L'Europe est-elle condamnée à la stagnation ?


Olivier Lacoste
Alternatives Economiques Hors-série n° 092 - février 2012

La zone euro n'est pas forcément engagée dans une " décennie perdue ", comme le Japon des années 1990. Elle pourrait renouer avec la croissance si elle s'en donnait les moyens.

Après la " décennie perdue " (1980) de l'Amérique latine et celle (1990) du Japon, les années 2010 vont-elles constituer la décennie perdue de l'Union européenne ? Il n'y a pas a priori de fatalité à ce qu'il en soit ainsi, même si nous sommes engagés pour l'instant sur de mauvais rails. Comparaison n'est pas raison. Cela dit, le rappel de la situation japonaise donne des repères.

Un scénario noir auto-entretenu

Après l'éclatement, fin 1989, d'une énorme bulle des actifs boursiers et immobiliers, le Japon a connu plus de dix ans de conjoncture atone, malgré plusieurs plans de relance et une politique monétaire très accommodante (le taux d'intérêt directeur de la Banque du Japon a été maintenu quasiment à 0 durant toute la décennie 1990). Cette langueur est surtout due au fait que le Japon a attendu 1999 pour décider un plan de sauvetage du secteur bancaire. Celui-ci avait conservé un monceau de mauvaises créances et du coup, se montrait très réticent à prêter.

En revanche, l'Europe, a soutenu immédiatement ses banques pendant la crise des subprimes. Mais on n'a pas procédé depuis à un grand ménage de leur bilan, comme cela a été le cas aux Etats-Unis. La situation incertaine des banques européennes reste donc un sérieux handicap pour le Vieux Continent. D'autant plus que s'ajoute à ces incertitudes l'effet du renforcement des contraintes réglementaires qui leur sont imposées . Pour ne rien arranger, l'Europe rencontre des difficultés importantes pour financer ses dettes publiques, alors que, malgré l'atonie de son économie et un endettement public massif, le Japon des années 1990 n'a jamais rencontré de telles difficultés (la dette souveraine japonaise est essentiellement détenue par les résidents).

En matière de taux d'intérêt à long terme, un scénario à la japonaise, caractérisé par des taux très bas, aurait donné à l'Union le temps de se refaire une santé. Le retour progressif de la croissance aurait permis aux gouvernements de remettre leurs dettes publiques - qui ont bondi depuis 2007 quand il a fallu juguler une crise née de la dérive de l'endettement privé - sur une trajectoire de consolidation crédible, même avec une croissance encore faible. La soutenabilité des dettes publiques dépend en effet des valeurs relatives de la croissance nominale (y compris l'inflation) et des taux d'intérêt. Malheureusement, les marchés ont été effrayés par le défaut de pilotage de la zone euro en 2009 et 2010. Les pays de la zone avaient en effet écarté a priori tout mécanisme de solidarité financière et toute aide de la Banque centrale européenne [1]. Du coup, les investisseurs sur les marchés financiers se sont mis à douter de la capacité de remboursement des Etats les plus secoués par la crise. Il a fallu attendre mai 2010 pour qu'un mécanisme de solidarité soit mis au point. Mais toujours trop tard : les maillons faibles avaient entre temps été attaqués, provoquant un écartement des différentiels de taux longs.

Taux d'intérêt implicite de la dette publique et taux de croissance nominale du PIB dans la zone euro, en %

Résultat : les taux d'intérêt sur les titres de dette publique, mais aussi privée, ont bondi dans de nombreux pays, aggravant du coup fortement leur situation budgétaire et dégradant la soutenabilité de leur dette publique. Cette tension affecte l'activité en aggravant davantage la situation du secteur bancaire, en renchérissant les prêts au secteur privé et donc l'investissement, mais aussi en répandant la défiance chez les ménages et les entreprises. En outre, les gouvernements, sous la contrainte des marchés, au lieu de définir des trajectoires pluriannuelles réalistes de consolidation budgétaire, se sont donné comme objectif de revenir vers l'équilibre dans les délais les plus courts. Ils ont simultanément mis en oeuvre des plans de rigueur. Ceux-ci affectent la croissance, au risque d'être contre-productifs pour la dette, comme on l'a déjà constaté en Grèce où, après quatre années de récession, due notamment aux efforts d'austérité très importants engagés à la demande de la troïka (BCE, Union européenne, Fonds monétaire international), la dette, loin de se réduire, a quasiment doublé depuis 2007. Au total, par rapport aux conditions financières qui prévalaient au Japon dans les années 1990, l'Europe connaît donc un scénario plus noir, du fait des anticipations autoréalisatrices des marchés et des hésitations politiques de l'Union.

Pour des politiques de croissance

Que faire à présent ? Le pire serait de renoncer à l'euro. Pour pasticher le philosophe allemand Friedrich Nietszche, cela reviendrait, après le " néant de volonté " (absence de solidarité financière et de politique de change), à opter collectivement pour la " volonté de néant ". Car cette option serait véritablement suicidaire, résume Jean-Luc Proutat, économiste chez BNP Paribas : " A l'issue d'une phase de reconstitution des monnaies nationales, qui serait immanquablement assortie d'un contrôle des capitaux, certains pays comme l'Italie, l'Espagne, le Portugal, la Grèce ou l'Irlande, dévalueraient. Rendue insupportable, leur dette extérieure constituée en euros serait pour tout ou partie répudiée. Ceux qui l'ont souscrite, comme l'Allemagne, la France, ou le Benelux, couperaient bien entendu les ponts, mais subiraient eux-mêmes de lourdes pertes. Ils seraient ainsi contaminés. Le grippage des flux financiers et commerciaux qui en résulterait, non seulement plongerait l'union économique et monétaire dans une récession profonde, mais en dépasserait largement le cadre, compte tenu du poids de celle-ci dans l'économie mondiale (30 % du produit intérieur brut des pays avancés). "

A l'inverse d'un tel renoncement aux conséquences potentiellement catastrophiques, l'Europe peut se donner les moyens de refuser la stagnation. La soutenabilité des dettes publiques dépend en effet, on l'a dit, de l'écart entre le taux d'intérêt et le taux de croissance nominal de l'économie. L'Europe peut agir sur ces deux plans pour desserrer les mâchoires de l'étau qui l'étouffe. Du côté des taux d'intérêt, elle pourrait apaiser les tensions sur les marchés via la mise en place d'un prêteur en dernier ressort. Certes l'article 123 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne semble interdire à la BCE de financer directement les Etats, mais le projet déjà évoqué de doter le futur mécanisme européen de stabilité (MES) d'une licence bancaire lui permettant de se refinancer auprès de la BCE, aurait de fait les mêmes vertus.

Du côté de la croissance, l'Europe pourrait actionner de nombreux leviers pour la relancer. Elle aurait notamment intérêt à adopter une approche moins angélique sur le plan de sa politique commerciale. Elle commence à parler à présent de " réciprocité " dans ses échanges, ce qui constitue une évolution de doctrine, mais elle tarde à mettre ce principe en oeuvre, comme le montre notamment le sujet des marchés publics, domaine dans lequel l'Union européenne est toujours nettement plus ouverte que le reste du monde. Elle devrait aussi se doter enfin d'une politique de change. L'euro fort porte une lourde responsabilité dans la désindustrialisation et l'anémie chronique de l'activité en Europe.

Le retour de la croissance passe aussi et surtout par l'investissement. Dans une consultation sur les projects bonds [2], la Commission estime, pour la prochaine décennie, les besoins d'investissement de 1 500 à 2 000 milliards d'euros pour les réseaux de transport transeuropéens, le secteur de l'énergie et les technologies de l'information et de la communication. La conversion écologique de l'économie et la transition vers une économie sans carbone nécessitent aussi des investissements très lourds à engager sans tarder si on veut avoir une chance de limiter à 2 °C le réchauffement climatique . De nombreux Etats européens sont très endettés, mais l'ensemble de l'Europe l'est bien moins que le Japon ou les Etats-Unis, et l'Union européenne ne l'est pas du tout. Il est possible, et parfaitement rationnel économiquement de les financer par endettement puisque ces investissements génèreront de l'activité supplémentaire. A cet égard, le livre vert de la Commission sur les " obligations de stabilité " [3] suscite la perplexité : il avance certes l'idée d'une mutualisation des émissions des dettes publiques nationales pour desserrer la contrainte des marchés, mais il ne s'interroge pas sur la possibilité d'un endettement communautaire accru pour investir dans les secteurs productifs ou la recherche.

Renforcer le pilotage européen

La mise en oeuvre effective de politiques de croissance au niveau européen réclame aussi un budget communautaire qui ne reste pas limité par le carcan actuel du 1 % du PIB de l'Union. En mutualisant certaines dépenses stratégiques, notamment au niveau de la politique industrielle, au niveau communautaire, l'Europe éviterait des doublons et permettrait des économies au niveau national.

Créer une dette publique véritablement européenne suppose aussi de doter l'Union de véritables ressources propres, par exemple une taxe sur les transactions financières, une taxe sur les émissions de carbone, voire un pourcentage minimal de l'impôt sur les sociétés (impliquant que celui-ci soit perçu sur une base harmonisée et consolidée). Pour définir et financer, au niveau européen et de façon efficace, des politiques de croissance, il faut bien sûr que ces choix collectifs bénéficient d'une légitimité plus forte qu'aujourd'hui. Ce qui suppose un renforcement de la démocratie au niveau européen . Actuellement, la réflexion en termes de gouvernance européenne se centre uniquement sur la " stabilité " à travers la surveillance des politiques nationales par des règles intangibles et des sanctions. Il faudrait qu'elle se préoccupe surtout de croissance et de lutte contre le chômage sans lesquels toute " stabilité " ne peut être qu'illusoire.


Olivier Lacoste
Alternatives Economiques Hors-série n° 092 - février 2012
 Notes
  • (1) L'article 125 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne interdit à l'Union et aux Etats de répondre aux engagements financiers d'un Etat membre. Quant à l'article 123, il interdit à la BCE l'acquisition " directe " de la dette des Etats. Depuis le début, la BCE s'interdisait même l'acquisition " indirecte ", c'est-à-dire sur le marché secondaire, ce qu'elle pratique désormais depuis mai 2010.
  • (2) Voir " Stakeholder Consultation Paper. Commission staff Working Paper on the Europe 2020 Project Bond Initiative ", 28 février 2011 (http://ec.europa.eu/economy_finance/consultation/pdf/bonds_consultation_en.pdf).
  • (3) Voir le " Livre vert sur la faisabilité de l'introduction d'obligations de stabilité ", Commission européenne, 23 novembre 2011 (http://ec.europa.eu/europe2020/pdf/green_paper_fr.pdf).

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