L'eugénisme consistant à sélectionner les
enfants à naître, on a du mal à imaginer des critères de
sélection qui soient défendables.
L'eugénisme classique est une théorie qui repose sur une
méconnaissance de la génétique. Cette hérésie héréditariste,
issue d'une conjonction interprétative et erronée du
malthusianisme et du darwinisme, suppose d'une part que les
enfants dont la société a besoin ne peuvent naître que de
parents dont la réussite montre qu'ils sont "favorisés par
la nature", et d'autre part que la déficience sociale
prédispose à engendrer des déficients sociaux.
Certes, chacun sait que les éleveurs sont capables de
sélectionner des races animales dotées de certaines
caractéristiques souhaitées. Il s'agit là d'un processus de
reproduction contrôlée sur plusieurs générations, permettant
de créer un groupe totalement endogame. En théorie, il
serait sans doute possible de manipuler les populations
humaines comme des espèces domestiques, afin d'y fixer
certains traits phénotypiques, mais cela nécessiterait
d'obtenir l'isolement reproductif de groupes sélectionnés,
pendant plusieurs générations - et d'empêcher ensuite toute
dérive génétique en interdisant les croisements ultérieurs
hors du groupe. En aucun cas on n'améliorerait ainsi
l'espèce humaine dans son ensemble - contrairement au rêve
des eugénistes. Tout au plus créerait-on des races humaines
artificielles, condamnées à vivre en vase clos sous contrôle
vétérinaire, et dotées de caractéristiques recherchées pour
on ne sait quel usage, au profit d'on ne sait quel
"éleveur"...
Malgré tout, il semble que le statut social ne traduit
aucun "avantage génétique transmissible" de sorte qu'il est
totalement illusoire d'utiliser par exemple le sperme des
lauréats du prix Nobel pour avoir des rejetons
"intelligents" - même si l'on parvenait à multiplier les
inséminations, comme pour les taureaux de concours.
A coté de cet eugénisme "positif", destiné à propager
d'improbables "gènes favorables", il existe un eugénisme
"négatif" visant à éradiquer les gènes défavorables. C'est
ainsi que des dizaines de milliers de femmes ont été
stérilisées, dans plusieurs pays (notamment les Etats-Unis)
au cours des années 1920-1930. Ces campagnes de
stérilisation ont été entreprises dans l'intérêt collectif,
sous prétexte que ces femmes auraient eu des enfants
forcément tarés, c'est-à-dire inutiles à la collectivité,
voire à sa charge, et sans doute eux-mêmes malheureux. Cet
eugénisme suppose que les déshérités sont condamnés à l'être
du fait de leur filiation, et qu'on ne peut rien pour eux -
sinon les empêcher de naître. Il en résulte une politique
sociale simple et peu coûteuse. Sous prétexte d'éliminer de
prétendus "mauvais gènes", on réduisait en fait le poids des
familles défavorisées... en les exterminant. Comme s'il
suffisait d'empêcher les pauvres de se reproduire pour faire
disparaître la pauvreté. Autant préconiser, comme Alphonse
Allais, de "construire les villes à la campagne, car l'air y
est bien meilleur".
Il est néanmoins vrai qu'un certain nombre de maladies
congénitales sont transmissibles sur un mode mendélien : il
s'agit des maladies monogéniques. On a pu croire qu'il
suffirait d'empêcher la reproduction des porteurs pour
éradiquer les maladies en question. L'exemple de
l'hémophilie, qui a spectaculairement frappé les familles
royales européennes à la fin du XIXe siècle, a fortement
frappé les imaginations. Ainsi certains se sont-ils
convaincus qu'il suffirait d'interdire la reproduction aux
porteurs de tares transmissibles pour libérer l'humanité des
maladies héréditaires. En réalité, la plupart de ces
maladies ne peuvent pas être éradiquées dans la mesure où
des mutations spontanées entretiennent dans la population un
"pool" de gènes défectueux. En outre, nombre de
malformations congénitales sont dues à des anomalies
génétiques non héréditaires (par exemple chomosomiques).
Cependant, on peut imaginer qu'une pratique systématique
de l'analyse génotypique permette de diagnostiquer tous les
foetus porteurs d'anomalie et de les éliminer. Il s'agit là
d'un strict eugénisme, qui a ses partisans. La recherche
prénatale de la trisomie, aujourd'hui banalisée, n'a été
qu'un premier pas vers cette sélection des naissances. Quand
les progrès scientifiques autoriseront la reconnaissance,
non seulement des anomalies chromosomiques, mais d'une
multitude de mutations géniques délétères, et quand la
technique permettra une généralisation aisée de ce
dépistage, il est probable que les parents demanderont à en
bénéficier et que les pouvoirs publics ne verront que des
avantages à en favoriser la pratique.
L'avènement d'un eugénisme "négatif", consistant à
supprimer les foetus porteurs de tares génétiques
identifiables, est donc probablement inéluctable. Dans
l'état actuel des connaissances, il n'y a pas lieu de
craindre - ou d'espérer - que de telles méthodes rendront
possible de sélectionner certains traits phénotypiques
complexes (tels que la préférence sexuelle, la performance
sportive ou le goût pour les mathématiques), car ces
derniers ne relèvent pas d'un marqueur génique
reconnaissable.
En revanche, le choix du sexe de l'enfant à naître est
aisé : peut-on le tolérer ? On sait que l'humanité pratique
l'infanticide pour ce motif depuis des temps immémoriaux.
Demain, la couleur des yeux pourra probablement être
prédite, comme bien d'autres traits phénotypiques simples.
De tels choix justifieront-ils un jour la sélection des
enfants à naître ? Jusqu'où l'analyse génotypique prénatale
ménera -telle l'humanité future ?
Au moins l'eugénisme véritable, même sous ses formes les
plus imbéciles, a t-il toujours été une démarche utopique
pour le bien de l'humanité. Si l'enfer est pavé de bonnes
intentions, on peut se demander quelle voie nous pavent les
aspirations égocentriques de notre civilisation.