«Vers une désagrégation des sociétés humaines»

Enfermée dans un monde devenu trop petit, l'humanité est menacée d'implosion écologique, économique et sociale. André Lebeau, ancien président du CNES, lance un cri d'alarme.

Interview d'André Lebeau, ancien président du CNES, ex-directeur de Météo France; par Frédéric Lewino le Point 9/10/2008

La thèse développée par André Lebeau, ancien président du Centre national d'études spatiales (CNES) et ex-directeur général de Météo France, dans son dernier ouvrage (« L'enfermement planétaire », Gallimard) est d'une brutalité inouïe : trop nombreuse, gaspillant les ressources terrestres et polluant tous azimuts, l'humanité fonce irrémédiablement vers la catastrophe finale. Quand ? Dans un siècle ou deux, c'est-à-dire demain ! André Lebeau n'espère rien de la technologie, il fustige le néolibéralisme fondé sur la croissance, il dénonce la mondialisation. Il accuse le développement durable d'hypocrisie, car il ne sert qu'à amplifier les inégalités planétaires. Décidément, l'homme tape fort et souvent juste.

Est-il encore temps d'enrayer le mécanisme fatal ? André Lebeau en doute : l'évolution a génétiquement programmé l'homme pour conquérir des territoires et dominer son prochain, absolument pas pour affronter une Terre peau de chagrin. Si des solutions existent-enrayer la démographie galopante, consommer moins et mieux partager-, comment en convaincre l'humanité ? Sur quels leviers culturels agir pour qu'elle se mobilise enfin ? Lebeau n'a pas de réponse, mais au moins a-t-il le mérite de poser la question.

Le Point : Qu'appelez-vous l'enfermement planétaire ?

André Lebeau : C'est une notion simple. Elle consiste à constater que l'humanité n'a aucun moyen de s'échapper massivement de la planète sur laquelle elle s'est développée et n'a nulle part où aller ailleurs que sur cette Terre. Les ressources en énergie, en matières premières, en production alimentaire, en eau potable et en espace vital sont soumises à des tensions qui ne peuvent s'accroître indéfiniment sans que se produisent soit des ruptures, soit de profondes transformations des comportements collectifs.

Le Club de Rome avait déjà prédit l'épuisement des ressources en son temps. Or il s'était trompé.

Il s'est trompé sur les délais, mais que font un ou deux siècles d'erreur à l'échelle de l'Histoire, qui compte en siècles, alors que la myopie prospective utilise la décennie pour sonder l'avenir ?

Vous, l'ancien président du CNES, ne faites-vous pas confiance au progrès technologique pour résoudre ce problème ?

La technique est intrinsèquement inapte à rompre cet enfermement, quels que soient les fantasmes que suscite la « conquête de l'espace ». Concevoir l'avenir comme une extrapolation directe du passé, c'est vraiment s'en tenir au degré zéro de la prévision. Ce que je dis, c'est qu'un élément nouveau est en train d'émerger et de s'imposer : le caractère fini de notre habitat terrestre avec l'interaction globale qui s'établit entre cet habitat et l'humanité.

La taille de la population terrestre a-t-elle dépassé les capacités de notre planète ?

Il est probable que la Terre pourra nourrir 9 milliards d'habitants (population prévue en 2050), mais il est certain qu'on ne peut le faire en assurant à chacun une part de ressources équivalente à ce dont dispose aujourd'hui un Européen et encore moins un Américain. Le niveau de vie de certains est dès maintenant inséparable de l'inégalité, c'est-à-dire de la misère d'autres.

Vous êtes très sévère à l'égard du néolibéralisme économique, fondé sur la croissance.

J'ai écrit qu'on ne connaît pas, aujourd'hui, un autre système économique qui fonctionne que l'économie de marché. La menace globale qui pèse sur nous ne suscite pas de vocations révolutionnaires et, personnellement, je m'en réjouis. Mais ce qui m'irrite chez ceux que vous appelez les néolibéraux, c'est qu'ils ont érigé le marché en idéologie qui semble une réplique en négatif de l'idéologie communiste. L'idéologie, chacun le sait, dispense de la réflexion ou même l'interdit. Tout amendement, comme ceux que propose le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz, fleure l'hérésie et suscite l'anathème des gardiens du temple. Et cependant, dans ce à quoi peut pourvoir le marché, il existe une lacune fondamentale : sa cécité au patrimoine.

Curieusement, on juge la prospérité d'un pays à ce qu'il produit-le PIB-et celle d'un individu à ce qu'il possède-son patrimoine. Le long terme et le patrimoine naturel n'entrent pas en ligne de compte.

Pourquoi dites-vous que la mondialisation de l'économie fragilise davantage le monde qu'elle ne le consolide ?

La complexité de la mondialisation défie l'entendement et le contrôle. Cela est générateur de tensions et de conflits. L'effondrement des échanges provoquerait une catastrophe de dimension planétaire. L'effondrement ou la mise au ban de tel ou tel Etat détenteur de telle ou telle ressource introduit un dysfonctionnement dans le système des échanges. Ce dernier est ainsi tout à la fois puissant et d'une grande fragilité. La crise financière actuelle en est un exemple parmi d'autres.

Le développement durable n'est-il pas capable de remettre l'humanité sur de bons rails ?

Ce n'est qu'un mot dont il est douteux qu'il ait une signification autre que fallacieuse et dérisoire. Le développement et la croissance ne sont concevables pour les pays développés que s'ils se fondent sur un creusement des inégalités et des déséquilibres que contiennent tant bien que mal les frontières.

Le plus inquiétant dans votre analyse, c'est que l'homme ne semble absolument pas préparé à l'enfermement planétaire.

Effectivement, les déterminations génétiques de l'espèce ont été façonnées par son évolution dans un environnement illimité et ne sont nullement adaptées au caractère fini de l'espace planétaire. Rien n'est plus contraire à la maîtrise de la relation de l'espèce humaine avec cette planète que cette tendance à la division et à l'affrontement collectif, fondée sur la fidélité au groupe.

Du coup, comment mobiliser l'humanité ?

La Fontaine l'avait déjà relevé : « Ne faut-il que délibérer,/La cour en conseillers foisonne ; /Est-il besoin d'exécuter, /L'on ne rencontre plus personne. » Mon intention, en écrivant ce livre, n'était ni de conseiller ni d'agir, mais seulement de tenter de dresser un tableau, ou un bilan, de la situation, comme pourrait le faire un observateur extérieur qui se pose cette question : que va-t-il se passer ? Cela me permet de faire abstraction de tout choix éthique. L'action ne peut à l'évidence se concevoir sans un choix de valeurs et le rôle de conseilleur devrait, en principe, être astreint à la même contrainte.

Mais n'est-il pas déjà trop tard pour réagir ? Faut-il craindre une désagrégation de la société humaine ?

J'ai cherché à bâtir une vision dans laquelle s'affrontent, dans un conflit douteux, les déterminations génétiques profondes de l'espèce et sa capacité à réagir sur ses comportements instinctifs par un acquis culturel. Ce qui est, hélas, possible, c'est une régression de la société humaine. On peut envisager une destruction des liens qui organisent, imparfaitement il est vrai, une communauté, la désagrégation des sociétés et le retour à des tribus qui auront recueilli pour s'affronter des lambeaux du système technique et qui, peut-être, continueront à fabriquer artisanalement des kalachnikovs pour régler leurs différends.

Cependant, je ne formule pas de pronostic sur l'issue. Mon livre n'est ni optimiste ni pessimiste, il se fonde sur l'idée que le plus grand de tous les dangers est la cécité de l'espèce. Pour le reste, je ne suis pas prophète.

21 COMMENTAIRE(S)


bernard

Vers la fin de l'humanité ?

lundi 24 août | 11:11

Je ne vois hélas aucun argument scientifique à opposer à André Lebeau. Il faut abandonne la croyance selon laquelle l'homme s'est toujours tiré et s'en tirera encore. J'ai 84 ans. Il y avait moins de 2 milliards d'individus à ma naissance sur notre planète. Dans moins de 5 ans, ils seront 7 milliards... "L'enfermement de la planète" éclaire d'un jour nouveau les crises actuelles, par exemple le problème des pêcheurs actuellement dans l'impasse. Peut-être sur le plan énergétique pouvons nous compter sur la fission de l'hydrogène mais sommes nous prêts à investir. De toutes façons il ne suffira pas pour régler le problème des ressouces naturelles et de la famine. D'une façon plus générale, je suis attristé de constater l'hpocrisie des gouvernants hommes politiques y compris les verts, plus occupés des problèmes de personnes qu'à présenter un véritable programme drastique admettant dès maintenant la dénatalité et surtout la décroissance des pays riches au profit des pays pauvres. Finalement, je suis pessimiste et les informations que j'ai pu obtenir de scientifiques patentés ne sont pas de nature à me rassurer. Les crises, les luttes intestines, les famines, les guerres ne font que commencer. Je pense à l'avenir de mes 8 petits enfants. Doit-on leur cacher la vérité plus longtemps ?


Tihama

Nourriture et besoins

lundi 13 avril | 22:03

Je n'ai pas lu le livre de A. Lebeau, mais j'ai écouté son intervention à la radio. Je pense que son diagnostic est brutal mais réaliste. Pour la première fois de son histoire, l'humanité se trouve confrontée à un défi qui engage son avenir proche, sa survie. A ceux qui disent que la Terre peut nourrir 9 milliards d'habitants, je réponds qu'un homme convenablement nourri a d'autres besoins et qu'il a autant de légitimité pour les satisfaire que n'importe quel occidental dont il souhaite égaler le niveau de vie (voir ce qui se passe en Chine aujourd'hui). L'économie, sur laquelle reposent les sociétés de marché et à laquelle elles ont tout sacrifié, traverse aujourd'hui une crise sans précédent. Ce pourrait être l'occasion de repenser UNE société planétaire, basée sur une juste répartition des ressources et des richesses, fonctionnant sur d'autres valeurs. Or, quelles solutions nous proposent les politiques réunis : de relancer l'économie, de rétablir le modèle de la croissance pour assurer à nos sociétés l'emploi, le pouvoir d'achat, la paix sociale. Nous savons pertinemment que ce modèle n'est pas viable à long ni même moyen terme, qu'il détruit les ressources, modifie le climat, etc. mais nous feignons de l'ignorer, parce qu'il nous faudrait prendre, tout de suite, des mesures drastiques, qui perturberaient irrémédiablement notre manière de vivre (en manière d'économie, de productivité, de natalité). Il est à craindre que les conséquences de cette cécité soient très lourdes à assumer lorsqu'elles surviendront. A ce moment-là, il sera trop tard pour faire demi-tour, nous n'aurons plus le choix.


Culturel

Culturel

samedi 28 mars | 10:34

Il faut développer une culture "durable" tout en dissuadant les gens d'avoir des enfants, c'est à dire : * rappeler que la démographie galopante est un des problème principaux * minimiser les angoisse d'isolement par des structures sociales solidaires * favoriser la contraception intelligente * rappeler qu'un enfant se fait parmi pendant des années et que c'est aspect est quasi favorisé par les producteurs de langes (rappelons que les bébés africains élevé en plein air et sans langes avertissent leur maman de leurs besoins dès les premières semaines, voir la première semaine !)


alfredito

Demande de Conférence-débat

vendredi 13 février | 16:25

Je me permets d'insister en joignant pour André Lebeau une adresse électronique (jeanfrederic37@yahoo.fr) La phrase de Walter Benjamin : "Das es so weiter geht, das ist die Katastrophe" que l'on peut traduire par : « Que les choses suivent ainsi leur cours, voilà la catastrophe... » fait bien écho à cette question de cécité sur laquelle conclut M. Lebeau dans son interview. Autrement dit, la catastrophe n'est pas un événement apocalyptique. La catastrophe résulte de ce à quoi tout le monde participe, de ce à quoi tout le monde consent en silence. Il se trouve que, par toutes nos inerties, nous apportons notre concours passif au même mouvement sans jamais nous y opposer, sans jamais oser notre révolte. Voilà ce qui conduit à la catastrophe. Je réitère donc mon dernier message Bonjour, à la suite de votre intervention sur France culture, j'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre "Enfermement planétaire" et je m'emploie à le faire circuler. Nous envisageons, avec quelques associations, d'organiser sur ce thème des dérèglements climatiques, une série de Conférences débat. Accepteriez vous de prendre contact avec moi en ce sens ? Je vous remercie à l'avance. Jean-Frédéric


alfredito

Demande de Conférence débat

jeudi 12 février | 10:03

Bonjour, à la suite de votre intervention sur France culture, j'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre "Enfermement planétaire" et je m'emploie à le faire circuler. Nous envisageons, avec quelques associations, d'organiser sur ce thème des dérèglements climatiques, une série de Conférences débat. Accepteriez vous de prendre contact avec moi en ce sens ? Je vous remercie à l'avance. Jean-Frédéric


bzh

M. Lebeau

mercredi 11 février | 17:59

Une solution existe, elle sera prise par notre Terre "mère". Le jour où elle aura assez de cet être humain, de ce prédateur de vie, de sa propre vie, malgré les problèmes d'évolution et de disparition des espèces, ce jour-là, elle prendra les mesures de destruction de l'homme par inondations, fonte glaciaire, vastes éruptions, dispartion de terre, montée des eaux, énormes ouragans, un déchainement général, apocalyptique, déluge. Ou tout simplement une folie destructrice à partir d'actions de docteur Folamour. Dans moins de 200 ans, nous aurons droit à quelques manifestations de cet ordre. Déjà, 2043 est une date notée depuis fort longtemps dans le calendrier lunaire "maya". Nous passerons dans la Vème ère et un nouveau départ d'humanité.


joellesol

Excellent article qui pose les vrais problèmes

mardi 3 février | 22:38

Une solution pourrait être l'espace. Nous avons déjà la technologie nécessaire pour créer des cités spatiales. D'ici quelques décennies, nous devrions être capable de terraformer Vénus. Mais comme M. Lebeau a raison concernant la mondialisation. C'est de l'entropie. Elle est en train de détruire la planète.


rycky

Nos sociétés

mardi 20 janvier | 16:12

L'erreur de nos sociétés est la raison de quelques uns, qui n'accepterons jamais la vérité de la nature ...


Didier Barthès

Démographie

lundi 22 décembre | 10:46

La démographie constitue le facteur dominant, car même si nous devenions tous frugaux et respectueux de notre environnement (comme le proposent bon nombre de mouvements écologistes) notre nombre même élimierait toutes les autres especes (nous avons déja quasi éliminé tous les prédateurs de plus de quelques kilogrammes). N'oublions pas que pour l'essentiel de son histoire l'humanité n'a été présente sur Terre qu'a quelques millions d'exemplaire. Plus de 300 ou 400 millions d'hommes ce n'est pas durable, alors plusieurs milliards c'est tout simplement une folie forcément transitoire. Hélas la transition sera douloureuse. Il faut absolument deconnecter la notion d'humanisme de celle de natalisme. Contrairement à ce que pensent certains (voir les réactions), vouloir réduire la natalité ne signigie pas vouloir tuer les hommes et n'a rien de "Nazi" au contraire c'est préparer l'avenir, respecter les hommes et la nature. Quand à Malthus, il avait raison, le progrès technique (accompagné d'un pillage non durable des ressources) a juste un peu décalé la réalisation de ses prévisions, il serait temps de le réhabiliter plutôt que d'en faire très injustement un épouvantail. Les analyses d'André Lebau sont très justes et très subtiles, puis-je aussi recommander son ouvrage : l'engrenage de la technique ?


Estèbane

L'homme...

vendredi 21 novembre | 19:17

L'homme a voulu être plus fort, plus grand, que la matière vivante. Que l'Homme assume sa destruction !