La France ne va pas si mal

Pour Mark Leonard, fin connaisseur des pays d’Europe, le non français manifeste une volonté de changement qui ouvre un boulevard à Sarkozy pour 2007.

Les notices nécrologiques s’amoncellent joyeusement, non seulement pour la Constitution européenne mais aussi pour le pays qui l’a torpillée. La France est dans une situation désastreuse, pouvons-nous lire un peu partout. Sa vie politique est paralysée et son économie excessivement réglementée. Contrairement aux pays anglo-saxons, elle est tout simplement incapable de faire face à la mondialisation.

Mais, avant de nous réjouir trop vite de ses malheurs, il faudrait peut-être considérer un autre point de vue, à savoir que les Français ont voté pour le changement. Il est trop tôt pour savoir exactement ce que souhaitaient les électeurs du non, mais il me paraît difficile de croire que la foule des jeunes en liesse à la Bastille, dont les voix avaient gonflé le camp du non de façon disproportionnée, voulaient passer leur vie à jouer à la pétanque et à boire du pastis. Pour nombre d’entre eux, ce fut moins un cri pour fermer la porte au reste du monde et barricader la France qu’un vote pour débarrasser l’Hexagone de Chirac et de sa clique d’énarques déconnectés du quotidien.

Si l’on regarde les choses ainsi, le scrutin deviendrait alors le “mercredi noir” de la France, une crise européenne qui la libère d’un gouvernement opportuniste et donne ses chances à un dirigeant plus jeune, plus ambitieux.
"Le mercredi noir de septembre 1992 est celui qui obligea le gouvernement britannique à faire sortir la livre sterling, en crise, du système monétaire européen et à relever le taux d’imposition – coup fatal au Parti conservateur, qui se vantait d’être le roi des baisses d’impôts."
Tout comme le mercredi noir [de 1992] a ouvert la voie à Tony Blair, le non prépare le terrain pour une présidence Sarkozy en 2007 qui bouleverserait la politique européenne – et compliquerait les choses pour Londres.

Nombreux sont ceux qui jugent l’attitude de la France vis-à-vis de la mondialisation à travers le prisme de José Bové. Mais la réalité est qu’une grande partie des Français ont déjà dit oui à l’économie mondiale. Je m’en suis rendu compte l’année dernière, lorsque je vivais à Washington. De nombreux Français ont franchi l’Atlantique pour s’installer aux Etats-Unis. Ils dirigent 2 500 filiales d’entreprises hexagonales outre-Atlantique, avec 580 000 salariés et un chiffre d’affaires cumulé de 200 milliards de dollars. S’adressant à cette communauté lors d’une visite, Nicolas Sarkozy a parlé de privatisations, de cessions d’entreprises publiques et de réformes. Son message est simple : je suis quelqu’un comme vous, un homme moderne, un battant, un gagneur.

L’économie a vraiment pris une dimension internationale

Il ne fait aucun doute qu’il tiendra le même discours à Londres, où 300 000 ressortissants français travaillent, souvent dans des filiales de sociétés comme Orange, Axa ou Lafarge, ou ailleurs dans la City. Ils ont métamorphosé le Sud-Ouest londonien, colonisant des quartiers entiers. Ce sont des gens comme eux qui ont influencé de la même manière l’industrie française, celle qui est chère à “Sarko”. A l’image d’un Carlos Ghosn, le Franco-Libanais propulsé il y a six ans à la tête du japonais Nissan, alors en pleine déconfiture, après que Renault eut pris une participation de 44 % dans son capital. Ghosn a fait de Nissan le constructeur de voitures particulières le plus rentable du monde et il vient de prendre les rênes de Renault. Et, si l’on veut savoir quelle est l’industrie lourde qui affronte le mieux la mondialisation, il suffit de comparer Renault à Rover.

Il est facile d’oublier à quel point l’économie française a pris une dimension internationale. Selon certains critères, elle s’est hissée au quatrième rang mondial, devançant d’un cheveu celle du Royaume-Uni. La France attire trois fois plus d’investissements étrangers que le Royaume-Uni et 50 % de plus que les Etats-Unis. Et elle a engagé des réformes à un rythme accéléré. Au Centre for European Reform, Alasdair Murray et Aurore Wanlin classent les pays membres de l’Union européenne (UE) en fonction des progrès accomplis dans le domaine des réformes dites “de Lisbonne” : la France se place en quatrième position, compte tenu des avancées réalisées depuis 1999. Elles concernent essentiellement le monde du travail, notamment l’amélioration de la qualité et de la productivité du travail.

Ce qui me ramène au mercredi noir. Le Royaume-Uni avait déjà mentalement entamé l’après-thatchérisme, et les lents adieux à John Major ont été une période de malaise national. Mais derrière la façade une autre réalité se dessinait, riche de diversité culturelle, de créativité dans la mode, l’architecture, les sciences et les technologies, et en pleine renaissance économique. Il a fallu un nouveau gouvernement pour que le bouledogue britannique assoupi se mue en lévrier.

La France se trouve peut-être dans une situation similaire. Il faut dire que la vie dans l’Hexagone est fondamentalement attrayante : où mieux que là prendre le train, subir une transplantation cardiaque, aller au restaurant ? Un coup d’œil à la vie culturelle montre à quel point le pays est dynamique et ouvert au monde. Faudel, Agnès Jaoui, Luc Besson, Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy et Tariq Ramadan ont tous su s’élever bien au-dessus de l’esprit de clocher qui caractérise leurs homologues britanniques. La productivité est élevée, la croissance démographique soutenue et les services publics excellents. Le pays a abandonné quelques causes perdues : ainsi, le Minitel a capitulé devant Internet ; l’Académie française a renoncé à contester l’anglais et décidé de promouvoir la diversité linguistique ; les énarques perdent leur emprise.

Pour l’heure, la classe politique n’a pas encore fait siens ces changements et j’ai l’impression que, si la confiance en soi et le sentiment que les réformes ne sont pas si mauvaises gagnent du terrain dans la vie politique, la situation du pays en sera transformée. Rien ne dit que Sarko sera en mesure de convaincre les syndicats de la nécessité d’engager des réformes pour réduire le chômage – son passage au ministère des Finances a été plus marqué par la rhétorique que par des résultats –, mais tout le monde a sous-estimé son énergie et son cran.

C’est pourquoi il nous faut éviter toute condescendance. La “vieille Europe” fera son retour. Sarko sait que la France ne peut pas mener l’Europe en s’opposant aux Américains, à l’élargissement de l’UE et aux réformes. Une France qui regarderait vers l’avenir et qui conjuguerait le discours sur l’Europe sociale à un programme réformiste et intégrationniste représenterait une force formidable. Dans ce cas, ce serait au tour du Royaume-Uni de se retrouver marginalisé, s’excusant pour son attitude négative.

Mark Leonard. New Statesman Londres