Dette : succès canadien, blocages français

Nicolas Barré 01 juin 2006, (Figaro)
L'assainissement spectaculaire des finances publiques canadiennes dans les années 1990
est sans doute la «success story» la plus étudiée par les hommes politiques français.
Question : pourquoi n'en tiennent-ils aucun compte ?

Cette histoire, Jean Chrétien l'a racontée maintes fois. Celle d'un pays au bord de la banqueroute au début des années 90, en voie de «tiers-mondisation», croulant sous le poids de ses dettes, et qui a opéré un redressement spectaculaire en quelques années. «Notre problème aujourd'hui, c'est que nous ne savons plus quoi faire de nos excédents !», sourit l'ancien premier ministre qui, à 72 ans, a repris du service au sein de la firme d'avoctas Heenan Blaikie à Ottawa.

Jean Chrétien exagère à peine. Le Canada entame sa neuvième année avec des comptes publics excédentaires. Un luxe que ne connaissent aujourd'hui, à peu de choses près, que quelques pétromonarchies. Au cours des dernières années, seuls deux autres pays du G 7 sont parvenus à dégager un excédent budgétaire, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Mais ils ont replongé dans les déficits en 2002. Pas le Canada.

«Nous revenons de très loin», reconnaît Kevin Lynch, bras droit de Stephen Harper, l'actuel premier ministre conservateur. «Après un quart de siècle de déficits, notre dette atteignait 73% du PIB au milieu des années 90. Ce n'était plus tenable. Nous avons compris à ce moment-là qu'il n'était plus question d'appliquer une solution douce. C'était devenu une question de survie. Il fallait une stratégie de rupture. Et ça a marché.»

Sortir du déclin

La rupture a été totale. A l'époque de ce grand tournant, Kevin Lynch était sous-ministre de l'Industrie, le poste de haut fonctionnaire le plus élevé du ministère. Dans cette administration, le budget a été réduit d'un coup de... 50% ! Et les subventions aux entreprises de 60%. «Nous n'avions pas le choix. Il fallait éliminer purement et simplement des programmes entiers de notre ministère», se souvient Kevin Lynch. Méthode brutale. Pratiquement du jour au lendemain, des bataillons de fonctionnaires se sont vu proposer de quitter le service de l'État fédéral, moyennant il est vrai de fortes indemnités de départ, essentiellement en préretraite.

«Pendant 15 ans, nous avons fait de la pédagogie. Sans succès. Puis il y a eu un déclic au début des années 90 quand le pays s'est vraiment enfoncé dans la crise», témoigne Paul Rochon, directeur général de la politique économique et fiscale au ministère des Finances. «Même pour le parti socialiste (NDLR : très minoritaire, situé à la gauche du Parti libéral), il était devenu inacceptable de parler de déficit.» Ce que le «libéral» Jean Chrétien (centre gauche) résumait récemment, devant une délégation de parlementaires français (*), par la formule : «Je suis de gauche, mais seulement après avoir équilibré le budget !»

Plusieurs facteurs ont contribué à ce «déclic». D'abord un sentiment de déclin très fort, alimenté par des jugements lapidaires de la presse étrangère, notamment américaine, sur la déroute financière du pays. «Le Wall Street Journal parlait du dollar canadien comme du «peso du Nord», dit Denis Gauthier, sous-ministre adjoint des Finances. Pour eux, nous étions devenus le Mexique.» Ce regard étranger, humiliant, correspondait à une réalité. Il s'en est fallu de peu que le Trésor canadien n'appelle le Fonds monétaire international (FMI) au secours pour assurer ses fins de mois au plus fort de la crise de 1993. Cette crise avait en outre une traduction palpable pour le grand public : des taux d'intérêt de plus en plus élevés.

Mais ce qui a vraiment convaincu l'opinion, estime aujourd'hui Kevin Lynch, c'est le sentiment que le pays était en train de s'endetter au-delà du raisonnable sur le dos de la génération suivante. «Chrétien a su expliquer qu'il y avait là une injustice vis-à-vis de la prochaine génération. Les gens ont suivi.» «Il y avait un consensus fort dans le pays pour s'attaquer au problème, tous partis politiques confondus», confirme l'ancien premier ministre.

L'opinion a également compris que le gouvernement libéral ne reculerait pas. «Un de mes ministres a dit à son épouse que nous serions sans doute battus aux prochaines élections», se souvient Jean Chrétien. Ce fut le contraire : le Parti libéral devait remporter les trois législatives suivantes, un record. «Ma définition de la réforme, c'est une voiture garée en pente avec une rivière derrière : on n'a pas d'autre choix que d'avancer.»

Moins de ministères

La purge fut sévère. Plus de 50 000 fonctionnaires fédéraux ont quitté l'administration en deux ans, soit 15% des effectifs. Les salaires des fonctionnaires sont restés gelés trois ans de suite. Le nombre de ministères a été réduit de 32 à 23. Les dépenses fédérales ont été diminuées de 20%, mais avec des coupes gigantesques dans des budgets comme le transport (– 50%), la culture, la défense et même la pêche. Seules les Affaires indiennes ont été épargnées...

Le Canada s'était fixé deux ans pour réduire le déficit budgétaire de 6% à 3% du produit intérieur brut (PIB). A l'échéance, le déficit était déjà ramené à 1%, et un an et demi plus tard, les comptes publics étaient à l'équilibre. «Les résultats sont venus plus vite que prévu. Au bout de trois ans, les gens ont commencé à percevoir les bénéfices de cette politique», ajoute le conseiller du premier ministre. Les taux d'intérêt ont fortement baissé, ce qui a profité à tout le monde, et les excédents ont pu être en partie réinvestis, notamment dans les transports.»

Mais le point le plus important est ailleurs. Dix ans d'histoire économique canadienne prouvent que l'assainissement des finances publiques n'a pas été synonyme de ce que l'on appelle chez nous «la rigueur». La réduction des dépenses publiques a coïncidé – un peu par chance : c'était le début du boom Internet, l'économie américaine s'envolait – avec une période de forte expansion. Autrement dit, ce n'est pas parce que l'État s'est serré la ceinture que le pays en a souffert au plan économique. Ce fut même le contraire : sur la période 1995-2004, le Canada a enregistré la plus forte croissance du G 7 (à égalité avec les États-Unis), la plus forte progression de son niveau de vie (à égalité avec la Grande-Bretagne) et la plus forte croissance de créations d'emplois. «L'assainissement des finances publiques a moins bénéficié d'une croissance forte qu'il n'en a été à l'origine», souligne Kevin Lynch.

Les économistes ont théorisé le phénomène depuis longtemps. C'est ce qu'ils appellent «l'effet ricardien», du nom de l'économiste britannique David Ricardo (début du XIXe siècle). L'idée est que les ménages auraient tendance à augmenter leur épargne lorsque l'endettement public s'accroît. Réflexe logique : ils s'attendent à payer la facture des déficits et de la dette un jour ou l'autre, et plus la situation des comptes publics devient intenable, plus ils vont mettre de l'argent de côté pour faire face aux hausses d'impôts inévitables qui leur seront infligées. Ces dernières années, les expériences du Canada mais aussi de la Suède ont permis de valider l'intuition de Ricardo : la réduction des dépenses publiques, loin de plomber l'activité, l'a au contraire stimulée.

Dix ans après le «tournant de la rigueur», le consensus est toujours là. Les sondages montrent que 85% des électeurs demandent une gestion rigoureuse des comptes des administrations publiques. Ce n'est pas pour rien que les Canadiens se sont choisis pour devise «Paix, ordre et bon gouvernement». Pas très «glamour». Mais efficace.

(*) Jean Arthuis, président de la commission des finances du Sénat, Serge Dassault, membre de cette commission (et propriétaire du Figaro) et Gilles Carrez rapporteur général de la commission des finances de l'Assemblée nationale.

L'assainissement spectaculaire des finances publiques canadiennes dans les années 90 est sans doute la «success story» la plus étudiée par les hommes politiques français. Question : pourquoi n'en tiennent-ils aucun compte ?

Rigueur financière du Québec à l'Ontario
01 juin 2006, (Rubrique L'actualité économique)

Les dix provinces canadiennes bénéficient de l'autonomie financière, gèrent leur propre dette et sont responsables, entre autres, de l'éducation, de la santé et des infrastructures. Elles ont toutes adopté des règles plus ou moins strictes pour limiter voire interdire les déficits. A l'image du Québec ou de l'Ontario, elles se sont souvent dotées d'une loi sur l'équilibre budgétaire et de lois dites de «protection des contribuables» qui les empêchent d'alourdir la pression fiscale.

Au Manitoba, par exemple, la règle d'équilibre budgétaire ne peut être levée que dans des cas exceptionnels : guerre, désastre ou chute des recettes de plus de 5% (c'est arrivé une seule fois). En cas de déficit, les ministres subissent une réduction automatique de 20% de leur salaire et le budget doit faire apparaître un excédent l'année suivante. Si le déficit se répète, la rémunération des ministres est amputée de 40%. Quant aux impôts, seul un référendum peut autoriser leur augmentation. Résultat : ils sont gelés dans le Manitoba depuis 1997.

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Mis à jour le 30/07/2011