De nouveaux objectifs pour les banques centrales

Alternatives Economiques - Hors-série n°75 - Décembre 2007 Hector Lopin

La configuration originale engendrée par la globalisation financière nécessite un renouvellement des objectifs et des instruments de la politique monétaire.

Les banques centrales ont occupé le devant de la scène internationale lors de la crise financière de l'été 2007. La Fed américaine et la Banque centrale européenne (BCE) sont en effet intervenues en urgence pour prêter à des banques en difficulté, à la suite de pertes occasionnées par la crise du marché immobilier (subprime) américain. Ces interventions étaient destinées à éviter que la défaillance de quelques banques ne se propage à l'ensemble du système financier international. Mais la gestion des crises ne représente que l'un des multiples rôles joués par les banquiers centraux.

A quoi servent-elles?

Les banques centrales sont des institutions anciennes qui remontent, pour les premières d'entre elles (Banque de Suède et Banque d'Angleterre), à la fin du XVIIe siècle. Elles existent aujourd'hui dans tous les pays. Elles ont le monopole de l'émission des pièces et des billets, la monnaie que l'on appelle "fiduciaire". Mais celle-ci ne représente qu'environ 5% de la monnaie en circulation. L'essentiel de la création de monnaie provient des crédits effectués par les banques, souvent nombreuses (un millier en France), ce que l'on appelle la monnaie "scripturale", celle qui existe par les jeux d'écriture des banques.

L'arrivée des banques centrales émergentes

Les banques centrales des pays émergents sont devenues des actrices importantes de la finance internationale. Le montant des devises qu'elles gèrent s'accroît rapidement du fait des excédents extérieurs et de leurs politiques d'intervention sur les marchés des changes: pour éviter l'appréciation de leurs devises face au dollar américain, et défendre leur compétitivité, les pays asiatiques, à commencer par la Chine, font acheter du dollar par leurs banques centrales, afin de soutenir la devise américaine.

Généralement, ces réserves de change sont placées sur des produits financiers non risqués et mobilisables rapidement, comme les bons du Trésor américains. Elles doivent en effet servir de ligne de défense face à une éventuelle fuite des capitaux. Mais le niveau des réserves dépasse désormais largement celui nécessaire pour se protéger en cas de crise. Les banques centrales émergentes, ainsi que celles des pays pétroliers, investissent donc de plus en plus sur les Bourses des pays riches. Ce qui fait craindre à ces derniers une prise de contrôle d'entreprises stratégiques (défense, énergie...). Les banques centrales investissent par l'intermédiaire de fonds souverains (1), détenant en 2007 environ 2 500 milliards de dollars, selon la banque Morgan Stanley. Un montant qui pourrait passer à 12 000 milliards de dollars d'ici à 2015, plus du double des réserves en devises mondiales actuelles.

Christian Chavagneux NOTES (1) voir "Quand les Etats investissent la finance", Alternatives Economiques n° 262, octobre 2007, disponible dans nos archives en ligne.

Les banques centrales sont des institutions placées à la tête et au-dessus des banques commerciales. Leur principale responsabilité est de contrôler les flux d'émission monétaire de ces dernières. La banque centrale intervient sur le marché interbancaire (entre banques) de la monnaie en faisant varier son taux d'intérêt appelé "taux directeur". Elle rend ainsi plus ou moins abondante la liquidité (les ressources monétaires) dont disposent les banques. Ce qui lui permet d'agir par contrecoup sur la capacité de ces dernières à créer de la monnaie. C'est là le principe fondamental de la politique monétaire, qui consiste à rendre meilleur marché ou plus élevé le coût du crédit et ainsi à faciliter ou ralentir l'activité économique.

Les banques centrales veillent également à la stabilité des systèmes bancaires dans leur ensemble. Elles exercent à ce titre la fonction de prêteur en dernier ressort. Lorsqu'une crise se produit, les acteurs financiers qui ont des ressources ont tendance à devenir très craintifs et à ne plus vouloir prêter d'argent aux acteurs financiers qui en ont besoin ou alors à des taux d'intérêt très élevés. Le risque est que les banques réduisent leurs prêts aux agents économiques ou bien réclament à leur tour des taux d'intérêt importants, ce qui découragerait le crédit et donc l'activité. La banque centrale indique alors aux banques en difficulté qu'elle est disposée à leur prêter pour quelques jours autant d'argent qu'elles estiment en avoir besoin pour maintenir la confiance et assurer un bon fonctionnement des systèmes de paiement. Ainsi, la BCE a-t-elle injecté 95 milliards d'euros de liquidité au début de la crise de l'été dernier, suivis de plusieurs dizaines de milliards les jours suivants. Elle cherchait ainsi à éviter un risque systémique, c'est-à-dire la propagation d'une crise à tout le système bancaire et financier.

La banque centrale a aussi une fonction de surveillance du taux de change de la monnaie nationale (ou commune dans le cadre d'une union monétaire comme dans la zone euro) par rapport aux monnaies étrangères, appelées devises. En participant au marché des changes, la banque centrale peut rendre la devise plus ou moins abondante ou plus ou moins chère et ainsi agir pour baisser ou élever sa valeur (mesurée par son taux de change) par rapport aux autres devises. Lorsqu'on est dans un système international de changes fixes, la banque centrale a pour objectif de maintenir la parité officielle. Lorsqu'on est, comme aujourd'hui, dans un système de changes flottants, elle veille à ce que l'on ne s'écarte pas trop de la parité qui est jugée supportable pour l'économie. Par exemple, la banque centrale cherchera à limiter l'appréciation de la monnaie qui pénaliserait les exportations et favoriserait les importations.

Le conservatisme des banquiers centraux

Dans les années 60, le banquier central était keynésien. Il avait pour objectif de réaliser le meilleur arbitrage entre inflation et plein-emploi. Il donna alternativement la priorité à la lutte contre l'inflation et à celle contre le chômage. Ce qui amena à des politiques de stop-and-go, d'arrêt et de soutien à la croissance. Avec la montée de l'inflation, exacerbée par les chocs pétroliers de 1973-1974 et 1979, les années 80 ont vu apparaître les banquiers centraux conservateurs, presque exclusivement dédiés à l'objectif de lutte contre l'inflation et de préservation de la stabilité monétaire.

La création de l'union économique et monétaire européenne, organisée par le traité de Maastricht, a consacré la priorité donnée à la lutte contre l'inflation. La BCE a reçu un statut la rendant indépendante des pouvoirs politiques et lui confiant une seule mission, celle d'éviter tout retour de l'inflation. L'activité économique et l'emploi sont considérés comme des objectifs seconds et interdiction lui est faite de prêter de l'argent à un Etat, alors qu'à l'origine les banques centrales avaient été créées pour cela.

La majorité des économistes sont parvenus aujourd'hui à la conclusion que les politiques monétaires trop exclusivement ciblées sur l'inflation sont largement à l'origine des déséquilibres économiques et financiers actuels. En Europe, certains considèrent que la priorité exclusive accordée par la BCE à la lutte contre l'inflation contribue à contraindre les évolutions salariales, suscitant des effets déflationnistes sur les économies de la zone euro, dont le taux de chômage est le plus élevé parmi les pays industrialisés. Ce biais déflationniste a été aggravé en Europe par une insuffisante coordination de la politique monétaire avec les autres instruments de la politique économique (politiques budgétaires et fiscales) qui sont de la responsabilité des Etats membres. Ce manque de coordination provient de l'absence d'un véritable gouvernement économique dans la zone euro, dont l'indépendance excessive de la BCE est l'un des aspects.

Par ailleurs, les principales banques centrales (la Fed américaine et la BCE) ont été amenées à commettre des erreurs de diagnostic par suite d'une attention trop exclusive portée à l'inflation. En effet, à partir de la seconde moitié des années 90, le rythme de l'inflation étant devenu très faible, la Fed et la BCE ont maintenu des taux d'intérêt très bas. Ce qui a favorisé une création excessive de liquidités dans le monde et a contribué à la bulle Internet, puis à la bulle immobilière aux Etats-Unis et en Europe.

Le besoin d'une nouvelle génération

On doit se demander s'il n'est pas souhaitable qu'émerge aujourd'hui une troisième génération de banquiers centraux, qui adapterait la politique monétaire à la nouvelle donne économique et financière de ce début de XXIe siècle. Le "logiciel" actuel des banques centrales est périmé: il a été défini dans les années 70-80, dans le contexte d'un régime de haute inflation. Celle-ci n'est plus le problème prioritaire de la phase actuelle du capitalisme. La mondialisation, fondée sur une mise en concurrence des pays, de leurs entreprises mais aussi de leurs salariés, exerce une pression permanente à la baisse sur les prix et les salaires. Ce qui explique la faiblesse structurelle de l'inflation.

Par ailleurs, il est urgent que les banquiers centraux associent l'objectif de stabilité financière à celui de la stabilité monétaire. Le développement rapide des marchés financiers et la montée de l'instabilité financière ne peuvent laisser indifférents les banquiers centraux, ne serait-ce qu'en raison de leurs effets sur l'efficacité et sur les mécanismes de transmission de la politique monétaire.

La configuration originale engendrée par la globalisation financière appelle ainsi un renouvellement des objectifs et des instruments de la politique monétaire. Ce qui impliquerait, en particulier, que les banques centrales réagissent à l'évolution des prix d'actifs (actions, immobiliers...), afin d'éviter les à-coups sur la croissance que représentent les crises financières. La Fed américaine a déjà commencé à intégrer ce nouvel objectif dans son discours et dans sa pratique, ce qui n'est pas le cas de la plupart des autres banques centrales. Il convient d'inclure également la stabilisation des taux de change (qui sont un prix d'actif essentiel) dans les objectifs des banques centrales. De tels changements impliquent d'importantes inflexions dans les principes et le cadre d'analyse théorique qui ont gouverné la mondialisation au cours des deux dernières décennies, pour redonner plus de poids à l'encadrement de la finance par les Etats dans un sens moins libéral. Ce qui impliquerait notamment des banques centrales moins indépendantes, qui devraient décider avec les gouvernements et les parlements des objectifs de la politique monétaire, tout en restant libres des instruments qu'elles utilisent.


Mis en ligne le 20/03/2008 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) sites web http://paysdefayence.blogspot.com et http://pierreratcliffe.blogspot.com