Quand elle sombre dans le désarroi, la France s'accroche à des mots magiques pour essayer de retrouver des rêves grandioses.

Denis Jeambar L'Express 13/06/2005

Depuis le non du 29 mai, les sorciers de la politique psalmodient en choeur la même incantation: l'avenir est dans le modèle social français. Réapparu sur la plaque sensible plongée dans le bain référendaire, celui-ci constituerait la seule réponse an cri d'angoisse venu du fond des urnes, une botte secrète, inscrite dans nos gênes et dans notre histoire. Mieux, nous pourrions de nouveau donner l'exemple à l'Europe et au monde.

Une fois de plus, nous nous mentons à nous-mêmes. Car quel est ce paradis? Il ne s'agit pas de sombrer dans le masochisme et de pleurnicher que ce pays ne vaut plus rien. Ses ressources humaines sont encore immenses. Sa géographie le rend incontournable. Son passé et sa culture entretiennent toujours son rayonnement. Ses richesses demeurent importantes. Mais il y a bien longtemps qu'il ne sert plus d'exemple. Et pour cause! Quel est ce modèle social français qui produit plus de 10% de chômeurs et alimente une crise sociale depuis trente ans? Cela signifie qu'un bon tiers des familles françaises vit sous le poids permanent de cette angoisse constate Olivier Duhamel (1) Quel est ce modèle social français qui a poussé 56% des cadres moyens et intermédiaires, à voter non à l'Europe? Il est bien loin le temps des trente Glorieuses, quand cette population, portée par un fort vent d'optimisme, croyait à la modernité parce qu'on lui en faisait partager les dividendes: «Non seulement l'espoir de voir leur situation s'améliorer n'existe plus, mais la rupture avec l'entreprise est consommée,< constate le sociologue François Dupuy dans un saisissant essai sur la fatigue de nos élites (2).

Quel est ce modèle social français qui fabrique des déficits publics à tour de bras et creuse sans fin la dette de l'État? Les chiffres sont implacables et décrivent, année après année, le récit d'une faillite nationale: depuis trois décennies, notre pays vit à crédit. Il n'a plus d'autre solution, à présent, que de vendre les bijoux de famille pour affronter des échéances financières ècrasantes. Quel est ce modele social français qui sacrifie l'avenir des générations futures? Nous accumulons les bombes à retardement qui exploseront inéluctablement à la figure de nos descendants: nul ne l'avoue, et pourtant tout le monde le sait, la réforme des retraites engagée par Jean-Pierre Raffarin et François Fillon n'a pas arrêté le tic-tac du compte à rebours de la guerre entre les générations.

Quel est ce modèle social qui produit une croissance trop faible et nous fait perdre pied dans la mondialisation? Nous ne pouvons même plus nous consoler par défaut: les difficultés de l'Allemagne qui, ces dernières années, nous permettaient de relativiser les notres se résorbent peu à peu et les comparaisons entre les deux pays tournent maintenant à notre désavantage. Le traitement de choc imposé outre-Rhin porte ses premiers fruits. Le produit intérieur brut y a progressé cinq fois plus vite que chez nous au cours du premier trimestre 2005. Dopée par une rénovation réussie de son appareil de production, l'Allemagne est redevenue le premier exportateur du monde, alors que nous replongeons dans les déficits commerciaux. Il est grand temps de cesser de nous raconter des histoires. Nous n'aurons pas le beurre et l'argent du beurre.

La France peut avoir une belle place au soleil du nouvel ordre économique mondial, mais il faut qu'elle en comprenne les règles et cesse de croire que les siennes séduisent la planète. Car telle est la cruelle vérité: faute de vigilence il n'y a plus de modèle social français; sinon un modèle socialement fatigué.

(1) le raisons du non. Éditions du Seuil
(2) La fatigue des élites. Éditions du Seuil