Dix années de Chiraquie; d'après Nicolas Baverez

En 1995, Jacques Chirac entre à l'Élysée en plaçant son septennat sous le signe du changement et de la rupture avec les deux septennats de François Mitterrand, notamment dans le domaine de la politique étrangère, de la défense et de la sécurité. Dans son allocution d'investiture, le président de la République se réfère à la volonté de changement exprimée par le peuple français, en appelle à une France plus allante forte de son histoire et de ses atouts. Ses formules: la fracture sociale, trop d'impôts tuent l'impôt, et ses promesses tous azimuts ont contribué à son élection.

Dix ans après, force est de constater que c'est la continuité qui a prévalu. L'aggiornamento et les réformes promises ont été une nouvelle fois reportées alors qu'à la chute de l'union soviétique s'est ajouté un nouveau bouleversement géopolitique issu de l'attentat du 11 septembre 2001 au World Trade Center. Loin d'être plus allante la France s'est enfermée dans la position d'un vieux pays, nostalgique de sa grandeur passée, en marge du monde et de l'Europe, spectateur désabusé d'évènements qui se déroulent sous ses yeux.

Lors de son arrivée à la tête de l'État en 1995, la France avait déjà reculé sur la scène internationale, et le prédécesseur de Jacques Chirac avait manqué le "nouveau monde" né de la chute du mur de Berlin. En 1995 Jacques Chirac accèdait à la magistrature suprême au moment où la position diplomatique de la France s'était profondément dégradée, du fait de l'incompréhension profonde de la chute du mur de Berlin par François Mitterrand. Au-delà de la vision archaïque d'un président ancré dans l'univers de la guerre froide, s'exprimaient les travers traditionnels de la diplomatie française, au premier rang desquels l'obsession pour les États, le désintérêt pour le mouvement des sociétés, la culture du cynisme et la désinvolture pour la liberté. Pour toutes ces raisons, le changement était impératif en matière de politique extérieure et de sécurité. Force est de constater qu'il ne s'est pas passé grabnd chose de nouveau et que le rang de la France a encore régressé depuis 1995 en Europe et dans le monde.

Pourquoi ?

D'abord, à cause de la dissolution de l'assemblée nationale prononcée seulement deux ans après, en 1997, par Jacques Chirac et des cinq années de cohabitation qui ont suivi. Cette dissolution avait été décidée pour tenter de mettre fin à l'agitation sociale que les tentatives de réforme d'Alain Juppé avait lancées pour la sécurité sociale. Si la dissolution avait reconduit la majorité en place, cela aurait ainsi légitimé les réformes. Mais les français élurent à l'assemblée une majorité de gauche qui arrivait avec un programme politique entièremeent différent, et notamment le projet de loi sur les 35 heures.

Les deux premières années du septennat ont connu des réformes significatives dans le domaine militaire et stratégique. Ce furent la baisse de notre programme de dissuasion nucléaire avec la suppression de sa composante terrestre (la fermeture du plateau d'Albion), la cessation de notre programme d'essais nucléaires et l'adhésion au traité international qui les interdisaient, mais après une reprise momentanée comme pour ne pas obtempérer tout de suite aux injonctions de la communauté internationale notamment dans le pacifique et pour soi disant parfaire notre arme de dissuasion atomique. Il y eut aussi la décision de faire une armée de métier et celle de supprimer le service militaire obligatoire pour tous. Il y eut aussi la tentative de réintégrer le dispositif politique et militaire de l'Otan mais qui a achoppé sur notre exigence de d'avoir le commandement de la zone Sud de l'organisation. Enfin Jacques Chirac a rompu avec la position de Mitterand en face de l'hyper nationalisme serbe, en adoptant une ligne de conduite ferme en Bosnie puis au Kosovo.

Malgré sa part de confusion, comme pour la reprise puis l'arrêt des essais nucléaires, cette politique de réforme tranchait par rapport au septennat de François Mitterrand. Mais à partir de 1997, tout change après la dissolution et le changement de majorité à l'assemblée (la gauche plurielle) et la cohabitation de Jacques Chirac avec le premier ministre Lionel Jospin. Le traité de Nice en présente la caractéristique remarquable: en raison probablement d'un désaccord qui fut perçu lors des négociations avec nos partenaires européens, ce fut un double échec pour la France; d'abord du point de vue de notre intérêt national avec la perte de la parité de vote au sein de l'Union avec l'Allemagne réunifiée plus peuplée que nous et par la divergence avec les nouvelles démocraties Pologne en tête. Ensuite pour l'Europe en terme d'intégration, avec le blocage du programme du processus de décision et la dissolution de l'intérêt communautaire.

Mais ces évènements nous paraissent être le reflet de l'immobilisme français en général: le culte du passé et l'ignorance des réalités mondiales: sociales, techniques et économiques. Il s'agit du refus de l'économie modernes et de la société ouverte, l'incapacité à faire face à l'accélération de l'histoire, un discours de pseudo grande puissance sans les instruments de la puissance. Enfin, si François Mitterrand est resté aveugle devant la chute du mur de Berlin, Jacques Chirac a totalement raté pour sa part, le tournant stratégique provoqué par l'attentat terroriste du 11 septembre 2001.

D'un côté, après une courte période de compassion, la diplomatie française est restée insensible au traumatisme du peuple américain, écartelé entre un sentiment illusoire de toute-puissance et l'angoisse d'une vulnérabilité insoupçonnée. Cette schizophrénie explique le désarmement des contre-pouvoirs de la démocratie des États-Unis jusqu'à l'élection présidentielle de 2004. D'un autre côté, elle a violemment dérapé en basculant de la critique légitime de l'intervention en Irak à l'organisation d'une cabale mondiale contre les États-Unis au sein de l'ONU. La deuxième intervention en Irak après l'annexion du Koweit qui fut suivie par plus de 10 ans de dictature sanglante de Saddam Hussein, était fondée sur la volonté de libérer l'Irak de ce dictateur, sur le lien supposé entre le régime de Saddam Hussein et al-Qaida et l'existence d'armes de destruction massive. Tout ceci, en faisant peu de cas de la réalité de la menace que représente le terrorisme International et surtout, en prenant le risque de créer, comme dans les années 1930, un clivage majeur entre les démocraties, au moment même où la liberté politique est l'objet d'une attaque frontale. De plus, cette action de la France se fit avec la constitution d'un camp de la paix avec la Russie, dans la plus parfaite indifférence pour la tragédie tchétchène, et la Chine, qui se sont servi à cette occasion de la diplomatie française.

Les résultats de la politique de défense entreprise par le président de la république dès sa deuxième élection en 2002 ne sont-ils pas nettement plus positifs ?

Dans le domaine de la défense, Jacques Chirac a décidé en 2002 de ce qui était facile, à savoir augmenter les dépenses. Mais il s'est refusé à effectuer le difficile, qui consistait à moderniser la stratégie après la fin de la guerre froide et l'irruption de terrorisme de masse, à savoir redéfinir le schéma des forces, moderniser l'organisation du ministère autour d'un chef militaire et d'un responsable logistique et industriel, et restructurer l'appareil militaro industriel. Au total il aura fait avec la défense ce que Lionel Jospin fit avec l'éducation nationale, c'est à dire qu'il a en augmenté les dépenses sans améliorer les services rendus. Parmi bien d'autres exemples, on peut citer le fait que 20% des dépenses d'investissement continuent d'être affectés contre toute raison à la dissuasion nucléaire (contre 8% au Royaume-Uni), alors que le spatial, clé du renseignement et donc de l'autonomie stratégique, n'est doté que de 3% des crédits. Si la dissuasion prospère, l'information et le renseignement, la projection, la protection du territoire et de la population sont délaissés, alors qu'ils sont essentiels dans un monde où la guerre est de retour avec des formes totalement différentes.

Quel bilan tirez-vous de la politique conduite par la France en direction des pays arabes et de l'Afrique ?

Dans ce domaine aussi, force est de constater l'absence de résultats de notre opposition frontale à la politique américaine en Irak. La France n'échappe ni aux prises d'otages, ni aux menaces et aux attaques terroristes, et son prestige ne cesse de décliner au sein des élites-africaines comme du monde arabo-islamique. Quelles que soient leurs erreurs en Irak, ce sont les États-Unis qui mènent le jeu au Moyen-Orient, du conflit israelo-palestinien à la réintégration de la Libye en passant par le début de démocratisation de l'Arabie saoudite ou la crise iranienne. Il faut reconnaître par exemple que les États-Unis et Israel avaient raison de considérer qu'Arafat était un obstacle irréductible pour une solution politique, puisque contrairement au président Sadate, à Menahem Begin ou à Itzhak Rabin, il n'avait pas opéré la mue du chef de guerre à l'homme d'État. Les évènements actuels indiquent qu'il avait tort.

les États-Unis et la Chine progressent spectaculairement au Maghreb, notamment en Algérie, et en Afrique. Le Royaume-Uni effectue une percée remarquable en Afrique, plaçant son développement en première des priorités de sa présidence du G8. Dans le même temps, la France, toujours prodige de leçons au reste du monde en matière de gestion de crise, accumule les échecs en Côte d'Ivoire et au Togo.

L'un des choix récurrents de la France semble être celui du "soft power", inséparable de la lutte contre les déprédations écologiques.

Le discours sur la mu1tipolarité et le multilatéralisme béat est dénué de sens et de portée pratique. Le monde n'a jamais été unipolaire qu'à l'aune d'une chimère antiaméricaine : sur le plan stratégique, l'enlisement en Irak illustre les limites, politique et militaire, des États-unis ; sur les plans économique et monétaire, les États-Unis dépendront désormais de la Chine Bref, le problème de la société ouverte n'est pas son uniformité mais le fait d'arriver à faire cohabiter de manière pacifique des systèmes de valeurs, des cultures, des traditions multiples et hétérogènes. La France est la première à se démarquer de l'utopie matérialiste et à recourir à la force armée quand ses intérêts sont en jeu, comme en côte d'Ivoire. Mais en l'occurrence, elle a réussi à cumuler le pire du colonialisme propre à la vieille France-Afrique avec les accords de Marcoussis, puis le pire du multilatéralisme - comme dans les premières années du conflit bosniaque, avec la passivité devant la dérive totalitaire et le réarmement du régime de Laurent Gbagbo, jusqu'à assurer la sécurité des avions chargés de frapper nos propres soldats. L'ultime contradiction est à chercher dans un discours tiers-mondiste tout droit issu du sommet de Bandung dans les années 1950, en porte-à-faux complet avec les politiques d'ouverture et de libéralisation à marche forcée dans la mondialisation qui fondent le rattrapage accéléré de la Chine, de l'Inde ou du Brésil. Loin de céder aux billevisées sur la taxation des transactions financières ou du kérosène, les pays émergeants assoient leur développement et la lutte contre la pauvreté sur les principes Ricardo - le libre-échange - et de Schumpeter - le risque de l'entrepreneur. En s'érigeant en champion du protectionnisme dans le domaine de l'agriculture, de l'industrie ou des services, la France ne défend pas le développement des pays du Sud et des pauvres mais les rentes de situation des pays riches, dont les siennes.

Des raisons institutionnelles expliquent-elles les dysfonctionnements que vous pointez ?

Au principe des échecs de la politique extérieure et de défense, on trouve la conception, perverse, aussi antidémocratique qu'antilibérale, du domaine réservé. Il est désormais impératif de faire justice de cette exception française que le président exerce son bon plaisir dans le champ diplomatique et stratégique, indépendamment de toute forme de contre-pouvoir (hormis dans les périodes de cohabitation). Or contrairement aux idées reçues l'absence de contrôle n'est pas gage de performance mais d'inefficacité. L'autre raison majeure se situe dans le refus de tout principe qui contribue à expliquer le caractère inconséquent de la politique de Jacques Chirac. La multipolarité est une chimère. La prétention jouer à la grande puissance sur fond d'une économie, d'une société et d'une nation en ruine, est promise à l'échec. Le plus grave sur le plan moral c'est la négation des valeurs et le relativisée intégral dont la politique française s'est fait une spécialité.

Relativisme intégral? Que voulez-vous dire ?

Chacun sait depuis la présidence de Jimmy Carter que les droits de l'homme ne font pas une politique extérieure. Mais à l'inverse une démocratie, à fortiori la France, ne peut fonder sa politique sur le mépris affiché pour la liberté et les droits de l'homme. En réalité, sous la prétendue diversité des critères fondant la liberté, pointe un authentique racisme qui veut que la démocratie et le marché soient l'apanage de certains peuples et de certaines nations. L'autre tropisme inquiétant de la politique extérieure française est le nihilisme. Elle excelle dans la condamnation; elle péché par l'absence de proposition; elle se dissout au contact de l'action, comme le montre la crise ivoirienne.

Faut-il vraiment crier au "nihilisme" Ne s'agit-il pas simplement d'une realpolitik

Comment peut-on à la fois prétendre maîtriser la realpolitik et cultiver l'angélisme du multilatéralisme en condamnant par principe le recours à la force ? Ni réaliste ni idéaliste, la politique de la France est tout simplement irrésolue et inconséquente. Avec, à la clé, un recul des positions de notre pays sans précédent depuis la IVème république.

Il reviendra en 2007 au nouveau président de la république de redéfinir une politique extérieure et de sécurité cohérente, à l'instar de la refondation conduite en 1998, et qui devra réunir 3 conditions: