La mondialisation : Vie et mort d’une idéologie

par John Ralston Saul Harper's Magazine
Courrier International 6 Octobre 2005

John Ralston Saul, essayiste et romancier canadien, a publié notamment Les Bâtards de Voltaire – La dictature de la raison en Occident (Payot, 1994) et, plus récemment, Vers l’équilibre (Payot, 2003).

Les grandes théories économiques durent rarement plus de quelques décennies. Certaines, plus particulièrement en phase avec les évolutions technologiques et politiques, peuvent tenir un demi-siècle. Au-delà de ce laps de temps, seule la force militaire peut les maintenir en place. La théorie du libéralisme sauvage avait à peine plus de trente ans lorsqu’elle a sombré, en 1929. Le communisme, mélange étroit de théories religieuses, économiques et mondialistes, a réussi à durer soixante-dix ans en Russie et quarante-cinq en Europe centrale, non sans un recours intensif à la force militaire et policière. Le keynésianisme, si l’on considère non seulement sa variante d’après-guerre, plus rigide, mais aussi la forme souple et dynamique qu’il a revêtue pendant la Grande Dépression, a vécu quarante-cinq ans. L’actuelle mondialisation, caractérisée par le déterminisme technocratique et technologique, et par le culte des marchés, a elle-même trente ans. Aujourd’hui, elle est morte à son tour.

Bien entendu, il est rare que les grandes idéologies disparaissent du jour au lendemain. Mais les symptômes de déclin sont manifestes et se sont multipliés depuis 1995. Pourtant, cet effondrement est passé quasi inaperçu. C’est que, à en croire ses adeptes, la mondialisation était inéluctable, c’était une divinité toute-puissante fondée sur une sainte trinité : prospérité des marchés, technologies infatigables et management sans frontières.

L’inéluctabilité, c’est ce qui est toujours invoqué pour justifier des idéologies en déroute. Plus original, mais tout aussi symptomatique de sa faiblesse intrinsèque, la mondialisation faisait largement appel à des ressorts religieux. Les économistes et autres apôtres devaient craindre, d’instinct, que les gens ne remarquent l’étrange ressemblance entre leurs nouvelles idées et les théories sur les échanges du milieu du XIXe siècle ou les modèles de dérégulation des marchés discrédités par la crise de 1929, d’où leur retour à une religiosité à l’ancienne, bardée de certitudes. Le pouvoir de l’Etat-nation allait décliner au profit de celui des marchés mondiaux. L’économie, et non plus la politique ou les armes, forgerait la destinée de l’humanité. La libéralisation allait rapidement conduire à des équilibres internationaux insensibles aux aléas des anciens cycles. La croissance des échanges mondiaux, grâce à la réduction des barrières commerciales, gonflerait les voiles de tous les navires, qu’ils soient du monde occidental ou des pays en développement. La prospérité des marchés allait transformer les dictatures en démocraties. Tout, dans cette évolution, devait freiner le nationalisme irresponsable, le racisme et la violence politique. L’économie mondialisée créerait la stabilité, grâce à des entreprises toujours plus grandes et à l’abri de la faillite. De ces multinationales devait émaner le nouveau leadership international, libéré de tous les a priori politiques locaux. L’émergence du pouvoir des marchés et le déclin de la politique nationale mettraient fin à l’endettement public. Avec des Etats jamais plus déficitaires, nos sociétés seraient définitivement stabilisées. Bref, les forces économiques mondiales, laissées libres, devaient nous protéger des erreurs engendrées par les orgueils locaux et apporter la prospérité et le bonheur pour tous. Dans un monde resté si longtemps dominé par le dogme chrétien, comment ne pas être séduit par de si bonnes nouvelles, par de telles promesses de rédemption personnelle ?

La mondialisation est née dans les années 1970, de cette sorte de vide qui apparaît chaque fois qu’une civilisation amorce un changement de direction, cherchant à tâtons un chemin pour aller d’une époque à une autre. En géopolitique, le vide n’est pas un choix. C’est l’intervalle entre deux choix, le moment de tous les possibles, à condition qu’on le reconnaisse en tant que tel : un bref entracte pendant lequel chaque individu peut peser de tout son poids sur l’orientation de sa civilisation.

Mais comment cette vacance est-elle apparue ? Sans doute les vingt-cinq années de réformes sociales avaient-elles laissé les élites progressistes exsangues. Les dirigeants politiques avaient alors à gérer de façon démocratique une foule de nouveaux programmes sociaux de grande ampleur, ce qui ne les aidait pas à se consacrer à l’essentiel. Ils dépendaient de plus en plus de technocrates qui, avec leur méfiance pour le débat public, les avaient conduits à l’isolement. Le fait est que la plupart des dirigeants occidentaux n’avaient aucune idée de la suite ; ils venaient d’écrire la dernière page du chapitre du progrès social.

Mais la nouvelle ère s’annonçait déjà, avec un présage tout à fait burlesque : la création en 1971, dans un village des Alpes suisses appelé Davos, d’un club regroupant les grands dirigeants d’entreprise européens. Réunis là, ces hommes allaient pouvoir observer la civilisation par la lorgnette du business. Rapidement, l’endroit s’est mis à accueillir des hommes d’affaires du monde entier. Puis ce furent les dirigeants politiques et les universitaires en quête d’investisseurs. Tous, industriels, politiques et théoriciens confondus, semblaient accepter le dogme central de Davos : l’intérêt général n’est que le sous-produit des échanges, de la concurrence et des intérêts particuliers. En 1975 était créé le G6, l’ancêtre de l’actuel G8, avec un objectif semblable à celui du rassemblement suisse : réunir les dirigeants des économies nationales les plus fortes afin qu’ils observent le monde à travers le prisme de l’économie. Jamais les relations entre les grandes nations n’avaient été aussi explicitement et aussi résolument organisées autour des seuls intérêts commerciaux de chacune, négligeant tous les contrepoids – nocifs ou bienfaisants – qu’apportent les critères sociaux, les droits de l’homme, les régimes politiques, les dynasties, les religions et même la prétendue fatalité raciale.

Mais le véritable lancement de la mondialisation remonte à l’effondrement économique de 1973 – la crise fantôme. Dans un monde de technocrates obsédés par la gestion et la maîtrise, il fallait tous nous rassurer. Aussi nous a-t-on dit que ce n’était qu’une récession. Puis il y eut une autre récession et encore une autre, et ainsi de suite, une ribambelle de récessions toujours minimisées, toujours en instance de résolution. Les réformateurs, majoritaires dans la plupart des partis et des gouvernements, ne s’autorisèrent pas à prendre du recul pour étudier le contexte dans son ensemble. Ils avaient perdu la largeur de vues et la pondération nécessaires. Et, peu à peu, ils ont aussi perdu le droit de gouverner.

La nouvelle idéologie intégrait une stratégie exhaustive appelée mondialisation, avec une réponse à chacun de nos problèmes. Quoi de plus séduisant ? Elle apportait des solutions simples et radicales, et, à l’instar de toutes les religions établies, plaçait la responsabilité ultime dans une entité invisible et intangible. La mondialisation ne demandait donc à personne d’être responsable de quoi que ce soit. Cette théorie marquée par la transcendance ne tarda pas à combler le vide. C’est à la télévision française, dans un discours de Valéry Giscard d’Estaing, que j’observai pour la première fois la passivité de l’individu qu’induit un tel système de croyance. Ce brillant économiste avait été élu pour son image d’homme du renouveau. Pour sa modernité – sa postmodernité, presque. Il devait diriger la société par le biais de l’économie. Mais il arriva juste après le choc de 1973, marqué par une forte inflation et un chômage élevé. Cela faisait près d’un an que Giscard luttait contre la crise lorsqu’il est apparu à la télévision pour dire aux Français que de grandes forces mondiales, bien sûr inéluctables, étaient à l’œuvre. Pour cette raison, il ne pouvait pas faire grand-chose. Les Etats-nations étaient impuissants. Ce n’était que le début de la mode des déclarations publiques d’impuissance chez les dirigeants démocratiquement élus. La mondialisation est devenue pour eux une excuse pour ne pas traiter les questions difficiles et ne pas mobiliser leur pouvoir et leurs budgets de façon efficace.

La mondialisation a eu de brillants défenseurs, avec à leur tête Margaret Thatcher et des économistes comme Milton Friedman, mais aussi un nombre croissant de dirigeants de société et de consultants. Avec une théorie de base qui était – et qui reste – la suivante : la méthodologie moderne est universelle et de loin préférable au brouhaha du débat démocratique. Au nom de ce principe, une foule d’expériences ont été menées dans le monde entier : compression de la fonction publique, dérégulation des secteurs public et privé, ouverture des marchés, allégements d’impôt, équilibrage des budgets. Grâce à d’incessantes fusions, les entreprises se sont mises à grossir, le gigantisme étant considéré comme la condition du succès sur le nouveau marché mondial. Les échanges ont été multipliés par vingt. L’intégration économique européenne s’est accélérée. Le Canada et les Etats-Unis, puis le Mexique [en 1992] ont signé l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

De leur côté, les réformateurs ont procédé à une refonte totale de leurs arguments, reprenant les hypothèses de base de leurs adversaires. Les sociaux-démocrates et autres progressistes sont devenus eux aussi des mondialistes, mais d’un genre plus poli, plus gentil. Comme dans un accès de moralisme, les gouvernements successifs ont renoncé légalement à leur droit de s’endetter ou de créer de nouveaux impôts, deux prérogatives pourtant essentielles et indispensables à la construction de l’Etat et à la préservation de la démocratie. La dette publique devenait un péché, qualificatif bientôt appliqué aux services publics. Qu’ils fonctionnent bien ou non, tous devaient être privatisés et déréglementés, pour devenir à leur tour un seul marché mondial débarrassé de toutes ces tares spécifiques aux services publics. C’est ainsi que sont apparues de grandes entreprises privées aux allures de public, comme certaines compagnies aériennes qui, libérées du joug de la réglementation, ont pu satisfaire la version morale de l’individualisme en proclamant notamment le droit au voyage, avec des prix plus bas, un choix plus grand et toujours plus de destinations.

A partir du début des années 1970 et jusqu’à la fin du siècle, une myriade de traités commerciaux internationaux contraignants ont été mis en place, mais rien de tel dans le domaine des conditions de travail, de la fiscalité, de l’environnement ou des obligations juridiques. Pendant deux cent cinquante ans, la difficile construction de l’Etat-nation moderne avait reposé sur un rééquilibrage constant des règles contraignantes entre bien public et intérêts particuliers. Subitement, par un simple transfert de pouvoir économique au marché mondial, l’équilibre était rompu. Voilà donc le pouvoir économique dénationalisé et les multinationales capables d’accumuler davantage d’actifs financiers que la plupart des Etats-nations. Logiquement, l’étape suivante consistait à faire de ces multinationales les nouvelles nations : des nations virtuelles, affranchies des contraintes que sont la géographie et la nationalité, libérées de toute obligation locale, jouissant de la mobilité des capitaux et des marchandises. Ces vingt-cinq années d’avènement de la mondialisation atteignirent leur apogée en 1995, avec la transformation de l’ancien système d’accords commerciaux internationaux (plus connu sous le nom de GATT, Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) en une entité nouvelle et puissante, l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ce fut la victoire ultime. La création de l’OMC n’avait pourtant rien d’exceptionnel : c’était simplement un organisme centralisé chargé d’étudier les grandes questions relatives aux échanges commerciaux, rien de bien méchant. Mais tout était dans le contexte : la nouvelle conception de la civilisation, à travers le prisme de l’économie, avait atteint le point de non-retour. Au-delà, toutes les relations internationales comprenant un aspect commercial allaient être considérées comme essentiellement commerciales. La culture ne serait plus qu’une question de réglementation industrielle ; l’alimentation, juste un sous-produit de l’industrie agroalimentaire.

L’attention de l’opinion publique mondiale fut plus particulièrement retenue par un point : les réglementations nationales sur l’alimentation et la santé cessaient d’être l’expression d’un peuple soucieux de ce qu’il mettait dans son grand estomac collectif pour n’être plus vues que comme des réactions protectionnistes – à moins que des preuves scientifiques en béton ne puissent être apportées. Mais, face à l’émergence de grands problèmes comme la maladie de la vache folle, l’accès aux médicaments dans les pays en développement ou le réchauffement climatique, de plus en plus de citoyens commençaient à comprendre que ce qu’on leur présentait comme une lutte entre mondialisation et protectionnisme n’était souvent rien d’autre que la confrontation désordonnée du choix individuel et d’intangibles intérêts commerciaux. La mondialisation ne s’organise pas autour des consommateurs, mais autour des entreprises, structures qui cherchent à faire des bénéfices en limitant au contraire les possibilités de choix de l’individu. Alors, les populations n’ont pas tardé à découvrir les autres contradictions du dogme mondial. Comment une seule et même idéologie peut-elle à la fois promettre la croissance planétaire dans la démocratie et le déclin du pouvoir de l’Etat-nation ? Car la démocratie ne peut exister que dans un pays : affaiblir l’Etat-nation, c’est affaiblir du même coup la démocratie.

Comment se fait-il que l’accroissement sans précédent de la masse monétaire se soit traduit par un tarissement des fonds pour les services publics ? Pourquoi cette augmentation des capitaux enrichit-elle surtout ceux qui ont déjà de l’argent ? Pourquoi cela a-t-il conduit à un creusement du fossé entre les riches et les pauvres, et à un resserrement de la classe moyenne ? Pourquoi, dans de nombreux cas, la privatisation des services publics n’a-t-elle ni amélioré le service, ni réduit son coût pour l’usager, mais seulement garanti une source de bénéfices aux nouveaux propriétaires, tandis que les investissements dans les infrastructures diminuaient comme peau de chagrin ? Trois phénomènes indiquaient clairement que la mondialisation n’allait pas tenir ses promesses. Primo, le mouvement en faveur d’une “concurrence vraie” était essentiellement emmené par des professeurs, consultants et technocrates, autrement dit des bureaucrates du privé. De ce fait, la plupart des changements qu’ils souhaitaient avaient pour véritable objectif de limiter la concurrence.

Secundo, la conception des multinationales comme nouveaux Etats-nations virtuels négligeait un point essentiel. Les ressources naturelles sont géographiquement localisées dans des Etats-nations. Les consommateurs vivent sur un territoire réel, dans des endroits réels que l’on appelle des pays. Les hommes d’affaires et les universitaires, si diserts sur les nouvelles sociétés-nations virtuelles, sont eux-mêmes les ressortissants et consommateurs de bons vieux Etats-nations. Un jour ou l’autre, les dirigeants élus devaient se rendre compte que leurs gouvernements demeuraient bien plus puissants que toutes les grandes entreprises.

Enfin, la nouvelle conception de la dette (public contre privé, pays industrialisés contre tiers-monde) révélait une funeste confusion. Les apôtres de la mondialisation ne faisaient pas la différence entre éthique et morale. Si la première est le mètre étalon du bien public, la seconde est l’arme de la rectitude religieuse et sociale. Certes, les idéologies économiques et politiques tournent souvent à la morale religieuse sur leur fin. Mais la mondialisation avait balayé l’éthique dès ses premiers balbutiements, au profit d’une étrange rectitude morale faite de commerce à tous crins, d’individualisme effréné et de dettes que seuls les gouvernements sont tenus d’honorer. D’où l’idée que les pays en difficulté financière étaient d’une certaine façon immoraux et devaient apprendre à se discipliner. Dans la parabole économique de la crucifixion, il fallait mourir économiquement et socialement pour mieux renaître, plus propre et plus sain. Pendant un quart de siècle, sous la coupe sévère du Fonds monétaire international (FMI), cette méthode moralisatrice a été appliquée aux pays en développement, sans le moindre succès.

A la fin du siècle, il était devenu évident que le nationalisme et les Etats-nations étaient désormais plus forts qu’au début de la mondialisation. Cet état de fait était d’ailleurs observable dès 1991, lorsque l’armée yougoslave tenta d’empêcher la Slovénie et la Croatie de quitter la Fédération [de Yougoslavie]. Le massacre qui s’ensuivit fut un test pour l’ensemble des organisations internationales. Toutes ont échoué. Comme dans une tragi-comédie, on vit les élites internationales jacasser sur le fait que les forces économiques mondiales avaient rendu les Etats-nations désuets, pendant que des milliers d’individus en chair et en os étaient assassinés, nettoyés, dans le seul but de permettre la création de nouveaux Etats-nations. Spectacle horrible qui montra aux Européens que leur Union économique et administrative était impuissante face à un désastre politico-militaire.

Washington finit par jouer les intermédiaires dans l’accord de Dayton. Mais Dayton est l’acceptation du crime de guerre local et nationaliste. L’année 1995 marqua donc le triomphe de la mondialisation, avec la création de l’OMC, mais aussi son humiliation, avec la signature de l’accord de Dayton. Les dirigeants nationaux les plus observateurs constataient que la mondialisation manquait à ses engagements. Parmi ces manquements, le plus manifeste était la faillite des mécanismes de dette et de prêts internationaux. Pendant une brève période, l’approche punitive du FMI avait semblé porter ses fruits. Les gouvernements latino-américains s’efforcèrent, durant une dizaine d’années, de suivre les instructions élaborées par le FMI, les gouvernements occidentaux et les banques privées. Ils durent supporter la rigueur, qui, dans de nombreux cas, finit par produire une croissance en apparence solide, même si dans le même temps le fossé entre riches et pauvres s’était creusé. Mais, partout, la reprise fut suivie, quelques années plus tard, par une crise encore plus grave. Il s’avéra qu’une si longue période d’austérité avait usé le tissu socio-économique au lieu de le renforcer. Après avoir subi toutes les libéralisations, toutes les privatisations et tous les programmes de désinflation imaginables, l’Amérique latine avait à la fin des années 1990 un taux de croissance à peine supérieur à la moitié de ce qu’il était avant les réformes.

Les vrais croyants vous diront que ça aurait pu marcher, s’il y avait eu moins de népotisme, des syndicats moins forts et moins de corruption. Mais les véritables politiques économiques, dans le monde réel, ne doivent pas exiger un contexte parfait. Les contextes parfaits n’existent pas dans le monde réel. Pendant deux siècles, les pays occidentaux ont connu la croissance en dépit de leurs multiples carences.

Bref, l’Amérique latine ne croit plus à la mondialisation, pas plus que l’Afrique ni une grande partie de l’Asie. La mondialisation n’a plus rien de mondial. De fait, la plupart des ministres des Finances des pays occidentaux travaillent discrètement, depuis quelque temps, à une Rerégulation partielle des marchés.

Au cœur de toute idéologie se trouve le culte d’un avenir meilleur, le passé immédiat étant seul marqué par l’échec. Mais, après la pause, la volonté laisse place à la méfiance, une méfiance de gens trahis. C’est ce qui s’est passé à la fin des années 1990 : l’incrédulité nous est revenue et, avec elle, la mémoire. La période 1945-1973 n’avait rien de catastrophique ; elle avait même été l’une des époques les plus heureuses de l’Histoire, tant en termes de réformes sociales que de croissance économique. Une période à repenser, à partir de laquelle construire du neuf.

En 1998, c’est de Malaisie qu’est venu le premier signe évident de la fin de l’idéologie dominante. Tout à notre ferveur, nous n’avons vu dans la crise financière asiatique qu’un phénomène économique, c’est-à-dire soumis à la loi de l’inéluctable. Les Malaisiens, eux, y ont vu une crise politique nationale avec des conséquences économiques. Ils ont donc pris des mesures politiques et nationales, avec succès. Subitement, on s’est dit que les Etats-nations n’étaient peut-être pas à l’agonie. Puis ce furent, fin 1999, les élections générales en Nouvelle-Zélande. Quinze ans plus tôt, ce petit pays était devenu le modèle de la mondialisation. Du jour au lendemain, les électeurs néo-zélandais votèrent pour un changement de cap, en faveur d’un gouvernement très interventionniste plaidant pour un mélange de politiques sociales à l’échelle nationale, de réglementations économiques applicables et d’un secteur privé stable. De fait, les industries néo-zélandaises avaient été liquidées, l’économie était en déclin et le niveau de vie n’avait pas progressé durant les quinze années qu’avait duré l’expérience de la mondialisation. Le taux de jeunes Néo-Zélandais quittant le pays devenait alarmant. Tout cela, ont alors affirmé les électeurs, n’avait rien d’inéluctable. Il y eut ensuite les attentats du 11 septembre 2001. Dès les jours qui suivirent, l’économie mondiale amorça sa dégringolade dans la crise. Les grands patrons baissèrent le nez dans leurs affaires, oubliant la gouvernance mondiale ; soucieux, comme toujours, de réduire les risques, ils firent des coupes claires dans leurs programmes d’investissements, accélérant le naufrage économique.

Quant aux dirigeants politiques, aux ministres des Finances, aux directeurs des réserves et autres banques centrales – élites officielles des Etats-nations –, ils se sont mis en branle. Ils ont parcouru le monde, discuté, émis de la monnaie, sans oublier d’en dépenser beaucoup. Et ils sont parvenus à stabiliser la situation. Autrement dit, il y a eu une inversion des rôles soudaine et extrêmement visible. Les gouvernements des Etats-nations ont repris possession de la totalité de leur pouvoir, celui d’agir et celui de diriger, tandis que les patrons étaient renvoyés à leur rôle traditionnel d’acteurs secondaires.

Quand la foi disparaît, les églises se vident. L’incroyance galopante s’est manifestée à Davos, l’endroit même où était apparue pour la première fois, trente-trois ans plus tôt, la théologie de la mondialisation. A l’inauguration du forum de janvier 2003, on félicite Mahathir Mohamad, le Premier ministre de la Malaisie, pour la réussite économique de son pays – due au rejet des théories économiques mondialistes. Puis, quelques jours plus tard, arrive dans le village helvétique Luiz Inácio “Lula” da Silva, nouveau président du Brésil, pour présenter sa version indépendante et honnête d’un populisme responsable pour l’Etat-nation. La signification de ces événements ne fait plus aucun doute, après la déclaration du secrétaire d’Etat américain Colin Powell face à l’éventualité d’une guerre en Irak : “Nous agirons, quand bien même d’autres pays ne seraient pas disposés à se joindre à nous.” Les Etats-Unis allaient donc agir de façon unilatérale, autrement dit, de façon nationale. C’est ainsi qu’en une seule semaine, dans le berceau affectif et mythologique de la mondialisation, trois grands gouvernements, pourtant très différents, ont tourné le dos à l’idéologie globale pour agir en faisant de l’Etat-nation la seule réalité internationale.

Il ne fait aucun doute que le nationalisme, dans ce qu’il a de meilleur et de pire, a fait un retour spectaculaire et inattendu. Nous ignorons encore s’il deviendra la nouvelle idéologie dominante, mais nous savons déjà qu’il est revenu dans toute l’Europe sous une forme néfaste qui rappelle le xixe siècle : partout, des nationalistes font partie des gouvernements au pouvoir ou sont à la tête de l’opposition. Mais des formes positives de nationalisme ont aussi fait leur apparition, avec des pays comme l’Afrique du Sud ou le Brésil, qui s’attaquent aux grands laboratoires pharmaceutiques pour obtenir l’accès aux médicaments contre le sida. Ces pays ont remporté des victoires. Un certain nombre de traités internationaux contraignants et non commerciaux ont pris forme, avec pour fondements l’éthique et l’intérêt général : c’est le traité d’Ottawa contre les mines antipersonnel, la Cour pénale internationale ou les accords de Kyoto sur le réchauffement de la planète. Autant d’efforts, encore balbutiants, qui visent à l’établissement d’un équilibre international dans lequel la civilisation ne serait plus vue à travers un prisme, que ce soit celui d’une économie de marché simplette ou celui des égoïsmes nationaux.

Seule l’Histoire pourra donner un sens à tous ces signaux contradictoires. Mais l’Histoire n’est ni pour ni contre. Elle EST, tout simplement. Le vide géopolitique n’est pas fait pour durer. Il y a toujours quelque chose pour venir le combler.


Ah, le patriotisme économique !

Derrière le “patriotisme économique” revendiqué cet été par le gouvernement français pour défendre Danone se cache une bonne dose d’hypocrisie, souligne The Economist. “En France, pendant que les hommes politiques contemplent leur ligne Maginot industrielle, les hommes d’affaires mettent le grappin sur des entreprises d’autres pays européens.” Au cours des sept premiers mois de l’année, les entreprises tricolores ont acheté 146 rivales européennes, pour 60 milliards de dollars (Pernod-Ricard a pris le contrôle du britannique Allied Domecq, Suez a mis la main sur le belge Electrabel, France Télécom a acheté l’espagnol Amena, etc.). La France arrive ainsi bonne première pour les acquisitions “transfrontalières”, devant les Etats-Unis (55,6 milliards) et l’Italie (27,9 milliards).

Pour autant, ce protectionnisme à peine déguisé n’est pas une spécificité française. Quelques exemples récents en témoignent.


COMMERCE

Les pays riches se protègent bien…

L’Organisation mondiale du commerce est censée favoriser la globalisation des économies. Nul doute que ces derniers temps elle a du mal à remplir sa mission. A la mi-décembre doit se tenir à Hong Kong une réunion ministérielle destinée à faire avancer le cycle de négociations sur la libéralisation des échanges lancé à Doha en 2001. Mais le protectionnisme agricole des Etats-Unis et de l’Europe, qui a provoqué l’échec de la conférence de Cancún en 2003, risque fort de faire échouer de nouveau les négociations.

En juin dernier, dans une déclaration commune, les ministres du Commerce africains ont donné aux Occidentaux jusqu’en décembre pour mettre fin à leurs subventions aux exportations agricoles. Faute de quoi ils menacent de refuser tout accord sur d’autres sujets, comme la libéralisation des services chère au cœur des pays du Nord.

Or les choses se présentent mal. Réunis à Paris le 23 septembre pour discuter essentiellement des aides agricoles, des représentants de l’Union européenne, des Etats-Unis, du Brésil et de l’Inde n’ont pu que constater leurs divergences. Conclusion du commissaire au Commerce européen, Peter Mandelson : “Nous avons encore beaucoup de travail à faire” avant la conférence de Hong Kong.

Le rapport 2005 que vient de publier le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) apporte de l’eau au moulin des pays du Sud. Il souligne à quel point les politiques commerciales “inéquitables” des pays riches entravent la croissance des pays pauvres. “Les barrières commerciales auxquelles sont confrontés les pays en développement exportant vers les pays riches sont en moyenne trois fois plus importantes que celles auxquelles sont soumis les échanges entre pays riches”, rappelle le PNUD. Pour ce qui concerne l’agriculture, “les pays en développement perdent environ 19,7 milliards d’euros par an en raison du protectionnisme et des subventions” pratiqués par les pays riches.