Raul Hilberg, historien du nazisme
LE MONDE | 07.08.07 | 14h55 • Mis à jour le 07.08.07 | 14h58

Raul Hilberg avait 18 ans lorsqu'il revint en Europe, sous l'uniforme américain, aux dernières heures de la seconde guerre mondiale. En 1939, adolescent, il avait fui Vienne, sa ville natale, et les persécutions, avec toute sa famille, d'origine juive.

A Munich, le jeune homme est affecté au contrôle des locaux du parti nazi. C'est là qu'il trouve, dans soixante caisses, la bibliothèque personnelle d'Hitler. Peu d'ouvrages d'histoire juive, des livres sur Frédéric II de Prusse, l'architecture... De cette découverte et des interrogatoires d'Allemands qu'il conduits pour le compte des services secrets américains naît une intuition qui guidera toutes ses recherches : le génocide des juifs relève d'une structure complexe, une construction à plusieurs étages qu'il est impossible d'expliquer par la seule volonté criminelle d'une poignée d'hommes.

De retour aux Etats-Unis, Raul Hilberg se lance dans des études de science politique, à Brooklyn College puis à l'université Columbia. En 1948, il décide de consacrer sa thèse à La Destruction des juifs d'Europe. Convaincu des limites d'une histoire orale fondée uniquement sur les témoignages des survivants, il décide de se placer du point de vue de l'administration allemande : "Presque tous les monuments forgés aux Etats-Unis ou en Israël (...) ont pour pierre angulaire l'attention portée à la victime et non à l'exécuteur. (...) Mais c'est l'exécuteur qui avait la vue d'ensemble, pas la victime."

Son professeur à Brooklyn College Franz Neumann, auteur en 1942 de Béhémot, ouvrage dans lequel il analysait le fonctionnement de l'Etat nazi, essaie de le dissuader : de telles recherches n'intéresseront personne et l'empêcheront de faire carrière, affirme-t-il, avant d'accepter de diriger sa thèse. Ces réserves n'y font rien : Hilberg se plonge dans les 40 000 documents issus du procès de Nuremberg. L'intitulé de ses recherches, à lui seul, a valeur de programme. En employant le terme "destruction" plutôt qu'"holocauste", dont il rejette les connotations religieuses, l'historien affirme sa volonté d'étudier en toute impartialité, froidement, les mécanismes du génocide. A partir de 1952, ses recherches lui valent d'être associé au War Document Project : il a dès lors accès à toutes les archives nazies saisies par l'armée américaine.

Hilberg soutient sa thèse en 1955, un an après la disparition de Neumann. La prophétie du professeur se vérifie : même si le jeune historien est reçu avec éloges, personne ne veut publier ses travaux. Rompant radicalement avec l'historiographie alors dominante de la Shoah, où l'on insistait sur les témoignages des héros de la guerre et le souvenir de ses martyrs, Hilberg souligne la faiblesse des résistances au processus génocidaire, dans la société allemande comme dans la communauté juive elle-même. Les grandes presses universitaires rejettent l'ouvrage : les presses du Mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem, explicitent leur refus : "1. Votre ouvrage se fonde presque exclusivement sur l'autorité des sources allemandes. 2. Des réserves sur votre évolution de la résistance juive (active et passive) pendant l'occupation nazie."

En 1956, Raul Hilberg obtient un poste de professeur remplaçant de science politique à l'université du Vermont, au nord des Etats-Unis. Il s'installe dans la petite ville de Burlington, sur les rives du lac Champlain, où il passera toute sa carrière. Il enseigne les relations internationales et multiplie les congés sabbatiques, afin de poursuivre ses recherches. Solitaire, il se plaindra souvent de l'indifférence qui les accueille.

Finalement, Hilberg parvient à trouver un éditeur, Quadrangle, qui publie une version augmentée de ses travaux en 1961. Eichmann est jugé à Jérusalem : le génocide des juifs sort de l'oubli. La philosophe Hannah Arendt a été chargée par The New Yorker d'écrire un "rapport" sur le procès. Publié en 1963, son Eichmann à Jérusalem fait scandale, notamment sur la question de la passivité ou de la non-résistance des juifs face à leur propre extermination. Violemment attaquée, Arendt se défend en invoquant les travaux d'Hilberg, qui se trouve mêlé, à son corps défendant, à la polémique. Même s'il dénonce avec vigueur les thèses de la philosophe sur la "banalité du mal", son nom restera longtemps associé au sien.

COMBATS INTELLECTUELS

Malgré cet épisode, Raul Hilberg devra attendre le début des années 1980 pour connaître une réelle notoriété. En 1982, il est enfin traduit en allemand. Cette marque de reconnaissance encourage son éditeur à accepter une nouvelle réédition de La Destruction des juifs d'Europe, en 1985. Trois ans plus tard, les éditions Fayard publient enfin la première traduction française de l'ouvrage.

La chute du mur de Berlin et l'ouverture des archives du bloc soviétique donneront un nouvel élan à ses recherches. L'historien peut s'intéresser de plus près à l'attitude des populations locales, témoins silencieux du massacre, s'écartant quelque peu du cadre des théories de Neumann. En 1992 paraît Exécuteurs, victimes, témoins (traduit chez Gallimard, en 1994), puis Politique de la mémoire (Gallimard, 1996), ouvrage dans lequel Hilberg revient sur la réception de ses travaux. Enfin, en 2001, il publie une analyse méthodologique, Sources of Holocaust Research (Holocauste : les sources de l'histoire, Gallimard).

L'historien prit part activement aux polémiques historiographiques des quinze dernières années, dénonçant notamment les thèses radicales de Daniel Goldhagen et les demandes de restitutions formulées par les membres de l'Organisation mondiale juive.

Il participa à ces combats intellectuels sans cesser de travailler à son grand oeuvre. Alors que Gallimard en publiait une nouvelle "version définitive" en France, à l'automne 2006 ("Folio", 3 volumes), Hilberg déclarait encore, dans un entretien au Monde : "C'est un travail sans fin, et je ne m'interdis pas quelques corrections de détail..."

Verbatim
"J'estime que les Allemands ignoraient, au départ, ce qu'ils feraient"
LE MONDE | 07.08.07 | 14h55 • Mis à jour le 07.08.07 | 14h55

Voici des extraits d'un entretien avec Raul Hilberg paru dans "Le Monde des livres" du 25 février 1994.

La "tâche" des nazis

"J'estime que les Allemands ignoraient, au départ, ce qu'ils feraient. C'est comme s'ils conduisaient un train dont la direction générale allait dans le sens d'une violence croissante contre les juifs, mais dont la destination exacte n'était pas définie. N'oublions pas que le nazisme, bien plus qu'un parti, était un mouvement qui devait toujours aller de l'avant, sans jamais s'arrêter. Confrontée à une tâche qui n'avait jamais eu de précédent, la bureaucratie allemande ne savait que faire : c'est là que se situe le rôle réel d'Hitler. Il fallait que quelqu'un, au sommet, donnât un feu vert à des bureaucrates conservateurs par nature."

La non-résistance des juifs

"La communauté juive était majoritairement contre la résistance. Elle a cherché à s'adapter. Les juifs vivaient en Europe depuis l'Antiquité (il y avait probablement des juifs à Cologne avant que n'y arrivent les Germains). Etant donné toutes les formes de discrimination qu'ils ont eu à subir au cours de ces deux millénaires, ils ont adopté une stratégie visant à limiter les pertes. Il s'agissait de s'adapter et de gérer la survie.

Bien sûr, il y a des gens qui ont refusé, qui n'ont pas voulu quitter leur appartement pour se laisser emmener vers une destination inconnue. Ceux-là ont préféré avaler des cachets et mourir en écoutant leur musique favorite. Ce fut le cas en Allemagne : pendant les deux années de déportation, de 1941 à 1943, le taux de suicide y atteignit une proportion de 1 500 pour 100 000 dans la communauté juive.

D'autres ont cherché à se confectionner, pour eux et pour leur famille, des caches. C'était une autre façon de ne pas coopérer, mais les Allemands ont généralement découvert et liquidé ces fuyards. D'autres, enfin, ont décidé de se battre. Mais ils ne furent qu'une minorité incroyablement réduite. Même après la guerre, le nombre des assassinats d'anciens nazis par des juifs peut presque se compter sur les doigts de mes deux mains. Personnellement, je suis sûr de quatre cas. Pendant la guerre, donc, la résistance ne fut qu'une minorité dans une minorité."

Une révolution historiographique
LE MONDE | 07.08.07 | 14h55 • Mis à jour le 07.08.07 | 14h55

Nicolas Weill

Par son apparition dans le film de Claude Lanzmann, Shoah, en 1985, suivie de la traduction de sa Destruction des juifs d'Europe (Fayard, 1988), Raul Hilberg est devenu une icône. Icône tardive, dont l'éclat a eu tendance à faire oublier certains précurseurs de l'historiographie de l'Holocauste comme le Français Léon Poliakov ou l'Israélien Saul Friedländer.

Hilberg a sans nul doute imprimé sa marque sur la façon d'appréhender le phénomène. Mais en concentrant ses recherches sur les traces écrites de la main des bourreaux, il en a laissé des pans entiers dans l'ombre. Hormis la part active qu'il prit à l'édition des Carnets du premier président du Conseil juif de Varsovie, Adam Czerniakow (La Découverte, 1996) et les remarques de la deuxième partie de son Exécuteurs, victimes, témoins (Gallimard, 1994), il a toujours tenu à distance, sinon en suspicion, le discours des victimes et plus encore les récits de survivants.

Si les disciples de cet immense spécialiste, comme l'Américain Christopher Browning ou l'Allemand Götz Aly, se sont engouffrés à sa suite dans les flots de documents laissés par le IIIe Reich et en ont tiré de fécondes interprétations, d'autres ont fini par s'intéresser aux formes moins organisées, juridiquement et techniquement, du massacre des populations juives, telles que "la Shoah par balles" (les fusillades) ou les meurtres menés par les Allemands mais aussi par les alliés du Reich.

De ce point de vue, l'historiographie de la Shoah a suivi le même mouvement que celle de la première guerre mondiale, finissant par privilégier le "contact" entre la victime et le bourreau plutôt que l'analyse des processus administratifs et s'éloignant des perspectives hilbergiennes, où le droit et la législation tiennent une grande place. C'est ainsi que les formes plus chaotiques de la mise à mort des juifs, qui continue sans camp ni crématoire - les "marches de la mort" de 1944-1945 -, font partie des nouveaux chantiers que les historiens abordent.

Est-ce à dire que la lecture hilbergienne de la Shoah, monument incontestable, serait en cours de dépassement, voire d'ores et déjà dépassée ? La réponse à une telle question viendra peut-être d'un retour aux sources d'inspiration sociologiques de ce grand historien venu d'abord de la science politique.

Hilberg a en effet souvent reconnu la dette contractée envers l'un de ses professeurs de Brooklyn College, auteur d'un des premiers ouvrages de réflexion sur le nazisme, Franz Neumann (1900-1954), Béhémoth (Payot, 1979 pour la traduction française). Avec Otto Kirchheimer ou Ernst Fraenkel, Neumann appartenait à la tradition des "juristes de gauche" de la République de Weimar. Réfugié aux Etats-Unis, où le jeune Hilberg suivra son séminaire en allemand, il développe une théorie de l'Allemagne nazie qui veut que, bien plus qu'un "Etat total" ou totalitaire, l'Etat hitlérien soit un champ de forces concurrentes, une "polycratie" où quatre hiérarchies (service public, armée, industrie et parti) entretiennent des relations conflictuelles, assorties de compromis précaires. C'est cette guerre civile larvée qu'Hilberg coiffe du nom de "bureaucratie" et c'est son fonctionnement, bien plus que l'antisémitisme ou les intentions criminelles du régime, qui, à ses yeux, rendent également raison de la Shoah.

Cette révolution "fonctionnaliste" qu'Hilberg a longtemps imposée dans l'étude de La Destruction des juifs d'Europe procède donc autant de l'introduction de ce paradigme que de ses innombrables trouvailles archivistiques.

The destruction of the european Jews (Wikipedia)

The destruction of the european Jews (reappraisal)

et

Hannah Arendt sur la pensée totalitaire


Mis en ligne le 08/08/2007 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) sites web http://pierreratcliffe.blogspot.com et http://paysdefayence.blogspot.com