Editorial de François Lenglet

les Echos mai 2005

Paresseux, les Français ? Point n'est besoin de battre les buissons pour se rendre compte que la plupart des gens aiment travailler. Au point que lorsqu'ils sont privés d'activité par le chômage ou la maladie, ils s'étiolent. Cet appétit pour le travail est confirmé par les statistiques internationales, qui font état d'une très bonne productivité de la France, au moins dans le secteur privé. Productivité telle qu'elle parvient à financer les frais généraux de la nation et son Etat providence - de moins en moins, certes, comme en témoigne l'avancée de la dette publique - alors que seuls deux Français sur cinq travaillent.

Alors, la faute aux trente-cinq heures? On attribue souvent à la « RTT » l'éloignement des Français de l'entreprise, et il y a là une part de vrai: les trente-cinq heures ont entretenu les billevesées absurdes et complaisantes sur la fin du travail. Magistral contretemps, elles sont intervenues alors qu'il fallait au contraire travailler davantage pour financer l'allongement de la durée de la vie. Le réveil n'en est que plus brutal, avec la réforme des retraites et la suppression d'un jour férié, qui signent un retour bienvenu du travail. Enfin, elles expliquent en partie nos maux actuels - pas d'augmentations de salaire, pas d'emplois, pas de croissance.

Mais ne faisons pas porter à la loi Aubry des responsabilités indues. Si le travail est en crise en Frarice, c'est aussi pour une tout autre raison, plus profonde et plus préoccupante: il révèle notre relation à la collectivité et à l'avenir. Et c'est là que logent nos maladies. Travailler, c'est s'investir dans une finalité collective, c'est accepter des règles communes et une autorité, c'est se projeter dans l'avenir. Toutes choses éprouvées par vingt ans de chômage de masse et de politiques impuissantes, par la succession des gouvernements et la permanence des problèmes, par la crainte du changement et la méfiance vis-à-vis du discours politique, par la déshérence du dialogue social, qui oppose des partenaires sociaux bien souvent caricaturaux. Une société réfractaire au travail est une société en crise, qui a perdu sa confiance en elle, qui redoute toute évolution parce qu'elle craint d'en subir les coûts avant même de considérer ses bénéfices.

Cette étrange maladie qui est la nôtre, la peur incontrôlée de l'avenir, se révèle aussi dans le débat sur la Constitution européenne et la montée du « non ». Un avenir collectif que nous nous sommes donné il y a cinquante ans, l'union des pays d'Europe, nous inquiète désormais. L'ouverture des frontières, dont les pionniers rêvaient comme une libération utopique, est au contraire associée aux délocalisations et au « dumping social ». Notre stratégie de puissance - être influent dans une Europe qui pese sur le monde - est battue en brèche, laissant la France isolée des affaires mondiales. Même l'entrée éventuelle de la Turquie nous terrifie! Le trouble est si fort que les partisans du « oui » font désormais la campagne du « non », en contestant la directive Bolkestein, pourtant dans le droit fil du marché unique, ou en bricolant le Pacte de stabilité, comme l'ont fait ministres des Finances et chefs d'Etat à la fin mars. C'est dire si la France s'est éloignée de son avenir européen.

Face au travail qui « aliène » et à l'Europe qui « dérégule », nous voici encore une fois à genoux devant notre sauveur, l'Etat. L'Etat protecteur, l'Etat amortisseur, l'Etat providence, sollicité à tout propos et hors de propos. Quel est le pays où les juges ordonnent la réintégration de salariés dans une usine qui n'existe plus, où le ministre des Finances prétend décider de l'attribution d'une prime d'intéressement dans les entreprises privées ? Ce n'est pas Cuba, pas davantage la lointaine et stalinienne Corée dit Nord. C'est la France de 2005.


Created on ... juin 02, 2005 by Pierre Ratcliffe