Au fil des générations, l'Islamisme prend place

Antoine Sfeir; Directeur des Cahiers de l'Orient

L'Islam est aujourd'hui la deuxième religion de France ou, plus exactement, les musulmans constituent aujourd'hui en France le deuxième groupe religieux. Et s'il n'existe pas véritablement de chiffres précis sur le sujet, les enquêtes et statistiques sur le fait religieux font valoir l'existence de quatre à cinq millions de personnes de confession musulmane dans l'Hexagone.

Pourtant, l'Islam n'existe réellement en France que depuis quelques décennies, une quarantaine d'années plus exactement. Il est intimement lié à l'immigration des Maghrébins, d'où les amalgames nombreux qui ont cours aujourd'hui encore. Mais l'observation des différentes générations concernées permet, en les étudiant distinctement, de comprendre la place de cette religion pour une partie à présent considérable du peuple français. Cela permet également de mieux comprendre comment l'Islamisme a pris place à la manière d'une secte : en s'occupant des plus exclus et en s'installant là où l'Etat français faisait défaut. Il s'agira ici de distinguer les trois générations de musulmans auxquelles correspondent trois vécus de la religion musulmane.

La France prometteuse de jours meilleurs

Dans les années 1960, la France prospère entamait tranquillement les «Trente glorieuses». Elle avait alors besoin de main d'oeuvre au plus faible coût, ce que le simple fait de traverser la Méditerranée, dans les anciennes possessions de l'Empire, lui permettait de trouver en grand nombre. Dès lors, l'état est véritablement allé chercher ces Maghrébins qui, de leur côté, ne pouvaient refuser l'opportunité de réussir matériellement en Occident, chez la «mère France», nourrissant ainsi toute la famille restée sur place.

Trois secteurs socio professionnels bien précis étaient alors concernés et à chacun d'eux correspondaient certaines régions du pays. En premier lieu, dans les Bâtiments et Travaux Publics, on avait besoin d'ouvriers non spécialisés, non qualifiés, pour compléter la masse croissante de Portugais qui commençaient, eux, à devenir de plus en plus qualifiés et spécialisés. Les nouveaux arrivants ont alors été installés, pour les besoins des entreprises, en région parisienne et plus généralement autour des grandes villes. En deuxième lieu, il existait des besoins du même ordre dans la sidérurgie et dans les mines de charbon de potasse et de fer, entraînant une immigration similaire dans le Nord et l'Est de la France, particulièrement dans les houillères et la sidérurgie du Nord Pas de Calais et de la Lorraine et dans les mines de potasses d'Alsace. Et en troisième lieu, il y avait l'industrie automobile, essentiellement implantée autour de Lyon et de Paris.

Mais à cette époque, le contrat proposé par la République à ces Marocains, Algériens et Tunisiens était clair : «tu viens, tu travailles, tu touches et tu t'en vas». C'est donc suivant ces règles que les premiers immigrés d'Afrique du Nord sont venus vivre en France. Il ne s'agissait pas de s'intéresser à leur culture puisqu'ils n'avaient pas vocation à intégrer la communauté nationale. En envoyant des agents recruteurs pour les chercher dans les bleds c'est-à-dire dans les zones rurales, nul ne s'interrogeait sur le nombre d'épouses de ces ouvriers en devenir car ils venaient seuls. Alors logés au plus près de leur lieu de travail, ces hommes connaissaient des conditions difficiles n'étant considérés qu'en tant que travailleurs à faible coût. Selon les chiffres du ministère de l'intérieur de 1965, ont émigré alors 800 000 Algériens, 400 000 Marocains et 200 000 Tunisiens.

A ce moment, les énarques ont répondu aux exigences posées par l'économie en installant ces populations dans des «villes nouvelles», création de l'époque pour garantir aux industriels la proximité des employés dans le mépris total des individus concernés en premier lieu. Car ces derniers ont été logés ensemble dans l'ignorance voire la méconnaissance des sentiments qu'ils se portaient entre eux et qui ne les amenaient aucunement à une cohabitation facile. De surcroît, à cette même date, soit au début des années 1960, un demi million de Harkis - ces supplétifs de l'armée française - débarquent en métropole. Bien que s'étant battus pour la France, leur accueil ne sera pas meilleur. Au contraire, ces familles ont véritablement été «parquées» dans des camps qui parfois même avaient servi à l'égard des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale. Ce fut le cas en Provence Alpes Côte d'Azur surtout et plus particulièrement dans le département du Var. Paradoxalement, ces derniers n'ont que peu profité des emplois pourtant à profusion pendant cette époque d'économie florissante. Le témoignage à ce sujet de Dalila Kerchouche (Mon père, ce harki, éditions du Seuil) met en lumière cette part sombre de l'histoire de France et plus généralement illustre le peu de considération prêtée à ces «Arabes».

Mais malgré ces circonstances, cette première génération musulmane trouve sa place dans la société française sans poser de problème. Ainsi, par exemple, sur les chaînes de montage à Billancourt avaient été installés des lieux de prières à destination de ces nouveaux salariés. L'existence, l'affirmation de croyances en marge de la culture judéo-chrétienne n'était pas seulement acceptée ; elle était véritablement organisée, officialisée, encouragée. Simplement, ces hommes, s'ils menaient une vie discrète au service du consommateur français n'en avaient pas pour autant perdu le lien avec leurs pays d'origine. Censés retourner «au pays» selon l'esprit du contrat qui leur permettait un temps de s'installer en France, ces Maghrébins pouvaient présenter un risque - surtout de contagion - pour leurs congénères. Il n'était en effet pas imaginable pour les gouvernements, qu'ils soient Marocains, Tunisiens ou Algériens, de laisser cette masse d'individus découvrir et adopter certaines idées de leur provisoire «terre d'accueil» pour ensuite les répandre et les distiller dans leur pays d'origine.

Ainsi, ils les ont surveillé afin qu'ils ne reviennent pas au bout de ces années de travail en France avec des pensées insidieuses. Pour cette raison, consulats et associations ont mine de rien maintenu un lien tenace. Mais à l'époque, les créations d'associations n'étaient pas chose aisée, nécessitant de multiples enquêtes de tous ordres : financières, morales, des services de le préfecture ou de la sous préfecture du chef-lieu.

Les régimes d'Outre-Méditerrannée finançaient largement et entretenaient cette dizaine d'organisations qui aidaient alors en quelque sorte à la continuité de la tutelle. Mais tout cela était à peine visible. L'Islam pratiqué par les ouvriers n'était pas ostentatoire, il ne débordait pas les pauses prévues par l'employeur et, bien que réel, ne suscitait pas la curiosité des citoyens français comme ce peut être le cas de plus en plus à présent. En somme, cette première génération de musulmans discrète trouve sa place en France, à côté de la communauté nationale.

Rupture unilatérale du contrat

Mais dès les années 1970, la République elle même rompt le contrat. C'est l'instauration du regroupement familial. Au contrat «tu viens, tu travailles, tu touches, tu t'en vas» est ajouté un avenant qui le dénature totalement au point de devenir : «tu viens, tu travailles, tu touches, et tu restes» en famille. C'est là que sont arrivées les épouses. Ainsi, surtout en 1974, on a vu arriver la première, souvent la deuxième, parfois la troisième et quelquefois la quatrième femme d'un seul homme. L'administration française n'y était clairement pas préparée et cette polygamie n'a pas été sans poser de véritables problèmes au fisc ou à la Sécurité Sociale, pour ne prendre que ces exemples. Quel statut attribuer à ces femmes : celui de soeur, de belle-soeur, de concubine ? Un véritable casse-tête administratif a occupé un temps nombre de fonctionnaires. Mais par delà les questions de cases à remplir et de formulaires à compléter, cette deuxième génération parvient à s'intégrer. Elle trouve sa place par le travail et l'esprit d'entreprise.

Les nouveaux arrivants ont vu leurs pères et leurs aînés partir en France et envoyer de l'argent «au Bled», ils sont donc venus aussi avec ce même but. Et, les industriels n'ayant plus autant besoin de main d'oeuvre, ils vont créer leurs propres structures. Ainsi, ont fleuri les petites entreprises de travaux divers, du bâtiment à la rénovation, en passant par tous les métiers comme la peinture, ou l'électricité sans oublier bien entendu ces nombreuses épiceries, véritables affaires familiales ouvertes à toute heure du jour et de la nuit si précieuses aux Français des grandes villes.

L'intégration est à ce moment socio-économique. Elle n'est toutefois rien d'autre. Ainsi, en effet, les hommes qui s'engageaient alors pour défendre la Patrie accueillante voyaient leurs cultures ignorées et par là leur identité, et, à l'armée il n'était pas même question d'envisager de leur servir de la viande halal, c'est-à-dire tuée selon les prescriptions du Coran. Et ce, non pas au nom de la laïcité mais bel et bien de celui de l'ignorance sinon du mépris de ces règles de vie, de ces différences. En effet, à cause d'une situation donnée, les inégalités vont apparaître criantes. Normal! Lorsque le culte a été organisé en France, au début du XIXème siècle, celui de l'Islam n'était pas pris en compte, puisque les musulmans en France étaient quasiment inexistants. Ce n'était donc pas la faute de l'administration française si, dans les années soixante dix, il n'y avait pas - administrativement parlant - de carrés musulmans dans les cimetières publics en France. Lorsqu'ils existaient, c'était surtout en raison d'une initiative volontariste et unilatérale de la mairie. De même au sein de l'armée il a fallu attendre les années quatre-vingt pour voir introduire les barquettes hallal ou l'appel systématique à des imams - en général des connaissances des chefs de corps - au sein de l'aumônerie militaire.

Français mais musulman

Aujourd'hui les fils et filles de ces immigrés sont Français. Ils sont la troisième génération de musulmans. Mais leur intégration au sein de la Nation n'est toujours pas totalement réalisée et ne va pas sans poser problème. Dans les années 1980, le droit associatif a été considérablement libéralisé. Loin des contraintes décourageantes en cours jusque là, il s'agit de permettre à tous de créer ce type de structure en toute simplicité. D'une dizaine, les associations recouvertes du label «musulmanes» vont passer à plus de 1500 en 1985. Dans un premier temps, cela permet de couper enfin le cordon ombilical qui liait tant d'individus avec les pays d'origine, car, en trop grand nombre, ces associations deviennent incontrôlables par les gouvernements maghrébins.

Le contrat républicain ayant changé en faisant s'installer les familles, il s'imposait en effet de rompre cette relation. Mais dans un second, ces entités serviront de base pour le développement de l'Islamisme. C'est l'époque de la fièvre du monde arabe et plus particulièrement du monde musulman. Les lendemains de la révolution iranienne tendent à ériger le pays en modèle pour tout musulman tandis que les Islamistes coupables de l'assassinat de Anouar Al Sadate, en octobre 1981, ont montré combien il pouvait être répréhensible de se monter «mauvais musulmans» aux yeux de ces nouveaux censeurs de la religion, faible et docile, devant l'Occident; et avec lui Israël- coupable. Chemin faisant, le souffle Islamiste parvient en Europe, lentement, insidieusement, certainement. La France n'est bien sûr pas épargnée et les imams viennent de Turquie, d'Arabie Saoudite et d'Égypte, mais aussi du Maroc et de l'Algérie, pour répandre en France la bonne parole extrémiste. De surcroît, les événements internationaux tels que la guerre d'Afghanistan ou la guerre Iran-Irak tout comme la profonde crise socio-économique interne sont autant de facteurs qui donnent de la résonance à ces courants. Tout ceci constitue le contexte dans lequel la troisième génération de musulmans va évoluer.

Il est passionnant alors de se pencher sur ces nouveaux Français car ils se distinguent tout autant de leurs concitoyens que de leurs propres aînés. Tout jeune, ce musulman veut comme tout citoyen se fondre dans la masse de la ressemblance et la conscience de sa différence n'intervient que plus tard, au moment de la préadolescence. C'est alors qu'il commence à voir dans le regard de l'autre combien celui-ci le perçoit de façon excluante. Il n'est pas Français, il est Français «mais» musulman ou Français «mais» Algérien, et non pas «et». Les amalgames sont omniprésents, attribuant de fait au jeune concerné, une identité qui n'est pas la sienne et avec laquelle il va devoir composer bon gré mal gré. Le drame de ces individus est, outre le rejet et le mépris que ces perceptions traduisent, l'ignorance dans laquelle ils se trouvent eux-mêmes concernant leurs pays d'origine et même - et surtout - l'Islam pourtant pratiqué en famille. S'opère par conséquent une déstructuration identitaire. Mais pas seulement. Celle-ci va également s'accompagner d'une destructuration familiale.

Depuis l'enfance, ces jeunes musulmans ont été éduqués dans le culte du pouvoir patriarcal. Or, la société oppose à tout pouvoir celui du savoir. La réussite - et par là l'intégration - se fera par les diplômes ou ne se fera pas. Mais qui traite avec l'administration, les pouvoirs publics, le fisc, ou la Sécurité sociale ? Qui remplit les papiers administratifs et qui détient, en définitive, le pouvoir du savoir? C'est le plus souvent la fille, discrète, travailleuse, presque intégrée en fait. Cette soeur réussit à l'école, souvent contrairement à lui-même, elle persiste à l'Université et, comble de l'aberration, trouve du travail alors que le père, source d'autorité, mais aussi pilier nourricier de la famille pointe régulièrement à l'ANPE. La rébellion commencera donc contre lui, contre ce père qui ne lui aura rien transmis du pays d'origine ou de l'Islam ; ce père qui a abdiqué à ses yeux et qui se laisse déposséder de son pouvoir naturel par une femme!

Le jeune se révolte contre son père et son grand-père parce qu'ils sont les Anciens auxquels incombait logiquement la transmission de la connaissance de l'Islam et qu'ils ne l'ont pas fait. Ainsi, non seulement l'identité de ce jeune individu lui est affectée a priori par l'Autre le «vrai» Français, le «Français tout court», mais en plus il ne peut riposter en s'appropriant a posteriori ce patrimoine et cette culture dont il ne sait rien. Une enquête auprès de deux mille jeunes Français musulmans de moins de vingt ans interrogés entre 1992 et 1998 sur leur propre religion révèle que seulement deux d'entre eux étaient capables de citer les cinq piliers de l'Islam - que sont la profession de foi, la prière, l'aumône, le jeûne du mois de ramadan et le pèlerinage à la Mecque - qui représentent pourtant les obligations fondamentales, les prescriptions communautaires, que le croyant se doit d'observer absolument pour pratiquer l'Islam.

La déstructuration est donc tout à la fois identitaire et familiale. Elle ne peut dès lors que perturber cet individu en construction, qui, face à cette perte totale de repères, constitue une proie facile pour les Islamistes. Ceux-là jouent précisément sur deux registres pour assurer la perte des repères : dévalorisation de «l'Islam de Papa» et dénonciation de la perte de toute valeur morale dans les sociétés occidentales d'accueil.


Mis à jour le 28/09/2014 pratclif.com