Evolution démographique de la toupie au trapèze inversé

par Christian MARCHAL : Président du groupe polytechnicien - X démographie, économie, population.

pyramides des âges toupie
pyramides des âges trapèze

La population Mondiale augmente moins vite et vieillit fortement du fait d'une chute régulière et quasi générale de la fécondité et d'une remarquable augmentation de l'espérance de vie. Dans beaucoup de pays, y compris en développement, le nombre de naissances baisse, si bien que les pyramides des âges se rétractent à la base. La théorie en vigueur, dite "transition démographique", fait croire a un équilibre final spontané, qu'elle ne garantit nullement...

L'objectif raisonnable de chaque nation devrait être de stabiliser le nombre de naissances annuelles. La difficulté est que cela suppose des politiques impopulaires chez les électeurs âgés, lesquels deviennent majoritaires...

Comment rendre le pouvoir aux jeunes générations, moins nombreuses et plus soucieuses de l'avenir à long terme ?

Dans la plupart des nations, riches ou pauvres, on observe depuis des années, une chute régulière de la natalité et une hausse de l'espérance de vie. Ces deux phénomènes entraînent un vieillissement continu de la population. On passe ainsi dans un premier temps à des pyramides des âges en forme de toupies avant d'aller vers des trapèzes inversés.

Inversion de la pyramide des âges

Le nombre des nations passées sous le seuil du remplacement des générations augmente constamment, il est déjà de plus de 80. Voyons ce phénomène sur quelques exemples.

La France, tout d'abord. Avant 1914 sa pyramide des âges était très régulière; cette régularité disparaît ensuite tout au long du siècle. On retrouve l'impact de la guerre de 1914-1918, puis celle de 1939-1945. Le baby-boom de l'après-guerre est très marqué, puis c'est à nouveau la crise et le chômage (fig. 2).

On retrouve plus ou moins les mêmes éléments dans les autres pays d'Europe. Cependant, souvent, le baby-boom s'arrête plus tôt et le déficit des naissances est encore plus marqué. Ce phénomène risque de s'amplifier de façon mécanique puisque dans l'Europe des 15 les jeunes femmes de 25 à 39 ans seront 30 millions en 2025, alors qu'elles sont encore 42 millions aujourd'hui.

Dans la pyramide des âges de la Russie se lisent toutes les vicissitudes du siècle (guerres mondiales, révolution et guerre civile, dékoulakisation, famine de 1933-1934, goulags, arrêt des vaccinations à partir des années 1970, difficile sortie du régime communiste...). Actuellement la Russie n'a même pas deux naissances pour trois décès et perd environ 800000 habitants chaque année.

Plus étonnant est que cette inversion affecte aussi le pays du Tiers Monde. Diverses incertitudes affectent certes les chiffres. Ainsi en 2001 la World population data sheet du Population Reference Bureau américain donne encore 3.4 enfants par femme au Maroc (contre 7 enfants par femme il y a trente ans), tandis qu'une étude très détaillée de l'Institut national d'études démographiques (INED), assure que le chiffre de 3.4 concerne le début des années 1990 et que les indices marocains et algériens sont à 2.5 en 2000, la Tunisie étant encore plus bas. Les démographes de l'INED et leurs collègues maghrébins estiment aujourd'hui que ces trois pays sont passés sous le niveau du remplacement des générations. Bien des grands pays naguère prolifiques (Chine, Inde, Brésil, Mexique, Indonésie, Iran ... ) suivent le même mouvement avec une puissance et une vitesse qui étonnent. En 2003 la Chine et le Brésil seraient déjà à l'indice 1.8.

Voir le tableau de la fécondité (nombre d'enfants par femme) source: ONU.

Dans certains états, la baisse de la fécondité est plus lente il s'agit le plus souvent de petits états en guerre ouverte ou larvée (Tchétchénie, Kosovo, Yémen ... ) ou en situation de grave affrontement politique (Israël, Palestine). Il y a là un réflexe vital : une forte natalité est un moyen essentiel d'affirmation identitaire, de défense et de survie.

En même temps l'espérance de vie s'accroît presque partout remarquablement : dix années en Inde et quinze en Afrique du Nord pour le seul dernier quart du vingtième siècle... Cette croissance exceptionnelle masque en partie la chute de la natalité parce que la mortalité des enfants et des adolescents est la première à diminuer et que l'allongement de la durée de vie augmente le nombre des personnes âgées. Le nombre total des êtres humains continue d'augmenter, de plus en plus lentement, pour trois ou quatre décennies; mais déjà plus de trente nations ont plus de décès que de naissances. Comme résultat, si la croissance naturelle de 1.18% observée en 2002 se maintenait, la population mondiale doublerait encore en 60 ans, passant de 6.3 milliards à près de 13 milliards (2062). Mais les démographes prévoient une baisse de la fertility moyenne mondiale qui ferait passer le taux d'accroissement naturel de 1.18 en 2002 à 0.96 en 2050, de sorte que la population mondiale serait alors 9 milliards et non 13 milliards. L'avenir dira........

La France et la théorie de la transition démographique

La simultanéité de ces deux évolutions modifie l'équilibre démographique : moins de jeunes, plus de vieux. L'adaptation est plus difficile en Europe occidentale. Si beaucoup de jeunes Européens choisissent de fuir vers des pays extérieurs mieux lotis, Etats-Unis, Canada, etc., cela ne fera que précipiter le vieillissement... Une autre conséquence serait sans doute une paupérisation des personnes âgées, comme autour de 1900 dans la Creuse ou les Basses-Alpes, desquelles les jeunes ont fui et où des cantons entiers sont morts dans la misère.

Le groupe polytechnicien X-démographie, économie, population rapproche cette inversion démographique, de la détérioration de la condition des jeunes Français de moins de trente ans, du dépérissement continu de la politique familiale et de la baisse de l'indice de fécondité de 2.7 à 1.9 enfants par femme.

La théorie démographique de la transition démographique mise au point par l'Américain Franck W. Notestein à la fin des années trente à la Société des nations, s'était imposée comme référence de base après-guerre. Notestein distinguait quatre phases:

  1. - la phase pré-industrielle à natalité et mortalité élevées et plus ou moins en équilibre selon les heurs et malheurs de l'époque (guerres, famines, épidémies) ;
  2. - une forte chute de la mortalité liée aux progrès médicaux et sanitaires ;
  3. - quelques années ou décennies plus tard la fécondité baisse à son tour ;
  4. - enfin la phase finale que Notestein a nommée incipient decline (déclin commençant); l'aboutissement était marqué d'un point d'interrogation.

Pour l'école française d'Adolphe Landry, Alfred Sauvy et Jean Bourgeois-Pichat dans cette phase finale, une caractéristique majeure est une pratique très répandue de la contraception voire de l'avortement et un changement profond de mentalité: " une aspiration générale non plus à un simple maintien, mais à une amélioration de sa condition et de celle de ses enfants. Le résultat capital est qu'il n'y a plus d'équilibre de la population. Il n'y a aucun fondement pour certaines idées auxquelles des auteurs se sont attachés ou qui ont largement cours: l'idée d'un état stationnaire où la population se fixerait un jour.". La fécondité est déliée de ses déterminants sociaux traditionnels et se lie plus étroitement aux utilités individuelles. Or l'idée dominante actuelle est que la phase finale tend naturellement vers un équilibre entre natalité et mortalité avec une espérance de vie élevée... Mais rien ne garantit une telle convergence. Et rien ne permet de prévoir à quel niveau s'établirait un éventuel équilibre. Les services démographiques de l'ONU sont obligés de revoir périodiquement à la baisse leurs prévisions : ils prévoyaient ainsi en 1991 une population mondiale de 8.6 milliards pour l'an 2025, prévision abaissée à 7.8 milliards en 2001. Voilà qui en dit long sur le coup de frein démographique en cours, mais aussi sur l'insuffisance d'une théorie scientifique qui continue à être utilisée sans discernement.

Intéresser le public à la démographie

Les remèdes à mettre en oeuvre face aux constats précédents sont de trois ordres.

Il convient d'ouvrir les yeux du public face à un problème dont on parle trop peu et d'éclairer les impacts des diverses politiques que l'on peut mettre en oeuvre : immigration, politique familiale.

L'émigration a de nombreux effets négatifs sur les pays d'origine : départ définitif de nombreux jeunes, en particulier d'étudiants qui sont parmi les plus actifs et entreprenants et qui vont manquer à leur pays. Ce ne serait pas trop grave si le Tiers Monde était encore prolifique, mais ce n'est plus le cas. De plus il y a désormais une forte concurrence des pays à très faible natalité, Italie, Espagne, qui pourraient chercher à attirer les immigrants. Les Etats-Unis et le Canada n'hésitent pratiquer une immigration sélective et à rechercher les immigrants compétents dont ils ont besoin, tout en multipliant les barrières face aux autres, sauf les chicanos que les entreprises américaines exploitent tandis que le gouvernement ferme plus ou moins les yeux.

Une telle politique aurait mauvaise presse en Europe, donc l'immigration ne peut guère ralentir le vieillissement. Quand le chancelier Schröder se propose de faire venir 50000 informaticiens indiens, il n'en trouve pas 300 : les autres lui répondent "Envoyez-nous le travail, nous le ferons chez nous ".

Ralentir le vieillissement oblige donc à une politique familiale efficace, ce qui n'exclut pas un certain recours à l'immigration pour faire en sorte que dans chaque profession le niveau de vie de ceux qui ont des enfants soit correct.

Le démographe P. Bourcier de Carbon a montré que les courbes de fécondité des états-Unis et du Canada suivent celles du rapport entre le revenu moyen des moins de quarante ans et celui des plus de quarante ans et a souligné l'importance de leur revenu relatif (fig. 4).

De même, dans un article de Gérer et comprendre, Michel Louis Lévy avait montré les effets pervers de l'individualisme excessif de notre société et la nécessité de réaffirmer les solidarités élémentaires. L'élément de base de la société est à ses yeux le ménage et non l'individu : "la France des vingt cinq millions de ménages ".

Dans les conditions actuelles, il est d'autant plus difficile pour une femme de concilier famille et travail, que le couple a plus d'enfants. Alors qu'en moyenne elles disent souhaiter 2.3 à 2.5 enfants, les Européennes n ' en ont que 1.9 en France, 1.4 en Allemagne, 1.3 en Italie, 1.2 en Espagne... Il est nécessaire de donner aux jeunes couples les moyens, crèches, allocations, congés de maternité et de paternité, etc.  qui leur permettront de concilier leurs désirs essentiels : deux activités professionnelles normales et une vie familiale normale avec deux enfants ou plus.

La France est moins gravement atteinte que ses partenaires européens grâce à l'ancienneté de sa politique familiale, qui remonte à la Libération, en 1945 mais elle leur est inextricablement liée. Mais le vieillissement du corps électoral complique les choses. Un électeur français sur deux a aujourd'hui plus de 49ans ce qui incite les politiques à privilègier des politiques favorables aux personnes âgées, au détriment des politiques familiales. L'exemple de la Suède est à cet égard révélateur. En 1989 le gouvernement y avait décidé une politique familiale audacieuse (développement des crèches, congés parentaux allongés, etc.) et l'indice de fécondité est remonté de 1.6 à 2 en trois ans. Ces mesures furent considérées comme trop coûteuses par un corps électoral âgé qui sanctionna le gouvernement aux élections de 1995... et l'indice retomba à 1.5 en trois ans. Peut-être faudrait-il mettre en place un moyen, de représenter les enfants dans les élections,possibilité étant de donner à la mère un bulletin de vote supplémentaire par enfant mineur. Nous appelons cela "démocratie complète" pour la distinguer du vote familial où c'est le père qui représente ses enfants. Cela n'est pas insensé.  Le vote des femmes a lui aussi été longtemps considéré comme insensé, alors que leur présence dans les élections depuis 1944 a permis de corriger peu à peu la plupart des dépendances,  inégalités et discriminations dont elles souffraient. Et la condition féminine a prodigieusement évolué depuis cinquante ans.

Source Christian MARCHAL : Président du groupe polytechnicien - X démographie, économie, population.

NOTES: 1. Ouadah Bedidi Zahia, Vallin Jacques "Maghreb: la chute irrésistible de la fécondité". Population et Sociétés, INED, n* 359, juillet-août 2000.

2. Marchal Christian, La démocratie déséquilibrée, Editions l'Harmattan, Paris, 2003 (rubrique: questions contemporaines). Site web du groupe X-démographie-économie- population: http://x-dep.polytechnique.org

3. Landry Adolphe, La révolution démographique. Etudes et essais sur les problèmes de population, pages 52-54, Sirey, Paris 1934.

4. Lévy Michel Louis, 'Créer des emplois, vous avez dit créer?" Gérer &Comprendre, nº6, pages 5-11, mars 1987.

Pour une modernisation de la politique sociale et familiale

Christian Marchal n'a pas tort de souhaiter la mise sur la place publique de la politique familiale, ce qui pourrait aller de pair avec une harmonisation européenne et une péréquation régionale, et serait de nature à réduire à la fois l'abstention et le vote pour les démagogues. Mais la "démocratie complète " est à rechercher ailleurs.

Nos institutions familiales résultent d'abord des principes adoptés en 1945:

-  impôt progressif sur le revenu avec quotient familial, (à revenu par part égal, impôt par part égal) ;

- inclusion dans la Sécurité sociale d'un système généreux d'allocations et prestations familiales;

- financement de celle-ci y compris l'assurance maladie et l'assurance vieillesse par des cotisations discutées avec les syndicats.

En 1958, le plan Rueff corrigea les dérives inflationnistes qui avaient miné la IV République, en augmentant globalement mais en simplifiant la structure de l'impôt direct. C'est le chômage qu'il s'agit aujourd'hui de réduire, en prenant en compte les transformations induites par le développement du travail salarié féminin, la généralisation de la contraception, le recul du mariage, le vieillissement de la population et par la création en 1967 des grandes caisses nationales (CNAM, CNAVTS, CNAF et UNEDIC), l'introduction de prestations sous conditions de ressources (1972), la CSG (1990), la prime pour l'emploi (1999).

Une avancée démocratique a été en 1996 l'institution du débat annuel sur le financement de la Sécurité sociale (plan Juppé).

Mais il n'existe toujours pas de budget consolidé de l'état, des collectivités locales et de la Sécurité sociale, ni d'information publique sur la répartition des prélèvements obligatoires selon le revenu et la configuration familiale. On ne dispose pas de balances cotisations/prestations pour les ménages des diverses catégories d'âge, de revenus et de professions. à vrai dire, les caisses de Sécurité sociale ne connaissent pas non plus le nombre de leurs assurés et de leurs ayant droit; la couverture maladie universelle (CMU) n'a fait qu'aggraver ce désordre.

Or la simple préparation d'un tel budget consolidé ferait apparaître que la France recourt beaucoup plus que ses partenaires aux cotisations sociales, y compris la CSG, et beaucoup moins à l'impôt direct. Comme les cotisations pèsent dès le premier €, alors que l'impôt direct est progressif avec un abattement à la base, cette anomalie accroît excessivement le coût de l'embauché, et explique en partie le chômage en France et le chômage des jeunes en particulier.

Moderniser et démocratiser la politique sociale et familiale devrait donc indure :

- un recensement périodique des assurés sociaux et de leurs ayant droit ;

- la simplification drastique de l'ensemble prélèvements obligatoires (impôt sur le revenu, CSG et cotisations sociales) moins impôt négatif (allocations familiales et prime pour l'emploi) et sa convergence vers un modèle européen recourant moins aux cotisations sociales et plus à l'impôt direct ;

- l'organisation de débats régionaux sur les perspectives de population, qui se modifient par l'excédent naturel (natalité - mortalité) et le solde migratoire (intérieur et extérieur), et sur le financement pour l'enseignement, la santé et la petite enfance ;

- la mise au point de portails internet sur lesquels le public pourrait faire simuler, sous diverses hypothèses, prestations familiales, droits à pensions de retraite de Sécurité sociale, impôts directs, nationaux et locaux, cotisations et prestations sociales...

Vaste programme .

Michel Louis LéVY, rédacteur en chef des Annales des Mines, membre du Haut conseil de la population et de la famille


Commentaires:

  1. Notre espèce humaine, "homo sapiens" est le résultat de millions d'années d'évolution (voir descent of man de Darwin, la biologie moléculaire et les néo darwinistes...). Le processus d'évolution repose sur la sélection et la rétention de caractères favorables à la survie et à la reproduction. L'un après l'autre, les caractères retenus ont conduit à une complexité de plus en plus grande. C'est ainsi qu'au cours de millions d'années, "homo sapiens" aurait acquis les caractéristiques de son espèce telles qu'on les connaît aujourd'hui, notamment son cerveau, qui est le plus développé et le plus complexe de tous les mammifères. Pour assurer sa survie, "homo sapiens" a dû, pendant des millénaires, multiplier le nombre de ses descendants, car il était fragile dans un environnement hostile (longévité faible due aux maladies notamment). Ainsi le nombre d'enfants par femme était élevé. Mais par la puissance de son cerveau, "homo sapiens" a suivi une évolution culturelle formidablement rapide en comparaison de la lenteur de son évolution biologique et génétique... En l'espace de moins de 100000 ans, il a ainsi développé une culture, un langage, des techniques et des technologies. Grâce à ces progrès technologiques et notamment à la médecine, il a ainsi augmenté de manière fantastique sa longévité qui est passée de 25-35 ans, à plus de soixante cinq ans. Du coup, le besoin d'avoir de nombreux enfants pour assurer sa survie n'est plus nécessaire. On assiste donc à un changement des mentalités et du comportement des femmes; c'est peut-être l'annonce d'une mutation génétique qui surviendra un jour... Passé l'âge de la reproduction, "homo sapiens" contribue pendant autant d'années à l'acquisition des connaissances et de savoir.

    Voir ci-après l'évolution de la population d'"homo sapiens" depuis le début: