Axel Kahn et Edgar Morin :
Les enjeux éthiques de la génétique, ou la "généthique"

Axel Kahn est généticien. Il est docteur en médecine, docteur ès sciences et directeur de recherche à l'Inserm. Directeur de l'Institut Cochin de génétique moléculaire et président du groupe des experts de haut niveau sur les sciences de la vie auprès de la Commission européenne, Axel Kahn a mené une réflexion sur les rapports entre l'éthique et la génétique, et sur les problèmes du clonage.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont :

- Société et révolution biologique : pour une éthique de la responsabilité, INRA éditions, 1996.
- La Médecine du XXIe siècle : des gènes et des hommes, Editions Bayard-Presse, 1996.
- Copies conformes, le clonage en question, Editions NiL, 1998.
- Et l'homme dans tout ça ? - Plaidoyer pour un humanisme moderne, Editions NiL, 2000.
- L'Avenir n'est pas écrit, avec Albert Jacquard, Editions Bayard, 2001


De tous temps, les sciences de la vie ont eu une résonance individuelle, sociale et parfois politique toute particulière. C'est que le monde vivant, auquel appartient l'homme, est traditionnellement considéré comme relevant du domaine divin. D'ailleurs, le vitalisme, un système de pensée excluant l'essence de la vie des processus physico-chimiques s'appliquant au monde inanimé, a persisté jusqu'au début de notre siècle, survivant donc pendant plusieurs centaines d'années à l'émergence de l'esprit scientifique en Europe au XVIIe siècle.

Au XIXe siècle, la théorie de l'évolution, qui s'applique à l'homme et le dépossède donc de son privilège de créature à l'image de Dieu, a constitué une onde de choc dont les effets se font encore sentir aujourd'hui. En effet, les grandes idéologies qui ont si cruellement marqué le XXe siècle, notamment l'eugénisme et le racisme, ont massivement emprunté à la science de l'évolution, ce qui leur semblait de nature à conforter leurs préjugés. Voir site sur Charles Darwin.

La génétique, c'est-à-dire l'étude des lois gouvernant la transmission des caractères héréditaires, est une science encore plus récente puisque issue des travaux de Gregor Mendel en 1865, elle n'est redécouverte, indépendamment de ceux-ci, qu'au début du XXe siècle. Voir site sur Gregor Mendel. A dire vrai, la génétique a plus modifié l'énoncé des idéologies enracinées dans une conception pervertie de l'évolution qu'elle ne les a créées. Il n'empêche que cette science, appliquée à l'homme, se fixe pour objectif de déterminer l'origine des caractères humains, des similitudes et des différences, de leur transmission au travers du lignage. Toutes ces questions sont probablement de celles que se posent les communautés humaines depuis l'origine si bien que, après le concept de l'évolution, la science génétique devait avoir sur l'histoire du XXe siècle plus de répercussions que tout autre science. Le gène est en effet rapidement devenu l'élément de base matérialisé des vieilles conceptions déterministes et des projets eugénistes et racistes. Depuis la nuit des temps, les hommes considèrent que le destin est écrit. Avec la génétique, n'a-t-on pas reconnu qu'il l'était dans le langage des gènes ? L'eugénisme, c'est-à-dire la mise en œuvre de politiques volontaires d'amélioration des sociétés humaines, a dès lors été entendu comme l'ensemble des activités visant à limiter la diffusion des mauvais gènes dans la population. Les races, considérées antérieurement comme inférieures car à un niveau moindre de l'évolution humaine, se sont vues définies par leur faible qualité génétique. Chacun se rappelle les horreurs commises au nom de l'eugénisme et du racisme, au nom des gènes ! Après guerre, l'effroi des sociétés démocratiques à la découverte de l'étendue des dégâts provoqués par ces idéologies devait largement libérer les sciences biologiques, notamment la génétique, de leur gangue idéologique.

La théorie de l'évolution permet de prévoir que les mécanismes gouvernant tous les organismes vivants sont de même nature, puisque tous les êtres dérivent d'une même forme de vie originelle. C'est ce que confirme l'universalité du code génétique, c'est-à-dire des règles permettant d'expliquer les propriétés biologiques des cellules vivantes à partir de l'enchaînement des lettres qui constituent leur matériel génétique. A partir de 1973, la réunion des outils du génie génétique aboutit à une confirmation supplémentaire des déductions tirées de la théorie de l'évolution. Tout gène, appartenant à quelque être vivant que ce soit, peut fonctionner lorsqu'il est transféré dans un autre organisme vivant. Cela signifie qu'il est possible d'asservir génétiquement n'importe quel être à l'expression du programme génétique d'un autre être vivant, simplement par transfert de gènes. C'est alors l'explosion des progrès de la biologie durant les vingt-cinq dernières années de notre siècle, qui trouvent une illustration éloquente dans les programmes génomes.

Avant deux à trois ans, on connaîtra l'enchaînement des quelque 3,4 milliards de lettres constituant notre génome, c'est-à-dire les molécules d'ADN de nos chromosomes qui forment le support moléculaire de nos quelque 30 000 gènes. Les enjeux éthiques de ces avancées scientifiques découlent à la fois du caractère sensible de la génétique, proie idéale pour toute les idéologies de la stigmatisation, et de l'ampleur des connaissances et outils nouveaux engendrés. A l'heure du génie génétique et des programmes génomes, il existe sur le plan biologique une unité profonde du monde vivant à laquelle n'échappe pas l'univers de l'homme, accessible aux mêmes méthodes d'étude et de modification génétique que n'importe quel autre organisme, animal, végétal ou microbien. La quête de l'essence humaine dans les méandres du génome est donc condamnée à l'échec, aboutissant à la négation de la spécificité de l'humain. L'œil rivé sur les gènes et le fonctionnement des cellules, le biologiste risque de négliger ce qui est le plus caractéristique du processus d'hominisation, c'est-à-dire l'édification en dehors du mammifère humain, de ses gènes, du monde symbolique, culturel et des connaissances, enrichi génération après génération par l'homme. Ce n'est qu'après imprégnation par cet univers intellectuel qu'il a progressivement créé que le primate Homo sapiens s'humanise. Cependant, bien entendu, ce sont les propriétés biologiques du cerveau humain, inscrites dans les gènes de l'homme, qui gouvernent sa sensibilité aux empreintes symboliques, culturelles et éducatives. En retour, ainsi configurées par acculturation, ce sont les capacités mentales de l'homme qui lui permettent de contribuer à l'enrichissement de l'univers culturel et des connaissances.

Le danger est grand que tous ceux qui sont déjà persuadés que le destin humain est déterminé par sa dimension biologique se trouvent confortés dans leurs préjugés par une certaine présentation du programme génome humain et par l'interprétation rapide de nombre d'études génétiques, en particulier celles portant sur les comportements. Le destin est écrit, pensaient les Grecs. Il est inscrit dans des êtres biologiques soumis aux mécanismes de l'évolution, propose la lecture sociobiologique du darwinisme. Il peut être lu dans ce grand livre de l'homme qu'est le génome humain, se laissent parfois aller à affirmer des généticiens imprudents ou idéologiquement marqués.

La réalité d'un tel danger est illustrée pratiquement chaque semaine dans les publications scientifiques et le compte-rendu qu'en font les médias généralistes. On apprend en effet qu'ont été localisés, identifiés, voire manipulés les gènes de l'amour maternel, de la violence, de la curiosité intellectuelle, de la fidélité masculine, de l'homosexualité... voire de l'intelligence. En fait, les progrès récents de la génétique et de la neurobiologie moléculaire ne disent rien de tel. Ce que gouvernent les gènes humains, c'est la plasticité cérébrale, c'est-à-dire la sensibilité du cerveau de l'homme aux impressions laissées par le milieu socioculturel. Ils sont ainsi le moyen de desserrer l'étau des comportements innés auxquels sont si étroitement assujettis les mammifères non humains. A ce titre, les gènes humains sont plus le moyen de la liberté que sa limite.

Il n'empêche qu'il serait également déraisonnable de refuser toute forme de déterminisme génétique : les gènes, et c'est là leur définition, sont bien des déterminants de propriétés biologiques. Le fait que celles-ci dépendent souvent de l'intervention de plusieurs gènes et varient en fonction du contexte de l'environnement n'enlève rien à cette réalité qui fonde la science génétique. En médecine, cela se manifeste par le fait qu'il est possible de ranger toutes les maladies humaines sur une échelle. A gauche de celle-ci se trouvent les affections qui sont presque totalement déterminées par l'altération d'un gène. Toute personne ayant hérité d'un ou de deux gènes altérés de ses parents, suivant le type de transmission génétique, développera la maladie. Tel est le cas de l'hémophilie, de la mucoviscidose, de la myopathie de Duchenne, de la chorée de Huntington, etc.

Un peu à droite de cette position se placent des maladies qui sont très dépendantes de l'altération d'un gène, mais dont la "pénétrance" c'est-à-dire ici le risque associé n'est pas totale. Ainsi, des personnes ayant hérité d'une copie d'un gène muté de susceptibilité au cancer du sein ou du côlon auront entre 50 %et 75 % de chances de développer de telles tumeurs, mais certaines personnes y échapperont. Encore plus à droite se situent nombre d'affections communes qui sont en partie déterminées par la constitution génétique, souvent par plusieurs gènes, mais également en très grande partie par les habitudes de vie et l'environnement. On peut citer ici la sensibilité aux infections, à de très nombreux cancers, aux maladies cardio-vasculaires, à l'athérosclérose, à l'hypertension artérielle, aux formes communes du diabète et de l'obésité et, probablement, à nombre de maladies psychiatriques.

Enfin, tout à fait à droite de notre échelle on range des maladies sans fondement génétique, d'origine avant tout toxique ou accidentelle. La grande fréquence des affections possédant des déterminants génétiques, absolus ou relatifs, est à l'origine de l'essor de ce qui a été appelé "médecine prédictive", ou bien, pour utiliser une désignation mieux appropriée, médecine de prévision. Lorsque la possibilité de prévoir la survenue d'une maladie permet de l'éviter, ou bien d'en atténuer la gravité, une telle prévision génétique constitue un plein succès de la médecine. Cependant, fréquentes sont les situations ou prévoir ne permet pas encore de prévenir. Lourdes de menaces pour l'équilibre psychique des personnes, de telles prévisions débouchant sur l'impuissance thérapeutique n'ont guère d'intérêt médical.

En revanche, la possibilité de prévoir le destin biologique des individus a un intérêt considérable pour nombre de secteurs d'activité : l'assurance privée, qui gagnerait à établir des groupes homogènes de risques dont les membres seraient assujettis à des tarifs différentiels ; la sélection des candidats à un emploi salarié, si les tests génétiques permettaient d'optimiser l'adéquation entre les employés et le poste de travail ; le prêt bancaire, etc. La généralisation de telles pratiques, dont la logique économique est indéniable, aboutirait ni plus ni moins à un bouleversement de nos sociétés. En effet, l'illusion selon laquelle tous les hommes naissent et demeurent égaux en dignité et en droit serait abandonnée puisque les droits réels des personnes ne seraient plus que ceux que leur laissent leurs gènes.

Le développement des recherches en génétique humaine offre bien entendu des outils d'une redoutable efficacité pour poursuivre par d'autres moyens les vieux desseins eugéniques. Au-delà du diagnostic prénatal de maladies génétiques gravissimes, la tentation se fait jour de soumettre plus généralement les embryons humains à un tri sur la base de caractéristiques moins pathologiques, voire totalement physiologiques tel que le sexe. Ce qui est en cause ici, c'est l'essentielle irréductibilité des caractéristiques de chaque individu à la volonté normative de tiers, fussent les parents. La prédétermination par ceux-ci du sexe et de l'aspect d'un enfant à naître serait naturellement portée à son maximum par l'utilisation du clonage humain à visée reproductive.

L'eugénisme à l'heure de la génétique, nous l'avons vu, revient à l'amélioration du potentiel génique d'un lignage humain. Le moyen en a été jusqu'alors la sélection. Le mythe d'un eugénisme positif se fixant pour but non pas l'élimination des sujets au patrimoine insuffisant, mais l'augmentation du potentiel génique par apport de gènes "améliorateurs" est ancien et semble même gagner aujourd'hui en consistance, sinon scientifique au moins idéologique. Sur le plan scientifique, les qualités proprement humaines, l'aptitude à créer du sens, de la beauté, de la bonté sont à l'évidence irréductibles à la manipulation grossière de quelques gènes. Cependant on a pu lire à la fin de l'année 1999 sous la plume de certains des auteurs et philosophes les plus éminents du moment l'énoncé de scénarios prévoyant une telle modification biotechnologique de l'homme. A ce degré de diffusion du mythe, il devient une réalité sociale et une menace idéologique.

En conclusion, la génétique en elle-même ne dit rien de bien nouveau sur la nature humaine qui ne soit déjà implicite dans la théorie de l'évolution. En revanche, elle engendre une série de données et d'outils, moralement neutres par eux-mêmes, mais dont l'accaparement par les vieilles idéologies du déterminisme, de la stigmatisation et de l'exclusion est particulièrement aisé et dangereux. En ce sens, le généticien, conscient de la susceptibilité particulière de son domaine scientifique aux récupérations idéologiques, a une responsabilité élective : non seulement réaliser du mieux qu'il le peut une science qui fasse honneur au génie humain, mais aussi s'impliquer pour la présenter au public, expliquer ce qu'elle signifie et ce qu'il est illégitime de lui faire dire. Il reviendra ensuite au généticien de prolonger ce travail de recherches et d'explications par un combat citoyen contre toutes les tentatives d'asservir l'homme. S'il est parfaitement illégitime de faire dire à la génétique que nous sommes tous prisonniers de nos gènes, la science ne suffit pas non plus à fonder l'exigence de liberté. A ce stade, l'engagement est d'autre nature. Il est moral.

Voir le dossier biologie moléculaire.


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Mis en ligne le 20/05/2007 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) sites web http://pierreratcliffe.blogspot.com et http://paysdefayence.blogspot.com