Faim de pétrole

un article de David Victoroff dans Spectacle du Monde mai 2008

Signe des temps, au classement du Sunday Times, l'Indien Lakshmi Mittal, propriétaire du numéro un mondial de l'acier ArcelorMittal, est l'homme le plus riche de Grande-Bretagne. Il est suivi par un Russe, Roman Abramovich, qui, lui, a fait fortune dans le pétrole. Le duc de Westminster, malgré ses propriétés foncières, n'arrive qu'en troisième position.

C'est devenu une litanie. Tous les jours, le cours du baril de brut franchit un record : 120 dollars à Londres le mois dernier. En France, le prix des carburants à la pompe s'envole (1,40 euro, fin avril, pour un litre de super). Celui du gaz naturel suit (5,5 % d'augmentation en avril). La hausse des prix ne se limite pas à l'énergie. Toutes les matières premières et les produits de base sont touchés : l'aluminium, l'acier, le nickel atteignent des sommets.

On trouve aussi, parmi les nouveaux riches, des agriculteurs du Middle West : transformant leur maïs en éthanol, ils font fortune et entraînent vers le haut les cours de toutes les céréales. Partout, le prix des denrées alimentaires flambe.

Comment expliquer cette brusque inflation, alors que la crise des subprimes plonge l'Amérique dans la récession et que la croissance en Europe marque le pas ? D'habitude, quand l'activité ralentit, le cours des matières premières a tendance à baisser. Mais l'Occident n'est plus le seul moteur de la croissance mondiale. La Chine, l'Inde, le Vietnam, la Thaïlande, accélèrent leur développement. Deux milliards d'hommes aspirent à des standards de vie plus élevés. Boulimie de consommation, y compris de produits alimentaires autrefois exportés, investissements massifs pour construire une industrie et des infrastructures modernes, tout cela aspire un flot de matières premières, de pétrole, de riz qui étaient autrefois à la disposition de l'Occident.

Quand des pauvres se mettent à manger à leur faim, à s'éclairer à l'électricité, à rouler en voiture, les riches doivent payer plus cher leur pain, leur cuivre, leur acier et leur essence.

Le mouvement de hausse s'aggrave sous le double effet de la rareté de certains produits de base et de la spéculation. Des prix du pétrole trop bas ont, pendant des années, conduit à négliger la recherche de nouvelles ressources. L'Europe, qui croulait sous les excédents agricoles, a freiné sa production par les jachères et les quotas. Les Brésiliens, grands pourvoyeurs de tourteaux pour l'aliment du bétail, se sont lancés à corps perdu dans la production d'éthanol, poussant les prix des aliments vers le haut.

Malgré tout, rien ne saurait expliquer la flambée des cours sans la spéculation. Les errements de la finance américaine et la crise des subprimes qui a suivi l'effondrement de l'immobilier outre-Atlantique ont provoqué une fuite des épargnants vers des valeurs refuges : les obligations du Trésor américain ne peuvent remplir pleinement ce rôle en raison de la baisse des taux d'intérêt outre-Atlantique et de la chute du dollar. Reste l'euro qui, lui aussi, s'est fortement renchéri, l'or et les matières premières et agricoles. Les fonds spéculatifs se sont donc rués sur ces valeurs sûres en attendant des jours meilleurs.

Cette poussée de fièvre n'a pas que des inconvénients. Elle relance les économies d'énergie, encouragées aussi par la peur du réchauffement de la planète. Elle pousse les compagnies pétrolières à faire de nouveaux investissements qui se traduiront un jour par un accroissement des réserves. Elle désarme l'hostilité à l'égard du nucléaire. Elle incite l'Europe à revoir sa politique malthusienne en matière de production agricole.

Mais elle exerce aussi des effets ravageurs, tant sur les peuples qui n'ont pas encore accéléré leur développement, que sur les vieux pays industriels dont les entreprises doivent à la fois porter le fardeau de politiques sociales onéreuses et faire face à l'augmentation des prix des matières premières.

Immanquablement, la bulle du pétrole et des matières premières se dégonflera quand les spéculateurs retourneront vers d'autres investissements. Entre-temps, elle aura ressuscité la conscience de la rareté des ressources, stimulé l'adaptation des plus habiles et précipité le déclin des plus fragiles. Ainsi en va-t-il de toutes les crises.


Mis en ligne le 15/05/2008 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@gmail.com) sites web http://paysdefayence.blogspot.com et http://pratclif.com