«Une belle messe, une immense paix»
Place Saint-Pierre, défilé de drapeaux nationaux et d'étendards de paroisses polonaises.
Par Eric JOZSEF et Marc SEMO
samedi 09 avril 2005

Rome envoyés spéciaux de Libération

Même en se mettant sur la pointe des pieds, elles n'arrivent à voir qu'un bout de l'écran géant où défilent les images de la messe solennelle des funérailles de Jean Paul II. «Mais qu'importe, nous avons réussi à arriver via della Conciliazione tout près de la basilique, alors que nous ne pensions même pas réussir à sortir de la gare», se félicite Yolande de Maupéou. Elle est partie jeudi soir de Paris par le train avec cinq copines. «Nous nous sommes décidées au dernier moment. Nous sentions ce besoin absolu d'être là. Ce pape s'est tellement bougé pour nous que nous devions aussi nous bouger», explique la jeune femme, qui a laissé à Paris son mari, plutôt casanier, pour garder leurs cinq enfants.

Aux premières loges. Autour d'elles, la foule. Immense (un million de personnes) et recueillie. Les lèvres récitent des prières pendant les chants de la cérémonie. Partout des drapeaux. Brésiliens ou argentins, slovaques ou croates, français ou espagnols. Et polonais, bien sûr, innombrables. Chaque groupe brandit son étendard pour rappeler que ce pape était véritablement mondial, comme le proclame une gigantesque banderole : «Des Appenins aux Andes. JP II le Grand.» «Ce ne sera pas simple de lui trouver un successeur, mais le Saint-Esprit saura bien inspirer les cardinaux au conclave», constate Maryja Brynda, Polonaise réfugiée à Genève (Suisse) peu après le coup d'Etat militaire du général Jaruzelski en 1981. Ils sont plusieurs centaines de milliers de Polonais à avoir envahi en petits groupes, dès la veille au soir, toutes les rues de la capitale confluant vers la place Saint-Pierre, afin d'être aux premières loges. «Nous voulions être le plus près possible de lui pour cette dernière nuit et le réchauffer de nos coeurs», explique le père Jacek Kuczmier, venu avec ses paroissiens d'un village près de Cracovie. Chaque communauté porte une pancarte avec le nom de sa paroisse ou de sa ville. Ceux de Chelmno, qui fut avant la Shoah un grand centre de la vie juive polonaise, ont écrit le nom de leur cité en caractères hébraïques, à côté du polonais. «Ce pape nous a rappelé que les juifs étaient nos frères aînés», assure un étudiant. «Jean Paul II était notre identité», renchérit un syndicaliste de Solidarnosc.

Toute la nuit, des processions de fidèles ont parcouru les rues vides de la Ville éternelle. La plus importante était une fiaccolata (retraite aux flambeaux) partie de la basilique Saint-Jean-de-Latran en direction du Cirque Maxime. Ils étaient près de 50 000, une bougie à la main. Un flot silencieux, parcouru par le seul murmure du Je vous salue Marie. La quasi-totalité de ces marcheurs sont des jeunes de la «génération Jean Paul II», les mêmes qui s'étaient mobilisés pour les Journées mondiales de la jeunesse créées par ce pape. Quelques-uns sont plus âgés. Comme Cristina Lunel, 48 ans, venue seule. «Une nécessité pour moi, même si je ne suis pas pratiquante, car j'ai profondément admiré ce pape», explique cette Italienne, travaillant auprès de personnes âgées à Vicence. A la fin de la procession, elle a déroulé son sac de couchage sur une pelouse au milieu de tentes de pèlerins polonais. «J'ai dormi profondément, sereinement, sentant que j'avais fait ce que je devais faire», ajoute-t-elle, alors que débutent les obsèques.

A une vingtaine de kilomètres de là, au sud-est de Rome, ils sont une dizaine de milliers à suivre à distance la messe funèbre. Dès leur arrivée jeudi soir, la centaine de bus immatriculés en Pologne, en Croatie et en France ont été garés le long du terrain vague qui sert de campus à l'université de Tor Vergata. Sous une gigantesque croix en bois et devant neuf écrans géants, les funérailles prennent un tour champêtre. «Vu la masse de gens à Saint-Pierre, on a préféré venir ici, explique un groupe de Suisses alémaniques, d'autant qu'on a déjà vu le corps du pape jeudi.» Sourires en coin : «On n'a fait que deux heures de queue. Le chauffeur de notre car est un ancien de la garde pontificale...» Joues roses et foulard jaune autour du cou, Magda Bes n'a pas bénéficié de passe-droit. Etudiante polonaise de Szczecin, sur les bords de la Baltique, elle n'a jamais vu Jean Paul II «en chair et en os», jamais vu Rome non plus. Elle est arrivée à Tor Vergata à l'aube. Elle en repartira douze heures plus tard pour les 28 heures de route en sens inverse. «Ce n'est pas grave. L'important, c'était d'être proche du pape, même à 20 kilomètres de lui. C'était un si grand Polonais.» Des groupes de banlieusards romains venus en vélo l'entourent. Derrière des lunettes noires pour cacher son émotion, un bob sur la tête, Maria Grazia de Paolis s'est un peu mise à l'écart : «Je ne pouvais pas rester seule devant ma télé. Jean Paul II a uni tellement de gens.»

«Larmes». Vito, infirmier, a choisi, lui, de se rendre à Saint-Jean-de-Latran pour suivre la cérémonie. Chemise ouverte et blouson de cuir noir, effondré sur le guidon de sa rutilante moto Suzuki, il se recueille comme plusieurs dizaines de milliers de Romains sur le parvis de la basilique : «Je suis venu uniquement pour lui. Je ne suis même pas croyant. J'ai 42 ans et, avant lui, aucun pape n'avait réussi à m'émouvoir. Mais en l'an 2000, pendant le Jubilé, j'ai vu tant de jeunes prier avec lui, même les fumeurs de joints ou les petites frappes. Maintenant que je crois en quelque chose, j'espère que je ne serai pas déçu par son successeur.»

Il est quasiment midi. La ville est complètement déserte sauf sur les places où sont réunis les pèlerins. Depuis la nuit précédente, toute circulation privée est interdite. Mais tous suivent les obsèques à la télévision ou à la radio. «Nous sommes de nouveau en liaison avec Saint-Pierre pour suivre la sainte messe, reprend, la voix tremblante, l'animateur de Radio 24. Les journalistes présents n'arrivent pas à retenir leurs larmes. Plusieurs collègues ont dû se remaquiller les yeux.»

«Rien d'excessif». Peu avant 13 heures, les funérailles s'achèvent. Petit à petit, Rome se remet en mouvement. Via di Santa Chiara, non loin de la statue de l'éléphant du Bernin surmontée de son petit obélisque, des prélats pénètrent sous le porche du palazzo baroque qui abrite le Séminaire pontifical français. Deux évêques échangent leurs vues, badins. «C'était une belle messe, avec une immense paix et une immense espérance», commente Robert Le Gall, évêque de Mende, en Lozère. «Oui, et la présence des pèlerins polonais était discrète, rien d'excessif», constate Bernard-Nicolas Ambertin, évêque de Chartres. Ils évoquent le prochain conclave. «Jean Paul II avait une aura extraordinaire, reprend Mgr Le Gall. Mais je ne crois pas qu'il faille en tirer des conclusions sur l'impossibilité de lui trouver un successeur aussi charismatique.» Son interlocuteur opine : «Tu as raison. Personne ne s'impose pour l'instant pour le conclave. Attendons dans la prière de l'action de grâce, ayons confiance dans l'avenir, remercions le passé.»