Bref historique de la libéralisation des marchés de l'énergie en Europe

Cet historique a pour objectif d'aider le lecteur à mieux comprendre le processus de libéralisation des marchés de l'énergie dans lequel s'est engagée l'Union Européenne et, partant de là, la situation actuelle. Nous ne traiterons du gaz que dans la mesure où il peut contribuer à éclairer le sujet.

Le point de départ

En 1986, l'acte unique lançait le processus de libéralisation des services, parmi lesquels l'électricité et le gaz. Madame Thatcher fit alors oeuvre de pionnière ; elle voulait faire de cette libéralisation "the mother of all liberalisations". Par delà son aspect idéologique, cette politique visait à casser le syndicat des mineurs qui, fort de ses 200 000 membres et conduit par un Trotskiste haut en couleurs, Arthur Scargill, organisait grève après grève pour contrer le remplacement du charbon par le gaz comme combustible dans les centrales électriques (c'était le début de la bulle gazière en mer du Nord — le gas glut). Le CEGB britannique, l'entreprise verticalement intégrée qui avait le monopole du secteur de l'électricité, comptait 160 000 employés ; pour un périmètre voisin, EDF en comptait moins de 100 000. Là aussi, Madame Thatcher estima qu'il fallait casser.

Le concepteur de la réforme, Steve Littlechild, alors directeur général de l'OFFER (1), me disait en 1995 - c'est-à-dire au début de son second mandat - que sa mission consistait à gérer au mieux la transition vers un marché pleinement concurrentiel, c'est-à-dire régulé par le droit commun de la concurrence. Son successeur, ajoutait-il, n'aurait qu'à fermer la boutique.

L'électron devenait donc une commodity comme les autres - grains de blé ou barres de cuivre - qui s'échangent sur des marchés spot, à terme, etc.

La nécessité d'une coordination entre les différentes fonctions d'un système électrique n'était pas niée ; des contrats commerciaux devaient faire l'affaire.

Les principales dispositions prises par le gouvernement britannique étaient alors les suivantes:

Ce à quoi il faut ajouter l'organe de régulation auquel il a été fait allusion plus haut.

La France fit de la résistance - on se souvient des fortes déclarations du ministre de l'Industrie de l'époque : "introduire la concurrence, c'est comme introduire le renard dans le poulailler". À Bruxelles, le poids de ce type d'argumentation fut, on s'en doute, nul, et la France se trouva rapidement isolée. Il faut dire à sa décharge que le négociateur français se trouvait face à des avocats de la libéralisation qui, à une caricature du monopole verticalement intégré, opposaient une idéalisation du modèle libéralisé.

Tous les pays de l'Union Européenne se retrouvèrent alors couchés sur un même lit de Procuste : le Norvégien (2) (avec un parc qui est à 99% le fait de réservoirs largement amortis et totalement flexibles), le Français (avec un parc à 85% nucléaire et avec une flexibilité limitée), l'Allemand (avec son cartel impénétrable), plus tard la Pologne (avec un parc à 95% charbonnier), etc. Chacun devait donc s'adapter à un modèle unique de marché sous la surveillance de la DG concurrence, avec pour objectif final la plaque de cuivre sur laquelle les électrons pourraient circuler en toute liberté.

Après le Royaume-Uni, plusieurs pays européens, tel l'Italie, décidèrent de restructurer leurs systèmes de production. La France, malgré l'insistance de la Commission, ne s'engagea pas sur cette voie mais finit par transposer les directives communautaires. Pour s'en tenir à l'essentiel :

Un «troisième paquet» portant sur la transparence et les infrastructures fut adopté en juin 2009. Ce fut ensuite le «paquet énergie-climat» avec ses trois fois vingt que nous pouvons qu'évoquer ici.

Les arguments

Revenons aux arguments des avocats de la libéralisation ; pour ceux-ci, la structure verticalement intégrée avait conduit :

  • au surinvestissement, la faute étant imputée à des ingénieurs ignorant les lois de l'économie,
  • à un contrôle tatillon et inefficace de la part des pouvoirs publics, mâtiné d'une confusion des genres entre le politique et l'économique,
  • à un manque de dynamisme des opérateurs (innovation technique, compression des coûts, etc.),
  • à l'ignorance des besoins réels des usagers.
  • Quant à la libéralisation, elle devait conduire à :
  • des marchés produisant les signaux nécessaires aux investisseurs, permettant d'assurer la sécurité de l'offre de la manière la plus efficiente possible,
  • des «contractual innovations». L'usager changeait de statut puisqu'il devenait un client. L'électricité deviendra un service,
  • une «arm's length» régulation, fiable, légère, non discriminatoire, transparente, etc.
  • Venons en maintenant aux résultats :

  • Les consommateurs industriels sont unanimes à constater l'absence de contractual innovation. Bien au contraire, la liberté qu'ils croyaient avoir retrouvée s'est vite transformée en de nouvelles contraintes : l'impossibilité de passer des contrats à plus de trois ans, due à l'hostilité de la Commission pour tout ce qui est des contrats à long terme.
  • Les petits consommateurs n'ont pas l'impression de tirer les bénéfices escomptés de la libéralisation ; ceci est vrai, non seulement en France mais aussi au Royaume-Uni. À vrai dire, du moins à notre connaissance, aucune évaluation du rapport coûta/bénéfice d'une extension de la concurrence aux ménages n'a été faite.
  • S'agissant de 1'arm's length regulation, nous ne pouvons qu'observer le pouvoir de plus en plus intrusif des autorités de la concurrence et l'incertitude concernant la régulation.
  • Pour ce qui est de la sécurité des approvisionnements, la Commission reconnaît enfin qu'il y a un problème : sauf à se satisfaire de prix très élevés, un marché pur de l'énergie ne conduit pas à générer en temps utile les investissements indispensables à garantir le long terme.
  • Ceci ne veut pas dire que le système français n'évolue pas. Bien au contraire. Ainsi de cette expérience en cours et qui vise à promouvoir l'usage du compteur communiquant. Mais
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    te des progrès de l'informatique. Ainsi également de la PPI — Programmation Pluriannuelle Indicative — qui vient corriger les effets pernicieux de la concurrence et qui permet à la France de reprendre une certaine initiative au niveau européen.

    La libéralisation devait susciter de nouveaux entrants. Elle le fit mais sans que l'on puisse dire que l'efficience du système ait beaucoup gagné.

    La loi NOME, analysée en détail plus loin dans ce numéro, découle d'engagements d'ouverture du marché français de l'électricité pris par le premier ministre François Fillon vis-à-vis de la Commission Européenne le 15 décembre 2009. La France se trouvait en effet sous la menace de plusieurs sanctions`' de la Commission, cela sous deux chefs : défauts de transposition et aide publique.

    Quelques uns des défis à relever

    La France

    Pour ce qui est de la France, la Commission ne donnera son nihil obstat qu'après publication des décrets d'application. Restera à voir si la Loi Nome permet le développement d'une concurrence bénéfique aux consommateurs. Rien n'est moins sûr. Il suffit pour s'en convaincre d'analyser la chaîne de valeur : la concurrence induite par la loi ne saurait en effet jouer, ni sur le coût d'acheminement, ni sur celui de l'accès à la production. Reste la commercialisation qui, pour les gros consommateurs, représente de l'ordre de 1% du total. Si on admet que les frais de structure de EDF sont excessifs, le consommateur bénéficiera tout au plus d'une fraction de ce 1%.

    La grande affaire sera alors l'instauration d'une véritable concurrence sur le segment de la production, qui seule peut amener une véritable concurrence.

    Le Royaume-Uni

    Au Royaume-Uni, le gouvernement de Sa Majesté vient de lancer une consultation basée sur une analyse conduite par l'Ofgem (project discovery) sur la question de savoir si les règles du marché étaient à même de garantir la sécurité d'approvisionnement pour les 10-15 ans à venir face à ces risques nouveaux que sont :

    Ce même pays nous expliquait il y a dix ans que la sécurité d'approvisionnement était un non-problème et que c'était au marché de trouver le bon mix entre sources primaires. Parmi les solutions envisagées figure notamment le recours — horresco referens5 — au central energy buyer et, bien sûr la nécessité de revoir les règles du marché.

    La République Fédérale d'Allemagne

    Quant à la République Fédérale d'Allemagne, elle a adopté en automne dernier un EnergieKonzept qui prévoit à horizon 2050 un abandon du nucléaire et le recours aux renouvelables à hauteur de 80% de la consommation d'électricité. Ce document précise que, pour atteindre un tel objectif, il faudra revoir le modèle de marché. On ne peut bien sûr exclure que, entre temps, la RFA modifie le Konzept ; ceci dit, c'est bien lui qui, pour les prochaines années, guidera la politique énergétique allemande. Les voisins de la RFA doivent donc s'attendre à ce que le développement des éoliennes se traduise par une tension croissante sur les réseaux de transport. Tant que l'éolien s'inscrivait dans l'épaisseur du trait, la question ne se posait pas. Ce sera de moins en moins souvent le cas. Ce faisant, en cas de besoin, la RFA compte sur ses voisins, avec les conséquences qu'on imagine sur les prix chez les-dits voisins.

    La politique voisinage

    Au titre de la politique voisinage, l'Union Européenne s'efforce de promouvoir son modèle chez les voisins afin de les intégrer au marché intérieur de l'énergie, en échange de la réciprocité : nous ouvrons nos marchés et vous ouvrez le vôtre. Des millions d'euros ont été dépensés en assistance technique et cela depuis plus de dix ans, par exemple dans les pays du Maghreb ou en Ukraine (qui devait avoir une capacité d'exportation significative dès 2004/2005). Sans grand résultat à ce jour.

    Conclusion

    Le Traité de Lisbonne élargit à l'énergie la compétence de l'Union. Tout un chacun reconnaît volontiers que la concurrence n'est pas la panacée. Mais pour l'instant, les progrès vers une politique européenne commune sont fort limités et on en reste encore pour l'essentiel à des strategy papers, certes agréables à lire, mais sans qu'on voie se dessiner une véritable volonté d'agir.

    La loi NOME n'est pas la "der des der" et l'année 2011 sera riche en rebondissements.

    (1) Office of Electricity Regulation qui, par fusion avec l'Ofgas donnera ultérieurement naissance à l'Ofgem
    (2) Ce pays fait partie de l'espace économique européen et est soumis aux règles du marché intérieur.
    (3) s'agit ici du coût pour le système, c'est-à-dire incluant les coûts de transaction qui, rapportés à la facture individuelle d'un ménage, deviennent significatifs.
    (4) En juin 2009, la Commission lançait 29 procédure d'infraction à la 2ème
    (5) Je frémis rien qu'en le racontant». (Virgile ; Enéide).

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    Mis en ligne le 09/05/2011