Faut-il encore chercher la croissance (verte) ?


Philippe Frémeaux
Alternatives Economiques n° 301 - avril 2011

La recherche de la croissance économique, même repeinte en vert, doit-elle continuer à guider nos sociétés ? Il est permis d'en douter.

Un consensus relativement large existe désormais autour de la nécessité d'une conversion écologique de l'économie, même si les actes n'ont guère suivi jusqu'ici. Mais, pour autant, le débat reste vif autour des buts qu'une telle économie verte devrait permettre de poursuivre : s'agit-il de relancer par ce biais la croissance, ou bien faut-il au contraire, à cette occasion, renoncer définitivement à cet objectif ? La croissance est en effet aujourd'hui au banc des accusés. Non contente de ne plus faire progresser réellement le bien-être de chacun, elle est à l'origine du changement climatique, détruit des ressources non renouvelables et provoque des catastrophes technologiques majeures, comme le Japon en fait les frais aujourd'hui. Longtemps, tous ceux qui aspiraient à un monde meilleur ont rêvé d'une société d'abondance qui mettrait fin aux conflits sociaux. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

C'est au cours des dernières décennies que la critique de la croissance s'est trouvée portée par des courants d'idées désormais moins inspirés par la morale que par une certaine idée du bien commun. Le mouvement socialiste a jugé, non sans raison, que toute morale du renoncement avait pour but de convaincre les pauvres d'accepter leur condition. Pourtant, certains penseurs sociaux du XIXe siècle, comme le Britannique John Ruskin ou l'Américain Henry David Thoreau, défendaient déjà une idée du bonheur qui s'inscrivait dans une perspective critique vis-à-vis de la grande industrie. Ils inspireront d'ailleurs Gandhi. Mais la majorité du mouvement socialiste revendiquera d'abord le droit de tous à accéder aux biens que la société industrielle produit. D'où le puissant consensus social observé durant les Trente glorieuses autour des valeurs productivistes.

La société de consommation en accusation

La critique de la société de consommation émerge à la fin des années 1960 et au début des années 1970 avec des auteurs comme Henri Lefebvre (dont la Critique de la vie quotidienne est néanmoins parue dès 1947) et Herbert Marcuse (avec L'homme unidimensionnel, publié en 1964). Une part croissante des classes moyennes accède alors aux objets cultes de la période : téléviseur, réfrigérateur, lave-linge, automobile… Mais les plus jeunes, notamment, constatent que cela ne suffit pas à leur bonheur. C'est l'époque où une partie de la jeunesse occidentale va chercher en Inde les voies de la sagesse. Mais cette nouvelle critique de la consommation s'opère aussi au nom de la liberté : le mouvement hippie aux Etats-Unis, puis celui de Mai 68 en France et ailleurs développent l'idée qu'il y a mieux à faire dans le peu de temps qui nous est donné sur Terre que de " perdre sa vie à la gagner ". La consommation est critiquée pour la vanité des plaisirs qu'elle apporte, mais aussi en raison de l'effort nécessaire pour l'obtenir. L'important est désormais de gagner du temps de vie pour établir une relation épanouie avec ses semblables [1].

Quelques années plus tard, en 1972, une équipe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) publie, à la demande du Club de Rome, Limits to Growth (traduit en français en 1973 sous le titre Halte à la croissance). Un ouvrage, également connu sous le nom de " rapport Meadows ", qui dénonce le caractère insoutenable de la croissance économique et démographique mondiale. L'aspiration libertaire à vivre autrement se trouve désormais revêtue du sceau de la nécessité, au nom de la préservation des générations futures. Deux dimensions qui, réunies, feront la fortune du mouvement écologiste.

Les chemins de la décroissance

Dans la foulée, de nombreux auteurs développent une nouvelle critique radicale des sociétés industrielles, notamment Michel Bosquet - pseudonyme du philosophe André Gorz -, Ivan Illich et Jacques Ellul. Le potentiel libérateur du progrès technique et de la course au toujours plus est mis en accusation. Sans encore parler de " décroissance ", certains - François Partant, par exemple -, s'interrogent sur le sens du développement. Quant à René Dumont, parti de l'agronomie, il développe progressivement une vision politique de ce que devrait être un développement durable.

Croissance or not croissance, is that the question ?

Faut-il choisir entre croissance verte et décroissance ? La première notion est portée par les grands partis de gouvernement, qui défendent l'idée qu'on pourrait rendre l'économie soutenable tout en continuant à la faire croître, pour autant que le contenu de l'activité soit modifié. La seconde, défendue surtout par des écologistes, considère qu'on ne pourra atteindre les objectifs souhaitables sans rompre avec la logique du toujours plus que porte le capitalisme.

Cette alternative fait sens quand on rentre dans le concret : faut-il produire des agrocarburants ou réduire la consommation d'essence ? Mais sur le plan strictement économique, le débat n'a guère de sens. En effet, dès qu'on se place dans le long terme, le concept de croissance lui-même ne permet pas de rendre compte des évolutions de l'activité économique. Surtout lorsque celle-ci subit en plus des transformations majeures, ce qui serait le cas si nous nous engagions dans une conversion écologique de notre modèle productif. La croissance mesure en effet la différence entre la valeur de la production à deux périodes distinctes, inflation déduite. Pour mesurer cette dernière, on compare le prix des biens et des services en début et en fin de période. Ce qui ne pose pas de trop gros problèmes à court terme dans la mesure où les productions demeurent en grande partie comparables d'une année sur l'autre. En revanche, à long terme, ce n'est plus le cas.

Du coup, la notion d'inflation comme celle de croissance perdent leur sens parce que la nature même des biens et des services produits se modifie. La question majeure est donc moins de savoir si l'économie va ou non croître à long terme, que de voir s'il est ou non possible de la rendre soutenable tout en assurant une vie décente à l'ensemble de l'humanité sur notre petite planète.

L'impact de ces idées va cependant progressivement diminuer avec la montée du chômage suite au premier choc pétrolier de 1973. La croissance devient à nouveau d'autant plus désirable qu'elle est perçue comme le moyen d'un retour au plein-emploi. La contrainte écologique reviendra sur le devant de la scène sous la forme du changement climatique, mais aussi du risque de pénurie des ressources énergétiques et alimentaires. Elle redonne du tonus à la critique de la croissance dans les années 1990. Le mouvement écologique, dans ses différentes composantes, était demeuré actif dans la décennie antérieure [2], mais son audience va s'accroître fortement au tournant du siècle.

Une galaxie multiforme

La galaxie de la critique de la croissance demeure multiforme. Certains militants de la décroissance, aujourd'hui comme hier, rêvent d'imposer à tous le mode de vie qu'ils jugent souhaitable [3]. Mais la majorité de ceux qui récusent les modes de vie dominants se demandent comment faire pour que, dans un cadre démocratique, on puisse tous vivre mieux tout en produisant et en consommant éventuellement moins. C'est l'objectif en particulier que poursuivent des auteurs comme Jean Gadrey ou encore l'anglais Tim Jackson (voir " En savoir plus ").

L'enjeu est d'inventer ici et maintenant de nouvelles façons de produire et de consommer qui concilient le nécessaire et le souhaitable, plutôt que d'espérer sauver la planète sans changer nos modes de vie, en comptant sur des solutions technologiques qui restent à inventer. On retrouve cette recherche dans le domaine de l'alimentation avec, par exemple le mouvement Slow Food, qui privilégie le retour à une diversité ancrée dans la tradition et la proximité. De même, dans le domaine de l'urbanisme, on imagine de nouvelles façons d'habiter la ville, plus propices au développement du lien social. Reste à réunir les conditions d'acceptation d'une telle rupture. Aussi longtemps que le discours écologique pourra être perçu comme une injonction aux plus pauvres de se priver du minimum dont ils disposent, on ne pourra pas changer le monde dans le sens d'une consommation plus responsable.

En savoir plus

André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, par Christophe Fourel (dir.), La Découverte, 2009.
L'utopie ou la mort !, le livre manifeste de René Dumont en matière écologique paru en 1973, Le Seuil.
" De l'état stationnaire à la décroissance : histoire d'un concept flou ", par Denis Clerc, L'Economie politique n° 22, avril 2004.
Adieu à la croissance, bien vivre dans un monde solidaire, par Jean Gadrey, Les petits matins, 2010.
Prospérité sans croissance, la transition vers une économie durable, par Tim Jackson, De Boeck, 2010.
La richesse autrement, Alternatives Economiques Poche n° 48, mars 2011. Disponible via www.alternatives-economiques.fr

Article issu du dossier Il faut changer de modèle !


Philippe Frémeaux
Alternatives Economiques n° 301 - avril 2011
 Notes
  • (1) Un collectif publie en 1977 Travailler deux heures par jour (Le Seuil), un livre qui explique comment il serait possible de réduire le temps de travail contraint par quatre. A la même époque, l'anthropologue Marshall Sahlins publie Age de pierre, âge d'abondance (Gallimard), observant que dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, le temps passé à produire la nourriture et les moyens d'existence est très restreint, grâce à une autolimitation des besoins.
  • (2) A travers les partis Verts, les nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) écologistes, ainsi que l'affirmation sur la scène internationale de ces préoccupations, notamment lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992. Mais également via l'influence d'économistes comme René Passet ou Nicholas Georgescu-Roegen, le principal théoricien de la décroissance.
  • (3) Les partisans de la décroissance sont eux-mêmes très divisés entre des personnalités réformistes, qui veulent réconcilier la gauche instituée et l'écologie, à l'instar de Paul Ariès, et des tenants d'un discours plus catastrophiste, comme l'économiste Serge Latouche.

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