Sans Etat, on bascule dans la déraison

Interview d'Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998
Libération 6 Juin 2009 recueilli par CHRISTIAN LOSSON

Prix Nobel d’économie en 1998 pour ses travaux sur le développement humain, la famine, et l’économie du bien-être, l’Indien Amartya Sen, 75 ans, est aujourd’hui l’un des plus brillants penseurs de la mondialisation. Premier Asiatique à avoir dirigé le Trinity College à l’université de Cambridge, il enseigne aujourd’hui à l’université de Harvard.

A-t-on besoin, comme les dirigeants des pays riches l’assurent, de refonder un nouveau capitalisme ?

Non. On n’a pas besoin d’un nouveau capitalisme. On a besoin, après cette multiplication de crises, d’une seule chose. Un nouveau monde. Un système économique tout sauf monolithique. Un système basé sur des valeurs, de la raison et de la coopération. Au fond, le capitalisme est un terme fondamentalement indéfini. Si, par capitalisme, vous dites qu’il faut dépendre de l’économie de marché pour toutes les transactions économiques, c’est un échec. La logique de l’histoire actuelle en atteste. Pour fonctionner, un système doit inclure des services que le marché ne peut pas et ne doit pas rendre : l’éducation publique, la santé pour tous, l’aide aux chômeurs, les retraites par répartition, l’allègement de la pauvreté, etc. Il doit avoir besoin de filets de sécurité. Le capital, par définition, ne donne aucun de ces filets. Il accumule des richesses. La vraie question, c’est : de quel système voulons-nous, quel monde voulons-nous ? Qu’il soit appelé capitaliste ou pas n’a aucune importance. Ce nouveau monde-là doit être basé sur l’économie de marché, condition nécessaire mais non suffisante. Mais il doit donc être contrebalancé par un rôle de l’Etat accru, qui doit réguler, redistribuer. Rétablir de la confiance. Renouer un vrai contrat moral de partage.

C’est parce que l’Etat s’est effacé que la crise économique actuelle a pu prospérer sur la cupidité et le manque de vigilance d’institutions publiques de contrôle et de surveillance ?

Oui. Jusqu’ici, le capitalisme s’est toujours appuyé sur ce que certains idéologues ont dénoncé : un Etat qui a développé l’éducation, instauré des transports de masse, permis l’explosion de l’espérance de vie. Cette crise est celle d’une rupture d’équilibre entre le marché et l’Etat. Sans Etat pour corriger les excès des marchés, on bascule dans la déraison. La cupidité a toujours été là, ce n’est pas elle qui a provoqué la crise. C’est la faillite du contrôle d’un Etat taillé en brèche par le néolibéralisme hérité des années Reagan et Bush. Et pensé comme le seul moteur du développement des nations.

Les économistes et les médias ont, pour la plupart, toujours cherché à minimiser la crise et accepté cette omnidérégulation…

Pas tous. Ceux qui l’ont anticipée sont ceux que le grand public ne connaît pas. Beaucoup d’économistes ont surévalué la capacité de l’économie de marché à s’autoréguler. Ils ont mordu, comme les politiques et les médias, aux mythes d’une croyance exorbitante placée dans les agents (banques, courtiers, assureurs, etc) faiseurs de miracles. Ils ont cru au consensus qui postulait qu’on pouvait déréguler, privatiser, libéraliser tout et n’importe quoi, sans aucune perte. Les critiques, les suspicieux, n’étaient pas écoutés. Et on ne voulait pas les entendre. Difficile de trouver des tribunes dans les journaux. Ils étaient perçus comme des cassandres qui écoutaient des 78 tours à l’heure du déferlement de la musique numérique… On a payé ce manque d’ouverture, cette absence de débat contradictoire, ce poids de la pensée unique.

Il est étrange de vous voir souvent citer Adam Smith, théoricien de la main invisible du marché, à l’heure où l’on réhabilite plutôt la pensée de Marx ou de Keynes ?

Il y a deux cent cinquante ans pile, en 1759, dans la Théorie des sentiments moraux, puis dans la Richesse des nations, en 1776, Adam Smith a toujours dénoncé les spéculateurs qui déstabilisaient l’économie. Il a milité pour que des actions basées sur des valeurs soient toujours plus fortes que la seule recherche du profit rapide. Il disait que «l’humanité, la justice, la générosité et l’esprit public sont des qualités plus utiles que les autres». Et surtout, il n’a jamais utilisé le mot «capitalisme» : pour lui, le marché était important s’il se cantonnait dans sa sphère naturelle. Il a défendu le commerce parce qu’il pensait, à juste titre, que le limiter ne ferait qu’accentuer les échanges et exacerber la famine. Il disait que même si des innovations venaient de l’initiative privée, elles pouvaient aussi être douteuses.

Le G20 a beaucoup communiqué sur son sommet historique de Londres pour des résultats très symboliques. Qu’en pensez-vous ?

Il a posé un certain nombre de questions capitales. Mais ce n’est pas en faisant deux ou trois sommets de ce genre qu’on résoudra les problèmes actuels. Par ailleurs, la représentation du G20 reste toujours trop élitiste ; l’Afrique ou l’Amérique du Sud sont toujours beaucoup trop sous-représentées. Ce qu’il faut peut-être, c’est repenser l’agenda et ceux qui le définissent…

Socialisation des pertes, privatisation des profits. L’opinion publique a le sentiment de payer pour une minorité de profiteurs et que l’on va revenir au «business as usual»…

Le public paye toujours la facture parce qu’il n’y a personne d’autre pour payer. Il fallait sauver les banques menacées de faillite. Il fallait préserver le monde d’une crise systémique. Après, on verra si la facture est si énorme que prévu. Pas sûr. Un virage s’est-il produit, qui fait que l’on ne reviendra pas en arrière ? Je le pense. Le scepticisme sur l’économie a grandi. La connaissance des mécanismes économiques qui ont conduit à une quasi faillite a prospéré dans la population. Le besoin d’un rééquilibrage est de plus en plus partagé. A un prix fabuleux…

Pour autant, le fossé Nord-Sud s’est creusé avec cette crise planétaire exportée par les pays développés, non ?

Oui. La planète est de plus en plus asymétrique. Nord-Sud : entre riches et grands émergents. Sud-Sud : entre pays démunis et pays comme la Chine et l’Inde. Pour inverser la dynamique, il faut davantage de coopération, de promotion de la liberté politique. De multilatéralité, d’ouverture vers l’autre et l’accepter comme il est. La France l’a, historiquement la première, montré.
Je ne suis pas sûr que l’homme tire toujours les leçons de l’Histoire. Pas sûr qu’il soit plus intelligent aujourd’hui. On ajoute des connaissances, mais on oublie des sagesses. Pour s’en sortir, il faut renouer avec un outil économique, sociologique et diplomatique : la raison.

Lire cet article en anglais sur son livre "Development is freedom" qui lui a valu le prix Nobel d'économie.


Mis en ligne le 07/06/2009 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) Portail: http://pratclif.com