La France sous le regard des marchés

Par Paul Dubrule Copresident et fondateur du groupe Accor, président d'Entreprise et Progrès,
Auteur de Réformer 1'Etat pour réussir la décentralisation (Le Cherche Midi, 2003)

et Jean-Pierre Ferretjans Membre du comité directeur d'Entreprise et Progrès.

A son arrivée à la tête de France Télécom, en octobre 2002, Thierry Breton avait trouvé une entreprise au bord de la faillite. Avec une dette s'élevant à près de 70 milliards d'euros, l'opérateur de télécommunications était alors montré du doigt comme «l'entreprise la plus endettée du monde». L'actuel ministre de l'Economie et des Finances avait alors pris les mesures qui s'imposent en pareille circonstance : il avait réduit de façon drastique les coûts de l'entreprise. Le plan Ambition France Télécom 2005, lancé à son initiative, prévoyait, entre autres mesures, la cession des filiales les moins rentables, et des réductions d'effectifs.

Cette image d'un Thierry Breton appliquant à la lettre les règles de bonne gouvernance économique semble désormais bien lointaine. Ceux qui, à l'occasion du budget 2006, attendaient un ambitieux plan de réduction de la dette ne peuvent que rester sur leur faim. Est-il raisonnable, alors que notre déficit a atteint un seuil critique, que sur les 72 000 fonctionnaires devant partir en retraite en 2006, seulement 5100 ne soient pas remplacés?

Les structures de l'Etat sont si intouchables que le courageux ministre que l'on attendait n'ose pas s'y attaquer. Rien n'est pourtant plus urgent. Entreprise et Progrès n'a eu de cesse, depuis des années, de le dire et le redire à des élus malheureusement sourds à nos avertissements. Si nous tirons aujourd'hui la sonnette d'alarme, c'est qu'il est urgent que les Français sachent quels risques le gouvernement fait peser sur notre pays en ne prenant pas les mesures qui s'imposent pour lutter contre le surendettement.

Depuis trente ans, la France vit au-dessus de ses moyens. Cette situation n'a fait que se dégrader au cours des dix dernières années, puisque nous sommes passés d'un taux d'endettement de 50 % à un taux de 65,8 % en 2005. En admettant que les hypothèses de croissance sur lesquelles se fonde le gouvernement soient réalistes, la plupart des experts en doutent, ce taux devrait franchir la barre des 66 % en 2006. Ce qui est déjà très supérieur aux critères de Maastricht (60 % du PIB). Si l'on ajoutait les engagements hors bilan, comme le font les entreprises, l'endettement atteindrait le chiffre vertigineux de 140 % du PIB!

Contrairement à ce que voudraient faire croire certains, ces chiffres ne sont pas de pures abstractions. Ils sont lourds de conséquences. Avec un tel taux d'endettement, les marges de manoeuvre du gouvernement sont pratiquement nulles. Dans sa formule actuelle, le budget, à 90 %, est absorbé par les dépenses de fonctionnement. Seulement 10 % vont à l'investissement. L'Etat se trouve ainsi affaibli dans l'exercice de ses fonctions les plus essentielles, qu'il s'agisse de la sécurité, de la défense, de l'éducation ou de la recherche. Une autre conséquence de cette absence de liberté budgétaire est que l'Etat n'est pas non plus en mesure de stimuler la croissance en offrant aux entreprises un environnement porteur sur le plan fiscal. Comment prétendre attirer les investisseurs, alors que l'impôt sur les sociétés demeure l'un des plus élevés d'Europe ? Il n'y aura pas de retour au plein-emploi sans retour de la croissance. Il faut se rendre à l'évidence : le budget tel qu'il est présenté actuellement, prétendument consacré à l'emploi, manquera sa cible s'il privilégie l'emploi public ou aidé, et feint d'ignorer les exigences du secteur privé.

Mais il y a peut-être plus grave encore. A être ainsi endettée, la France risque d'être sanctionnée. Le couperet ne tombera pas de Bruxelles: la Commission demeure sous la tutelle des ministres des Finances. Le risque est ailleurs. Il a pour noms Standard & Poor's et Moody's, les deux agences de notation qui évaluent entreprises et Etats sur les marchés financiers. La France pourrait prochainement être dégradée, si rien n'est fait pour réduire l'ampleur de sa dette. Les taux d'intérêt seront alors revus à la hausse, ce qui aura pour effet de creuser encore un peu plus un déficit déjà insupportable. Mais ce sera aussi une terrible gifle pour notre pays. Comment continuer à parler de modèle français ? Comment faire prévaloir ses choix économiques sur la scène européenne, quand ceux-ci auront été publiquement désavoués ?

En Allemagne, il n'aura fallu que quelques jours au gouvernement de coalition d'Angela Merkel pour définir la marche à suivre 35 milliards d'euros d'économies sur quatorze mois, et ce pour le seul budget fédéral. Le gouvernement Villepin aura-t-il l'honnêteté de tenir le même langage aux Français ? Saura-t-il résister à la tentation de repousser à 2007 des mesures qui ne peuvent plus attendre ? On ne saurait trop l'y inciter. Au nom de la morale : différer les sacrifices, c'est faire payer par avance un coût énorme aux générations futures. Mais aussi au nom du simple bon sens : en 2007, les finances de l'Etat reposeront plus que jamais sur les marchés financiers. Et les marchés financiers, à la différence des hommes politiques, se moquent du calendrier électoral.