Les entreprises multinationales courent-elles toutes après une main d’oeuvre moins chère ? Sont-elles toutes prêtes à « délocaliser » ? Y aurait-il une et une seule stratégie gagnante pour elles ? Dans son livre Made in Monde (Seuil, février 2006), la politiste américaine, Suzanne Berger, renouvelle les termes du débat sur ces questions. S’appuyant sur une vaste enquête de l’Industrial Performance Center du Massachusetts Institute of Technology (MIT) auprès de 500 entreprises aux Etats-Unis, en Europe et en Asie, elle montre que les stratégies sont au contraire multiples.
Les délocalisations sont la nouvelle grande peur sociale de part et d’autre de l’Atlantique. La représentation la plus répandue voudrait que l’émergence de nouveaux concurrents comme la Chine ou l’Inde, dotés d’une main d’oeuvre abondante, bon marché et de plus en plus qualifiée, conduise fatalement à d'imposants transferts d’emplois au détriment des sociétés occidentales. Les stratégies des 500 entreprises que vous avez observées confirment-elles cette analyse ?
Suzanne Berger :
Ni l'Europe, ni les Etats-Unis n’ont à redouter un mouvement massif de délocalisations, si
on entend par là le transfert à l’étranger d’un système de production dont les produits
sont ensuite réimportés chez nous. Les études statistiques ne confirment pas ces
craintes, pas plus que notre enquête menée auprès 500 entreprises. Concernant la
France, d’après les chercheurs de l'Insee, entre 1995 et 2001, les délocalisations ont
provoqué en moyenne la suppression de 13 500 emplois industriels par an (ce qui est
relativement peu), dont plus de la moitié fut transférée vers d’autres pays à hauts
salaires (Europe de l’ouest, Japon…). Les chiffres sont très similaires pour les Etats-Unis.
Bien sûr, les délocalisations existent, surtout dans les secteurs comme le textile/prêt-à-porter
et l’électronique. Les conséquences sont pénibles pour les travailleurs et les
collectivités locales touchés. Même si les employés licenciés retrouvent un emploi –
comme c’est généralement le cas aux Etats-Unis – , c’est souvent au prix d'une perte de
revenu et d’une moindre protection sociale.
Le problème de l’emploi est bien réel en France et dans d’autres pays développés, mais il ne vient pas tant des délocalisations que du manque de créations d’emplois. Ce qui est préoccupant, c’est que beaucoup d’entreprises choisissent d’emblée de créer de nouveaux emplois ailleurs, que ce soit à l’intérieur de leurs filiales ou chez des soustraitants.
Les créations d’emplois nouveaux se font désormais à l’étranger, notamment dans les pays émergents. Par exemple, j’ai un collègue ingénieur qui a mis au point un procédé de miniaturisation pour les appareils photos numériques, très astucieux et très bon marché. Dès le début, les appareils ont été fabriqués en Chine. Son invention a connu un grand succès commercial, mais elle s’est traduite par la création d'une quarantaine de postes seulement aux Etats-Unis contre des centaines en Asie. Et je ne pense pas qu’il s’agisse d'un cas isolé. Autrefois, un nouveau produit aurait été fabriqué d'abord chez nous, au moins jusqu'à la maturité du modèle. Aujourd’hui, ce cycle de maturation puis de migration du produit n'existe plus. Dans cette perspective, toute la question est de savoir si nous serons capables, dans les pays avancés, de créer de nouveaux emplois, et quelle en sera la qualité.
Suzanne Berger :
Notre équipe, composée d’ingénieurs et de chercheurs en sciences sociales du MIT, a
étudié 500 entreprises sur une période de 5 ans. Une de nos conclusions est qu’on tend à
surestimer l’importance du coût du travail dans la décision de transférer un système de
production vers un pays à bas salaire. Même dans des industries slow-tech comme le
textile/prêt-à-porter, le coût du travail n’est qu’un facteur parmi d’autres du coût total lié
à une délocalisation : transport, matériaux, capital, mais aussi incertitude quant à
l’infrastructure sur place, corruption des autorités publiques, arbitraire politique, etc. sont
autant de questions à se poser avant de délocaliser. Pour les entreprises que nous avons
étudiées, tous ces facteurs jouent un rôle beaucoup plus important que le seul coût du
travail. C'est uniquement quand tous ces éléments ont été maîtrisés que le coût du
travail s’impose comme décisif.
Le succès de certaines régions en Chine, en Inde et même au Bangladesh s’explique précisément par le fait qu’elles ont réussi à maîtriser ces facteurs et à attirer les entreprises occidentales et japonaises. Or, c’est plutôt l’exception que la règle : la majorité des pays à très bas salaires ne sont même pas envisageables comme destination d'une délocalisation. Qui va délocaliser en Haïti ou au Sierra Leone ? Il faut donc se méfier des analyses étroitement focalisées sur le coût du travail. Si la réalité s’avère bien plus compliquée dans le textile/prêt-à-porter, elle l’est a fortiori dans le secteur électronique où une entreprise qui veut délocaliser rencontre une difficulté supplémentaire : une fois délocalisé, le système de production doit être en mesure de se réinventer en permanence pour s’adapter aux nouvelles technologies et aux nouveaux besoins du marché. Ceci suppose une main d'oeuvre extrêmement qualifiée qui fait souvent défaut dans les pays émergents.
Les Japonais l’ont compris : ils ont instauré une division du travail avec la Chine, fondée sur la complexité et le cycle de vie du produit. Ils délocalisent la fabrication des produits à longue série, mais gardent au Japon la fabrication des produits avec un cycle de vie court et dont le processus de production change de fond en comble dans un espace de temps très limité. La raison en est que les employés japonais restent plus qualifiés et savent mieux comment adapter rapidement la fabrication pour obtenir le nouveau produit. Tandis qu’en Chine, les employés sont excellents dès qu’il s’agit de cycles longs, comme dans le cas des micro-ondes ou de la PlayStation de Sony par exemple, dont ont été vendus 170 millions d’exemplaires plus ou moins identiques. En revanche, la production des modèles sophistiqués de téléphones portables reste localisée au Japon. Nous avons observé que cette division du travail laisse au Japon une part plus grande de la production que les stratégies de sous-traitance développées par les entreprises américaines.
Il faut aussi rappeler que les produits électroniques et techniques fabriqués en Chine contiennent beaucoup de composants produits dans les pays occidentaux ou au Japon, qui ont donc été exportés vers la Chine. On estime que 85% des composants des produits fast-tech fabriqués en Chine proviennent des Etats-Unis ou du Japon. Dans le cas de l’Apple iPod, par exemple, l’assemblage se fait en Chine mais tous les composants électroniques sont importés. La valeur ajoutée chinoise reste donc faible. On pourrait rétorquer que vous décrivez la situation actuelle, alors que les angoisses suscitées par les délocalisations concernent autant l'avenir. Ne doit-on pas s’attendre à une nouvelle division du travail au sein même des économies émergentes, où les régions développées comme le Sud de la Chine montent progressivement sur l’échelle de la valeur ajoutée, en développant leurs propres centres de recherches et d’innovation, tandis que d’autres régions de ces mêmes pays reprennent l’industrie moins sophistiquée? Nous serions alors confrontés à un scénario où certains pays émergents gagnent sur tous les tableaux, car ils seront déjà innovants mais encore moins chers que nous.<:P>
S. B. :
Le scénario que vous décrivez, c’est la fin du monde des avantages comparatifs, tel que
les économistes néo-classiques l’ont dépeint (cf., entre autres, Allan Greenspan). On a vu
récemment que même le prix Nobel d’économie, Paul Samuelson (un des économistes
qui a actualisé la théorie de Ricardo du « win-win » lié à l'ouverture des frontières), se
pose désormais la question de savoir si cette théorie est valable dans tous les cas, ou si
au contraire certains pays peuvent gagner (ou perdre) sur tous les fronts. Un best-seller
récent de Thomas Friedman, éditorialiste du New York Times, annonce que « le monde
est plat » (The World is Flat) et qu’aujourd'hui les entreprises et les individus les plus
innovants et productifs se trouvent aussi bien dans les pays émergents que chez nous.
Friedman décrit un monde où la compétition se fait dans des conditions d’égalité, où
l’avantage initial des pays avancés a disparu. Chez Friedman, comme chez la plupart des
auteurs qui s’alarment de la perte de nos avantages comparatifs, les exemples donnés
viennent de Bangalore et de Shanghai. Or Bangalore et Shanghai sont des îlots de
prospérité dans des sociétés qui restent très pauvres et démunies des atouts dont
disposent les pays développés. Et même à Bangalore et à Shanghai, le développement
économique rencontre des problèmes importants liés à l’insuffisance des infrastructures,
de la gestion, de la performance. Il ne s’agit pas d’un défaut de talent individuel. Pour
lancer l’innovation et augmenter les gains de productivité, les dispositions individuelles
ne suffisent pas, elles ont besoin d’un « capital sociétal », c’est-à-dire d'un capital déposé
dans la société dans son ensemble : dans ses infrastructures, ses institutions financières,
son système juridique, ses pratiques commerciales, sa bureaucratie, ses institutions de
recherche et la qualité de sa vie publique. Or, il est extrêmement difficile d’accroître
rapidement ce capital sociétal. Certaines régions des pays en développement ont certes
réalisé des exploits remarquables en se rapprochant de plus en plus des pays
développés, mais elles l’ont fait dans un environnement plus large qui n’est pas du tout le
même que chez nous.
Il ne faut donc pas méconnaître les difficultés que la Chine et l’Inde auront à résoudre pour maintenir leur expansion. Il est vrai que d’ores et déjà, les usines du Sud de la Chine n’ont rien à envier aux nôtres en termes de capacité de production. Mais elles ont un grand handicap, à savoir une main d’oeuvre qui change fréquemment. C’est un phénomène structurel qui n’est pas facile à régler, car les ouvriers de ces usines viennent de l’intérieur de la Chine, ils ne s’intègrent pas dans la population locale et retournent chez eux après quelques années. D’où la difficulté de former une main d’oeuvre aussi qualifiée que dans les usines japonaises. D’autre part, les infrastructures de cette région sont d’ores et déjà complètement saturées, et je ne vois pas comment des millions de nouveaux ouvriers chinois pourraient s’y installer. Les salaires augmentent et on voit déjà apparaître des pénuries de main d'oeuvre dans certains métiers. Pour poursuivre son expansion, la Chine est en train de transférer les industries les moins sophistiquées vers l’intérieur du pays. Or, ces nouvelles régions sont confrontées aux mêmes problèmes que les régions du Sud : création des infrastructures, formation des cadres, etc. Cela dit, il est évident que le décalage entre notre niveau de productivité et celui des économies émergentes ne peut pas durer éternellement, car des pays comme la Chine ou l’Inde travaillent consciencieusement à nous rattraper. Et ils vont sans doute s’affirmer aussi sur le plan de l'innovation et de la créativité. C'est pour cela qu’il est essentiel de relancer nos propres efforts dans les domaines du design, de la recherche, de la formation et de l’exploration de nouveaux marchés. Si nous n’y parvenons pas, nous risquons d'être confrontés à des problèmes insurmontables.
S. B. :
C’est une grande question. Les réponses données par les entreprises se révèlent
multiples et parfois contradictoires. Jusqu’à quel point doit-on partager le fruit de ses
recherches et de ses innovations avec le sous-traitant sans courir le risque de se voir un
jour dépassé par lui ? Les dirigeants d’entreprises sont partagés sur cette question, et les
réponses divergent d'un secteur à l'autre, voire à l’intérieur du même secteur. Il ne faut
pas croire que tout contrat de sous-traitance entraîne nécessairement des détournements
de propriété industrielle. Pour prendre le secteur des fabricants de semi-conducteurs («
fabs »), lors de notre enquête à Taiwan nous n’avons pas trouvé un seul cas où le soustraitant
se soit approprié la technologie des donneurs d’ordres occidentaux ou japonais. Il
semble que les gros producteurs soient extrêmement prudents sur ce point. Par contre,
les Japonais estiment avoir perdu une partie de leur avantage technologique en soustraitant
massivement aux Coréens et aux Taiwanais dans les années 1990, et en
partageant leurs technologies avec ces sous-traitants. On constate effectivement que ces
derniers sont devenus capables de développer leurs propres produits et s’affirment
désormais comme des rivaux redoutables de leurs anciens donneurs d’ordres – songeons
par exemple à Samsung (aujourd’hui société coréenne), une entreprise qui était au bord
de la faillite après la crise financière de 1997, mais qui est revenue en force et a dépassé
Sony (société japonaise) en termes de valorisation boursière. Les Japonais sont
déterminés à ne pas répéter cette erreur et ne sous-traitent plus que des technologies
cachées à l’intérieur du produit, impossibles à déchiffrer et à reproduire. A l’opposé, on
trouve une entreprise comme IBM, qui vient de lever des centaines de brevets pour
rendre ses technologies accessibles aux sous-traitants. Cette entreprise estime qu’il faut
intégrer les sous-traitants dans le processus technologique et partager les standards
développés par IBM. L’idée qui est derrière est évidemment que le sous-traitant va finir
par développer de nouveaux produits sur la base des standards IBM : il s’agit ici
d’impliquer les concurrents potentiels dans les standards technologiques de l’entreprise.
S. B. :
Ce n’est pas l’industrie ou le secteur qui compte : ce sont les capacités de l’entreprise.
Autrement dit, il n’y a pas d'industries condamnées à disparaître des économies à hauts
salaires, même si en revanche, il y a des stratégies condamnées, comme celle qui
consiste à monter une entreprise sur les seuls avantages du recours à une main d’oeuvre
bon marché. Le nombre d’emplois et le nombre d’entreprises de l’industrie slow-tech qui
recourent à une main d’oeuvre abondante et produisent des biens marchands et des
services vont, dans les pays riches, continuer à diminuer, d’abord en raison de l’avance
technologique qui permet de produire davantage de biens avec un nombre moindre de
travailleurs, mais aussi en raison de la compétition créée par la présence de concurrents
étrangers durs et aguerris.
Des pays comme la Chine ou l’Inde sont assurés d’augmenter leurs parts du marché de l’habillement dans les pays avancés. Mais cela ne signifie pas qu’il n’existe plus aucun espace pour des entreprises domestiques si elles parviennent à développer des services et des produits à forte valeur ajoutée comme le font Lucky Jeans et American Apparel à Los Angeles aujourd’hui. Même si l’industrie textile vacille aux Etats-Unis, les entreprises qui restent peuvent être très rentables. Dans la liste des 500 industries les plus rentables publiée par le magazine Fortune, l’industrie de l’habillement et de la mode est restée dans le top 10 en matière de rendement des actifs (ROA) et de rendement des actions (ROE) pendant les dix dernières années (1994-2004), et dans la moyenne supérieure de la liste de Fortune en termes de marge brute d’exploitation pour la même période.
S. B. :
Premièrement, il faut développer une véritable politique de création d’emplois, plutôt que
tenter de défendre à tout prix l’emploi existant. Il faut se demander à cet égard pourquoi
la France, en dépit de tout son potentiel de recherche, n’arrive pas à créer des
entreprises et des emplois dans les secteurs d’avenir. Qu’est-ce qui ne marche pas dans
les circuits et les réseaux qui relient le monde de l’enseignement et de la recherche, et
les entreprises ? Deuxièmement, il faut se demander ce qu’on peut faire pour les
travailleurs dans les secteurs industriels les plus touchés par la compétition avec les pays
émergents. A mon sens, l’idée qu’on puisse requalifier un ouvrier de 45-50 ans vers un
autre secteur à salaire égal est largement illusoire. Les enquêtes montrent parfaitement
que les ouvriers dont l’emploi disparaît à cause d’une délocalisation et qui arrivent à
trouver un nouvel emploi, se retrouvent dans la plupart des cas avec un salaire
nettement moins élevé. La délocalisation représente pour eux une déqualification
professionnelle et une perte substantielle de niveau de vie, et il serait cynique de le nier.
Il faut donc repenser la politique de l’emploi, en imaginant par exemple des « assurances
salaire » pour compenser la perte de revenu liée à l’instabilité de l’emploi. Cela
permettrait, par exemple, que, lorsqu’une personne accepte un emploi avec un salaire
inférieur à son salaire précédent, cette assurance lui verse une partie au moins de la
différence. C’est très différent de l’assurance-chômage. Bien sûr cela ne résout pas tout :
bien qu’un tel dispositif existe depuis 2003 aux Etats-Unis pour les travailleurs de plus de
50 ans qui ont perdu leur emploi pour raisons économiques, seuls 1000 travailleurs y ont
eu accès. On doit évidemment encourager les gens à continuer à travailler, à accepter les
postes qu’on leur propose, mais en même temps il faut trouver un système pour
compenser ceux qui se retrouvent du côté des perdants de la mondialisation. C'est
essentiel pour la cohésion sociale et pour gagner l’opinion publique à une politique
d’ouverture des échanges économiques.
(Propos recueillis par Wojtek Kalinowski, rédacteur en chef de la revue La Vie des Idées.)
Voir aussi :
- Suzanne Berger, Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié (Seuil, La République des Idées, septembre 2003) : En voir ici un extrait
-En savoir plus sur les publications de La République des Idées
Mis en ligne le 19/04/2008 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) sites web http://paysdefayence.blogspot.com et http://pratclif.com