Croissance, bien-être et développement durable

Jean Gadrey | Alternatives Economiques n° 266 - février 2008

Le 8 janvier dernier, Nicolas Sarkozy a demandé à l'économiste américain Joseph Stiglitz de présider un comité d'experts destiné à changer les indicateurs de mesure de la croissance, estimant qu'il fallait réfléchir "aux limites de notre comptabilité nationale". Il bénéficiera des conseils d'Amartya Sen. Les progrès du bien-être ou du développement humain semblent en effet de moins en moins corrélés à la croissance économique, surtout si l'on tient compte de la durabilité, c'est-à-dire des besoins des générations futures.

1 Bien-être subjectif

Une première façon de mesurer le bien-être consiste à poser directement la question aux gens, dans des enquêtes d'opinion: êtes-vous satisfait de la vie que vous menez? Ils peuvent y répondre, par exemple, sur une échelle de 0 à 10. Si des enquêtes semblables sont organisées dans d'autres pays avec la même question, on peut classer les pays selon le degré moyen de "satisfaction de vie" de leur population. On peut aussi rééditer régulièrement l'enquête pour suivre l'évolution de cette mesure du "bien-être subjectif" à travers le temps.

Existe-t-il une corrélation (*) statistique entre la richesse économique dans un pays, plus ou moins bien représentée par le produit intérieur brut moyen par habitant (PIB/hab.), et la satisfaction de vie moyenne ainsi mesurée? Deux voies sont possibles pour tenter de répondre: la comparaison internationale et le suivi dans le temps.

La première consiste à se placer à un moment donné et à examiner si, dans les pays plus riches, les gens se déclarent plus satisfaits de leur vie que dans les pays plus pauvres. Le graphique ci-contre montre que le bien-être subjectif moyen a tendance à progresser de façon très significative avec le PIB/hab. lorsqu'on va de la gauche vers la droite du graphique. La forme de la corrélation est logarithmique, c'est-à-dire que le "rendement" du PIB/hab. en termes de satisfaction est décroissant. Autrement dit: l'augmentation de la richesse d'un pays s'accompagne d'un accroissement de plus en plus faible de la satisfaction de la population. Ce n'est pas étonnant a priori, vu que la satisfaction est bornée (par le maximum 10) alors que le PIB/hab. ne l'est pas. Plus surprenant toutefois est le constat suivant: si l'on effectue l'exercice pour les seuls pays dont le PIB/hab. dépasse 15 000 dollars par an en 2004 en parité de pouvoir d'achat (*) , soit 31 pays, on ne trouve plus aucune corrélation. Le rendement statistique du PIB/hab. semble donc nul au-delà d'un niveau qui correspond à la moitié du PIB/hab. en France!

Que se passe-t-il si, dans les pays développés où de telles enquêtes existent depuis longtemps, on suit dans le temps les évolutions de la satisfaction de vie moyenne? En France, entre 1973 et 2005, alors que l'abondance matérielle (le PIB/hab.) a progressé de 75%, le bien-être subjectif a stagné à un niveau assez bas, autour de 6,6 sur 10. Pour d'autres pays occidentaux (1), on obtient également une quasi-stagnation, avec de rares cas d'évolution plus nette à la hausse (Italie) ou à la baisse (Belgique).

Peut-on déduire de ces résultats que "la croissance ne fait pas le bonheur", au moins à partir d'un certain seuil de richesse matérielle? Ce serait aller un peu vite en besogne. L'interprétation des données de satisfaction de vie, comme de toutes les enquêtes d'opinion, est délicate, notamment parce que les normes sociales de bien-être sont évolutives. On n'est peut-être pas plus heureux aujourd'hui en disposant de deux fois plus de biens qu'en 1970, mais si nous étions contraints d'en revenir au niveau de vie de 1970, nul doute que la majorité d'entre nous estimerait que son bien-être est affecté. Il en va de même des comparaisons entre pays: le bien-être subjectif est plus élevé au Honduras (et dans d'autres pays d'Amérique latine) qu'en France, alors que le PIB/hab. y est dix fois inférieur, mais les Français apprécieraient peu les conditions de vie qui règnent dans ce pays.

Faut-il voir dans cet attachement au niveau de vie une addiction à une consommation effrénée suscitée par la publicité et d'autres dispositifs de création de besoins superflus? S'agit-il plutôt de conquêtes sociales légitimes? Ce débat essentiel n'est pas notre objet, mais il peut être éclairé en suivant une autre piste, celle des indicateurs de développement humain.

2 Richesse et développement humain

Le bonheur est une notion qui ne fait pas partie du cadre de pensée des économistes et des statisticiens. En revanche, le bien-être leur est plus familier, et plus encore les indicateurs dits objectifs de développement humain et de progrès social: ils concernent la santé, l'éducation, la cohésion sociale, la faiblesse du chômage, l'égalité entre les femmes et les hommes, la sécurité physique et économique, etc. Quelles sont les relations entre ces variables et le PIB/hab.? A nouveau, on peut envisager des comparaisons entre pays et des comparaisons dans le temps pour chaque pays.

Commençons par l'une des variables les plus utilisées: l'espérance de vie. Le graphique page 70 représente le "nuage de points" de tous les pays du monde (2). On y retrouve le même type de corrélation dite logarithmique que sur le premier graphique, plus nette encore. On y retrouve aussi un seuil empirique, ici de 18 000 dollars en 2004, au-delà duquel on ne trouve plus de corrélation entre le PIB/hab. et l'espérance de vie. Un résultat qu'il faut interpréter lui aussi avec prudence, car ce nuage de points se déplace vers le haut au cours du temps: l'espérance de vie a beaucoup progressé dans le monde (elle est passée de 58 ans au début des années 70 à 66 ans aujourd'hui). La croissance économique s'est donc accompagnée dans le passé, dans presque tous les pays du monde, y compris les pays riches, d'une progression de l'espérance de vie.

Mais peut-on dire pour autant que davantage de richesse économique conduit à une meilleure espérance de vie? On peut en douter: comment expliquer que des pays dont le PIB/hab. est deux, trois, voire quatre fois (Chili, Costa Rica) inférieur à celui des plus riches aient pratiquement la même espérance de vie, supérieure à 78 ans? On entre ici dans un débat de fond sur les multiples façons d'allonger l'espérance de vie. D'un côté, il y a le modèle américain inégalitaire et de plus en plus coûteux de "réparation médicale" des dégâts sanitaires d'un mode de production et de vie qui affecte la santé, ce qui exige un haut niveau de richesse et un système médical hypertrophié. De l'autre, il y a des modèles où l'on dépense peu par habitant en "réparations médicales" parce que les modes de vie sont moins agressifs pour la santé. Quoi qu'il en soit, la tendance historique à l'allongement de la vie dans les pays riches va, elle aussi, connaître des rendements nettement décroissants au regard des ressources économiques qui lui sont consacrées.

On retrouve des tendances identiques en matière d'éducation: le troisième graphique indique une très forte corrélation (si l'on prend l'ensemble des pays du monde) entre le PIB/hab. et le taux de scolarisation des jeunes dans le second cycle, une variable souvent utilisée comme critère d'un bon accès à l'enseignement. Mais il n'existe plus aucune corrélation au-dessus du seuil, assez faible, de 12 000 dollars. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Dans pratiquement tous les cas, on constate que les variables disponibles de développement humain, de cohésion sociale, de pauvreté, d'inégalités économiques ou politiques entre les femmes et les hommes, de délits, etc., ou bien ne sont pas du tout corrélées au PIB/hab. - c'est le cas pour le coefficient de Gini (*) des inégalités de revenus et pour les inégalités de participation des femmes et des hommes à l'activité économique -, ou bien sont corrélées jusqu'à un certain seuil de PIB/hab. (selon les cas de 10 000 à 15 000 dollars en 2004), mais ne le sont plus au-delà de ce seuil.

Comme on l'a vu avec l'espérance de vie, l'interprétation de tels résultats n'est pas immédiate, car une corrélation n'est pas une causalité. Mais ce qui fait le plus réfléchir, c'est la disparition de toute corrélation au-delà de certains seuils (environ la moitié du PIB/hab. en France), car cela prouve qu'on peut atteindre les mêmes résultats dans tous ces domaines avec nettement moins de richesse économique. Ce qui est constaté avec les mesures de satisfaction de vie semble donc se confirmer.

3 Richesse et durabilité environnementale

Les variables de développement ou de progrès utilisées jusqu'ici font abstraction de la durabilité du développement, c'est-à-dire de la possibilité de garantir aux générations futures les ressources d'un bien-être au moins comparable à celui des habitants du monde présent. Or, s'agissant de la durabilité écologique, les constats sont malheureusement inquiétants et convergents. Le graphique (page 71) représente, pour tous les pays du monde, le niveau des émissions de dioxyde de carbone (CO2) par habitant (marqueur essentiel de la contribution au réchauffement climatique) en fonction du PIB/hab. Il existe une très forte corrélation, linéaire cette fois (tendance à la proportionnalité des variations): quand le PIB/hab. augmente de 3 000 dollars, les émissions annuelles de CO2/hab. progressent en gros d'une tonne. Cette corrélation s'affaiblit au-dessus d'un seuil d'environ 13 000 dollars en 2004 (soit 36 pays), sans disparaître en raison de l'influence des trois pays les plus pollueurs: les Etats-Unis, l'Australie et le Canada, pays qui n'ont pas signé le protocole de Kyoto (l'Australie est récemment revenue sur ce refus). On obtient une semblable corrélation linéaire forte entre le PIB/hab. et l'empreinte écologique (*) par habitant des pays, corrélation qui s'affaiblit au-delà de 13 000 dollars.

Si l'on raisonne au cours du temps, la croissance économique reste bien le grand facteur explicatif actuel de la progression des émissions. Il est vrai que l'intensité CO2 du PIB mondial (émissions par unité de PIB) a diminué d'un bon 40% depuis les années 70. Mais comme le PIB mondial a été multiplié par plus de 3, les émissions ont été multipliées par 1,9! En France, entre 1970 et 2005, les émissions de CO2 ont diminué (3) d'environ 10%, alors que le PIB a été multiplié par 2,4.

Ce découplage peut-il être considéré comme un résultat encourageant? Pas vraiment, car, s'agissant de l'influence de la croissance sur la durabilité du bien-être, ce qui compte est essentiellement le niveau absolu soutenable d'émissions qu'il faut viser à terme (d'ici à 2050 par exemple, date qui revient habituellement dans les scénarios). Or, la moyenne actuelle des émissions des pays riches est, selon le Pnud, cinq fois supérieure au seuil absolu qu'il faudrait atteindre dans les prochaines décennies, lequel est de l'ordre de 1,8 tonne par habitant et par an dans le monde (voir graphique ci-contre). En France, il faudrait passer à une réduction d'au moins 3% par an (35% par décennie) pour espérer garantir, sur le seul plan du climat, la durabilité du bien-être. L'empreinte écologique par habitant des pays riches devrait, quant à elle, être divisée à terme par un facteur 3 à 5.

Ces objectifs indispensables de réduction drastique des pressions sur l'environnement peuvent-ils être envisagés avec le maintien d'une croissance économique réorientée, ce que certains affirment en fondant leurs espoirs sur les technologies et les économies d'énergie et de ressources naturelles? Faut-il raisonner autrement, voire parler d'une décroissance aux contours encore flous? C'est un autre débat. Au moins peut-on affirmer que le modèle de croissance occidental atteint des limites dans la production de bien-être et de développement humain au sens classique, et qu'il s'oppose frontalement à leur durabilité.

Croissance passée et développement humain

Si des incertitudes subsistent sur la possibilité d'une croissance future durable, on est en revanche certain qu'un siècle de croissance passée a déjà fortement dégradé le bien-être présent dans le monde et va peser lourdement au cours du XXIe siècle. Le rapport 2007-2008 du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) fournit une parfaite illustration, dans le cas du climat, du fait que "la création de richesse économique n'est pas la même chose que le progrès humain".

Les causes: au-delà de 14 à 15 milliards de tonnes d'émissions mondiales de CO2 par an, montant maximum que la nature peut absorber, le surplus s'accumule dans l'atmosphère pendant un siècle et provoque un effet de serre et le réchauffement climatique. Ce niveau soutenable a été dépassé vers 1970. On en est aujourd'hui à 29 milliards de tonnes, ce qui garantit que, même avec un retour rapide au seuil tolérable, le réchauffement du climat se poursuivra pendant un siècle, avec d'autant plus d'ampleur que l'on retarde les mesures à prendre.

Dès aujourd'hui, ces phénomènes, conséquences de la croissance passée, se font sentir, surtout pour les plus pauvres de la planète, en termes de réduction du bien-être. Le réchauffement climatique devient l'un des principaux facteurs de l'arrêt du développement humain, par ses effets sur l'agriculture et sur la sécurité alimentaire (sécheresse), sur les pénuries d'eau, la disparition d'écosystèmes vitaux, l'exposition aux inondations des zones côtières, les risques sanitaires accrus (paludisme, etc.) et sur le renforcement des inégalités sociales.

Ce qui est déjà observable va s'aggraver. "Le changement climatique pourrait exposer 600 millions d'individus de plus au problème de la malnutrition d'ici à 2080 (…), provoquer le déplacement de 330 millions de personnes du fait des inondations (…), faire passer à 1,8 milliard le nombre de celles confrontées à une pénurie d'eau." Selon le Pnud, "pour les 40% les plus pauvres, soit environ 2,6 milliards d'individus, nous nous trouvons à la veille de changements climatiques qui remettront en cause les perspectives de développement humain".

    * Empreinte écologique d'une population : surface de la planète dont cette population dépend, compte tenu de son mode de vie et des techniques actuelles, pour ses besoins en produits du sol (agriculture, sylviculture) et en zones de pêche, en terrains bâtis ou aménagés (routes, infrastructures) et en forêts capables de recycler les émissions de CO2.

    * Coefficient de Gini : pour savoir si une distribution, par exemple des revenus, est plus ou moins inégalitaire, on recourt à des indicateurs synthétiques dont le plus connu est celui de Gini. Il mesure, entre 0 et 100, l'écart entre la distribution observée et une distribution parfaitement égalitaire. L'inégalité augmente quand on va de 0 à 100.

    * Parité de pouvoir d'achat : mode de calcul du taux de change entre plusieurs monnaies qui consiste à mesurer le coût d'un panier de biens et de services identiques achetés dans chacune des monnaies des pays concernés et à en déduire un taux de change.

En savoir plus

"Rapport mondial sur le développement humain 2007-2008": accessible en ligne (y compris les fichiers Excel des données, très riches) sur le site du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud): http://hdr.undp.org/en/reports/global/hdr2007-2008/chapters/french/
"La croissance fait-elle le bonheur?", par Jean Gadrey, L'état de l'économie 2006, hors-série n° 68 d'Alternatives Economiques, 2e trimestre 2006, disponible dans nos archives en ligne.

(1) Voir "La croissance ne fait pas le bonheur", par Isabelle Cassiers et Catherine Delain, Regards économiques, UC Louvain, mars 2006.

(2) Hors pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient et quelques autres pays, comme le Luxembourg, où, selon les comptables nationaux, la notion de PIB/hab. est peu pertinente pour des comparaisons internationales de niveau de vie.

(3) www.industrie.gouv.fr/energie/statisti/se_CO2fr.htm

Jean Gadrey | Alternatives Economiques n° 266 - février 2008
 Notes

(1) Voir "La croissance ne fait pas le bonheur", par Isabelle Cassiers et Catherine Delain, Regards économiques, UC Louvain, mars 2006.

(2) Hors pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient et quelques autres pays, comme le Luxembourg, où, selon les comptables nationaux, la notion de PIB/hab. est peu pertinente pour des comparaisons internationales de niveau de vie.

(3) www.industrie.gouv.fr/energie/statisti/se_CO2fr.htm

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