Le projet de directive européenne Bolkestein
continue de défrayer la chronique
PAR ALAIN COTTA: Economiste professeur à l'Université Paris-Dauphine.

Désormais, à l'exception d'un très petit nombre d'activités de services (services postaux, distribution de l'eau du gaz et de l'électricité), les échanges intra-européens de services seraient donc libéralisés comme le sont depuis longtemps les biens matériels et financiers. La proposition prévoit, à cet effet, le principe du pays d'origine selon lequel le prestataire est soumis uniquement à la loi du pays dans lequel il est établi, les États membres ne devant pas restreindre les services fournis par un prestataire établi dans un autre État membre. Cette initiative arrive en fait un peu tard, ce qui ne saurait valoir la moindre réserve. Elle est, en effet, d'une logique irréprochable.

Que signifierait la seule liberté des échanges de biens matériels alors que toutes les prévisions économiques établissent que les services constitueront, dans moins de 20 ans, plus de 80% de l'activité des pays développés, les échanges agricoles entre 3 et 4%, et les échanges des biens industriels guère plus de 10% ? La liberté des échanges à l'intérieur des espaces européens sera ou ne sera pas selon qu'elle sera étendue rapidement aux services. Bienvenue donc à la directive pour tous les partisans d'une Europe vraiment et enfin libérale !

Pourtant, après un silence prolongé de notre personnel politique et des médias, on a assisté à son réveil brutal, pour cause évidente de dénonciation des effets de la directive Bolkestein, à l'occasion de la campagne référendaire. La directive ne met pas indirectement en cause l'emploi et le niveau de vie de certains de nos concitoyens, comme le fit celle des échanges des biens matériels, poursuivie par la mondialisation. Elle les menace directement. En sa grande maîtrise du politique comme l'était son prédécesseur, notre président de la République a bien vu les effets dévastateurs d'une telle directive dans la société française et qui vont bien au-delà du référendum sur la Constitution européenne. Ce ne sont pas seulement des emplois qui seront supprimés, le travail au noir faisant déjà son office dans ce domaine, ni le moins-disant social qui s'imposera, mais bien notre préférence sociale historique, ancestrale même, en faveur d'un corporatisme franc, dur et inavoué, qui sera mise en cause.

Qu'aucune de nos institutions ne reconnaisse son attachement féroce à cette organisation sociale héritière de l'Ancien Régime où la puissance publique arbitre entre des intérêts privés représentés par des catégories professionnelles doit, on le sait, à l'alliance historique plus récente entre le corporatisme et le fascisme, alliance que la France n'a d'ail leurs jamais pratiquée en dépit de la défaite et de l'occupation allemande. L'État dispense à chacun contraintes, conseils, subventions, légions d'honneur (aux dirigeants), sans donner à ses libéralités successives une publicité qui puisse exciter les récriminations des oubliés pour un temps.

La France ne fut jamais ni collectiviste, ni libérale, ni socialiste, sinon pour tempérer très brièvement l'inégalité dont pâtissait la classe ouvrière et, plus récemment, pour défendre, au-delà de l'idéologie du secteur public opposé au secteur privé, des fonctionnaires dont le zèle actif suffirait à empêcher toute activité économique. L'application de la directive Bolkestein, à laquelle la France, minoritaire au Conseil de l'Europe, n'aura pas les moyens de s'opposer, est une bénédiction qui va nous obliger à nous découvrir à nous-mêmes. Les médecins, les avocats, les artisans – tous les emplois auxquels les BTS donnent leur laissez-passer – vont-ils renoncer à leur ordre et à leur avantage, évidemment mérité ? Vont-ils, en attendant, voter oui au référendum ? Parions que leurs inquiétudes seront animées par cette directive bien plus encore que suscitées par l'éventuelle adhésion turque, encore que l'addition de ces deux préoccupations puisse être détonante.

Quant aux fonctionnaires, les voilà à leur tour beaucoup plus menacés et concernés que par la permanente incrimination dont ils sont l'objet depuis 50 ans au moins.

Avouons en passant, que l'engagement des socialistes français en faveur de l'Europe, donc en faveur de cette directive, récemment incriminée par Lionel Jospin du seul péché de pousser au moins-disant social relève d'un aveuglement ubuesque. Il est désormais prouvé avec une force tout à fait impressionnante que l'Europe désirée par un grand nombre de nations qui la composent aujourd'hui, notamment par les petites nations nouvellement admises, est franchement libérale. Elle est tout à fait contraire à l'Europe puissance rêvée par quelques représentants de notre élite politique et technocratique, pour certains avec une conviction non dénuée de soucis de carrière. Cette Europe n'a pas grand-chose de laïque, ses partisans les plus constants craignant évidemment, sans pouvoir l'avouer, l'infiltration islamique et cachant mal leur adhésion à cette présence permanente de Dieu sur le territoire des États-Unis.

Enfin, l'Europe de la directive Bolkestein est le contraire même d'une Europe corporatiste que personne ne reconnaît, pas plus les pays latins que les pays nordiques. Notre personnel politique et médiatique ne pourra plus continuer à agiter, comme le nourrisson le fait avec son hochet, «l'idée européenne». La directive Bolkestein ne permet plus de croire en une quelconque Europe sociale au sens courant du terme. Elle ne permettra plus à la majorité des Français d'être totalement indifférent aux concoctions européennes de nos hommes politiques. L'existence et les conditions de nos emplois seront de plus en plus menacées si nous persistons à accepter que le sort de notre vieille nation dépende d'une majorité empruntant le pas de commissaires néerlandais, portugais, demain ukrainien, auxquels on ne peut guère reprocher, par l'origine et par la fonction, d'être ignorants de notre histoire.

Baudelaire, dans ses Carnets, regrette que nous n'ayons pas ajouté à la Déclaration des droits de l'homme le droit de se contredire et celui de s'en aller. L'Europe a déjà totalement contredit notre arrogante intention d'en faire une puissance mondiale qui puisse mettre en cause l'hégémonie américaine. Mais le droit de s'en aller nous reste ouvert. Après tout, les nations ont aussi le droit de se suicider. La France pourrait être la tête de turc d'une Europe sans cesse agrandie. Qui vivra verra bien, enfin, plus ou moins.