de soutien, ou cellules gliales. Les connexions qui s’établissent entre ces cellules nerveuses sont, elles aussi, d’une extraordinaire richesse, environ un million de milliards.

Plusieurs traits de l’organisation de notre cerveau signent notre appartenance à l’espèce humaine. Le cerveau de l’homme diffère sur plusieurs points du cerveau du singe même s’il s’en rapproche. Certes de nombreux territoires se retrouvent chez les deux espèces, comme ceux présents dans la commande motrice, dans la perception visuelle. Toutefois, d’autres modules chez le singe « explosent », en quelque sorte, chez l’homme. C’est le cas en particulier des aires temporales et pariétales engagées dans la compréhension et la production du langage et, tout particulièrement, le cortex frontal, qualifié d’organe de la civilisation par le neurologue russe Alexandre Luria.

Notre cerveau est issu de l’évolution biologique, de l’évolution génétique qui fait descendre l’homme et le singe d’ancêtres communs. Mais il est aussi le siège d’autres types d’évolutions, de nature épigénétique : d’abord l’évolution de l’individu, puisque, au cours du développement, les cellules nerveuses se multiplient et s’interconnectent les unes avec les autres, mais aussi l’évolution de l’environnement social et culturel au milieu duquel le jeune enfant va se développer, et qui va laisser son empreinte dans son cerveau en développement ; enfin on peut dire qu’une évolution de nos états mentaux se produit dans les temps psychologiques. Toutes ces évolutions que chaque individu possède en propre, tant sur le plan anatomique que sur le plan fonctionnel se nouent, dans notre cerveau, en une synthèse complexe et singulière d’organisation et de fonctions.

Le neurone

À la fin du XIXè siècle une révolution sans précédent inaugure les développements fulgurants des sciences du cerveau qui suivront. Les progrès de la microscopie optique et des techniques de coloration des cellules nerveuses conduiront l’anatomiste espagnol Santiago Ramon y Cajal à proposer une conception de la cellule nerveuse qui allait, à l’époque, contre l’opinion générale. Le débat portait sur la manière dont les cellules nerveuses possèdent de longs prolongements ramifiés : les dendrites et l’axone avec ses branches collatérales et son arborescence terminale. Mais deux théories s’affrontaient au sujet de leurs ultimes contacts : la théorie dite réticulariste et la théorie dite neuroniste.

La théorie réticulariste voulait que toutes ces cellules nerveuses formaient les unes avec les autres un réseau continu, qu’il y avait, en quelque sorte, des minuscules canaux, des fibres particulières qui réunissaient ces cellules les unes aux autres d’une manière continue. La thèse opposée, qui était défendue par Ramon y Cajal, était que ces cellules nerveuses formaient des entités uniques et indépendantes ou neurones qui étaient simplement juxtaposées les unes aux autres. Ces deux théories avaient aussi un substrat idéologique. Si ce réseau était continu, bien entendu, l’esprit allait s’engouffrer dans le réseau et passer plus facilement d’une cellule à l’autre ; si ces cellules étaient juxtaposées les unes aux autres, il y avait discontinuité, il fallait franchir cette barrière et cela posait un problème pour ceux qui voulaient qu’un esprit volatil circule à travers tout cela.

L’expérience a donné raison à Ramon y Cajal : les cellules nerveuses sont effectivement en contiguïté et non pas en continuité les unes avec les autres. La cellule nerveuse est une unité anatomique et fonctionnelle. Les terminaisons nerveuses se juxtaposent les unes avec les autres au niveau de structures spécialisées, qui furent appelées synapses par Sherington.

La communication chimique entre neurones

Notre cerveau n’est pas une machine inerte. Divers types de signaux circulent à l’intérieur de la machine neurale. Les principaux signaux sont des impulsions électriques qui circulent à une vitesse qui est inférieure à la vitesse du son et se retrouvent de la méduse au cortex cérébral de l’homme. Celles-ci se propagent le long de l’axone d’une manière discrète, de « tout ou rien », du corps cellulaire jusqu’à la terminaison nerveuse. Cette onde électrique élémentaire peut être mesurée par des équipements d’électrophysiologie, et son amplitude est de l’ordre de 100 millivolts, c’est-à-dire 1/10 de volt. La somme des activités électriques qui ont lieu dans l’écorce cérébrale peut être enregistrée sous forme d’électroencéphalogramme. Celui-ci sert couramment pour détecter des troubles de fonctionnement cérébral comme ceux qui donnent lieu aux crises d’épilepsie. Chaque onde électrique individuelle peut elle-même être expliquée intégralement par des transports de particules chargées, des ions, à travers la membrane. L’activité électrique élémentaire du cerveau se réduit sans difficulté à des processus strictement physico-chimiques, conclusion importante sur le plan philosophique et idéologique, j’en prends le risque.

Ces ondes électriques élémentaires peuvent être évoquées par l’interaction avec le monde extérieur mais elles peuvent également apparaître spontanément. La pensée se manifeste comme un fonctionnement particulièrement complexe et élaboré de notre cerveau. Elle se produit de manière spontanée sans être nécessairement soumise à une interaction avec le monde extérieur. Cela est rendu possible par la propriété singulière que possèdent la cellule nerveuse et donc le cerveau de produire une activité spontanée, des impulsions électriques intrinsèques qui peuvent néanmoins s’organiser dans le temps en oscillations, régulières ou en successions discrètes. Dans tous les cas, il s’agit de processus physico-chimiques. Mais cela soulève un nouveau problème.

Si la théorie du neurone est exacte, que va-t-il se passer au niveau du contact entre cellules nerveuses ? Comment l’onde électrique va-t-elle se propager d’une cellule nerveuse à l’autre par le truchement de la synapse ?

Au microscope électronique, la synapse se reconnaît par la juxtaposition de deux structures distinctes. D’abord la terminaison nerveuse identifiable par de petites vésicules dont nous comprendrons le rôle dans un instant a une taille qui est de l’ordre de grandeur d’une bactérie soit environ un micromètre. Elle se trouve juxtaposée avec la cellule suivante au niveau d’une structure membranaire dense aux électrons. Il y a donc un espace à franchir entre les deux faces de la synapse. La distance est suffisamment grande, de l’ordre de 0,15 à 0,25 µm, pour que le courant ne puisse pas passer directement d’une cellule à l’autre à travers la synapse.

C’est là que la chimie va intervenir de manière quasiment obligée comme relais à l’électricité, dans la plupart des synapses de notre système nerveux et tout particulièrement dans notre cerveau. Celui-ci contient des substances chimiques qui ont été identifiées au début de ce siècle et servent dans la transmission des signaux entre cellules nerveuses. On les a appelés de ce fait : neurotransmetteurs.

L’un d’entre eux s’appelle l’acétylcholine. Celui-ci est synthétisé dans la terminaison nerveuse et est stocké au niveau de la terminaison nerveuse dans ces vésicules que je viens de mentionner. L’influx nerveux, lorsqu’il envahit la terminaison nerveuse, entraîne, par un mécanisme d’électrosécrétion, la libération de ce neurotransmetteur dans l’espace synaptique, sous forme d’une sorte d’impulsion chimique, un saut de concentration qui va monter brutalement de l’ordre de 10– 9 molaires à environ 10– 3 molaires. Ce saut de concentration transitoire, bref, d’environ une milliseconde correspond à la transmission du message chimique entre la terminaison nerveuse et la cellule suivante. Cette impulsion chimique traverse l’espace synaptique par diffusion puis atteint la membrane postsynaptique. À ce niveau il va y avoir une conversion du signal chimique en signal électrique : une transduction chimio-électrique se produit. Ces synapses chimiques composent l’essentiel des synapses de notre cerveau. Ce mécanisme de relais chimique relativement simple dure de l’ordre de la milliseconde ou plus pour l’ensemble du processus. Cela crée une sorte de barrière temporelle, un temps critique dans le fonctionnement du cerveau. On peut s’étonner que le cerveau ne fonctionne pas avec des échelles de temps de l’ordre de la nanoseconde au lieu de la milliseconde ou même plus vite encore ? Parce que nos synapses, elles, ont des temps critiques de fonctionnement qui sont de l’ordre de la milliseconde et que la vitesse de propagation des signaux dans notre système nerveux impose des contraintes au fonctionnement de l’ensemble de notre cerveau. On ne réalise pas que ce qu’il est convenu d’appeler le temps psychologique est déterminé par des propriétés moléculaires aussi élémentaires.

Voilà quelques neurotransmetteurs : l’acétylcholine, la dopamine, la noradrénaline, l’acide gamma-aminobutyrique ou la glycine. Certains neurotransmetteurs, comme l’acétylcholine ou le glutamate sont des neurotransmetteurs excitateurs, c’est-à-dire qui vont provoquer la genèse d’un influx nerveux dans la membrane postsynaptique ; d’autres, comme l’acide gamma-aminobutyrique, sont des neurotransmetteurs inhibiteurs : ils vont bloquer le déclenchement d’un influx nerveux. Un même neurone peut synthétiser jusqu’à cinq ou six de ces neurotransmetteurs. Il dispose d’une palette chimique qui lui permet de communiquer avec un nombre relativement important de ses partenaires et de multiplier les possibilités d’interaction avec ces neurones.

Cette découverte suscite une question lourde de conséquences : dans quelle mesure ces substances chimiques interviennent-elles dans la régulation des grandes fonctions de notre cerveau ? dans notre psychisme ? On sait qu’un grand nombre de produits, auxquels on se réfère sous le terme de drogues sont actifs sur notre système nerveux, comme la morphine ou le tétrahydrocannabinol. Quel est leur mode d’action ? L’ensemble des résultats récents obtenus sur ce thème démontre que la morphine est un analogue de structure de la leu-enképhaline, le tétrahydrocannabinol de l’anandamide : l’un comme l’autre sont des neurotransmetteurs de notre système nerveux central.

L’homme est allé chercher dans le monde naturel des plantes, diverses substances qui agissent sur son système nerveux central au niveau de ces grandes fonctions comme la motivation, la douleur ou le plaisir. Ces drogues sont, en quelque sorte, des représentations sociales des substances chimiques que nous avons dans notre cerveau.

La chimie de ces communications entre cellules nerveuses a été étudiée très en détail au cours des dernières années, d’abord au niveau de la libération de neurotransmetteurs. Divers types de molécules contribuent non seulement à la synthèse, à l’accumulation des neurotransmetteurs mais aussi à leur libération lors de l’arrivée de l’influx nerveux dans la terminaison nerveuse. S’est posée aussi la question de comprendre ce qui se passe de l’autre côté de la fente synaptique, lorsque le neurotransmetteur entre en contact avec cette membrane pour créer un signal électrique, qui peut être un signal d’excitation — pour l’acétylcholine ou pour la dopamine — ou un signal d’inhibition, pour l’acide gamma-aminobutyrique ou la glycine.

Les récepteurs de neurotransmetteurs: de la chimie à l’électricité

La cible du neurotransmetteur, son récepteur, qui intervient dans la transduction chimio-électrique est aussi la cible de certaines substances pharmacologiquement actives, de drogues ou de poisons. C’est grâce à ces agents chimiques qu’elle a pu être identifiée dans la membrane postsynaptique.

Pour ce faire, il fallait trouver un tissu qui soit très riche en terminaisons nerveuses et homogène. Quel tissu utiliser pour isoler un de ces récepteurs de neurotransmetteurs ? Le travail initial a été réalisé avec le récepteur de l’acétylcholine qui est aussi celui d’une drogue fort utilisée, la nicotine. Notre cerveau est extrêmement hétérogène ; il contient plusieurs dizaines de neurotransmetteurs, il inclut des centaines de types de neurones. Un poisson électrique, connu depuis la plus haute Antiquité, la torpille, nous a offert ce tissu très homogène. L’organe électrique qui produit des décharges électriques de 20 à 50 volts et plusieurs dizaines d’ampères, se compose d’une immense collection de synapses toutes identiques entre elles et dont le nombre est du même ordre de grandeur que celui des neurones de notre cerveau. Nous sommes partis de cet organe électrique, mais nous avions besoin, en plus, d’une étiquette chimique qui nous permette de suivre le récepteur à la trace et de l’identifier. Un serpent venimeux très dangereux, le bungare, nous l’a offert.

La raison de la toxicité du venin du bungare ou du cobra est qu’il contient des toxines qui agissent de manière extrêmement sélective sur certaines cibles privilégiées dont les synapses. La toxine de venin de type alpha agit au niveau de la jonction neuromusculaire un peu comme le curare et la bloque d’une manière extrêmement spécifique et quasiment irréversible. Rendue radioactive elle nous a permis d’aller à la pêche au récepteur de l’acétylcholine qui intervient dans la transduction du signal chimio-électrique dans l’organe électrique.

En microscopie électronique, ce récepteur se présente comme une rosette de dix milliardièmes de mètre de diamètre, cinq pétales et un cœur hydrophile. Il s’agit d’une molécule de masse moléculaire 300 000, qui porte les sites de liaison du neurotransmetteur et qui contient également le canal ionique. C’est du couplage entre la liaison du neurotransmetteur et l’ouverture du canal ionique que résulte la transduction chimio-électrique.

Très récemment, le site actif d’un de ces récepteurs de neuromédiateurs, celui du glutamate, a pu être étudié par cristallographie et sa structure atomique résolue. La découverte importante faite par ces auteurs a été de se rendre compte qu’il existe une incroyable analogie de structure avec une protéine bactérienne qui fixe aussi des acides aminés comme le glutamate. Nous avons dans notre cerveau des molécules qui ont plus d’un milliard d’années puisqu’elles dérivent de protéines bactériennes qui ont conservé leur structure tout en changeant de fonction. Ceci illustre la proposition qu’avait faite François Jacob, dans son exposé introductif « qu’il y a une extraordinaire unité dans l’organisation moléculaire des êtres vivants ».

L’analyse de la structure du canal ionique qui est associé à ce site récepteur permet de comprendre ce qui fait qu’un canal peut reconnaître un cation, donc être excitateur comme celui du récepteur de l’acétylcholine, ou reconnaître un anion, donc être inhibiteur comme celui du récepteur de l’acide gamma-aminobutyrique. Ces deux types de canaux interviennent directement dans le contrôle de nos fonctions cérébrales. Une excellente preuve, qui convaincra un nombre malheureusement élevé d’usagers, est offerte par le mode d’action de tranquillisants comme le Valium ou le Librium. Ces agents pharmacologiques, des benzodiazépines, interviennent, non pas directement au niveau du canal mais sur l’ouverture du canal associé au récepteur de l’acide gamma-aminobutyrique. C’est par la potentialisation de l’effet inhibiteur de ce récepteur que ces tranquillisants agissent sur notre système nerveux central.

Cette observation qui nous étonne par sa simplicité soulève la question décisive du mécanisme par lequel le neurotransmetteur, lorsqu’il se fixe sur son site, va ouvrir le canal ionique ? L’hypothèse que j’ai formulée, il y a bien des années, est que l’ouverture du canal ionique fait intervenir une sorte de déclic moléculaire, une commutation qui se déclenche quand le neurotransmetteur se fixe sur son site. Ce mécanisme de commutation moléculaire ressemble, sur bien des points, à celui observé avec des enzymes régulatrices bactériennes et avec l’hémoglobine qui transporte l’oxygène dans nos globules rouges. Voilà donc le schéma qui est très largement validé, d’ouverture du canal ionique, de transduction du signal par le neurotransmetteur : un changement discret de conformation ouvre le canal quand le neurotransmetteur est présent, quand le neurotransmetteur disparaît, par diffusion, le canal se referme et le système retombe dans l’état de repos. C’est une sorte de serrure moléculaire qui s’ouvre et se ferme lorsque la clé neurotransmettrice y entre ou en ressort.

Il existe aussi d’autres états conformationnels des récepteurs qui sont importants pour des processus de plus longue durée, donc de mémoire. Ces états conformationnels n’apparaissent que quelques secondes à une minute après le début de l’application du neurotransmetteur. Les récepteurs de neurotransmetteurs interviennent donc non seulement dans des mécanismes de transduction qui servent à la transmission de signaux entre cellules nerveuses, mais aussi dans des mécanismes de mémorisation, de conservation de traces de l’activité de notre système nerveux central au niveau de ces molécules présentes dans les synapses.

Ces récepteurs sont présents en très grand nombre dans notre cerveau mais également dans nos systèmes sensoriels, visuel, auditif, olfactif et aussi gustatif. Une extraordinaire palette de molécules est susceptible non seulement d’intervenir dans la réception de signaux physiques et chimiques du monde extérieur, des signaux lumineux, de signaux mécaniques comme de signaux auditifs mais aussi de contribuer aux activités internes de notre système nerveux central et, par voie de conséquence, aux fonctions supérieures de notre cerveau.

En conclusion, de toutes ces recherches qui ont été réalisées sur le récepteur de l’acétylcholine, sur le récepteur du glutamate et sur d’autres récepteurs, même s’ils ne suivent pas exactement le même patron moléculaire, il apparaît que nos activités cérébrales sont le fait non seulement d’activités électriques qui se propagent dans nos nerfs, mais également de transductions chimio-électriques par des systèmes moléculaires de neurotransmetteurs et de leurs récepteurs.

Nous sommes descendus de la cellule nerveuse à la molécule et de la molécule à l’atome, et jusque-là, nous n’avons fait appel à d’autres mécanismes, ni à aucune autre force, qui ne puisse s’expliquer en termes matériels et physico-chimiques.

À partir de la connaissance du niveau moléculaire et de l’organisation des cellules nerveuses et de leur relation les unes avec les autres, je vais essayer, avec vous, et très rapidement, de remonter jusqu’aux grandes fonctions du système nerveux central.

Molécules et cognition

Ces processus cognitifs engagent des architectures neuronales qui se situent à un niveau d’organisation beaucoup plus élevé que le niveau moléculaire et cellulaire. On ne peut progresser dans la jungle des synapses cérébrales qu’en construisant des modèles simples, et nécessairement fragmentaires, des circuits mis en œuvre par un comportement ou une fonction psychologique définie. Le modèle sera minimal, il ne sera certainement pas exhaustif. Stanislas Dehaene et moi-même avons concentré nos efforts sur le cortex frontal, un territoire du cortex cérébral dont la surface s’accroît de manière fulgurante du singe à l’homme.

Les neurologues ont imaginé des tests pour déceler chez les patients des lésions du cortex frontal. Si un patient a une lésion du cortex visuel, il ne voit plus ; s’il a une lésion du cortex auditif, il n’entend plus. La situation est simple. Trouver un test qui mette à l’épreuve le bon fonctionnement de ce cortex frontal est difficile. Il a été mis au point par des chercheurs américains de l’université du Wisconsin — il a été appelé, de ce fait, le « test de tri de cartes du Wisconsin ».

Les cartes utilisées dans le test comportent des figures qui sont de couleurs, de formes et de nombres différents. Un ensemble de cartes de référence et une pile de cartes de réponse sont disposés devant le sujet. L’examinateur lui demande de classer les cartes de réponse suivant une règle. Le sujet prend une carte de réponse et essaie, par exemple, de la classer en fonction de la couleur. Si les croix sont de couleur rouge, il va donc classer cette carte avec la carte de référence qui a une couleur rouge. L’examinateur dit : « Oui, c’est bon. » Alors, il prend une deuxième carte dans la pile, qui est de couleur rouge. Il va la mettre en regard des cartes de couleur rouge, etc. jusqu’au moment où l’examinateur lui dit : « Non, ça ne va pas. » L’examinateur, en fait, change de règle sans prévenir le sujet. Le sujet doit découvrir que l’examinateur a changé de règle et qu’il applique une règle nouvelle qui va être, par exemple, le classement en fonction du nombre ou de la forme. Et ainsi de suite. Une sorte de jeu par essais et erreurs se réalise ainsi entre le sujet et l’examinateur pour découvrir la règle de classement cachée. Le sujet, au bout de quelques jeux de cartes, va découvrir la règle que l’examinateur applique de manière tacite. Un patient avec une lésion du cortex frontal a des difficultés pour découvrir la nouvelle règle. Il se trompe, souvent il persévère de manière erronée dans la règle précédente. Il ne va pas se rendre compte qu’il y a eu un changement de règle. Une opération cognitive de compréhension est perturbée chez ce patient avec une lésion frontale.

Nous avons essayé de construire un modèle neuronal des processus cérébraux qui interviennent dans ce test du tri de cartes. Pour que le sujet puisse reconnaître une règle, il faut déjà que cette règle soit présente dans son cerveau, par exemple sous la forme d’états d’activité d’ensemble de cellules nerveuses. La règle qui code pour la forme, la règle qui code pour la couleur et la règle qui code pour le nombre de ces figures sont « représentées » par ces états d’activité neuronaux. L’architecture du réseau a été conçue de manière telle que, à un moment donné, un seul groupe de neurones, qui code pour la règle en cours, est actif, les autres sont inhibés. Lorsque l’ensemble des cellules nerveuses codant pour la règle « couleur » va être actif, l’organisme donne une réponse telle que le choix de la carte va correspondre à la couleur, quelle que soit cette couleur. Si c’est la bonne carte, l’examinateur donne une réponse positive. Un autre système de cellules nerveuses intervient : les neurones de récompense qui vont transmettre au cerveau du sujet une réponse positive, en d’autres termes une récompense. Ces neurones dits de récompense libèrent un neurotransmetteur particulier, un neurotransmetteur qui stabilise le groupe de cellules nerveuses qui a codé pour la règle « couleur ». Comment cette stabilisation se produit-elle ? En changeant ses efficacités synaptiques au niveau moléculaire, les récepteurs de neurotransmetteur seront figés dans des états conformationnels qui maintiennent, par exemple, l’autoexcitation du groupe de neurones codant pour la règle « couleur ». Le modèle propose que le cerveau du sujet contienne un dispositif qui permet à l’organisme de mettre à l’épreuve une règle sur le monde extérieur, et si la réponse est positive, de consolider cette hypothèse. Voilà un schéma extrêmement simple d’un organisme artificiel qui réussit à passer le test de Wisconsin.

Les mécanismes de récompense que nous avons dans notre cerveau ont été explorés par Olds, il y a bien des années, à la suite d’une découverte faite quelque peu par hasard. Ce chercheur avait planté des électrodes de stimulation dans le cerveau d’un rat. Ayant noté une curieuse réaction de « plaisir » lorsqu’il envoyait une décharge électrique par l’électrode de stimulation, il construisit un dispositif par lequel le rat, en appuyant sur une pédale pouvait, lui-même, s’envoyer une décharge. Sa surprise fut grande lorsqu’il s’aperçut que le rat spontanément s’autostimulait. Si l’électrode est placée dans une zone correspondant à un certain nombre de neurones utilisant comme neurotransmetteur la dopamine, non seulement le rat prend plaisir à s’autostimuler, mais il ne s’arrête pas. Même s’il est privé de nourriture, même si un partenaire sexuel attractif lui est présenté, il continue de s’autostimuler. Il ne s’arrête que pour dormir et recommence pendant le restant de sa journée. Le même phénomène se produit si au lieu de se stimuler électriquement le rat s’injecte dans les veines une solution de cocaïne ou même… de nicotine.

Nous nous sommes intéressés évidemment à l’identification de la cible de la nicotine dans une expérience d’autostimulation. Nous avons utilisé pour cela une souris mutante qui a perdu un gène codant pour une sous-unité du récepteur de la nicotine. Cette souris est-elle modifiée ou pas dans ses capacités d’apprentissage et, en particulier, dans sa capacité de s’autoadministrer de la nicotine ? La souris est soumise à un test d’apprentissage dit d’évitement passif. Elle est placée dans un compartiment lumineux contigu à un compartiment obscur. Spontanément comme vous le savez les souris sortent la nuit. La souris entre dans le compartiment sombre. Et là, elle reçoit un choc électrique. Est-ce que la souris va se rappeler de son choc électrique le lendemain ? Si oui, elle va rester plus longtemps dans le compartiment éclairé et ne rentrera que plus tardivement dans le compartiment obscur. Si de la nicotine est injectée juste après que la souris a reçu le choc électrique et que l’on mesure le temps qu’elle met pour entrer dans le compartiment sombre le lendemain, on constate que ce temps est plus long que chez les contrôles qui n’ont pas reçu de nicotine. La nicotine favorise la mise en mémoire du choc électrique déplaisant. La nicotine facilite un apprentissage aversif.

Chez le mutant, l’effet de la nicotine est perdu. Plus surprenant, la souris mutante, en l’absence de nicotine, reste un peu plus longtemps dans le compartiment éclairé que la souris sauvage, comme si elle possédait une meilleure capacité d’apprentissage. Cette même souris mutante a été soumise au protocole d’autostimulation chimique. La souris normale s’auto-injecte facilement de la cocaïne de manière spontanée. Mais il faut l’entraîner sur la cocaïne pour qu’elle s’autoadministre de la nicotine. Chez la souris mutante, il y a perte de l’autoadministration de la nicotine sans perte d’auto-injection de cocaïne. La souris n’est plus sensible à l’effet hédonique de la nicotine. Il existe donc une relation entre la capacité de la souris à effectuer ces tâches d’apprentissage et celle de s’autoadministrer de la nicotine.

D’abord, ce résultat est en accord avec l’idée que les systèmes de récompense interviennent dans l’apprentissage, comme le propose le modèle. Ensuite il montre qu’une lésion moléculaire, ici la perte du récepteur de la nicotine, modifie la tâche d’apprentissage. C’est une première et très simple mise en correspondance entre le niveau moléculaire et le niveau cognitif. Nous sommes évidemment très loin de la compréhension de tous les liens qui peuvent exister entre niveau moléculaire et niveau cognitif. Mais c’est un début.

Conclusion: l’âme au corps

Qu’en est-il de fonctions encore plus élaborées du cerveau comme la conscience ? Nous sommes capables d’intervenir à ce niveau pour proposer des modèles, des schémas rudimentaires, mais nous sommes encore très loin d’avoir une parfaite compréhension des processus conscients. On peut dire qu’ils sont abordables sur le plan scientifique et c’est déjà beaucoup.

Ne nous laissons pas éblouir ni terroriser par ces recherches sur le cerveau. Pensons d’abord que le cerveau est extrêmement vulnérable et que cette connaissance de la chimie du cerveau nous permet d’évaluer cette vulnérabilité. De nombreuses maladies neurologiques et psychiatriques affectent notre cerveau. Maurice Tubiana, ce grand médecin, a écrit récemment que « les problèmes psychologiques et les maladies psychiatriques occuperont au XXIe siècle le devant de la scène médicale et heureusement les progrès des neurosciences donneront aux médecins des armes pour faire face à ces problèmes ». La chimie du cerveau se dérègle par exemple au cours du vieillissement, entraînant morts cellulaires et dégénérescence des voies nerveuses. Il faut espérer que nous arriverons à trouver des médicaments qui la ralentissent ou, au moins, en minimisent les effets.

Pourquoi être effrayé de ces connaissances sur le cerveau ? Une meilleure connaissance de notre propre nature devrait, au contraire, nous aider à mieux nous comprendre.

Texte de la 3e conférence de l’Université de tous les savoirs donnée le 3 janvier 2000

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Mis à jour le 02/02/2019 pratclif.com     users online