Chômage: L'hypocrisie française


Patrick Bonazza Le Point 9/6/2005

« Contre le chômage, on a tout essayé », disait François Mitterrand. Faux, estime Dominique de Villepin, « tout n'a pas été tenté ». Les Français, eux, constatent les dégâts.

Bienvenue en France, avec ses bons vins, ses concours de pétanque, ses églises romanes, ses restaurants trois étoiles... et ses 2,486 millions de chômeurs (10,2 % de la population active). Car le chômage aussi, au fil des ans, est devenu une spécialité française. Depuis ce jour d'octobre 1975 où Jacques Chirac, qui était alors Premier ministre, s'est mis à apercevoir « le bout du tunnel ». La France comptait alors un peu plus de 1 million de chômeurs. Depuis, le mal, ce « cancer abominable », selon l'expression de Laurent Fabius quand il devint Premier ministre de François Mitterrand en 1984, n'a cessé de se propager. Avec des pics (12,7 % en 1994) et des périodes de rémission (comme récemment entre 1997 et 2001). C'est ce dragon que veut maintenant terrasser Dominique de Villepin, à peine installé à Matignon : « Je vais personnellement mener la bataille pour l'emploi. » Comme si Jean-Pierre Raffarin, avant lui, s'était tourné les pouces et que Jacques Chirac, depuis dix ans à l'Elysée, n'avait pas remarqué la montée de la sinistre courbe.

Sinistre, en effet. Le chômage de masse mine jour après jour le fameux « modèle social français » auquel le nouveau Premier ministre, dans une envolée très romantique, se dit encore très attaché. Comme si ce modèle n'était pas déjà bel et bien enterré. Voilà belle lurette, en effet, que la France ne peut donner en exemple sa réussite sociale. Aux 2,5 millions de chômeurs s'ajoutent 1,18 million de RMistes, sans compter les préretraités, les emplois aidés, les travailleurs pauvres... Dans un rapport du Plan qui avait défrayé la chronique en 1997, Henri Guaino avait estimé la population des laissés-pour-compte à 7 millions de personnes !

C'est ainsi. Au palmarès social la France n'est jamais tout à fait dernière, mais elle est toujours au fond de la classe avec les cancres. Elle condamne ses jeunes (24 % de chômeurs de moins de 25 ans), ignore ses immigrés (40 % de chômeurs) et sacrifie les 55-64 ans (taux d'emploi d'à peine 37 %). Elle bat le record de la précarité (7 embauches sur 10 sont des Cdd) et celui des actions judiciaires après licenciement (25 %, selon l'Ocde).

La France avec ses bons vins, ses concours de pétanque... et son million d'enfants vivant sous le seuil de pauvreté. Peu à peu, le pays s'est installé dans l'insécurité sociale. Les retraites, en dépit de la réforme de 2003, ne sont pas complètement assurées. Le chantier de la Sécurité sociale a été tout juste entrouvert. Les Français sentent bien qu'ils doivent épargner pour préparer leurs vieux jours ou couvrir un pépin de santé. Au lieu de cela, comme leur pouvoir d'achat stagne, ils tirent sur leur bas de laine pour continuer de consommer. La société française est devenue anxiogène.

Après les classes populaires, les classes moyennes. Pas étonnant, dans un tel climat, que la moindre étincelle mette le feu aux poudres. Et, ces derniers temps, mondialisation aidant, les occasions ne manquent pas. Un jour, c'est une usine qui ferme, un autre, les Chinois qui menacent, le lendemain, un patron qui s'installe en Roumanie et, le surlendemain, un Pdg du CAC 40 qui annonce une « retraite chapeau » indécente... Le malaise ne touche pas seulement les classes populaires, il ronge peu à peu les classes moyennes. Le fait qu'un jeune diplômé sur deux ne trouve pas de travail n'est pas étranger à l'avancée du spleen social. Paradoxalement, les grandes batailles dans le pays ne visent pas à changer les règles du jeu. Au contraire, arc-boutés sur les fameux « acquis sociaux », les syndicats, dont la représentativité est de plus en plus faible (8 %, mais 15 % dans le public), réalisent leurs plus grands scores dans la rue - là où s'exerce leur vrai pouvoir - pour défendre les emplois protégés des fonctionnaires et du public (SNCF, La Poste, EDF...). Résultat, le fossé se creuse entre les insiders (ceux qui ont un job) et les outsiders (les précaires).

« La France fabrique de plus en plus de pauvres et laisse partir à l'étranger ses talents et ses riches », résume un peu brutalement un grand patron réputé libéral. Le voilà, donc, le modèle social français, lointain écho du passé. Nous ne sommes plus en 1946. Dans l'euphorie de la reconstruction, les syndicats, qui avaient alors meilleure presse, semblaient mener le bal face à un patronat qui voulait oublier certains compromis de guerre. Les Trente Glorieuses suivirent, gravant une sorte de pacte entre partenaires sociaux, sous la bienveillante vigilance de l'Etat. On se souvient que 400 000 pieds-noirs en âge de travailler ont rejoint la métropole en 1962, après avoir quitté l'Algérie. On redoutait un drame social, mais tous ont très vite trouvé un emploi. C'était la période dorée où le pouvoir d'achat progressait, les congés payés s'allongeaient, la Sécurité sociale prospérait, les retraités s'enrichissaient, l'ascenseur social fonctionnait, période où chacun bénéficiait pratiquement d'une garantie de l'emploi. Les conflits sociaux (grèves des mineurs, grèves chez Renault...) étaient longs et durs, car les syndicats savaient que l'employeur céderait à un moment ou un autre. Les drames, les fermetures (Creusot-Loire, la sidérurgie...), ces combats d'arrière-garde ne viendront que plus tard. Epoque paradoxale où la gauche revenue au pouvoir après de longues années d'absence participera au début de l'inéluctable détricotage du fameux modèle social français.

Comment ce « vieux pays », comme aime à le qualifier Dominique de Villepin, en est-il arrivé là ? Comment a-t-il échoué (l'étalon du chômage est implacable) là où d'autres ont su rebondir ? Petits pays, comme l'Irlande, la Suède ou le Danemark, ou grands pays, comme la Grande-Bretagne (voir tableau). Ce n'est pourtant pas faute d'avoir éprouvé bien des formules. Réduction des charges sociales, pénalités pour les licenciements après 55 ans, préretraites massives, travaux d'utilité collective, emplois-jeunes, contrats d'avenir, prime à l'emploi... Sans oublier la réduction du temps de travail appliquée aveuglément par Martine Aubry et ses 35 heures, mais que Gilles de Robien, de manière plus souple, avait déjà mise en avant (droite et gauche, même combat...). On pourrait ergoter à l'infini sur l'efficacité comparée des mesures. Prétendre que la baisse des charges donne plus de résultats que la réduction du temps de travail, que la prime à l'emploi est trop diluée pour inciter les chômeurs à retrouver un emploi. Que les emplois-jeunes ne durent qu'un temps... Il n'empêche, « en matière de chômage, disait François Mitterrand en 1993, on a tout essayé. » Avec malheureusement un bilan globalement négatif.

Comment Dominique de Villepin va-t-il donc s'y prendre pour remettre le pays au travail ? Contrairement à Mitterrand, il affirme, lui, que « tout n'a pas été tenté ». Alors même qu'il hérite d'une situation économique et sociale bien pire que celle de 1993. Par rapport aux belles années du modèle social français, deux choses ont radicalement changé. D'abord : à cause des gains de productivité, la croissance est devenue économe en emplois (il faut parvenir à un taux de 2 % si l'on veut commencer à en créer). Ensuite : les caisses de l'Etat sont dramatiquement vides. Et ce n'est pas en recourant à des expédients avec, comme cette semaine, la cession de 8 % de France Télécom (recette espérée : 3 à 4 milliards d'euros) que l'on réduira les 1 000 milliards d'euros de la dette publique.

La France cumule les inconvénients. Pour Villepin, les marges de manoeuvre sont étroites. Ce qui donne un côté dramatique aux écoles qui s'affrontent au sein de son propre gouvernement. D'un côté, le ministre de l'Economie, Thierry Breton, souhaite favoriser les embauches par les entreprises avant de favoriser, plus tard sans doute, les licenciements. De l'autre, Jean-Louis Borloo continue d'entasser les types de contrats aidés procurant des jobs transitoires (contrats d'avenir, initiative emploi, jeunes en entreprise...). C'est l'opposition classique entre un ministre économe (Breton) et un ministre dépensier (Borloo), entre un libéral et un interventionniste. A laquelle pourrait se mêler un Sarkozy (« le meilleur modèle social, c'est celui qui donne du travail à chacun »). Villepin arbitrera.

C'est que le temps presse. Si le non-dit de l'action gouvernementale est de faire fléchir la courbe du chômage avant d'aborder l'élection présidentielle de 2007, le gouvernement n'a que deux petites années devant lui. Il n'est plus temps d'étudier les politiques qui ont réussi en Europe, même si un dernier coup d'oeil n'est pas inutile. En gros, on oppose le modèle britannique au modèle scandinave (voir encadré). Différence essentielle : les allocations chômage sont bien moins généreuses (en montant et en durée) au Royaume-Uni que dans les pays nordiques. Les Britanniques, en outre, misent beaucoup sur le crédit d'impôt pour inciter les personnes aidées à revenir sur le marché du travail. Au contraire, les Scandinaves conservent des niveaux d'imposition très élevés.

La France cumule, elle, les inconvénients des deux systèmes : ses allocations chômage sont maigres et ses impôts lourds. Mais, surtout, elle refuse l'organisation du marché du travail que partagent Britanniques et Scandinaves, de même que les nouveaux venus dans l'Union : liberté d'embaucher et de débaucher, souplesse de la réglementation du temps de travail, des rémunérations... Flexibilité, le gros mot est lâché. Voilà des années en France que les économistes de gauche et de droite tournent autour du pot. Pour très vite le repousser. C'est que la question est taboue. Et le demeure, à voir les réactions des syndicats après leur entrevue à Matignon le 6 juin. « Si le gouvernement imagine que la réponse au malaise social, c'est donner plus d'insécurité, il se plante complètement », prévient François Chérèque, le leader de la Cfdt. Voilà les politiques prévenus. Pour les syndicats, FO comme la CGT, la CFTC comme la CGC, on ne touchera pas au Code du travail, qui reste aussi sacré que la Bible.

C'est là que tout se complique pour le gouvernement. Il peut en effet jouer sur tous les curseurs (temps de travail, niveau des allocations, aides à l'apprentissage...) mais, s'il ne touche pas au fonctionnement du marché du travail, tout est vain. Car il n'y a pas de miracle. « Si les pays diffèrent durablement en termes de croissance et de chômage, c'est que leurs marchés du travail sont organisés différemment », affirment deux experts réputés, et pas franchement de droite, Pierre Cahuc et André Zylberberg (« Le chômage, fatalité ou nécessité ? », Flammarion).

En France, les syndicats ne veulent pas entendre parler du rapport Camdessus, « livre de chevet » de Nicolas Sarkozy, qui préconisait davantage de souplesse. Ils veulent maintenir tous les freins aux licenciements, même si cela dissuade les entreprises d'embaucher. Ils refusent les contrôles et le suivi rigoureux des chômeurs pratiqués dans les pays qui ont éradiqué le mal. Si Villepin a invité les syndicats pour connaître leurs idées sur ces points, il a dû être déçu. Du moins aura-t-il renoué avec le rituel. Un rituel qui, si l'on se réfère au passé, n'a malheureusement pas affecté « la préférence française pour le chômage »

Peut-on transposer le « modèle » danois ?
Peut-on acclimater en France les méthodes qui ont réussi au Danemark ou en Suède à vaincre le chômage ? Pas si simple. Sous ces latitudes règne un sacro-saint système d'accords collectifs négociés entre syndicats et patronat et qui couvrent de 80 à 90 % du marché du travail. L'Etat intervient très peu, les législations sont minimalistes - aucun salaire minimum n'y est garanti. Un système que les syndicats, adeptes de la cogestion, défendent avec d'autant plus d'ardeur qu'il légitime leur puissance. Pour eux, la confrontation, contrairement à la pratique française, est un aveu d'échec. C'est dans cet esprit que les politiques de « flexsécurité » ont pris racine.

- Flexibilité : une entreprise peut embaucher et licencier facilement (30 % des Danois changent d'emploi chaque année).

- Sécurité : les allocations chômage sont généreuses (dans les deux pays, le plafond est fixé à 20 000 euros par an), mais surtout elles sont très longues (quatre ans au Danemark).

Sauf que pour bénéficier de ces allocations, le chômeur doit accepter et s'impliquer pour retrouver un job. Sinon, les allocations baissent ou disparaissent. Pas sûr que nos syndicats veuillent importer ces pratiques.

Pour s'en défendre, ils peuvent évoquer les failles du système scandinave, caractérisé par des niveaux d'imposition record. Et faire allusion aux statistiques inquiétantes qui circulent ces temps-ci. Selon un syndicaliste suédois chassé de LO, le sous-emploi réel affecterait plutôt 20 % de la population active (et non 6,3 %) si l'on tient compte des préretraites, des congés formation, des arrêts maladie de longue durée. Au Danemark, on arriverait à 12 % (au lieu de 4,9 %). Problème : même recalculées, ces statistiques sont meilleures que les données françaises comparables...Olivier Truc (à Stockholm)