Le socialisme libéral à l'anglaise

d'après David Victoroff, dans Spectacle du Monde Avril 2004

La libérale Margaret Thatcher avait mis fin au règne des syndicats.
Le socialiste Tony Blair a codifié le libéralisme à l'anglaise.
Les Anglais en récoltent aujourd'hui tous les fruits: plein emploi, un revenu par tête qui le place en 3è position devant la France, des finances publiques saines.

Comment expliquer les performances étonnantes de notre voisin?

Pour l'OCDE, - ces résultats impressionnants sont le fruit de plus de vingt années de réformes structurelles » (rapport 2004). Réformes économiques, mais aussi politiques puisque Tony Blair a profondément transformé le parti travailliste en l'affranchissant de la tutelle des syndicats.

Le changement commence en 1979. Au moment même où, en Chine, arrive au pouvoir Deng Xiaoping, père de la renaissance économique de l'empire du Milieu, Margaret Thatcher devient Premier ministre du Royaume-Uni. C'est le point de départ d'une révolution qui permet aujourd'hui au Royaume-Uni d'être prêt pour la mondialisation. Pourtant, quand - Maggie - arrive au pouvoir, son pays est considéré comme l'homme malade de l'Europe. Entre les grèves et la pose thé, la Grande-Bretagne a la réputation d'un pays fatigué, sans ressort. Après avoir perdu son empire colonial, le Royaume semble voué au déclin. La livre, autrefois monnaie de réserve aux côtés du dollar, a perdu son statut. Une industrie lourde vieillissante et des mines en perdition ne parviennent plus à. créer les richesses nécessaires au maintien du - wel-
fare state », un système de Sécurité sociale généreux mis en place par les travaillistes au lendemain de la guerre et entretenu depuis à grand frais.

Edward Heath a certes fait entrer, en 1973, la Grande-Bretagne dans le Marché commun après une suite d'humiliations. Le général De Gaulle avait claqué la porte à Harold MacMillan en lui jetant un méprisant - ne pleurez pas, Milord-. Finalement, c'est au prix d'une lourde contribution à acquitter chaque année que le Royaume-Uni a fini par être accepté. Comme s'il était encore riche alors que plusieurs années de gouvernement travailliste avaient achevé de le démoraliser et de le déconsidérer quand l'Europe continentale, reconstruite et modernisée, achevait ses Trente Glorieuses.

Margaret Thatcher va changer tout cela, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Chez elle, elle substitue la responsabilité individuelle à l'Etat-Providence et l'économie de marché au socialisme. D'abord en restituant aux sujets de Sa Majesté une plus large disposition des richesses qu'ils créent. La loi de finances de 1979 ramène le taux maximum de l'impôt sur le revenu de 83 % à 60 %. En 1988, ce taux maximum sera à nouveau abaissé à 40 %.

Ayant rendu leur argent aux Anglais, elle se tourne vers l'Europe et lui dit - I want my money back (rendez-moi mon argent) ». Et c'est le compromis de Fontainebleau, grâce auquel la Grande-Bretagne se voit rendre une partie de ce qu'elle avait versé et sa contribution stabilisée pour l'avenir.

En même temps, "la dame de fer" libère l'économie britannique de l'emprise des syndicats et repousse les frontières de l'Etat pour, comme elle le dit, "tuer le socialisme". Fini le monopole des syndicats sur l'embauche (closed shop policy), interdits les piquets de grève des travailleurs extérienrs à l'entreprise, vote à bulletin secret pour l'élection des responsables syndicaux et pour le déclenchement des grèves, telles sont quelques-unes des mesures phares contenues dans les Employment Acts de 1980 et 1982 et dans le Trade Union Act de 1984. Pour accomplir ces réformes, Margaret Thatcher n'a pas recherché le consensus. Pas d'observatoires, ni de hauts conseils, ni des commissions qui consultent pendant des mois et sortent des rapports aussitôt enterrés, comme cela se pratique en France. Au lieu de cela, elle s'est acharnée à mettre en oeuvre ses convictions, faisant fi de la grève des mineurs qui, pendant un an, de mars 1984 à mars 1985, tentèrent de faire basculer le pays.

Abattre le pouvoir exorbitant des syndicats n'aurait servi à rien si, dans le même temps, elle n'avait pas rendu aux entreprises leur liberté d'action, notamment en privatisant et en dérégulant, c'est-à-dire en mettant fin aux monopoles. British Airways, British Telecom, British Leyland, British Petroleum ont ainsi été rendus au secteur privé: plus de 700 000 travailleurs sont passés du public au privé. Pour finir, elle bouleversera la Bourse de Londres en supprimant tous les freins à sa modernisation par une réforme qui restera dans les annales comme le big bang de la corbeille britannique. Associé à la suppression du contrôle des changes, ce big bang permettra à la métropole londonienne de consolider son rôle de capitale financière de l'Europe (lire notre article, pages 26 et suivantes).

Pour Margaret Thatcher, l'Etat n'a rien à faire dans les affaires. Il doit se concentrer sur ses fonctions régaliennes : assurer la sécurité de ses sujets à l'intérieur et à l'extérieur. Elle renforcera la police, luttera de manière inflexible contre lIra et reconquerra les Malouines, rendant au pays une fierté qu'il avait perdue depuis l'échec de l'expédition de Suez.

Grâce à la "dame de fer" qui a su s'effacer en 1990 au profit de John Major quand elle a senti la lassitude du pays, les conservateurs sont restés au pouvoir dix-huit ans. Pour retrouver leur crédibilité, les travaillistes ont dû complètement revoir leur doctrine et leur stratégie. Sous l'impulsion de Tony Blair, qui a fait taire les revanchards syndicaùx et transformé son parti en - New Labour ,, les travaillistes ont gagné les élections de 1997. Allait-on voir les syndicats rétablis dans leurs privilèges, les entreprises privatisées repasser sous le giron de l'Etat, la dépense publique et l'aide sociale à nouveau privilégiées ? Ce n'était pas la philosophie du nouveau Premier ministre. il a laissé tomber l'idéologie socialiste tout en préservant l'idéal de justice sociale. Ce que Margaret Thatcher avait fait n'a pas été détruit, mais au contraire consolidé.

Comme Deng Xiaoping disait aux Chinois: peu importe qu'un chat soit blanc ou noir, l'important c'est qu'il attrape des souris, Tony Blair expliquera aux parlementaires français, médusés, le 24 mars 1998 :"La gestion de l'économie n'est ni de gauche, ni de droite. Elle est bonne ou mauvaise. Ce qui compte, c'est ce qui marche, leur dira-t-il encore. La meilleure sécurité de l'emploi ne tient pas aujourd'hui à la protection de la loi, mais à la qualification, à l'optimisation des compétences et à l'action d'un service de l'emploi qui permet à chacun d'aller plus loin et d'aller plus haut."

Cette leçon de réalisme ne sera entendue en France, ni par la majorité socialiste d'alors ni par la droite qui lui succédera en 2002. Mais elle sera mise en pratique en Grande-Bretagne avec une certaine constance. Tony Blair viendra, sans le remettre en cause, tempérer l'individualisme thatchérien par la responsabilité personnelle et collective.

En matière d'emploi, cela donne l'obligation pour celui qui se voit proposer un travail de l'accepter sous peine de perdre son allocation chômage. En matière de privatisations, c'est la volonté de pousser au maximum les partenariats privés pour la gestion des services publics. C'est, par exemple, une société informatique privée qui gère l'établissement de l'impôt. C'est aussi à des partenaires privés que sont confiés l'entraînement des pilotes de l'armée de l'air et la gestion d'un système de surveillance par satellites. Cette délégation permet à l'Etat de réaliser des économies et de dépenser mieux.

En matière de sécurité publique, c'est une politique de tolérance zéro face à la délinquance, au besoin en responsabilisant les parents des délinquants.

En matière économique, c'est la gestion coordonnée des politiques monétaire et budgétaire qui a permis à la Grande-Bretagne de maintenir la croissance et de contenir l'inflation. Le chancelier de l'Echiquier, Gordon Brown, occupe son poste depuis mai 1997.

Une continuité qui lui a permis de développer une politique économique cohérente pendant une période qui a vu se succéder en France huit ministres des Finances. Sa politique de baisse des dépenses publiques conduira, sans relever les impôts, à dégager un excédent budgétaire pendant les années de forte croissance de l'économie mondiale jusqu'au 11 Septembre. Ces excédents ont été bien utiles, lors du ralentissement qui a suivi, pour augmenter les dépenses afin de soutenir l'activité par l'amélioration des infrastructures publiques mais aussi la modernisation des armées. Parallèlement, la Banque d'Angleterre, devenue indépendante, a pu ajuster les taux d'intérêts à la baisse pendant le ralentissement et à la hausse lorsque l'économie était plus vigoureuse, souplesse dont n'ont pas pu bénéficier les pays de la zone euro.

La balance commerciale est déficitaire car l'économie britannique est à 80% une économie de services. Mais le solde déficitaire est encore largement couvert par les investissements directs étrangers et par les revenus de capitaux.

Les Anglais se posent maintenant la question de l'adhésion à l'euro. Les performances décevantes des Français, des Allemands et des Italiens en matière de croissance et d'emplois n'incitent guère à renoncer à la livre sterling. Mais si Londres veut dominer totalement l'Europe économiquement et continuer à attirer chez luiles investissements étrangers, il devra peut-être faire le saut de l'union monétaire. Tony Blair, s'il est réélu, le proposera peut-être à ses concitoyens.

En un quart de siècle, on a assisté à la renaissance d'une grande puissance économique. Après huit ans de gouvernement travailliste, le bilan est positif. Tout ceci montre qu'aucun déclin n'est inéluctable si la volonté et le pragmatisme savent s'allier pour l'enrayer.