L'État social, mythes et réalités

extrait de "L’État social, Mythe et réalités" par Jean-Pierre Escaffre

On ne peut comprendre les raisons de la crise actuelle de l’État social[1] sans remonter à l’ensemble très complexe des facteurs économiques, sociaux et géopolitiques qui ont engendré les trente années de relative prospérité économique entre 1945 et 1975. Ces années, communément appelées les Trente Glorieuses, étaient caractérisées par le rattrapage salarial des ouvriers et employés[2], l’explosion des couches moyennes salariées (surtout féminines), la faiblesse du taux de chômage, le haut niveau de protection sociale et un réseau des grands services publics à portée universelle et solidaire[3] (éducation, santé, logements sociaux, transports collectifs, recherche).

Les causes profondes de l’essor de l’état social
Trois processus majeurs, imbriqués, doivent être privilégiés pour comprendre l’essor de ce que l’on a coutume d’appeler l’« État social » : une intervention massive d’un État entrepreneur dans la sphère économique; un développement très inégal sur le plan géopolitique, l’essor privilégié de nouvelles couches salariées dites « moyennes ». En fait, l’appellation « moyennes » pour ces couches sociales est mystificatrice et idéologique. C’est pourquoi nous utilisons des guillemets comme pour l’État « social » dont elles sont en grande partie issues. La situation objective (notamment les revenus) des ouvriers qualifiés, des employés et des professions intellectuelles du secteur public n’est en rien « moyenne » par rapport aux revenus des couches populaires et à ceux des fractions de la bourgeoisie patrimoniale. L’expression vise en fait à justifier le mythe politique d’une grande classe moyenne groupant 80 % des salariés au « centre », selon la stratégie politique dite « centriste » de Valérie Giscard d’Estaing ou de Jacques Delors. La paupérisation de ces couches sociales, notamment à partir des années 80, va invalider complètement cette appellation de « classe moyenne ».

Une intervention inédite de l’État et du secteur public Le financement massif par l’État (par le biais des impôts) et par la Sécurité sociale (grâce aux cotisations sociales[4] des grands services publics collectifs (école, recherche, santé, protection sociale, culture, transports collectifs, communication, logements sociaux, équipements collectifs urbains) transforme de façon significative les conditions de fonctionnement du système capitaliste. Il ne s’agit donc pas d’un simple « accompagnement social » d’une croissance capitaliste qui serait considérée comme un processus exogène, voire naturel. En effet, la crise mondiale du capitalisme des années 30 a été résolue durant les Trente Glorieuses en partie, grâce à la dévalorisation massive de ce capital public, au profit de la mise en valeur du capital privé, mais aussi à travers les avancées sociales remarquables permises par les services publics. C’est cette ambivalence complexe de l’État « social » capitaliste et de ses tenants qu’il nous faut essayer de comprendre, si l’on veut se donner les moyens d’expliquer la défaite des forces progressistes mondiales dans les années 80, mais aussi se donner les raisons d’espérer aujourd’hui un retournement du rapport de forces mondial entre capital et travail.

« État social » : une notion ambiguë.
L’État social s’avance masqué. Parler d’« État social », comme le fait par exemple Robert Castel (ou de Welfare State[5] comme les Anglo-Saxons), est préférable à la simple référence à un « État-providence », qui sous-entendrait une sorte de charité publique à l’égard de salariés passifs, alors qu’il s’agit d’acquis sociaux obtenus souvent de haute lutte. Ce que ne prennent pas en compte les théories consensuelles de la régulation fordienne (Boyer,Aglietta) qui réduisent ces conquêtes sociales à des « compromis » institutionnalisés censés fonder la collusion du mouvement ouvrier avec le patronat, et l ’intégration des salariés dans un nouveau modèle de régulation capitaliste. La notion d’État social implique un socle commun de règles sociales (droit du travail, protection sociale, accords collectifs d’entreprises…) et de droits d’accès aux grands services publics qui ont assuré aux salariés « ayants droit » (tous n’en ont pas bénéficié) un certain « bien-être » aujourd’hui remis en cause. Mais, dès le départ, cette notion est marquée par sa genèse historique très ambivalente. Le concept d’État social (Sozialstaat) vient en effet de Bismarck pour qui la mise en place d’une protection sociale était aussi destinée à étouffer l’essor politique du parti social-démocrate alors interdit, et à intégrer le mouvement ouvrier allemand (ce qu’il a en partie réussi). Même en écartant cette genèse ambivalente, la notion d’« État social » reste très réductrice pour deux raisons majeures : d’une part, elle occulte son imbrication avec la sphère économique ; d’autre part, le mythe de la neutralité de l’État arbitre masque sa fonction idéologique.

En premier lieu, cet État dit « social » n’est pas extérieur à la sphère économique ; il est, au contraire, caractérisé par une intervention « économique » majeure de l’État sur le fonctionnement du capital. Il s’agit alors d’un type bien précis de régulation économique capitaliste axée sur la mise en œuvre d’une économie mixte caractérisée par une division du travail entre État, secteur public et secteur privé. Mais cette division du travail ne met pas fin aux tensions et aux conflits entre le travail et le capital, même si ce fut en partie le cas pour l’Europe du Nord sociale-démocrate durant cinquante ans après la Seconde Guerre mondiale ; le « compromis » institutionnel institué par la social-démocratie n’a pas supprimé la contradiction intrinsèque au capitalisme entre socialisation et privatisation, entre la logique des services publics (dominée par les missions d’intérêt général et le service rendu aux populations) et la logique du marché (centrée sur la recherche du profit).

La période actuelle a mis fin à ce pseudo-« consensus social » fondé sur la croissance capitaliste des Trente Glorieuses ; la financiérisation du capitalisme et l’essor des politiques néolibérales ont sapé les fondements de ce que certains économistes marxistes ont appelé le « capitalisme monopoliste d’État ».Tout l’édifice de la théorie du « capitalisme monopoliste d’état[6] [6] » était fondé, en effet, sur le développement de monopoles étatiques dans des secteurs clés de l’économie (industrie, banques) et de services publics (santé, formation, logement, moyens de communication, recherche) qui agissent non seulement sur les conditions sociales de « reproduction de la force de travail » des salariés, mais aussi comme des « conditions générales » de l’accumulation du capital[7] ce que ne voient pas du tout les théoriciens de la « régulation salariale », comme Robert Boyer ou Michel Aglietta.

Dans son ouvrage théorique majeur, Michel Aglietta[8] fonde en effet la sortie de la crise capitaliste des années 30 et la nouvelle régulation capitaliste après la Seconde Guerre mondiale, sur la seule redistribution des fruits de la croissance en faveur du salariat, et sur « l’abaissement sur longue période du coût social de reproduction de la force de travail » grâce à la « socialisation de la consommation » et à la généralisation du salariat. Mais Aglietta ne voit dans les grands services collectifs (santé, éducation, culture, information) que des « moyens de consommation collectifs ». Il n’y voit pas une révolution technologique majeure (la révolution informationnelle) des rapports de production capitalistes, qui va stimuler une nouvelle phase d’accumulation capitaliste jusqu’à la crise actuelle. De même, l’hypothèse qu’il développe d’une issue à la crise du fordisme, qu’il nomme le néo- ou postfordisme, est réduite à la « socialisation massive des conditions de vie », à un « remodelage de la norme sociale de consommation » via les nouveaux « moyens de consommation collectifs ». Nous pensons, au contraire, que la prolongation de la crise du système actuel, malgré les transformations du mode de production, est d’abord due à la crise d’efficacité du capital face aux exigences nouvelles de la révolution informationnelle ; crise d’efficacité dont le symptôme négatif est la tendance à la financiarisation mondiale du capital, aux dépens des investissements productifs.

L’État social a été aussi, par conséquent, l’acteur économique majeur[9] du développement de la révolution informationnelle à travers l’essor des grands services publics (école, santé, travail social, communication). Et, par là même, il n’est pas seulement, comme on a pu le dire, l’instrument docile des intérêts de la classe dominante, la « béquille » du capital, l’« État des monopoles », il est aussi et tout autant l’expression de la contradiction fondamentale entre la socialisation des forces productives et les rapports de production capitalistes ; la socialisation étatique ou publique de la production et de la consommation contient en elle-même les germes d’une contradiction fondamentale avec la logique de l’accumulation privée du capital. Ainsi le concept même de « Sécurité sociale », tel qu’il est formulé en 1945, implique l’existence d’une banque sociale non marchande qui ne transforme pas les cotisations collectées en capital pour l’accumuler, mais, au contraire, les répartit immédiatement auprès des prestataires et des usagers. La Sécurité sociale constitue donc une forme de dépassement du salariat capitaliste et de la coupure entre le Social et l’Économique, dans la mesure où cette banque sociale non marchande n’investit ni ne spécule sur les cotisations rassemblées. Elle les répartit immédiatement auprès des prestataires, non pas en fonction du travail de chacun, ni même en fonction de sa cotisation (et donc de son revenu), mais suivant une mutualisation des contributions salariales et patronales, s’inscrivant dans la logique d’une solidarisation des risques sociaux[10] [10] Cf. P. Boccara, Une Sécurité d’emploi ou de formation,...suite. La protection sociale est, en effet, un pacte fondamental dans les pays civilisés. Elle marque une solidarité entre les actifs et les retraités, entre les bien-portants et les malades, entre les salariés et les chômeurs…

Reste ensuite à analyser la manière dont cette révolution institutionnelle a été réappropriée par les différents acteurs en présence : représentants des salariés, salariés eux-mêmes, représentants des patrons, État. L’État dit « social » apparaît en tout cas ici comme un État « économique », expression toujours plurielle, et donc ambiguë, d’un rapport de forces entre capital et travail, mais aussi – à l’intérieur du capital lui-même – entre accumulation privée et répartition socialisée.

Mais l’État social n’est pas seulement un acteur économique, c’est aussi une énorme force idéologique. L’« État social » est un dispositif idéologique et politique destiné à intégrer et à « pacifier » les organisations du mouvement ouvrier, à étouffer toute velléité de révolte des classes dominées. Deux exemples : les lois sur la protection sociale que Bismarck a fait voter par le Reichstag entre 1883 et 1889 ; les lois sur la laïcité et l’école de Jules Ferry.

Les lois sur la protection sociale que Bismarck fait voter entre 1883 et 1889, alors que le parti social-démocrate a été interdit, ont un double objectif : assurer la formation d’une classe ouvrière apte à mettre en œuvre la révolution industrielle ; couper l’herbe sous les pieds du mouvement ouvrier allemand en plein essor, en faisant de l’« État social » le garant – despotique – de la protection sociale de la classe ouvrière.

L’opposition traditionnelle entre le système de financement de la protection sociale par les cotisations sociales promu par Bismarck et le système de financement étatique (par le budget) promue en Angleterre par Beveridge cachent l’essentiel : la nature autoritaire de ces systèmes de protection sociale où les assurés sont considérés comme des citoyens passifs, assistés par l’État ou son équivalent bureaucratique. La gestion prétendument autonome des caisses locales par les syndicalistes eux-mêmes ne doit pas faire illusion : elle est en fait encadrée et étroitement contrôlée par l’État et par le patronat. En Allemagne, la fondation par Lassalle de la social-démocratie reposa sur une subordination acceptée à ce qui fut justement appelé l’« État social ». En France, l’élan autogestionnaire de la Libération fut rapidement brisé par l’étatisation de la Sécurité sociale décrétée par la majorité parlementaire et par la haute fonction publique. « La haute fonction publique est réticente devant ce qu’elle estime être un démembrement de l’État […]. Alors que la CGT insiste en permanence sur le fait que les organismes de sécurité sociale sont des organismes privés à statut mutualiste et se bat contre l’étatisation des caisses, la tutelle de l’État est posée dès le départ et ira s’alourdissant jusqu’en 1967. C’est ainsi que, contrairement aux vœux de la CGT, l’ordonnance de 1945 fait de la caisse nationale de Sécurité sociale non pas un organisme mutualiste, mais un établissement public à caractère administratif avec un conseil où les représentants des travailleurs sont en minorité[11]. »

13 Cette conception autoritaire, étatiste, de la protection sociale supposait, par ailleurs, une démobilisation des salariés, socialement intégrés, politiquement passifs, détournés de toute velléité de révolte contre la classe dominante. Dans ses Mémoires, Bismarck dira : « Messieurs les démocrates joueront vainement de la flûte lorsque le peuple s’apercevra que les princes se préoccupent de son bien-être[12] » Dans un discours du 18 mars 1882, il écrivait : « J’estime que c’est pour moi un avantage extraordinaire d’avoir 700 000 petits rentiers, précisément dans les classes qui, sans cela, n’ont pas grand-chose à perdre et croient à tort qu’elles auraient beaucoup à gagner à un changement. » Cette citation est due à Dominique Strauss-Kahn[13]. Et pourtant, paradoxalement, DSK estime que ces lois « destinées à détourner les ouvriers des tentations révolutionnaires ne changent rien à l’affaire », autrement dit au fait que ces lois feraient partie d’un « univers commun » à l’« État-providence » européen.

Est-ce si sûr ? Les institutions de solidarité collective nées en Europe ont-elles le même sens quand elles relèvent d’une conception étatiste et centralisée qui exclut l’initiative citoyenne (Bismarck pour l’Allemagne, Beveridge pour la Grande-Bretagne) ou, au contraire, quand elles relèvent des luttes sociales, dans la tradition du mutualisme syndical, comme en France ? La notion d’État-providence ou d’État social à laquelle renvoie DSK efface au contraire cet enjeu et ces options contradictoires, entre une mesure étatique « octroyée » par la classe dirigeante et une conquête sociale cogérée par les partenaires sociaux eux-mêmes. On mesure mieux ici toute la distance qui sépare cette conception étatiste et la conception autogestionnaire de la Sécurité sociale issue du Conseil national de la Résistance en 1945. On rappellera aussi le débat décisif qui marqua les débuts du syndicalisme français, partagé entre la tendance « libertaire » et la tendance « centralisatrice ».

Comme le rappelle Jean Jaurès, « Les uns étaient surtout préoccupés d’assurer l’autonomie, la vie spontanée des petits groupes locaux, les autres désiraient surtout unifier le mouvement ouvrier[14] . » Jean Jaurès proposa à la CGT une synthèse non étatiste, grâce à l’élection dans chaque atelier, dans chaque usine, de délégués pris dans l’usine ; en même temps, il est fait appel, à travers un vote des salariés, au concours du syndicat et à ses militants pour coordonner les actions et les négociations avec le patronat. Même débat en Allemagne entre les socialistes « étatistes » comme Lassalle, très proche de Bismarck, et les socialistes antiétatistes partisans d’une gestion autonome par les salariés des caisses d’assurance sociale.

Deuxième exemple, les lois laïques de 1879-1889 votées par la IIIe République française, après la défaite de la Commune de Paris. Là aussi, ces lois qui construisent l’« État social » français ont un double objectif : former les ouvriers pour les adapter aux exigences de la révolution industrielle, mais aussi « éduquer la classe ouvrière », l’intégrer aux valeurs de la République bourgeoise, la détourner des idéaux révolutionnaires propagés par le mouvement socialiste, expérimentés par la Commune de Paris.

C’est à ce propos que Paul Nizan cite Jules Ferry : « L’État s’occupe de l’éducation pour y maintenir une certaine morale d’État. » Si l’État restait indifférent, note Nizan, on aurait alors la situation suivante, décrite ainsi par Jules Ferry : « D’une part, l’institut des Jésuites à l’usage des amis de l’Ancien Régime, mais ne vous étonnez pas de voir naître d’autre part à Paris ou dans quelque autre grande ville, d’autres écoles professionnelles, peut-être, ou des écoles d’apprentissage, dans lesquelles les vaincus de nos dernières discordes auront certainement le droit de faire instruire leurs enfants à eux, non point d’après l’idéal qui remonte au-delà de 1789, mais en vue d’un idéal emprunté à des temps plus récents. Par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871[16]. »

18 Certes, et fort heureusement, il y a toujours loin entre le projet politique d’une classe dirigeante et l’usage réel, beaucoup plus contradictoire qui sera fait de ces lois sur l’éducation du peuple. Comme l’a noté Antonio Gramsci, il n’y a pas d’hégémonie « réussie » sans contre-hégémonie, pas de culture dominante sans contre-culture, et pas de dépassement véritable de la culture dominante sans qu’auparavant soient conquis par la nouvelle classe montante les appareils hégémoniques que sont les grands services publics de l’éducation, de la culture, de la santé, de la communication… Cette conquête commence par l’appropriation par les classes populaires des institutions éducatives : apprentissage des savoirs et savoir-faire, mais aussi pratiques de contournement, de réappropriation sociale et politique de ces savoirs. E. P.Thomson le montrait déjà à propos de l’encadrement idéologique du prolétariat naissant par les pasteurs méthodistes, enseignement ultra-conservateur de l’Ancien Testament réinterprété, retourné sous la pression des luttes sociales[17].

Il n’empêche que le poids initial donné à l’orientation politique et idéologique d’une institution, destinée particulièrement aux « enfants du peuple », pèse sur la conscience sociale de tous, y compris de ceux qui cherchent à s’en émanciper… mais sont en même temps marqués, imprégnés par une idéologie dominante, étatiste, autoritaire, délégataire et machiste.

Cette différenciation des formes politiques de l’« État social », depuis la forme centralisée et étatiste jusqu’aux formes les plus décentralisées et les plus autonomes, traduit d’une certaine manière les différents rapports de force entre classes dominées et classes dominantes, rapports qu’exprime chaque forme particulière d’institution sociale ou politique. Nous utiliserons par conséquent avec une grande prudence la notion d’« État social », entre guillemets, pour bien signifier l’ambivalence radicale de cette expression qui concerne des formes institutionnelles divergentes, voire contradictoires.

Si la notion d’« État social » est extrêmement ambivalente, la notion de « capitalisme monopoliste d’État » a, elle aussi, une double limite : d’une part, elle a tendance à écraser l’autonomie relative d’un État qui, loin d’être seulement un instrument aux mains de la classe dominante, est aussi l’expression d’un rapport de forces dans la lutte des classes ; d’autre part, la théorie du CME confond étatisation et socialisation, qui peut être démocratique, décentralisée, fondée sur la participation des usagers. Nous ne pouvons ici développer une analyse critique qui serait nécessaire des illusions étatistes et centralisatrices qui sont présentes dans la théorie du CME forgée par Hilferding et Lénine : le CME avait été conçu comme l’« antichambre » du socialisme, avec tous les amalgames qui confondaient le socialisme et l’économie de guerre prussienne. La sous-estimation du rôle de la mobilisation et de l’intervention de masses dans le passage au socialisme pèse lourdement sur la théorie du CME, malgré les efforts de Lénine durant la NEP.

Un développement très inégal de l’« État social »
L’« État social » se révèle être une réalité relative sur bien des aspects. Ainsi, ce que l’on a appelé le « plein emploi » des Trente Glorieuses « laissait de côté des millions de femmes; il ne concernait pas le monde rural […], il s’accommodait enfin de l’exploitation du tiers monde et du sous-emploi de centaines de millions de personnes sur la planète. Il s’est ensuite montré très fragile dès que sont apparues les premières manifestations de la crise à la fin des années 60 : précarisation, stress, marginalisation, pressions morales, exclusions[18].

L’« État social » n’a pas concerné, en effet, toute la planète. Il s’agit même plutôt d’une exception géopolitique très particulière. Le développement des services publics s’avère ainsi dès le départ très inégal. Il consacre la division mondiale entre le capitalisme développé où se concentre l’essor des « États sociaux », d’une part, les pays sous-développés dominés par les multinationales des pays riches, d’autre part. Les raisons de ce développement très localisé, très concentré sur un petit nombre de pays (É-U, Japon, Europe occidentale) sont à la fois géopolitiques et sociopolitiques. Des raisons géopolitiques : il s’agit du grand défi qui oppose, après 1945, Est et Ouest, système capitaliste et système soviétique, comme le montre en particulier l’investissement massif des É-U en Allemagne, au Japon et en Europe occidentale, tout le long du rideau de fer, via le plan Marshall.

Les raisons sociopolitiques renvoient aux rapports de force politiques internes entre capital et travail. Diverses pressions et interventions des mouvements ouvriers à l’intérieur des États occidentaux développés vont pousser la classe dirigeante à chercher des compromis sociaux dans un rapport de forces qui ne lui est pas toujours favorable. Citons à ce titre les actions syndicales aux É-U et les pressions sur la scène politique qui aboutiront au plan Marshall ; les actions des social-démocraties en Europe du Nord; celles des partis communistes et de leurs relais syndicaux en France et en Italie. Bien avant l’existence même de l’URSS, il ne faut pas oublier que la puissante social-démocratie allemande exerça une pression politique indirecte sur le pouvoir politique dès le XIXe siècle, au point de conduire Bismarck à faire voter par un Parlement très conservateur entre 1883 et 1889 un système d’assurances sociales générales. On notera la même pression politique ancienne du mouvement ouvrier, dans un autre contexte politique (plus démocratique) en Europe du Nord, en Grande-Bretagne, en France et en Italie.

Mais ce rapport de force entre les mouvements ouvriers occidentaux et les classes dirigeantes (que traduit alors la part croissante de la valeur ajoutée qui va aux salaires) reste circonscrit dans une division politique implicite entre le Social et l’Économique. La gestion économique des entreprises et de l’État reste implicitement monopolisée par la classe dirigeante, hors de portée de la contestation sociale, pour la majorité des dirigeants du mouvement ouvrier. Pour le PCF comme pour la CGT, le rôle des organisations du mouvement ouvrier est essentiellement de veiller à la « répartition » de la valeur ajoutée (et donc à l’augmentation des salaires), non à sa création et à son mode de gestion[19].

L’essor, privilégié,mythifié, de la « classe moyenne »
L’« État social » a généré dans les pays où il s’est développé un accroissement historique massif des couches dites « moyennes », par l’intermédiaire d’une expansion sans précédent des fonctions sociales des États dont celle des monopoles publics. En termes économiques, cela s’est traduit simplement par une nouvelle répartition des richesses produites dans ces pays, qui a créé une dynamique liant intimement le progrès scientifique et technologique, le développement de la formation et la protection sociale, une grande partie du financement de la protection sociale reposant sur les revenus de ces couches moyennes. Par contre, dans les pays où cette répartition de la valeur ajoutée ne s’est pas réalisée, où les richesses sont restées concentrées entre les mains d’une petite élite qui a monopolisé un pouvoir généralement autoritaire (pays ibériques, Amérique du Sud, Asie du Sud-Est, Afrique), cette dynamique économique liée au développement des services publics ne s’est pas enclenchée.

L’essor de cette « classe moyenne » était en fait censé faire barrage à l’émancipation politique de la classe ouvrière « organisée » et de ses diverses représentations politiques partisanes et syndicales. Concrètement, l’essor de la « classe moyenne » comme mythe et comme projet politique (un grand groupe central de salariés et d’indépendants aux revenus moyens censés bénéficier des retombées des années de croissance économique) aura deux grands supports idéologiques :

* la construction dans les entreprises privées de l’image du « cadre », collaborateur du patron, délégataire de son autorité, bénéficiant d’un pacte de confiance qui se traduit par une quasi-sécurité d’emploi, de carrière, de protection sociale et de retraite ;
* le développement dans la fonction publique de professions intellectuelles diplômées censées assurer l’encadrement social des catégories populaires par l’« État social » (enseignants, soignants, travailleurs sociaux, personnels de l’information et de la culture).
la remise en question du modèle d’économie mixte public-privé (années 70) La crise des services publics a, elle aussi, des causes multiples et liées qu’il importe de ne pas isoler de façon mécaniste en privilégiant soit le facteur économique, soit le facteur politique. On peut, en effet, être tenté de mettre en avant soit la crise économique capitaliste qui se déclenche à partir de 1969 (crise de la mise en valeur du capital, crise de sa profitabilité ou crise de suraccumulation), soit tout simplement la crise (dès 1975) et l’effondrement de l’URSS (dès 1989) qui aurait enlevé la principale « motivation » des politiques occidentales en faveur de l’État social et des couches moyennes salariées (il n’y aura plus de nouveau plan Marshall).

En réalité, on assiste à trois bouleversements imbriqués : la remise en cause des politiques keynésiennes des années de croissance capitaliste, la crise du bloc soviétique (puis son effondrement) et enfin, ce qu’il ne faut surtout pas oublier car il s’agit du facteur sociologique déclenchant, la rupture de ce que certains économistes appellent le « compromis fordien[20] [20] Selon l’école de la régulation fordienne (cf. les travaux...suite » et que nous appellerons pour notre part la remise en cause par la classe dirigeante de la division implicite entre le Social et l’Économique[21] [21] En fait, il s’agit plutôt d’un compromis politique...suite. La division public/privé, qui fonde l’« économie mixte » capitaliste peut avoir plusieurs formes et plusieurs orientations contradictoires, selon la phase capitaliste considérée. Ainsi, durant les trente ans de croissance capitaliste (1945-1969), cette division a été marquée par une intervention décisive de l’État entrepreneur et par un important secteur public (dans les secteurs clés technologiques), dans le but de redynamiser le secteur capitaliste privé. Dans un second temps, après le déclenchement de la crise structurelle vers 1969, on va assister partout dans le monde à une vague de privatisation des anciens secteurs publics, à une diminution drastique des budgets publics et à une réorientation du rôle de l’État, qui d’entrepreneur devient régulateur (social), afin d’« accompagner » les restructurations d’entreprises.

L’effondrement du bloc soviétique et le démantèlement simultané des services publics et des politiques publiques dans les pays européens situés le long du rideau de fer Depuis la Seconde Guerre mondiale, les relations économiques internationales et les régulations étatiques internes ont été largement imprégnées par les rapports Est-Ouest. On peut retenir deux dates essentielles : 1975 et 1989.

La période de la guerre froide (1954-1975) Jusqu’en 1975, l’URSS et ses alliés connaissent une croissance économique continue, une amélioration sensible des niveaux de vie (certes inférieurs à ceux de l’Ouest, mais qui donnent l’impression d’un rattrapage) et une expansion idéologique sur tous les continents. Dans le même temps, on note à l’Ouest l’arrivée à maturité des principales multinationales à dominante américaine, qui se heurtent aux limites imposées par le bloc soviétique.

31 Durant cette période, les États occidentaux ont adopté des stratégies dans l’ensemble assez bien coordonnées. On observe ainsi une augmentation accélérée de leurs budgets militaires directs et indirects ; en même temps, on assiste à la croissance de couches intellectuelles salariées (dites « moyennes ») relativement aisées, donnant à l’Europe occidentale une image forte de prospérité naturelle. Certains mécanismes de la Communauté économique européenne ont joué un rôle déterminant, ce qui explique la pseudo-supériorité économique allemande (de la RFA), bien que les salaires y soient plus élevés. N’oublions pas enfin le financement partiel (environ un tiers) du niveau de vie de ces couches sociales occidentales par les régions périphériques des pays en voie de développement (baisse des cours des matières premières, accroissement des dettes canalisées essentiellement par le FMI, compétition idéologique, etc.).

La réponse du bloc soviétique a consisté à accroître à son tour les dépenses militaires, ce qui a freiné considérablement la croissance des niveaux de vie. Comme toujours, le développement dans le bloc soviétique d’un complexe militaro-industriel budgétivore qui a parasité toute l’économie s’est traduit par un freinage forcé des perspectives de développement social et par une démotivation des populations. Il s’en est ensuivi une énorme frustration exacerbée par les images idéalisées de la société de consommation occidentale. L’implosion sociale était alors inévitable. Dès le milieu des années 80, des lézardes apparaissent dans le système soviétique, entraînant la chute du mur de Berlin en 1989. Plus durement encore, la guerre du Golfe a produit l’image révélée de la reddition internationale du « bloc de l’Est ». Il apparaît alors clairement que l’URSS a perdu la guerre moderne de l’ère nucléaire. Un nouvel ordre s’impose, orchestré par la puissance américaine, face à une Europe divisée.

L’implosion de 1989 La chute du mur de Berlin amorce la stratégie dite de « globalisation » qui va avoir des conséquences lourdes sur le financement de la protection sociale en Europe et qui explique les orientations politiques prises ces vingt dernières années, concernant les retraites, l’emploi et la santé.

On observe notamment six processus politiques liés :

* un freinage de la croissance des dépenses militaires, jusqu’à ces toutes dernières années où l’on perçoit une remontée sensible sur tous les continents ;
* des tentatives de maîtrise des pressions migratoires en provenance des pays en voie de développement et des pays de l’Est ;
* une industrialisation rapide des régions potentiellement les plus dangereuses, surtout en Asie (croissance fulgurante des « dragons » depuis cette date, tous situés autour de la Chine et du Vietnam) et de certains pays de l’Est. Cette industrialisation s’est faite essentiellement par l’apport de capitaux en provenance de l’Union européenne (seule région où l’épargne mobilisable est abondante[22] ;
* une prise en charge des politiques économiques par les conseils d’administration des grands groupes transnationaux (intégration économique des espaces territoriaux), qui contrôlent dans le même temps la circulation des capitaux, avec une nette dominance des grands groupes américains ;
* un déclin relatif du rôle de régulateur économique des États nationaux, dont la fonction se cantonne désormais à celle de régulateur social local (fonction d’accompagnement) ;
* enfin on assiste au démantèlement progressif des couches dites « moyennes » désormais inutiles dans les pays industrialisés européens. La difficulté politique consiste désormais à gérer une paupérisation relative socialement acceptable, d’où l’essor de la social-démocratie, pourtant largement discréditée avant la guerre.

Stratégies néolibérales de démantèlement et de privatisation des services publics Le néolibéralisme renvoie aux politiques publiques visant à faire des lois du marché, de la libre concurrence, le régulateur principal de l’économie et de la société. L’intervention de l’État doit simplement assurer une protection minimale (un « filet de sécurité ») aux « exclus » du système. Ainsi, comme on va le voir dans le domaine de la santé publique et de la protection sociale, on passe de l’assurance sociale à l’assistance sociale. L’assurance sociale implique la solidarité de tous les actifs et de toute la population, l’assistance implique pour les libéraux une aide momentanée aux seuls « exclus », pour permettre une réinsertion dans le marché du travail qui reste le grand régulateur.

Contrairement à une conception paternaliste de la charité qui est récusée, l’« assistance positive » vise d’abord à redonner aux exclus leur « autonomie » individuelle dans le travail : le Welfare devient le Workfare. Le maître mot du néolibéralisme – là où son pouvoir de séduction idéologique est le plus grand –, c’est, en effet, le postulat de l’autonomie individuelle, de la « responsabilité » individuelle de chacun, riche ou pauvre, face à un environnement naturellement aléatoire et imprévisible. Tous les services publics sont réorientés en fonction des normes universalisées de l’entreprise capitaliste : critères de rentabilité, de performance, de productivité. Sur le plan des politiques publiques, le néolibéralisme préconise la maîtrise prioritaire de l’inflation (et non de l’emploi), la réduction systématique des budgets publics, la réduction systématique des « coûts » de l’offre dans les services publics. En revanche, la réponse aux besoins collectifs de la population, leur planification ne sont plus des objectifs prioritaires, dans la mesure où c’est au marché de prendre en charge les demandes diversifiées des usagers, en fonction de la loi de l’offre et de la demande.

La stratégie de globalisation libérale va remettre en cause la division entre public et privé, entre capital dévalorisé (destiné à assurer le financement de l’État social) et capital mis en valeur (destiné à la spéculation financière). C’est la fin d’une régulation politique fondée sur une croissance relativement productive du capital et sur une répartition de la valeur ajoutée créée qui bénéficiait relativement aux ouvriers protégés par les conventions collectives et aux nouvelles couches moyennes salariées.

Après la chute du mur de Berlin, l’entretien des couches « moyennes » salariées, très majoritairement liées aux activités étatiques et aux monopoles publics, devient inutile : la récupération des valeurs ajoutées réparties devient une priorité pour la finance internationale (d’où les campagnes idéologiques contre l’État-providence[23] [23] Il est incroyable qu’une partie de ces couches moyennes...suite). Cela se traduit concrètement par un freinage sensible des salaires, par les privatisations des monopoles publics, par les « dégraissages » de l’État réduit à son rôle régalien (armée, police, assistance sociale). Dès lors, le gros du financement de la protection sociale, qui reposait sur ces couches sociales, connaît des problèmes « insurmontables », de même que la recherche scientifique et technologique à long terme.

L’implosion des pays de l’Est en 1989 va bouleverser considérablement l’équilibre géopolitique mondial et marque une étape supplémentaire vers la mondialisation capitaliste sous l’impulsion des États-Unis. En effet, la stratégie de domination américaine demande des moyens considérables, que ce pays seul ne peut assumer malgré sa puissance économique. D’où sa stratégie de récupération de moyens financiers dans le monde, et tout particulièrement en Europe. Les États-Unis connaissent en effet eux aussi un « papy-boom », qui va entraîner des ventes massives de placements boursiers gérés par des fonds de pension, dont une partie a été placée en Europe. Or, dans la conjoncture boursière actuelle plutôt morose, il est difficile pour les nouveaux retraités américains ayant opté pour la capitalisation de vendre leurs titres au prix fort pour financer leur retraite (l’offre de titres boursiers étant supérieure à la demande).

D’où les fortes pressions des États-Unis pour un démantèlement suffisant et rapide des systèmes de protection sociale européens (l’Europe est la seule région encore capable de dégager massivement de l’épargne dans le monde). Le but est in fine de les transformer en systèmes assurantiels (santé et retraite par capitalisation) qui permettront de créer une demande de titres financiers et de relancer ainsi les indices boursiers. Les dirigeants politiques qui vantent un tel système de financement par capitalisation omettent de nous dire à qui les Européens vendront leurs titres, dans une vingtaine ou une trentaine d’années : aux Africains, aux Indiens ou encore aux Chinois ? Compte tenu du fort potentiel démographique et de croissance économique de ces pays, ces derniers ont cependant tout intérêt à opter pour un système de financement par répartition, ce qu’ils ne manqueront pas de faire, et les indices boursiers s’effondreront de nouveau, à coup sûr. Il y a fort à parier que les Européens seront alors les grands perdants de l’histoire.

Le déficit historique de la balance commerciale américaine, doublé actuellement par un déficit budgétaire d’un niveau identique, oblige les États-Unis à importer massivement des capitaux afin de compenser le déficit commercial et d’éviter ainsi un dégagement de la confiance internationale vis-à-vis du dollar[24] [24] Le jour où Saddam Hussein a signé un décret instituant...suite. Mais où chercher ces capitaux ? Quasi uniquement en Europe. Cette ponction de l’épargne européenne est obtenue par deux leviers : la politique des institutions financières européennes et l’attraction de Wall Street sur les marchés financiers mondiaux.

On force tout d’abord l’Union européenne à ne pas puiser dans ses propres ressources d’épargne. La Banque centrale européenne a un rôle réduit : surveiller le taux d’inflation (afin de ne pas dévaloriser cette épargne par rapport au dollar) ; tandis que le traité de Maastricht empêche les États de puiser dans cette épargne par des déficits trop importants. On maintient ensuite la dépendance des places boursières européennes vis-à-vis de celle de Wall Street, ce qui a incité les financiers européens à détourner une partie importante de l’épargne européenne vers les É-U[25] [25] La faiblesse de l’euro, par rapport au dollar, après...suite qui l’ont investie massivement dans les secteurs industriels stratégiques, accentuant ainsi le différentiel économique et militaro-industriel entre les deux rives de l’Atlantique. D’où la quasi-stagnation des investissements en Europe, ce qui contribue au chômage massif et, par ricochet, aux déficits des régimes sociaux aussitôt accusés d’être des systèmes archaïques à dépasser.

La nouvelle phase de financiarisation du capital des années 1990-2000 aboutit ainsi à des tentatives croissantes de privatisation du capital public dévalorisé, notamment les énormes fonds sociaux constitués par la protection sociale. En effet, la Sécurité sociale en France représente 30 % du PIB, soit 305 milliards d’euros en 2005 qui n’entrent pas dans la circulation internationale des capitaux et que tentent de récupérer maintenant les fonds de pensions anglo-saxons.

43 3. Détachement des classes appui de l’« État social » Reste à bien analyser les répercussions politiques de cette rupture du compromis social qui liait implicitement la classe ouvrière organisée et les couches moyennes à l’État. La mise en place d’une régulation néolibérale (déréglementation généralisée des services publics, privatisation, précarisation des statuts, chômage de masse) provoque le détachement des classes appui et une vague de mouvements sociaux revendicatifs (cheminots, soignants, électriciens, postiers, enseignants, étudiants, chercheurs, intermittents du spectacle et aujourd’hui salariés des entreprises privées) dont il est encore difficile d’évaluer la portée politique : poussée populiste ? Ou radicalisation antilibérale ?

Quoi qu’il en soit, ces mouvements sociaux obligent à nuancer les thèses catastrophistes qui naturalisent la vague des politiques néolibérales, comme s’il s’agissait de la fin de l’histoire et d’une fatalité naturelle. Dans les pays d’Europe occidentale, et particulièrement en France (compte tenu de son histoire), on assiste à une forte résistance des couches populaires et moyennes contre les politiques néolibérales, comme on l’a vu lors du référendum sur la Constitution européenne en mai 2005, lors des élections allemandes en septembre 2005 ou lors des élections néerlandaises en décembre 2006. En même temps, les luttes pour défendre et promouvoir la solidarité collective (des services publics, des retraites, de la protection sociale) contre l’individualisme ou la concurrence sans limites du marché se heurtent aux obstacles culturels qui opposent couches populaires et couches intellectuelles salariées (inégalités sociales à l’école, dans l’accès à l’habitat, individualisation croissante, conséquence de la précarisation de l’emploi et de la déstructuration du lien social).

En Europe, les couches moyennes (mais aussi une partie des couches ouvrières à statut dans les pays anglo-saxons) ont longtemps été séduites par l’attrait des retraites ou de la protection sociale par capitalisation individuelle (voir les succès de la politique Thatcher). Ce, jusqu’au retournement de la conjoncture économique, qui s’est traduit par les faillites de certains fonds de pension et par la paupérisation des couches moyennes touchées à leur tour soit par le chômage de masse, soit par la précarisation de leur statut. Reste à traduire politiquement cette « révolte sociale » dont l’ambivalence est d’autant plus grande que les organisations politiques et sociales des salariés n’ont pas été en mesure aujourd’hui de proposer des politiques publiques alternatives attractives, qui ne soient pas simplement la défense du système mis en place il y a quarante-cinq ans. ?

Notes

[ *] J.-P. Escaffre est maître de conférences habilité en gestion de la santé à l’université Rennes-II ; Jean Lojkine est sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS. Dernier ouvrage paru Nouvelles Luttes de classes (sous la direction de, avec Pierre Cours-Salies et Michel Vakaloulis), Actuel Marx Confrontation PUF, 2006 ; Cathy Suarez est docteur en économie de la santé et travaille au secteur « santé protection sociale » à la CGT.

[ 1] Cet article est extrait d’un ouvrage à paraître : Alternatives pour la santé, de Jean-Pierre Escaffre, Jean Lojkine et Cathy Suarez.

[ 2] Voir les travaux de Louis Chauvel (« Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, n° 79, Paris, 2001). Le rapport entre le dixième le plus modeste et le dixième le plus riche est de 1 à 8,5 dans les années 50 ; il passe à 1-3,5 au début des années 80, avec la montée en puissance du SMIC, la retraite, la protection sociale généralisée. L’expansion corrélative des couches salariées dites moyennes ne doit pas occulter ce changement majeur pour les couches ouvrières et populaires, d’autant plus qu’une partie des couches populaires est souvent amalgamée avec les couches dites « moyennes ».

[ 3] Avec des limites dans l’accès à ces services publics (ségrégation sociale, urbaine, scolaire, sanitaire) qui renvoient aux clivages de classe que les services publics insérés dans le système capitaliste n’ont pu effacer. En même temps, la comparaison entre ces services publics européens et la situation des pays en voie de développement, voire des É-U, montre l’impact décisif de ces services publics sur la situation des couches populaires.

[ 4] La Sécurité sociale est certainement le meilleur exemple au départ de la distinction entre étatisation et financement public non étatique (on parlerait alors plutôt de « socialisation »).

[ 5] État du bien-être.

[ 6] Cf. Paul Boccara, Études sur le CME, sa crise et son issue, Éditions sociales, 1973.

[ 7] Cf. J. Lojkine, Le Marxisme, l’État et la question urbaine, PUF, 1977.

[ 8] M.Aglietta, Régulation et Crises du capitalisme, Calmann Lévy, 1976, 2e éd. 1997.

[ 9] Si l’on veut opposer la voie « libérale » américaine et la voie « étatiste » européenne, il ne faut pas oublier le rôle majeur joué par le Pentagone et le complexe industrialo-militaire aux É-U dans le développement de la révolution informationnelle et des pépinières d’entreprise.

[ 10] Cf. P. Boccara, Une Sécurité d’emploi ou de formation, Le temps des cerises, 2002, p. 36.

[ 11] Bernard Friot, Puissance du Salariat, La Dispute, 1998.

[ 12] Cité par P. Rosanvallon, La Crise de l’État-providence, Le Seuil, 1981.

[ 13] La Flamme et la cendre, Grasset, 2002.

[ 14] La petite République, 12 octobre 1899, in Jean Jaurès, La Classe ouvrière, textes rassemblés par Madeleine Rebérioux, Maspero, 1976.

[ 15] Marx et Engels s’opposeront violemment à Lassalle dans la Critique du Programme de Gotha du Parti socialiste allemand (1875), mais les positions de Marx resteront ambivalentes sur cette question.

[ 16] « Paul Nizan, “l’ennemi public numéro un ” », article paru dans Regards en 1935 et repris dans Paul Nizan, Pour une nouvelle culture, Grasset, 1971. Nous devons cette référence à Bernard Frédérick. Qu’il en soit ici remercié.

[ 17] La Formation de la classe ouvrière anglaise (1963), Gallimard-Le Seuil, 1988.

[ 18] J.-C. Le Duigou, « La sécurité sociale professionnelle. Une utopie réaliste », Analyses et Documents économiques, 98,CGT, février 2005.

[ 19] À l’exception des courants autogestionnaires et d’expériences conseillistes minoritaires (cf. J. Lojkine, Le Tabou de la gestion, 1996, chap. I).

[ 20] Selon l’école de la régulation fordienne (cf. les travaux de R. Boyer et M.Aglietta). Mais la crise d’efficacité du capital n’y est pas prise en compte, à la différence des travaux de P. Boccara sur le CME, où manque cruellement en revanche la dimension sociopolitique et la périodisation politique de cette phase du capitalisme.

[ 21] En fait, il s’agit plutôt d’un compromis politique cristallisant, institutionnalisant un certain rapport de forces entre acteurs aux intérêts économiques antagonistes (capitalistes et salariés).Cf. J. Lojkine, Entreprise et Société, PUF, coll. « Économie en liberté », 1998.

[ 22] Cf. la déclaration très claire de J.-P. Desgeorges, P-DG de GECAlsthom, à la commission du développement économique du CES Ile-de-France, le 3 mai 1995 : « l’industrie doit disparaître en Europe, afin de rééquilibrer les rapports Nord-Sud […]. Les grands groupes ne sont pas source d’emplois et doivent se défaire des tissus traditionnels de sous-traitances […]. Il faut poursuivre la désintégration des productions en France et en Europe, sans céder au protectionnisme qui compromettrait les accords du GATT. »

[ 23] Il est incroyable qu’une partie de ces couches moyennes ait enfourché allègrement ce cheval de bataille (durant notamment le boom immobilier des années 70-80), sciant ainsi la branche sur laquelle elles étaient assises ! (Cf., par exemple, les divers ouvrages d’économie dans l’enseignement secondaire ou supérieur).

[ 24] Le jour où Saddam Hussein a signé un décret instituant que l’euro deviendrait la seule monnaie d’échange dans le commerce du pétrole irakien, il a derechef aussi signé son arrêt de mort. L’Iran l’a suivi partiellement, aussitôt classé dans l’axe du mal, de même que leVenezuela, soumis à une tentative de coup d’État officiellement approuvé par l’Administration américaine. En effet, une contagion sous la pression de l’OPEP aurait mis à mal le dollar comme monnaie de réserve internationale vis-à-vis de l’euro, entraînant les É-U dans une grave crise économique.

[ 25] La faiblesse de l’euro, par rapport au dollar, après sa création, est due aux financiers européens eux-mêmes, et non à une suprématie économique américaine.

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