Groupe X-Démographie-Economie-Population

Exposé du Mercredi 8 Mars 2000

De la société à deux générations à la société à quatre générations

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Par Monsieur Alain Cotta, Professeur d’économie à Paris Dauphine.

La société à deux générations est la société traditionnelle et même encore en 1900 l’espérance de vie en France et en Angleterre, records de l’époque, n’atteignait pas cinquante ans. On est bien sûr habitué à l’idée que les poètes meurent jeunes, mais même des hommes célèbres à l’oeuvre considérable n’ont guère vécu, ainsi Alphonse Daudet (1840-1897), Guy de Maupassant (1850-1893) ou Henri Poincaré (1854-1912).

La société est alors essentiellement formée des jeunes et des adultes ; les jeunes commencent à travailler vers 16 ou 17 ans, parfois même plus tôt, et ne s’arrêteront pas avant au moins soixante ans, s’ils atteignent cet âge ! Le monde ouvrier ne connaît pratiquement pas la retraite et les octogénaires comme le Maréchal de Montesquiou ou le Sire de Joinville sont l’exception.

Les actifs constituent alors près des trois-quarts de la société et, malgré une productivité bien plus faible que celle d’aujourd’hui, ils arrivent à entretenir les enfants sans trop de difficultés.

Le bouleversement va prendre un siècle en France et beaucoup moins dans les pays en développement, il est dû à la conjonction de deux phénomènes : un accroissement remarquable de l’espérance de vie et un développement prodigieux de la productivité et de l’innovation dans de très nombreux domaines.

On peut désormais diviser la société en quatre groupes :

A) Les enfants et les jeunes inactifs, jusque vers 20-25 ans, parfois plus.

B) Les adultes actifs, jusque vers 60 ans.

C) Les ‘’seniors’’ que je qualifierai de ‘’vivaces’’, jusque vers 75 ou 80 ans.

D) Les personnes âgées dont près d’une moitié sont dépendantes, physiquement ou mentalement dès 80 ans.

Il faut noter que les personnes âgées de 75 ans ont aujourd’hui la santé, les réflexes, les capacités physiques et mentales des personnes de 60 ans en 1900, ce qui est une avancée remarquable. On se pose donc la question des progrès futurs des biotechnologies ; le plus vraisemblable est que ces progrès impressionnants vont se poursuivre, il suffit de rappeler qu’en France l’espérance de vie a progressé de presque cinq ans depuis 1980.

Inutile de préciser qu’à mes yeux le discours bioéthique, l’anathème jeté sur le génie génétique et les organismes génétiquement modifiés, est à mes yeux nul et non avenu. On peut au contraire penser que l’homme va " créer " l’espèce qui lui succédera et qui disposera de conditions de santé et de longévité bien meilleures. Certains pensent à l’immortalité, c’est un peu comme le paradis, je ne m’aventurerai pas sur ce terrain. Mais penser que les progrès vont s’arrêter est irréaliste, la plupart des faits vont dans l’autre sens et le cas de Jeanne Calment est emblématique.

On peut dégager deux principaux thèmes de recherches

I ) Les attitudes face aux quatre âges de la vie.

A) Les jeunes inactifs ont de plus en plus tendance à accroître la durée de leurs études et à retarder leur entrée dans la vie active. Il y a d’ailleurs une connivence parents-enfants à ce sujet et l’apprentissage des nouvelles technologies ne fait que pousser dans ce sens.

B) Les adultes actifs poussent à la réduction du temps de travail, car pour beaucoup peut-être 90 ou même 95%, le travail est subi et n’est pas choisi. Les nouvelles techniques, (communication, numérique etc.) ne font que déplacer le travail subi. Il est symptomatique qu’il n’y ait presque plus de revendications de salaire, même aux Etats-Unis où le chômage est très faible, et ne peut donc retenir les revendications.

En fait beaucoup d’adultes ont une vie plus ou moins végétative et se contentent de leur revenu actuel.

C) Les seniors ne sont plus esclaves du travail, ceux qui avaient choisi leur métier veulent le continuer, les autres se tournent vers des activités dont ils ont rêvé, culturelles, sportives ou ludiques, sous contrainte financière bien entendu...

D) Les personnes âgées dépendantes sont animées par la passion de survivre. Il faut comprendre que cet âge sera de durée probablement croissante et représentera de plus en plus une contrainte financière lourde.

II ) Le deuxième sujet de recherches est l’attitude de la société face à ces contraintes.

Comment ces contraintes seront-elles partagées ? De manière familiale (modèle japonais) ou de manière collective ? Il y une préférence individuelle spontanée vers le cadre familial qui a de plus l’avantage d’une beaucoup moins grande " perte en ligne " que le modèle collectif au circuit beaucoup plus long ; mais est-on assuré de la solidité de la famille ? (cf. le PACS, etc. ainsi la moitié des bébés danois d’aujourd’hui naissent hors mariage). D’autre part le cadre familial ne suffit pas : il y a 20% d’exclus et un bon tiers des Français n’ont pas les moyens de pratiquer la solidarité familiale.

Comment se fera le choix ? Je pense qu’il ne se fera pas de manière mûrement réfléchie et consciente mais le plus tard possible et sous la pression des circonstances, c’est à dire probablement de manière déplorable. De toute façon le mur se rapproche, nous ne pourrons guère dépasser 2005.

Il y a sur de semblables sujets des oppositions, et même un clivage fondamental, entre les économistes classiques qui pensent que l’on peut traiter simultanément de la production et de la répartition et les économistes marxistes qui pensent que ces deux questions sont de nature fondamentalement différentes et que résoudre l’une n’empêche pas l’autre de poser des problèmes très graves. Le problème de la production ne m’inquiète pas trop et je pense qu’il y aura encore de grands progrès de productivité, mais côté répartition la psychologie des Français m’inquiète. Ceux-ci sont très préoccupés de politique, un peu moins de la marche de l’économie, ils ont quelques notions d’écologie et pratiquement aucune notion de démographie...

En conclusion je dirai que c’est, de plus en plus, le troisième âge qui détient le pouvoir aussi bien sur le plan économique, ses revenus sont en passe de dépasser ceux des actifs, que sur le plan politique, il vote massivement tandis que les jeunes votent peu... Comme le déséquilibre qui va en résulter n’est pas supportable à la longue, nous allons certainement vers des troubles sociaux, des antagonismes de générations.

Nos sociétés vont prochainement se recomposer socialement sous le poids presque exclusif du passage à la société à quatre générations.


Débat

Question : Cet écrasement des jeunes ne nous conduit-il pas à l’extinction ?

Réponse : La situation est évidemment grave en Allemagne, en Italie, en Espagne, elle l’est un peu moins en France, mais d’un autre côté ne sous-estimez pas le progrès technique, on pourra quand même offrir à nos jeunes des niveaux de vie décents, et voyez ce que j’ ai dit sur la quasi-disparition des revendications de salaires.

Question : Peut-être faut-il nuancer les progrès de l’espérance de vie, celle-ci plafonne depuis quatre ans ; d’autre part la volonté de diminuer la durée du travail n’est-elle pas contradictoire avec l’allongement de la durée des cotisations de retraite de 37,5 ans à 40 puis sans doute bientôt à 42,5 ?

Réponse : Sans doute l’espérance de vie ne progresse t-elle plus aussi vite que par le passé, en France tout au moins, mais je pense que c’est provisoire et ne voit-on pas un grand pays comme l’Inde avec neuf années de progrès d’espérance de vie sur les vingt années 1980-2000 ? ce qui est encore plus rapide que chez nous. Quant à ce qui concerne la durée des cotisations vous conviendrez que c’est à la fois homéopathique, très mal ressenti et tout à fait insuffisant.

Question : Pouvez dire un mot sur les différences Europe Amérique ?

Réponse : Les salaires américains sont constants depuis 1975, mais c’est au prix d’une augmentation de 10% de la durée du travail car les salaires horaires ont baissé d’autant. Les revenus sont plus inégalitaires (Bill Gates : 50 milliards de dollars) ce qui a tout de même l’avantage de revivifier le " rêve américain ". Le déficit est de 250 milliards de dollars par ans, ce qui donne des possibilités ! déficit essentiellement payé par le Japon, la France, l’Italie et plusieurs pays arabes. Il faut bien reconnaître que dans l’état actuel de la législation fiscale il y a le plus grand intérêt à ne pas garder son argent en France.

La prospérité américaine est aussi bâtie sur l’immigration latino-américaine à bas salaires, mais c’est au prix d’un autre danger de déstabilisation dans les vingt ou trente ans. Déjà, à Miami il n’est plus possible de trouver une secrétaire écrivant correctement l’anglais.


Monsieur Cotta termine son exposé par des considérations sur son métier de professeur, sur le contact avec les jeunes et sur son étonnement de voir l’âpreté de la compétition actuelle entre les jeunes gens et les jeunes filles.