Une gauche Peter Pan

Une crise ? C’est sûr. Mais laquelle, et chez qui ? La véritable crise n’a lieu ni à Londres ni à Bruxelles. C’est à Paris qu’elle a lieu. Car ce ne sont pas les Britanniques qui ont voté dimanche, ni les Européens, mais les Français. Il est éclairant de s’intéresser au détail des suffrages. On constate une convergence presque totale entre l’extrême gauche et l’extrême droite ; 98 % des électeurs communistes ont voté non, ainsi que 94 % de l’extrême gauche non communiste et 93 % des partisans du Front national.

Les partis plus modérés à gauche comme à droite ont fait preuve de beaucoup moins de cohésion. Dans les rangs de l’UMP de Jacques Chirac, le soutien a dans l’ensemble été robuste, 80 % des électeurs ayant voté pour le oui. Cela vaut également pour l’UDF, à 76 %. Mais c’est parmi les Verts et surtout dans l’électorat socialiste que la fracture a été la plus profonde et qu’elle a eu l’impact le plus sensible. Dans ces deux formations, la hiérarchie a appelé à voter oui, mais la majorité des votants a penché pour le non, reflétant l’ensemble du pays.

En d’autres termes, la crise française n’est pas uniquement nationale, elle est aussi socialiste. En se ralliant aux protectionnistes de l’extrême droite et de l’extrême gauche, la plupart des socialistes français ont montré qu’ils étaient attachés au passé plutôt qu’à l’avenir, à l’Etat-nation plutôt qu’au monde globalisé. Quelles qu’aient pu en être les motivations, c’était un vote de crispation par peur du pire. C’est la politique de Peter Pan, du refus de grandir. Sous bien des aspects, la vie est belle en France. Mais le prix à payer est élevé : un chômage qui crève le plafond, une croissance économique qui trébuche, un déclin relatif du revenu par habitant et un marché du travail à deux vitesses.

On ne peut laisser la frange gauche de la coalition du non ignorer la présence de l’extrême droite dans cette alliance, ou prétendre qu’elle est de peu d’importance. Car ce qui est frappant, ce n’est pas la différence entre la gauche et la droite, mais leur identité de vues. Pour les uns comme pour les autres, le non était un vote en faveur de la France aux Français. Dans cette campagne, le protectionnisme et les sentiments anti-immigrés ont été des complices consentants. Jacques Chirac en est la principale victime ; mais il en est également, sous un certain angle, le principal responsable. Aucun autre dirigeant politique d’Europe de l’Ouest n’a à ce point refusé le changement. Aucun n’a plus que lui cherché à masquer les dures réalités du monde de l’après-guerre froide. Qu’il tente de se concilier des régimes despotiques, qu’il résiste à la réforme face à la mondialisation des échanges ou qu’il exploite le sentiment antiaméricain, Chirac a toujours eu tendance à opter pour la solution rétrograde, et finalement mauvaise. Il n’y a pas là de quoi pavoiser pour les Britanniques ou pour les blairistes. Dans bien des domaines, tels que nos services publics de qualité déplorable et notre vie publique empreinte de brutalité, nous ne sommes pas un meilleur modèle que la France. Quant à Blair, qui aurait pu passer pour le dirigeant modèle d’un continent en transition, il a sabordé l’essentiel de sa crédibilité avec l’Irak. La France est confrontée à des questions sur la modernisation économique, nous devons répondre à certaines interrogations sur la justice et la protection sociales. Mais, au moins, nous regardons l’avenir en face. On ne peut pas en dire autant de la France aujourd’hui.