Groupe X-Démographie-Economie-Population

Exposé du 6 Décembre 2000

Les théories économiques de la fécondité


Par Monsieur Jean-Didier Lecaillon

Professeur de sciences économiques à l’Université Paris 2

Monsieur Lecaillon commence son exposé par quelques considérations personnelles : " Je ne suis pas démographe, mais économiste, cependant j’ai pu constater tout au long de ma carrière que ces deux groupes s’évitaient soigneusement et se désintéressaient l’un de l’autre, bien que ce soit en principe très dommage. Fort heureusement j’ai eu pour professeur Monsieur Luc Bourcier de Carbon qui m’a fait comprendre l’importance de la démographie et c’est ainsi que mon premier livre s’est intitulé ‘’L’Economie de la sous-population’’, ce qui, convenez-en, au temps du fameux ‘’Club de Rome’’ était presque de la provocation.

Je suis aujourd’hui enseignant-chercheur et mon cours est un cours de ‘’démographie économique’’, ce qui entraîne parfois des remarques désobligeantes de certains de mes collègues ".

Bien entendu la fécondité est un phénomène complexe et la première réserve à faire est de remarquer qu’elle a bien d’autres déterminants que l’économie. L’étude scientifique de ce phénomène va donc être obligée de s’appuyer sur l’individualisme méthodologique, il va évidemment falloir procéder à des abstractions et des simplifications et l’on devra soigneusement vérifier et étayer les conclusions en les comparant aux faits. Il faut surtout éviter de se laisser emporter par la passion, ce que l’on rencontre hélas trop souvent chez les hommes politiques, qu’ils soient libéraux ou socialistes, car l’économie et la démographie ont toutes deux une dimension éthique.

Remarquons enfin que la démographie et l’économie sont des sciences humaines et donc, pas plus qu’en astronomie, on ne peut y faire des expériences mais seulement des observations.

Le but de cette recherche est bien sûr, après analyse de la situation et de ses raisons, d’élaborer des principes d’action, en particulier en matière familiale.

Le modèle de base à discuter est celui de la " transition démographique ", par opposition à la " révolution démographique ". Le modèle de la transition démographique est issu des travaux Franck Notestein et vous le connaissez tous très bien; il a quatre phases principales :

A) Dans la phase primitive, pour l’Europe avant la révolution industrielle, la natalité et la mortalité sont toutes deux très élevées et s’équilibrent plus ou moins selon les heurs et malheurs de l’époque (guerres, épidémies, famines, etc.). L’espérance de vie est très faible, de vingt cinq à trente cinq ans, et les octogénaires sont très rares.

L’équilibre chaotique ainsi établi comporte de nombreux hauts et bas et est dû à deux forces contraires : la pression démographique et la limitation des ressources.

B) Dans la seconde phase la révolution industrielle augmente considérablement les ressources disponibles tandis que les progrès de la médecine et de l’hygiène font reculer la mortalité et doubler l’espérance de vie. Cependant la natalité reste élevée et il en résulte un accroissement plus ou moins considérable de la population, selon la durée de cette phase.

C) La troisième phase est celle de la baisse de la fécondité : il n’est plus nécessaire d’avoir huit enfants pour être sûr d’en garder au moins deux. Cette phase commence dès 1800 en France et vers 1900 dans les autres pays d’Europe, ce qui fait que notre pays, le plus peuplé d’Europe sous l’ancien régime, a beaucoup moins augmenté que ses voisins.

Aujourd’hui presque tous les pays de la Terre ont largement entamé cette phase et la natalité baisse presque partout avec rapidité (- 3% à -4% par an en Europe orientale et au Maghreb actuellement).

D) La dernière phase du modèle de la transition démographique est un équilibre final naturel entre mortalité et natalité. Bien qu’aujourd’hui très contestée, et contraire aux conclusions de la ‘’révolution démographique’’, cette dernière phase sous-tend encore les analyses de la plupart des organismes démographiques officiels.

Ce que nous devons faire n’est pas une prévision du futur mais bien une sorte de diagnostic des thèses en présence.

Examinons tout d’abord les faits. Il est indéniable que les conditions matérielles et financières ont leur importance. Vivre à la campagne permet d’avoir plus d’enfants car l’on y dispose de plus d’espace et les jeunes y sont une aide dans le travail. Mais l’on ne saurait pousser trop loin ce raisonnement comme le montre la comparaison des pays pauvres et des pays riches.

Il était d’usage de parler de la fameuse ‘’courbe en U’’ de la fécondité, les revenus moyens ayant moins d’enfants que les riches et les pauvres ; mais aujourd’hui ce fameux U est bien écrasé...

Le pionnier de l’analyse économique de la fécondité est Lebenstein. Il fait essentiellement une analyse micro-économique, une balance coûts-avantages en considérant l’enfant comme un ‘’bien durable’’. Du côté des coûts il y a les dépenses directes de soin de nourriture, d’éducation etc. , et les coûts d’opportunité : renonciation fréquente de la mère à une profession ; on constate que la ‘’désutilité’’ ne diminue pas quand le revenu augmente.

Du côté des avantages, des utilités au sens économiques, il y a l’enfant en lui-même, c’est aussi une source de travail et de revenu, une assurance pour les vieux jours. Cependant ces deux motifs baissent quand le niveau de vie augmente : " L’utilité totale décroît quand le revenu augmente ".

Gary Becker (Ecole de Chicago et prix Nobel d’économie en 1992) a appliqué la théorie micro-économique de la consommation à la demande d’enfant ‘’bien de consommation durable’’. Il constate des effets contradictoires demande-coûts et souligne l’importance du facteur de qualité : si ce facteur prime (éducation et instruction très poussée, etc. ) alors la demande d’enfant régresse.

L’influence de l’environnement macro-économique a été très analysée par Bust et Ward. Ils réfutent l’idée d’une liaison positive conjecture-fécondité en mettant en évidence la différence entre les années cinquante, grande croissance des salaires mais surtout des salaires masculins, et les années soixante-cinq soixante-quinze : les revenus continuent d’augmenter mais ce sont surtout des salaires féminins qui sont en progression. En conséquence la fécondité augmente dans la première période et diminue dans la seconde : les femmes passent en grand nombre du travail domestique au travail professionnel davantage valorisé par la société.

Easterlin a mis en avant l’idée de cycles de la fécondité : les jeunes couples feraient des comparaisons entre leur niveau de vie actuel et celui que leur parents avaient quand ils étaient enfants : les enfants des familles nombreuses et des générations nombreuses ayant en principe souffert d’un niveau de vie inférieur auraient tendance à restreindre leur progéniture. Il faut reconnaître que les faits ont infirmé cette idée.

L’idée de base de Philippe Bourcier de Carbon (le fils de Luc dont on a parlé au début) est que les comparaisons que font les jeunes couples ne sont pas entre leur niveau de vie et celui de leur parents quand ils étaient enfants, mais entre leur niveau de vie et celui dont la génération de leurs parents dispose actuellement. Il faut reconnaître qu’il y a effectivement une très forte corrélation entre ce rapport et l’indice de fécondité. L’exemple américain est particulièrement frappant (car les statistiques américaines tiennent compte des classes d’âge) avec des variations importantes dans le même sens et quasi concomitantes : crise, baby-boom, baby-krash, légère reprise...

Cette dernière étude est particulièrement importante car elle montre que l’absence de réaction sérieuse et appropriée conduirait l’Europe tout droit à l’effondrement démographique par croissance rapide des charges mise sur le dos des jeunes (et sans doute le Monde aussi après elle). Elle montre aussi ce qu’il convient de faire pour redresser la barre : compenser véritablement les charges familiales, raisonner toujours en unité de consommation et non en revenu des ménages, rémunérer le travail parental, considérer le quotient familial comme une simple application de l’égalité républicaine et non une ‘’aide de l’Etat’’(à revenu par part égal, impôt par part égal, car les enfants sont eux aussi des citoyens) etc.

Monsieur Lecaillon termine son exposé par la présentation du ‘’rapport Jisserot’’ de Janvier 1997 rédigé à la demande du gouvernement d’Alain Juppé et auquel il a contribué. Trois types d’allocation y avaient été proposées (en remplacement des 26 prestations de types différents aujourd’hui en usage) :

A) Les compensations de charges (quotient familial, allocations familiales, etc.) lesquelles doivent évidemment être attribuées sans conditions de ressources.

B) Un revenu d’activité parentale. Actuellement existe une allocation parentale d’éducation mais il faut avoir exercé une activité professionnelle pour y avoir droit...ce qui est tout à fait absurde et provient de préjugés idéologiques !

C) Des allocations basées sur la politique sociale et attribuées bien sûr sous condition de ressources.

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Questions

Fécondité et psychologie ?

Réponse : Il va de soi que les idées morales, religieuses, philosophiques ont une grande importance en ce domaine, mais cela n’empêche pas l’étude scientifique. Celle-ci seule permet de montrer aux hommes politiques que l’enfant doit être considéré comme un investissement et non comme une ‘’consommation’’. C’est même l’investissement le plus ‘’rentable’’ qui soit car si une politique familiale sérieuse coûte des centaines de milliards, elle rapporte à terme bien plus de dix fois plus.

Question : Je vous félicite pour votre intuition remarquable qui vous a fait mêler démographie et économie, mais pourquoi des économistes comme Maurice Allais ne l’ont-il pas fait ? Et que pensez vous du renouveau démographique qui a commencé en 1943 ?

Réponse : Je ne sais pas trop pourquoi si peu d’économistes se sont intéressés aux questions démographiques. Il est vrai que la connexion n’est pas simple, mais le résultat c’est que la politique familiale, qui doit avoir son caractère et son utilité propre, a été peu à peu dissoute dans la politique sociale avec une perte d’efficacité évidente...

Quand au renouveau démographique qui commence en 1943 il ne tombe pas du ciel, il a été préparé par le code de la famille et par toutes les mesures préparées par le dernier gouvernement de la troisième République et mises en place pendant la guerre.

Question : Comparaison avec la politique démographique de la Suède ?

Réponse : La politique démographique de la Suède est un excellent exemple d’application des idées que nous venons d’examiner : des mesures destinées à favoriser la conciliation entre les activités professionnelles des femmes et leur activités familiales portent leurs fruits presque immédiatement avec une remontée spectaculaire de l’indice de fécondité suédois, mais la suppression de ces mesures six ou sept ans plus tard, ou tout au moins leur édulcoration importante, fait retomber cet indice en quelques mois...On a fait des analyses analogues dans l’histoire de la Sarre d’après-guerre et dans celle de l’Allemagne de l’Est des années 1976 à aujourd’hui.

D’une manière générale les espoirs des malthusiens sont déçus : ce ne sont pas les pays qui restreignent le plus la fécondité qui jouissent du niveau de vie le plus élevé, bien au contraire...

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