Salaires ou valeur ajoutée : questions sur une assiette

Sécu . Accueilli favorablement par les syndicats, froidement par le patronat,
le projet de réforme des cotisations patronales appelle des clarifications.

En annonçant une réforme de la cotisation patronale à la Sécurité sociale, Jacques Chirac a créé la surprise. Posée depuis une vingtaine d’années, la question avait jusqu’ici toujours été éludée. L’exacerbation de la crise du financement de la protection sociale explique largement l’initiative présidentielle. Compte tenu des déficits (voir encadré), la Sécurité sociale doit trouver de nouvelles ressources. Parallèlement, un autre échec s’impose : celui des exonérations de charges sociales, censées favoriser l’emploi. Leur efficacité n’est toujours pas démontrée, et leur poids (plus de 20 milliards d’euros) devient insupportable pour les finances publiques, qui doivent compenser le manque à gagner pour la Sécu. Comment, dans ces conditions, dégager des ressources nouvelles pour conforter le modèle social tout en contribuant réellement à développer l’emploi ? Jacques Chirac écarte, pour le moment, la piste, soutenue par une fraction de la droite, d’un transfert des cotisations - patronales sur une TVA sociale qu’acquitteraient les consommateurs. Trop politiquement risquée, à ses yeux. Il préfère « basculer une fraction des cotisations patronales sur une cotisation assise sur l’ensemble de la valeur ajoutée des entreprises ». Seraient concernées les cotisations maladie et famille (un peu plus de 80 milliards d’euros). Le basculement serait progressif - « l’affaire de la présente décennie » -, mais entamé dès l’année prochaine.

Accueillie avec une relative satisfaction par les syndicats (sauf la CGC, partisane de la TVA sociale), froidement par le MEDEF (hostile, en réalité, à toute forme de contribution des entreprises), l’ouverture de ce chantier appelle des clarifications. Si, comme certains observateurs l’ont affirmé, Chirac semble « privilégier une option de gauche », la nature de cette réforme prête en réalité à débat.

Aujourd’hui, la contribution patronale à la Sécu est assise sur les salaires. Ce système avantage les entreprises capitalistiques, les sociétés - financières, au détriment des industries de main-d’oeuvre. Passer à l’assiette valeur ajoutée aurait pour effet de modifier la répartition de l’effort en faveur de ces dernières. Cela devrait permettre aussi d’assurer à la Sécu « une croissance pérenne » de ses recettes, alignée sur celle de la richesse nationale (le PIB étant la somme des valeurs ajoutées des entreprises), alors que, durant les deux décennies écoulées, la masse salariale (et donc les recettes de la Sécu) a augmenté moins vite que le PIB, argumente Jean-François Chadelat, auteur d’un rapport de référence, en 1997, préconisant cette réforme.

Plusieurs interrogations n’en restent pas moins posées. Une telle réforme apporterait-elle, à coup sûr, des ressources supplémentaires à la Sécu ? Parmi ses « inconvénients », le rapport Chadelat relève que la valeur ajoutée « est une grandeur plus difficile à contrôler que la masse salariale » et pointe le risque de voir les grands groupes chercher à réduire leur cotisation « en délocalisant vers l’étranger une partie de leur valeur ajoutée ». Deuxième question : l’introduction d’une cotisation sur la valeur ajoutée jouerait-elle vraiment en faveur de l’emploi ? Elle entraînerait, de facto, la suppression des cotisations sur les salaires. Un nouvel « allégement du coût du travail », donc, ce qui est, au demeurant, l’objectif expressément recherché par Chirac dans cette affaire. Mais rien ne permet d’affirmer que cet allégement, plus que les précédentes mesures de baisse des charges, entraînera un changement de politique des entreprises vis-à-vis de l’emploi. D’où l’intérêt d’une autre proposition de réforme, avancée également dans le rapport Chadelat, mais ignorée par Chirac : les cotisations patronales resteraient assises sur les salaires, mais leur taux serait modulé en fonction de la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée (1). Les entreprises dont le ratio salaires/valeur ajoutée serait - inférieur à un niveau de référence paieraient une cotisation plus élevée, et inversement. Un tel système, défendu notamment par le PCF et la CGT, - permettrait de peser sur la gestion des entreprises, de l’orienter en faveur du développement de l’emploi et des salaires, et, à l’inverse, de dissuader la course à la croissance financière, la recherche d’économies sur le travail. Au bout du compte, la Sécu devrait y gagner des ressources augmentées. La concertation promise par Chirac prendra-t-elle en compte cette piste - alternative ?

(1) La valeur ajoutée est le cumul des salaires, des impôts et prélèvement sociaux, des profits. Yves Housson