ÉCONOMIE ET DÉVELOPPEMENT DURABLE: CONCILIER? LE DILEMME

d'après Entreprises: Ethique et Cie; L'Express du 02/02/2006 par Valérie Lion

Entreprendre pour changer le monde? C'est le pari de ces patrons atypiques qui ont fait de la lutte contre l'exclusion ou du respect de l'environnement des objectifs aussi prioritaires que la rentabilité. Voyage au cœur d'une économie sociale convertie à l'efficacité.

Il y a deux ans, Hervé Guétin gagnait 40 000 € par an et roulait en Audi. A 25 ans, ce jeune diplômé de l'Iscom, une école de communication et de publicité, avait manifestement réussi son entrée dans la vie active. Chargé de marketing produit chez un éditeur de logiciels antivirus, sa voie semblait toute tracée. Seul hic, elle ne satisfait pas son envie la plus profonde: s'engager pour la collectivité. Avec Stéphane Martin, son meilleur ami, diplômé de l'Essec-Epsci, ils veulent «participer à la construction d'un monde meilleur». Idéalistes? Pragmatiques plutôt! En juin 2004, les deux compères créent Seyes Pullover. Une marque de vêtements pas comme les autres: un cahier des charges exigeant, tenant compte à chaque étape des conséquences sociales et environnementales de l'activité, et une transparence totale sur la chaîne de production, de la matière première à l'assemblage final. «Pourquoi ne serait-il pas possible de combiner une activité économique avec un faible impact environnemental et une plus- value sociale? interroge Hervé. Une entreprise, ce n'est pas forcément mauvais.» Choix d'un coton biologique, cultivé en Turquie, volonté d'assurer la teinture, le tricotage et la confection en France, afin d'y maintenir des emplois et de réduire au minimum les pollutions occasionnées par le transport... Les jeunes créateurs n'ont rien laissé au hasard. Ils se sont même préoccupés de ce que deviendraient leurs pulls une fois déclassés: une visite chez Emmaüs les a convaincus de concevoir des modèles le plus simples possible, en matière naturelle et sans accessoire superflu, pour faciliter le recyclage. «Nous voulions entreprendre de façon intelligente, en respectant ce qui nous entoure», résume Stéphane Martin. Lui et son complice ne se versent pas encore de salaire, mais cela ne les empêche pas de réfléchir déjà à l'utilisation de leurs profits à venir. Financer des ONG fait partie de leurs projets.

Comme eux, de plus en plus de jeunes diplômés et de cadres expérimentés rêvent de changer le monde à travers l'entreprise. «Ils ont envie de mettre du sens dans la création d'entreprise, explique Tarik Ghezali, jeune chargé de mission à l'Agence de valorisation des initiatives socio-économiques (Avise). Ils incarnent la vision moderne de l'économie sociale. Celle-ci a toujours existé, mais elle était portée par des gens qui baignaient dedans.» L'abbé Pierre, fondateur d'Emmaüs, a sans aucun doute été le premier «entrepreneur social» de l'après-guerre.

Le refus de toute vision misérabiliste

Entreprendre pour changer le monde, l'ambition n'est donc pas nouvelle. Mais l'arrivée de profils élevés au biberon du libéralisme bouscule le secteur. Commerce équitable, lutte contre l'exclusion, protection de l'environnement, ils investissent ces domaines avec l'énergie des bâtisseurs. Refusant une vision misérabiliste, ils cassent les frontières entre les mondes de l'économie sociale et de l'économie classique. Non sans mal. «Pour les uns, ce sont des traîtres à la cause, pour les autres, des illuminés», résume Olivier Kayser, vice-président d'Ashoka Europe, une association qui soutient ces entrepreneurs pas comme les autres (lire l'encadré).

Jean-Marc Borello, délégué général du Groupe SOS, n'a cure de ces débats. Cet ancien éducateur de rue, qui a travaillé dans les cabinets ministériels des premiers gouvernements de gauche après 1981, avant de seconder Régine dans la gestion de ses restaurants parisiens, a l'habitude de naviguer d'un monde à l'autre. SOS Drogue International, l'association qu'il a créée avec la chanteuse en 1984, a donné naissance à un groupe employant aujourd'hui 2 000 personnes. De la prise en charge médicale des toxicomanes à leurs problèmes de logement et d'insertion, l'homme et ses équipes n'ont cessé d'innover: lieux d'accueil pour la nuit, communautés thérapeutiques, etc. En 1997, le Groupe SOS reprend un restaurant pour aider les jeunes à renouer avec l'emploi. Essai concluant.

Aujourd'hui, la filiale Alterna gère sept entreprises d'insertion, du traiteur de réception à la plate-forme de commerce équitable, en passant par l'édition et l'organisation d'événements. «Ajouter des entreprises aux structures associatives, cela change tout, reconnaît Jean-Marc Borello. On est capable de créer de la richesse, pas seulement de poser des pansements.» Ce quinqua aux idées bien trempées est longtemps resté dans l'ombre de ses actions. Aujourd'hui, poussé par la nouvelle génération, il se plie au jeu de la communication. «Pour témoigner qu'il est possible de refuser le monde tel qu'on vous le propose, dit-il. Par exemple, de ne pas affamer vos fournisseurs ou de ne pas léser vos clients quand vous faites du commerce.»

Changer le regard porté sur les autres et sur le monde, c'est aussi le credo de Carmen Colle, fondatrice de World Tricot. A Lure, petite ville grise de Haute-Saône, cette animatrice sociale a voulu apprendre le tricot à des mères de famille sans emploi. Son objectif n'était pas de créer une entreprise, mais de redonner confiance à ces femmes, souvent d'origine étrangère, isolées et démunies. «Il fallait leur permettre de se former, d'acquérir une compétence», raconte-t-elle. Son idée de génie: fabriquer des pièces de luxe, en sous-traitance pour les grands couturiers.

Quand les premières commandes arrivent, la petite association de quartier doit se transformer en entreprise. Une usine a été construite et World Tricot a employé jusqu'à 70 salariées, travaillant la maille pour de grands noms: Dorothée bis, Poppy Moreni, Christian Lacroix. Pour sa fondatrice, pas question de mettre en avant la vocation sociale de l'entreprise: «Je vends notre savoir-faire, pas la souffrance», dit-elle fièrement.

Marier entreprise et quête de sens

Même souci chez Edouard de Broglie, patron d'Ethik Investment et d'Ethik Event, qui développe des restaurants et organise des événements où les convives dînent dans l'obscurité totale, servis par un personnel aveugle. «On ne communique pas sur le fait qu'on emploie des non-voyants, explique cet ancien cadre sup de la pub, même si l'objectif est de changer l'approche du handicap, de le considérer non pas comme un boulet, mais comme une différence créatrice de valeur.» Et ça marche! Le restaurant Dans le noir?, à Paris, a reçu 50 000 clients en dix-huit mois. L'adresse londonienne ouvre dans quelques jours.

Autre succès emblématique, la basket Veja. Les 5 000 premiers exemplaires de cette chaussure en coton bio et caoutchouc naturel, fabriquée par des coopératives brésiliennes, se sont vendus comme des petits pains. Derrière ce produit, un autre tandem, Sébastien Kopp et Ghislain Morillion. A peine sortis de Dauphine pour le premier et d'HEC pour le second, ils sont partis pour un tour du monde du développement durable, histoire de voir comment les grandes entreprises appliquent sur le terrain les beaux principes de respect de l'environnement et d'équité sociale. Leur conclusion a été sans appel: «Il faut intégrer ces exigences à la base du projet d'entreprise, analyse Sébastien Kopp. Elles ne collent pas à la réalité actuelle de la grande entreprise, obsédée par la rentabilité à court terme.» Pour autant, pas question de verser dans la charité: «On ne peut pas sauver la planète en assistant les gens. L'économie est aujourd'hui le meilleur levier pour changer le monde.» Leur modèle? Tristan Lecomte, cet ancien d'HEC qui, après un bref passage chez L'Oréal, a fondé Alter Eco, aujourd'hui première marque de produits alimentaires équitables vendus en grandes et moyennes surfaces.

Entre le bénévolat des associations et le mécénat des multinationales, ces jeunes ont choisi leur voie: «Ils prennent le meilleur des deux mondes, l'efficacité de l'entreprise et la quête de sens des ONG», estime Elisabeth Laville, présidente du cabinet de conseil Utopies, auteur du livre Un métier pour la planète... et surtout pour moi! (éd. Village mondial). L'idée a le vent en poupe. Au Salon des entrepreneurs, la conférence baptisée «Entreprendre autrement» fait salle comble depuis trois ans. A l'Essec, la chaire de l'entrepreneuriat social accueille chaque année depuis 2003 une vingtaine d'étudiants. Thierry Sibieude, son initiateur, a lancé l'an dernier un incubateur social pour accompagner les projets de création d'entreprise où «la finalité sociale est supérieure ou égale à la finalité économique». Cinq entrepreneurs sont actuellement suivis. Deux travaillent sur le commerce équitable, deux autres sur le soutien aux malades atteints d'un cancer.

Catherine Martin, 39 ans, vient tout juste de les rejoindre: cette nordiste a fait toute sa carrière dans la finance, dont treize ans dans le crédit à la consommation. Son ambition: prévenir le surendettement. «J'avais toujours au fond de moi le souhait de mettre mes compétences au service d'un bénéfice ou d'un progrès social, raconte-t-elle. Mais je n'avais pas trouvé jusqu'ici la façon de le réaliser en exploitant mes connaissances et mon savoir-faire.» L'incubateur lui offre un lieu - bureau, téléphone - et un accompagnement stratégique. «Nous travaillons sur la vision, la valeur ajoutée sociale et le modèle économique», explique Thierry Sibieude. Les bonnes intentions n'empêchent pas la rigueur: un rendez-vous est fixé chaque mois, avec des objectifs à remplir d'une fois sur l'autre.

Autre jeune créateur accompagné par l'incubateur, Jérôme Schatzman, 33 ans, a été sept ans salarié d'une entreprise d'insertion, la Table de Cana, dont il a dirigé une filiale, puis la maison mère. Installé au Brésil, où il a suivi sa compagne, il imagine de faire travailler les couturières d'un quartier défavorisé de Rio. De retour en France, il lance la marque Tudo Bom? 2 000 tee-shirts sont fabriqués en 2004, 15 000 en 2005, 30 000 devraient l'être cette année. «L'objectif est de produire 150 000 pièces par an d'ici à quatre à cinq ans pour pouvoir verser un revenu à 200 personnes là-bas», confie le jeune patron.

Pour ces entrepreneurs guidés par l'utilité sociale de leur projet, l'argent n'est pas un gros mot. Leur premier souci: l'indépendance financière. Thibaut Guilluy, fondateur d'Ateliers sans frontières, s'est appuyé au départ sur les subventions publiques pour créer son atelier d'insertion, qui emploie une quarantaine de personnes à la rénovation d'ordinateurs envoyés ensuite dans les pays du Sud. Mais il travaille d'arrache-pied pour augmenter ses ressources propres. «Si vous êtes trop tributaire des politiques publiques, il est difficile de rester innovant», argumente-t-il. Du coup, il recherche des débouchés et des partenaires, afin d'aider ses «clients» à financer l'achat de ses équipements informatiques. Une vraie démarche marketing. «Nous devons dégager des bénéfices, insiste de son côté Carmen Colle, qui se bat aujourd'hui pour la survie de World Tricot, fragilisé par la perte de son plus gros client, en lançant sa propre marque, Angèle Batiste. Mais ces bénéfices sont réinvestis au profit de l'activité et des salariés.» «Nous voulons montrer qu'une entreprise peut être rentable avec des principes d'équité sociale», renchérit Sébastien Kopp, de Veja. Cette louable ambition oblige parfois à des contorsions: les deux cofondateurs de Seyes Pullover, désireux de travailler avec une entreprise du nord de la France espérant y sauver des emplois dans le secteur textile, ont dû finalement choisir un sous-traitant dans le Sud-Ouest, pour des impératifs de qualité. Chez Veja, la croissance est limitée par la capacité des producteurs à fournir la matière première, le coton bio. Quant à Jérôme Schatzman, fondateur de Tudo Bom?, il reconnaît bien volontiers que la tension est «palpable» entre le souci de payer le juste prix au producteur et la nécessité de fixer un prix de marché acceptable pour le client. «Du coup, nous réduisons notre marge, mais il faut rester vigilant pour assurer la viabilité de l'entreprise.» Bruce Kogut, professeur à l'Insead, l'a répété aux participants du premier séminaire sur l'entrepreneuriat social, organisé par la business school il y a quelques semaines: «Une certaine sensibilité commerciale est très utile pour atteindre des objectifs sociaux!»

Les principaux intéressés en conviennent: «Nous sommes des réformistes, pas des révolutionnaires, lâche tranquillement Jérôme Schatzman. L'économie sociale existe, à nous de la développer pour qu'elle ne reste pas un truc de militants et qu'elle devienne la nouvelle norme.» Le pari est loin d'être gagné, même si certains signes ne trompent pas. Par exemple, les dizaines de CV que reçoivent ces entrepreneurs pas comme les autres. Ou encore la réaction des grandes écoles de commerce. Dès la rentrée prochaine, HEC devrait proposer une spécialisation management alter aux étudiants de quatrième année. A l'Essec, Thierry Sibieude, pionnier de ces formations, garde la tête froide: «L'économie sociale irrigue l'économie classique avec certaines de ses idées, mais elle ne s'y substituera pas.» Pragmatique, toujours...

«Soyez ambitieux» Association Ashoka

Olivier Kayser, vice-président d'Ashoka Europe, dresse le profil des «entrepreneurs sociaux» aidés par son association

L'association Ashoka, fondée par l'Américain Bill Drayton en 1980, apporte aide financière (grâce à des dons d'entreprises et d'individus) et conseils à des entrepreneurs soigneusement sélectionnés pour la finalité sociale de leur projet. Très active dans les pays en voie de développement, où elle a déjà soutenu quelque 1 700 personnes, elle se développe aujourd'hui en Europe de l'Ouest. L'antenne française, dotée de 1,5 millions d'euros pour trois ans, a été officiellement lancée le 31 janvier. Elle devrait élire trois projets cette année et projette d'en accompagner six par an en vitesse de croisière. Retour sur la philosophie de ce capital-risque philanthropique, avec Olivier Kayser, vice-président Europe.

Quelle est la vocation d'Ashoka?

Notre métier est d'identifier et d'accompagner les hommes et les femmes qui ont une idée novatrice pour répondre à un problème d'ordre social ou environnemental que ni l'Etat ni l'entreprise classique ne sont capables de résoudre. Cette idée doit être réellement nouvelle et contribuer à transformer le monde. Ainsi, nous aurions été très fiers d'aider Maria Nowak, qui a adapté en France le modèle du microcrédit (crédit aux pauvres) inventé par Muhammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank au Bangladesh. Plus l'idée est novatrice, plus les gens doutent d'eux-mêmes, plus la société les décourage. Nous, au contraire, nous leur disons: soyez plus ambitieux, nous sommes prêts à vous assurer pendant trois ans un salaire pour que vous puissiez développer ce projet à plus grande échelle.

Comment les sélectionnez-vous?

Ashoka dispose d'un réseau d'experts sur le terrain. Ils repèrent les initiatives, en fonction de cinq critères: l'innovation sociale, la créativité, l'impact social, l'éthique du porteur de projet et sa capacité à prendre des risques. Ensuite, nous rencontrons l'entrepreneur, avant d'organiser une sorte de grand oral. In fine, nous devons répondre à la question centrale: cette personne a-t-elle plus de 50% de chances de réussir à changer dans les cinq à dix ans la façon dont la société traite ce problème en Europe? Nous sommes attentifs à ce que le modèle soit pérenne: le projet ne doit pas dépendre seulement de subventions ou de quelques donations, souvent aléatoires. L'entrepreneur choisi bénéficie d'une aide d'environ 100 000 € sur trois ans, de nos conseils et du réseau de tous les anciens fellows (membres) Ashoka, qui forment une véritable communauté mondiale.

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