Portrait : Jean-Paul II, la foi au service de l’humanité

Jean Paul II est mort le 2 avril à 21h37 après une agonie de deux jours, accompagné par les fidèles du monde entier....

Né le 18 mai 1920 à Wadowice, une bourgade située à 50 kilomètres de Cracovie, dans le sud de la Pologne, Karol Jozef Wojtyla est le second fils d’une famille catholique, pratiquante. Alors que le petit Lolek (c’était son diminutif) a neuf ans, sa mère Émilia Kacrorowska meurt. Son père, Karol Wojtyła, sous- officier du 56e régiment d’infanterie de l’armée de l’empire austro-hongrois, l’élève lui et son frère dans une tradition toute militaire.

A la fin de ses études secondaires, le jeune Karol Jozef Wojtyla quitte sa petite ville natale pour s’installer à Cracovie. Inscrit à l’université de lettres, il se spécialise en philologie polonaise. Il suit également des cours de théâtre. Dès 1939, l’occupation nazie vient contrarier le bon déroulement de la vie universitaire à Cracovie. L’université est contrainte de fermer ses portes et le futur pape doit, pour gagner sa vie et échapper à la déportation en Allemagne, travailler comme ouvrier, d'abord dans une carrière de pierre, puis dans une usine chimique. Loin de sacrifier pour autant sa passion pour la littérature, il va même jusqu’à participer à la création clandestine d'une troupe de théâtre, le «Théâtre rhapsodique».

Mais à cette époque Karol Jozef se découvre une vocation sacerdotale. En 1942, il suit les cours de formation du séminaire, clandestin lui aussi, de Cracovie. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, il poursuit sa formation au Grand Séminaire de Cracovie qui vient de rouvrir ses portes. En parallèle, il étudie la théologie à l’université Jagellon.

Le 1er novembre 1946, à Cracovie, Karol Jozef Wojtyla est ordonné prêtre. Après un voyage à Rome pour soutenir sa thèse en théologie, il devient en 1948 vicaire en diverses paroisses de Cracovie. Aumônier des étudiants jusqu'en 1951, puis professeur de théologie et d'éthique sociale au Grand Séminaire de Cracovie et à la Faculté de théologie de Lublin, il est nommé Evêque auxiliaire de Cracovie par Pie XII en 1958. A 38 ans, Karol Wojtyła est alors le plus jeune prélat de Pologne. «Totus tuus» (tout à toi), illustration de sa dévotion à la Vierge Marie, devient sa devise.
Le pape Paul VI le nomme successivement archevêque de Cracovie en 1964, puis cardinal en 1967. Le 16 octobre 1978, à 58 ans, Karol Jozef Wojtyła est élu pape de l'Eglise catholique romaine, en lieu et place de Jean-Paul Ier, le successeur éclair (33 jours de pontificat) de Paul VI. La surprise de son élection est d’autant plus grande qu’il est le premier pape polonais de l'histoire et le premier non italien depuis plus de quatre siècles. Sacré le 22 octobre de la même année, il prend le nom de Jean-Paul II.

Installé au Vatican, le pape Jean-Paul II va réussir à donner à l'Eglise un incroyable rayonnement à travers son action pastorale. Défenseur de la paix et des droits de l'homme, le pape est doté d’un grand charisme. Homme de prière et d’action, grand sportif, ce polyglotte a une âme de globe-trotter. Son bâton de pèlerin à la main, il entame rapidement un marathon autour du monde qui, durant plus d’un quart de siècle de pontificat, le conduit dans 129 pays au travers de 104 voyages. Des déplacements pontificaux qui consacrent au continent africain une place prépondérante : Jean Paul II s’est rendu quatorze fois en Afrique pour rendre visite à quarante pays du continent.

Malgré l'attentat du 13 mai 1981 sur la place Saint Pierre à Rome et ses ennuis de santé, le pape s'est fait l'avocat de la liberté religieuse et de la justice sociale, notamment à la tribune des organisations internationales (ONU, UNESCO, Parlement européen). Il est intervenu à de multiples reprises pour tenter d'empêcher ou de mettre un terme à des conflits ou pour condamner la peine de mort.

Il n’a eu de cesse de mobiliser la jeunesse en créant de grands rassemblements périodiques à l’instar des Journées Mondiales de la Jeunesse. Il n’a jamais hésité à prendre des initiatives spectaculaires à l’image des rencontres de prière pour la paix à Assise en 1986 et en 2002 qui ont réuni tous les hauts dignitaires et représentants de toutes les religions.

Claire Segré

Un voyageur obstiné et inlassable

Voyageur inlassable et obstiné, dût-il s'accrocher en grimaçant de douleur à sa croix pastorale comme à une canne de malade, Jean Paul II a redonné une voix forte à l'Eglise sur la scène internationale. Une voix "humaine" dans le concert du réalisme "global" de l'après-guerre froide et de l'agonie des idéologies. Une voix qui, du haut de la célèbre petite fenêtre place Saint-Pierre, parlait de "fraternité", d'"injustice entre pays riches et pauvres" ou de "bonne volonté".

Car l'essentiel de son message a été de replacer l'homme au centre de l'échiquier politique, avec les devoirs mais surtout les droits que lui confère la morale universelle. C'est à cet homme qui trouve sa dignité et son épanouissement dans sa communauté de culture ­ cette "nation" à laquelle, en Polonais meurtri par le totalitarisme, il accordait une suprématie absolue sur l'Etat ­ que Karol Wojtyla a voulu redonner la parole. Et surtout le courage de la prendre.

"N'ayez pas peur!" est le leitmotiv du début de son pontificat, lorsqu'il soutient une croisade résolument anticommuniste, se rangeant du côté des prélats intransigeants de ces pays où la foi peut mener en prison, du cardinal Wyszinski en Pologne aux cardinaux Slipyi en Ukraine ou Mindszenty en Hongrie.

Toute sa pensée est là : "D'avoir vécu dans un pays qui a dû se battre pour affirmer son existence face aux agressions de la part de ses voisins, confie-t-il un jour, j'ai compris ce que voulait dire l'exploitation -de l'homme-. C'est pourquoi je suis immédiatement du côté des pauvres, des opprimés, des marginalisés, des sans défense." Leur combat pour leur propre dignité, les peuples le mènent en s'appuyant sur l'Eglise, et la morale, dont on aura vite compris le côté subversif, constitue l'arme absolue. Pour Jean Paul II, hors l'éthique, il n'existe pas de géopolitique : le monde s'arc-boute sur certaines valeurs comme sur autant de piliers. De même le catholicisme doit se réconcilier avec les "droits de l'homme" et l'Eglise ne plus se contenter de prêcher et sermonner.

L'originalité de ce pape, plus soucieux du "terrain" que du cénacle de la Curie, a été de porter lui-même ce message à travers le monde au cours de ses 104 voyages. Incarnant la force d'une Eglise rendue à ses certitudes, après un certain repli sur soi. Jean Paul II s'est battu sur tous les fronts, pour la paix et la liberté : du Liban à la Pologne, du Soudan à l'Argentine, de la Serbie à l'Irak. On se souvient de ses interventions, dès mars 1983, à Haïti, lors de sa visite dans la Port-au-Prince des Duvalier, où il s'écrie : "Il faut que les choses changent ici !" Ou encore de son appui déclaré, en février 1986, à la conférence épiscopale à Manille (Philippines) qui, révoltée, dénonçait les fraudes des partisans de Marcos aux élections. Egalement de ses prises de position aux Nations unies, où le Saint-Siège s'est fait entendre comme jamais auparavant.

Combattre est le terme qui convient pour ce pape pacifiste, par définition, mais qui privilégie l'intervention directe et le "devoir d'ingérence humanitaire" aux tergiversations d'un dialogue incertain. Y compris lorsqu'il s'agit d'un combat presque solitaire, quand il met en garde contre l'abus du chantage nucléaire dans les années 1980, dénonce l'intervention dans le Golfe dix ans plus tard ou encore demande la fin de l'embargo contre l'Irak, selon le principe réaffirmé que "les populations n'ont pas à souffrir de la politique de leurs dirigeants".

Au début, certaines batailles sont épuisantes, comme celles engagées contre les régimes communistes, même si le cardinal Agostino Casaroli, habile secrétaire d'Etat qui forme avec le pape le couple le plus inassorti mais aussi le plus efficace de 1979 à 1990, arrondit les angles. C'est la période la plus riche du pontificat. Avec notamment l'aboutissement d'une politique à l'Est (Ostpolitik), amorcée par Paul VI en 1975 ­ il avait décidé, presque contre l'avis général, de faire participer le Saint-Siège à la conférence d'Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe. Pour la première fois, la question des droits de l'homme et de la liberté religieuse est abordée sérieusement. L'arrivée du pape polonais ouvre une brèche.

A partir de 1985, les efforts du tandem Wojtyla-Casaroli portent leurs fruits ; de profonds changements s'opèrent à l'Est. Le couronnement de cette fermeté a lieu le 1er décembre 1989, lors de la visite à Rome de Mikhaïl Gorbatchev et de la signature d'un accord de principe pour normaliser les relations entre le Vatican et l'URSS, interrompues depuis 1917.

Faire entendre sa voix, pour Jean Paul II, c'est aussi réaffirmer la mission évangélisatrice de l'Eglise. "Soyez les missionnaires de vous-mêmes", n'a-t-il de cesse de répéter aux jeunes Eglises d'une Afrique travaillée par l'islam comme aux communautés catholiques minées par les sectes en Amérique latine, pourtant ancien bastion du christianisme. A ses yeux, ces deux parties du monde ­ avec cette Asie encore en devenir sur laquelle il a eu peu de prise ­ sont trop souvent en proie à une injustice sociale flagrante, à certains régimes autoritaires ou corrompus, voire à la guerre civile et à l'insoluble problème des réfugiés.

Selon lui, c'est à l'Occident de corriger ce déséquilibre des richesses, à cet Occident "responsable", au nom duquel Jean Paul II demande pardon à l'Afrique, lors d'une visite à Gorée au Sénégal, en 1992, haut lieu de la traite des esclaves.

Reste cette autre notion essentielle dans l'architecture du monde selon ce pape polonais, qui fait de Cyrille et Méthode, évangélisateurs des Slaves, les saints patrons de l'Europe : celle d'une culture européenne ouverte à l'Europe centrale et orientale, dans laquelle "le christianisme -doit- s'engager à nouveau". Une Europe "des valeurs", au-delà de la monnaie commune, qui revendique son héritage chrétien dans sa Constitution à venir.

Rigide et pétri de certitudes anticommunistes, Jean Paul II a-t-il su s'adapter à l'ère inquiète et réaliste de la reconstruction, une fois écroulés le mur de Berlin et les idéologies ? La réponse est mitigée. Et la seconde partie du pontificat déçoit, même si elle est gérée par une nouvelle équipe ­ le secrétaire d'Etat Mgr Angelo Sodano et son "ministre des affaires étrangères", le Français Jean-Louis Tauran. A croire que ce qui a fait la force et l'élan du début, cette réaffirmation éthique des conquêtes démocratiques, manquant de souplesse pour accoucher la nouvelle société, est devenue contre-productive. Ainsi, aux conférences des Nations unies sur les femmes (Pékin, 1995) ou sur la population (Le Caire, 1994), la croisade morale du Vatican est incomprise et subit l'humiliation d'être assimilée aux positions des musulmans intégristes. De même, l'agressivité de certains groupes missionnaires, au nom de la "réévangélisation" de l'Europe, chère au pape, se heurte à l'hostilité des Eglises orthodoxes, surtout en Russie.

Enfin, le pape essuie deux revers consécutifs en 1995 : le premier dans une Pologne qui vient de repousser Lech Walesa aux élections et où le zèle de l'Eglise est désormais ressenti comme oppressif ; le second dans la catholique Irlande, qui, par référendum, dit oui au divorce.

Il y a, bien sûr, encore quelques percées remarquables, notamment avec Israël ou en Afrique, où le pape tient à porter lui-même les conclusions du premier synode du continent noir à l'automne 1995, mais la fatigue et la maladie ont ralenti ce que la surexposition aux médias a peu à peu transformé en habitude aux yeux de l'opinion. Certaines tentatives constituent des demi-échecs, comme la visite courageuse au Soudan en février 1993, qui attire l'attention sur les chrétiens du sud du Soudan persécutés. D'autres sont mal interprétées, comme à Zagreb en 1994, où Jean Paul II, champion de l'indépendance des "nations", reconnaît, peut-être trop tôt, - en janvier 1992 - la Croatie et la Slovénie, et est accueilli par le président Tudjman en "défenseur du peuple croate agressé".

Il y a aussi l'embarras des élections haïtiennes de décembre 1990, quand le Saint-Siège ignore dans un premier temps la victoire du Père Jean-Bertrand Aristide, salésien révoqué et représentant de ces turbulentes Eglises populaires tenues à distance par le Vatican. Et que dire de l'échec au Rwanda, le pays le plus catholique d'Afrique, où l'épiscopat n'a pas su prendre assez de distances avec les dirigeants hutus ? De la frustration du voyage au Liban, annulé en mai 1994, après un attentat dans une église près de Beyrouth, où Jean Paul II n'a pu se rendre, prêchant la réconciliation qu'en mai 1997 ? De l'impuissance face à une Chine où, en dehors d'une Eglise officielle soutenue par le régime, nombre de catholiques demeurent clandestins. Enfin, c'est après vingt années de démarches auprès du régime cubain et l'obtention de garanties pour la liberté de l'Eglise que le pape a pu se rendre, en janvier 1998, à La Havane et rencontrer Fidel Castro.

Mais le pire reste sans doute l'agonie de la Bosnie et du processus de paix au Proche-Orient. Dans les dix dernières années du pontificat, les Balkans et la Terre sainte, labourés par la haine et la guerre, constituent ses préoccupations les plus constantes. La Bosnie, où il ne se rend qu'en 1997, laisse une plaie ouverte au coeur du vieux pape. Et le cri d'impuissance de Jean Paul II ­ "Pour mettre un terme à la sanglante guerre fratricide, j'ai tout tenté, j'ai frappé à toutes les portes" ­ résonne symboliquement comme l'annonce du déclin.

Déclin confirmé avec la lente dégradation de la situation au Proche-Orient. Dans la mise en route du processus de paix amorcé en 1993 à Oslo et Washington, on pouvait lire des constantes de son action depuis un quart de siècle : la réconciliation avec Israël, le soutien au peuple palestinien occupé et opprimé ainsi qu'à une population chrétienne désorientée devant la montée des intégrismes juif et musulman. Savamment dosée, sa visite en Terre sainte de mars 2000 devait être l'aboutissement de sa politique moyen-orientale. Sans suite.

Enfin la guerre contre l'Irak, en 2003, est son ultime et amer combat. Jean Paul II épuise ses dernières forces à mettre le monde en garde contre la violence et "l'affrontement dramatique des religions", mais aussi contre l'émergence d'un ordre international politique, culturel et moral dominé par une seule superpuissance : les Etats-Unis. Le vieux pape anticommuniste n'a jamais succombé à la fascination américaine. Au contraire : il se fait, au nom d'une certaine idée de la démocratie internationale, le champion du rôle de garant des Nations unies. Tout comme il lutte contre les dérives du néolibéralisme américain, au nom de la doctrine sociale de l'Eglise. Dénoncer le terrorisme ne l'empêche pas non plus de s'insurger contre les détournements du droit international opérés à son profit par une Amérique traumatisée après les attentats du 11 septembre 2001, condamnant les conditions de détention des prisonniers afghans à Guantanamo.

La guerre a eu lieu, mais le cri d'alarme du pape a eu un énorme retentissement. Même Washington, qui l'avait ignoré, n'envoyant aucun émissaire au Vatican alors que ceux de tous les pays s'y succédaient, a été obligé de l'entendre.


Marie-Claude Decamps Le Monde 3/4/2005