Nicolas Baverez: il faut mondialiser la politique

L'Express du 12/01/2006; propos recueillis par Dominique Simonnet

C'est entendu, le monde de 2006 ne tourne pas rond, et la France ne va pas très bien non plus. Le début du XXIe siècle a célébré non pas la fin des idéologies meurtrières, mais celle de nos illusions. Plus que jamais, la paix, la liberté, la prospérité sont remises en question. L'essayiste Nicolas Baverez, fin analyste des rapports géopolitiques et de la société, qui publie cette semaine Vieux Pays, siècle jeune (Perrin), met les pieds dans le plat: la fin de la guerre froide a provoqué un véritable big bang de l'Histoire. Un nouveau monde est né, caractérisé par la globalisation de l'économie mais aussi de la violence. Face à lui, les hommes politiques se dérobent, les démocraties se montrent démunies et désunies. La France, particulièrement, refuse la réalité et se crispe sur ses vieux modèles. Et si les Français étaient en avance sur leurs dirigeants? Et si, contrairement à ce que l'on prétend, ils étaient prêts à accepter les réformes nécessaires?

En 2006, les démocraties se trouveraient, selon vous, dans une situation comparable à celle de l'entre-deux-guerres, exposées à un déséquilibre majeur, au bord d'une crise internationale grave. Qu'est-ce qui justifie cette analyse très noire?

En quelques années, le monde s'est transformé beaucoup plus que les citoyens et les dirigeants des démocraties n'ont voulu le percevoir. On peut en effet faire la comparaison avec l'entre-deux-guerres, qui a vu les Européens se bercer d'illusions. Les années 1990 furent de nouvelles Années folles: nous avons cultivé le mythe de la fin de l'Histoire, des cycles économiques, du travail, et de la guerre, avec l'utopie du zéro mort. Les idéologies avaient été enterrées avec l'Union soviétique, l'économie d'Internet allait assurer la prospérité. Désormais, nous n'avions plus d'ennemis, la justice naîtrait spontanément du jeu du marché et la démocratie était promise à s'exporter partout sur la planète. Il suffisait de laisser le monde en pilotage automatique. Voilà ce que l'on a cru. Les démocraties, inconscientes, se sont assoupies.

«Le XXIe siècle est né dans un big bang de l'Histoire qui a clos plusieurs cycles»

Paix, liberté et prospérité... Le 11 septembre 2001, elles ont brutalement déchanté.

Toutes ces illusions ont en effet volé en éclats. Le réveil a été brutal: krach boursier en 2000, attentats terroristes à New York, puis à Madrid, à Londres, guerres en chaîne en Afghanistan et en Irak, cascade de scandales financiers… Nous n'avions pas voulu admettre que la planète était toujours déchirée par les violences, les crises, les volontés révolutionnaires. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants avaient essayé de donner de nouvelles structures au monde à travers l'ONU et les institutions de Bretton Woods. A la fin de la guerre froide, il aurait fallu engager un travail d'adaptation comparable, mais les démocraties se sont contentées de se partager les dividendes de la paix. Au seuil du XXIe siècle, elles se sont trouvées désarmées face aux chocs d'une Histoire qui s'est emballée, avec des institutions délégitimées, des citoyens désemparés, des valeurs ébranlées.

La nouvelle réalité à laquelle il aurait fallu s'adapter, c'est la mondialisation, n'est-ce pas?

Bien sûr! La mondialisation de l'économie, qui constitue une force d'intégration, et celle de la violence, qui, elle, crée une dynamique de chaos. Le XXIe siècle est né dans un big bang de l'Histoire qui a clos plusieurs cycles. Fin du cycle économique des systèmes fermés et administrés: le marché est à l'évidence ouvert et planétaire. Fin du cycle colonial, entamé au XVIe siècle, qui avait vu l'Europe conquérir le monde (la Chine est maintenant la quatrième puissance, devant le Royaume-Uni et la France). Fin du cycle intellectuel des Lumières, fondé sur l'idée que l'Etat est seul à garantir le contrat social et à assurer la paix.

Des changements majeurs et convergents, que nos démocraties n'auraient pas voulu voir.

Exactement. Cet aveuglement a d'abord provoqué un grand désarroi des citoyens. On en voit les formes diverses: regain du fondamentalisme religieux, revendications régionales, mouvements identitaires et communautaires… De l'illusion de la surpuissance on est passé à la peur. Deux pulsions dangereuses menacent ainsi nos démocraties: celle du protectionnisme et celle du repli sécuritaire. En France, le rejet de la Constitution européenne ou les émeutes urbaines en sont des manifestations. L'année 2005 a matérialisé l'incapacité des démocraties à s'adapter à la mondialisation et à l'après-guerre froide, à réassurer les nouveaux risques climatiques, environnementaux, sanitaires.

Mais les démocraties n'ont pas la même vision du monde. Les Etats-Unis se considèrent en état de guerre. L'Europe, elle, tient plutôt un discours pacifiste, et estime en effet qu'elle n'a pas d'ennemis.

Face à la brutale accélération de l'Histoire, il y a, d'un côté, l'hyperactivisme des Etats-Unis, qui conforte la volatilité du monde au lieu de le stabiliser; de l'autre, la pusillanimité et l'impuissance de l'Europe, qui renonce à la force et risque de laisser les ennemis de la démocratie dévaster le XXIe siècle comme les idéologies totalitaires l'ont fait au XXe. Les deux attitudes sont déraisonnables. Ce qui se passe en Irak montre que les Etats-Unis se sont trompés en privilégiant l'action militaire, en sous-estimant la dimension intellectuelle et morale du combat contre le fanatisme, dont la clef se situe au sein du monde musulman. Ils avaient réagi plus intelligemment en 1945 face au soviétisme. Quant à la vision de l'Europe, elle nous renvoie là encore aux années 1930: on ne veut pas avoir d'ennemis, alors on en conclut que l'ennemi n'existe pas. Quelle illusion! Les terroristes sont unis par la haine de l'Occident. A leurs yeux, l'Europe et les Etats-Unis, c'est la même chose! Ils ont bel et bien engagé une quatrième guerre mondiale.

Vous en rajoutez un peu, là! On vous objectera que la faute incombe au libéralisme économique, qui a créé des inégalités dans le monde entier.

La mondialisation économique est saine: c'est une force de pacification entre les nations, qui rapproche les individus et les sociétés. L'économie libérale est créatrice de richesses et d'emplois mais, c'est vrai, elle progresse de manière inégale, avec des bulles et des chocs. Si on pense qu'elle va se réguler toute seule, on se trompe! Nous n'avons pas encore d'institutions efficaces pour la contrôler.

En somme, il y aurait découplage entre la planète économique, qui se mondialise, et la planète politique, qui se fragmente. Comment rétablir l'équilibre?

Nous n'avons pas d'autres choix que de mondialiser la politique, d'élaborer une nouvelle organisation des nations libres, comme on l'a fait en 1945. D'abord, il faut mieux coordonner les économies pour éviter les krachs. Il est par exemple ahurissant que la Russie fasse partie du G 8 et non la Chine (ce qui évite à cette dernière d'être soumise aux normes internationales). Il faudrait instituer un Conseil de sécurité économique, avec une coo-pération des banques centrales et des gouvernements susceptible d'ajuster les monnaies (lors de la dernière crise asiatique, la Chine avait joué un rôle décisif en ne dévaluant pas le yuan). Mieux vaut agir maintenant, à froid, que d'être obligé de le faire en pleine crise.

«La France s'est isolée dans une bulle de démagogie et de mensonges»

On a compris que votre planète idéale est libérale: plus de mondialisation, plus d'ouverture, plus de marché…

Le primat doit être donné à la liberté, y compris sur le plan économique. La mondialisation n'implique nullement l'uniformisation du monde, mais une économie et une société ouvertes, dont l'un des premiers atouts consiste à permettre aux autres continents et nations de rattraper les pays développés, de rompre le monopole occidental de la démocratie et du marché. Depuis 1990, plusieurs centaines de millions de Chinois, d'Indiens, d'habitants de l'Amérique latine sont sortis de la pauvreté. Il faut que ce rattrapage se poursuive. Pour cela, il faut construire une économie-monde, une société-monde plus fluides, y compris dans les déplacements des hommes, avec des outils institutionnels pour éviter que les identités ne s'affrontent. Renforcer la dynamique positive de la mondialisation, voilà le défi! Elle doit être accompagnée par une stratégie pilotée des démocraties envers les zones en grande difficulté. Pourquoi l'Europe de l'Ouest, dévastée en 1945, n'a-t-elle pas été soviétisée? Parce qu'en apportant 3% de leur richesse nationale avec le plan Marshall les Etats-Unis lui ont donné une formidable espérance. Aujourd'hui, il est impératif de rendre un espoir au monde arabo-musulman et à l'Afrique. Sinon, les gens n'auront le choix qu'entre l'exil et la violence. Je ne crois pas du tout que l'Etat-nation ne soit plus nécessaire, mais il n'est plus suffisant, ni en Europe ni dans le monde.

Dans ce contexte, la France n'est pas très bien placée, c'est le moins que l'on puisse dire.

La France est aujourd'hui l'homme malade de l'Europe. La plupart des démocraties ont réagi à la mondialisation avec leur propre recette - libérale au Royaume-Uni et en Irlande, social-démocrate en Scandinavie, transition accélérée en Espagne, Agenda 2010 en Allemagne. La France, elle, reste le seul pays développé qui s'échine à maintenir le modèle caduc d'économie fermée et administrée des années 1960. Penser que la réponse unique à tout problème consiste à dépenser de l'argent public et embaucher de nouveaux fonctionnaires, c'est une aberration! Une crise économique et sociale endémique (un quart de siècle de chômage de masse à plus de 10%), un volume du travail en baisse, un gouvernement divisé, un président de la République délégitimé et, chez les citoyens, un sentiment général d'humiliation... tous les ingrédients sont réunis pour déboucher sur ce que Tocqueville décrivait en 1848: une situation prérévolutionnaire.

Ouh là! Vous y allez un peu fort!

Il ne fera pas de doute pour les historiens futurs que les présidences de François Mitterrand et de Jacques Chirac ne seront qu'une seule et même période de déclin. Le divorce de la France d'avec le monde réel date de 1981: on a nationalisé, réarmé les frontières, augmenté le nombre de fonctionnaires, au moment où les autres pays faisaient l'inverse. François Mitterrand a néanmoins réalisé des réformes importantes (la décentralisation, la suppression de la peine de mort, l'euro) et il s'est montré cohérent dans son engagement atlantique et européen… Mais de Chirac il ne restera rien, sinon douze ans perdus pour le pays, une nation en ruine et un double désastre, diplomatique et intérieur. La France s'est isolée dans une bulle de démagogie et de mensonges. Pour des raisons électorales, les hommes politiques ont refusé de dire la vérité, ils ont détourné les problèmes en accusant la mondialisation ou l'Europe, ce qui a détruit l'idée européenne. Et ils cherchent encore aujourd'hui à leurrer les citoyens en centrant le débat politique sur le passé historique au lieu d'agir sur le présent: comme on n'ose pas aborder et traiter les difficultés réelles de l'intégration, on légifère sur la colonisation!

Pourquoi ce déni de réalité? On dirait que les Français sont encore influencés par une vision marxiste de la société…

Le marxisme continue en effet à imprégner les discours. Attac n'est que la réactualisation de la critique radicale du capitalisme et de la démocratie, après l'abandon du mythe de la révolution et de la société sans classes. En France, on n'ose pas les réformes parce qu'on redoute les révolutions. Mais c'est précisément l'absence de réformes qui débouche sur les révolutions! C'est ainsi qu'est morte la IVe République et que la IIIe a fini de manière tragique.

Quid des solutions? Comment refait-on une nation performante, dynamique, solidaire, en partant de la faillite que vous décrivez?

Les échéances électorales de 2007 seront décisives. Cette fois, on ne pourra plus continuer avec des faux-semblants. Sinon, cela se terminera par la violence politique. La France possède le potentiel nécessaire pour retrouver une croissance de 3% et le plein-emploi dans les cinq ans à venir. Pour cela, il y a quatre leviers simples à actionner: fiscalité simplifiée, libéralisation du marché du travail, réforme de l'Etat, réorientation de la protection sociale vers l'activité. Notre système fiscal actuel pénalise la création de richesses et fait fuir les éléments moteurs (1 million de Français de moins de 35 ans sont partis à l'étranger). Il faut remettre la production marchande et le travail au centre de l'économie pour augmenter l'offre, donc le pouvoir d'achat, et restaurer la compétitivité. On vendra plus à l'étranger, plus en France, et tout le monde sera plus actif et plus riche.

Allonger la durée du travail, retarder les départs à la retraite, afin d'augmenter le volume des activités et donc créer des emplois…. Cela fait vingt-cinq ans que l'on fait le contraire.

Les Français ne sont ni des fainéants ni des imbéciles. Ils savent qu'on ne peut pas réduire le chômage et devenir plus riche en travaillant moins. Ils ont compris que, si l'on ne change rien, leurs petits-enfants vivront moins confortablement, sauf s'ils partent à l'étranger, que la France évoluera vers un mélange de musée et de parc de loisirs, qu'elle perdra sa capacité à maîtriser son destin et à peser sur son histoire. Je suis persuadé que, si on leur tient un discours responsable sur la manière de moderniser leur pays, les Français l'accepteront. Déjà, dans les entreprises, d'immenses changements sont réalisés et, quand on explique que la condition pour maintenir des emplois est de sortir des 35 heures, le corps social y adhère.

Discours libéral, vous rétorquera-t-on encore.

Mais non, c'est un discours de gauche! Les socialistes du XIXe siècle étaient les grands défenseurs de la production. Aujourd'hui, la gauche ne parle que de redistribution, elle protège les rentiers contre les productifs. Autrefois, elle était internationaliste. Elle est devenue nationaliste! La gauche française renie son patrimoine génétique et son héritage intellectuel.

A en juger par le récent congrès du Parti socialiste, elle persévère dans cette voie: nationalisations, réduction du temps de travail, rapprochement avec les communistes et l'extrême gauche…

Le Parti socialiste, soumis aux thèses d'Attac, est en pleine régression politique, basculant vers le protectionnisme et le nationalisme. En France, le clivage droite-gauche s'est dissous dans une même démagogie. Le président de la République adhère lui aussi aux thèses d'Attac (voir la taxe sur les billets d'avion et sa déclaration stupéfiante présentant le libéralisme comme un danger pour la démocratie comparable à ce que fut le communisme au temps de la guerre froide). La modernisation n'est pas une affaire de droite ou de gauche. A partir du moment où l'on accepte la réalité de la mondialisation et la nécessité de réformer, il peut y avoir des projets différents, l'un plutôt social-démocrate, l'autre plutôt libéral. C'est ce qui s'est passé en Allemagne, au Royaume-Uni et en Espagne (où Zapatero s'est bien gardé de remettre en cause les réformes économiques de José Maria Aznar).

Pour cela, il faut tenir un discours de vérité.

Oui. Dans les prochains dix-huit mois, la gauche et la droite seront-elles capables de proposer des projets de modernisation crédibles et responsables? En 1958, on a réformé radicalement le pays, ses institutions, sa politique économique, son système de défense, tout cela en un an et demi, en gérant la sortie de la guerre d'Algérie. Les Français y ont adhéré. L'enjeu est là. S'ils acceptent la réalité du nouveau monde, la classe politique suivra. Il reste donc dix-huit mois pour engager le débat sur les institutions, l'économie, la nation, la place de la France dans l'Europe et le monde ouvert du XXIe siècle. Quand je regarde l'Histoire, je me dis que ce pays change souvent avec retard et brusquerie, mais qu'il finit par le faire. Une génération et une classe politique composée de technocrates ont gelé la France pendant un quart de siècle. Il est temps maintenant de casser la banquise