LE MAL FRANÇAIS

Alain Peyrefitte; Fayard 2006; Chapitre 2, pages 39-48

MALADE À EN MOURIR

Au premier mécompte, en temps de guerre, on crie à la trahison. C'est incapacité et défaillance de caractère qu'il faudrait dire. Des gens sans volonté qui, afin d'échapper aux responsabilités, se donnent pour règle de n'avoir point d'histoires et meurent couverts de récompenses et de décorations, sont ceux qui nous font le plus de mal, en organisant la complicité générale du silence, quand il faudrait mettre l'intérêt du pays au-dessus de sa propre tranquillité. Georges Clemenceau (1913).

Que la France fût continuellement malchanceuse, j'en acquis très tôt la conviction. L'histoire qu'on nous enseignait m'en fournissait les tristes preuves. Des héros qu'on nous apprenait à admirer, pas un qui n'eût fini dans la tragédie ou du moins dans l'échec, de Vercingétorix à Jeanne d'Arc, de Henri IV à Louis XIV, de Robespierre à Napoléon, de Gambetta à Clemenceau.

L'actualité avivait cette inquiétude. Aussi loin que remontent mes souvenirs, la France m'apparut comme une grande malade. «Le gouvernement est renversé." "Scandale financier." "Stavisky s'est suicidé." Le matin, ma grand-mère ouvrait mes volets ; souvent, tandis que je me préparais pour aller à l'école, elle s'asseyait sur mon lit et me résumait les nouvelles qu'elle venait d'entendre "à la TSF". "Fusillade sur la place de la Concorde." «Daladier abandonne." "L'Aéropostale fait faillite." "Albert Lebrun a éclaté en sanglots." Ou bien, elle me lisait les gros titres du journal : "Insurrection contre le régime." "Echec des sanctions contre l'Italie." «Faillite de la diplomatie française." Ma grand-mère ajoutait quelquefois, en hochant la tête : "Quel gâchis !"

La France aboulique

Certains soirs, la famille s'agglutinait autour du poste. Un prince de la République élevait la voix : "Nous ne permettrons jamais que Strasbourg soit placé sous le feu des canons allemands." Les jours suivants, on attendait ce qu'il allait faire. Rien. Hitler se permettait ce que nous n'avions pas permis.

Plus d'une fois, entre 1949 et 1952, au cours de mes années d'outre-Rhin, j'ai entendu des Allemands nous faire grief d'être demeurés sans réaction, ce 7 mars 1936 où Hitler fit franchir le Rhin à la Wehrmacht. Hommes politiques, journalistes, historiens situaient à cette date la journée décisive, où la plus terrible des guerres aurait pu être tuée dans l' oeuf, et où l'irrémédiable a été accompli.

Le traité de Versailles avait neutralisé les territoires allemands situés à l'ouest du Rhin. Librement, la République de Weimar avait une nouvelle fois accepté cette clause en 1925, dans le pacte de Locarno. Clemenceau et Foch voyaient dans cette démilitarisation la clé de la paix. L'efficacité de l'alliance française avec la Pologne et la Tchécoslovaquie en dépendait : si jamais le Reich s'avisait d'attaquer ces Etats, la France pouvait le frapper dans la Ruhr, au coeur de son industrie. Pas un chef militaire allemand qui n'eût mis en garde Hitler contre ce coup de poker insensé : réinstaller des troupes sur la rive gauche du Rhin. Au Conseil des ministres que Hitler présida la veille de ce jour, Goering, Neurath, Blomberg émirent un avis négatif A Berlin, cette opposition n'était pas un mystère. Notre ambassadeur, André François-Poncet, avait adressé à Paris un télégramme précis, mais qui ne suffit pas à donner de la volonté à des hommes que la pratique institutionnelle condamnait à l' aboulie.

Ernst-Robert Curtius dissertait devant moi, un jour de 1950, sur les crimes collectifs du Reich. Ce vieux maître (1) de la jeunesse allemande, qui connaissait tellement la France et en parlait si bien, faisait son mea culpa national. Il jeta brusquement sa cigarette dans un des cendriers pleins d'eau dont sa vaste bibliothèque était garnie :

"Mais comment vouliez-vous que nous empêchions la guerre et ses atrocités ? Hitler installé au pouvoir, nous ne pouvions plus le déloger. Ceux qui auraient pu lui barrer la route dès les premiers signes de démence, c'étaient vous, les Français. Il aurait suffi d'un peu de fermeté, en mars 1936, pour que le tyran s'écroule ! Même lui, il était inquiet. Il s'est contenté d'envoyer trois bataillons d'infanterie, sans le moindre char, derrière des musiques tonitruantes. Paris n'a pas bougé ! Un dictateur qui manque son coup n'a plus longtemps à vivre. C'est la faiblesse française qui a fabriqué Hitler ce jour-là.

– Londres s'opposait à ce que nous bougions.

– C'est bien ce que je dis. Il vous faut la bénédiction d'un autre. L'Angleterre hier. Les Etats-Unis aujourd'hui. Quand vous déciderez-vous à exister par vous-mêmes ?"

La France divisée

En juin 1936, sur un boulevard de Montpellier, je me trouvai pris entre manifestants et contre-manifestants. Une colonne ouvrière, derrière un drapeau rouge, tendait le poing en scandant : "Les-soviets-par-tout !" En face, anciens combattants en béret basque et Camelots du roi en chemise blanche répliquaient, le bras levé : "Com-mu-nards-assa-ssins !" Puis ils entonnèrent La Marseillaise. Mais l'un de ceux qui dirigeaient la cohorte d'ouvriers lança, plus fort que le tumulte : "Nous aussi, nous sommes français !" Et au lieu de répondre par L'Internationale, il reprit La Marseillaise au refrain. Ses camarades, décontenancés, le laissèrent vocaliser seul un instant, puis le suivirent. Les deux blocs antagonistes se montraient haineusement du doigt : "Ces féroces soldats, qui viennent jusque dans nos bras." Chacun des deux clamait sa France, et désignait l'autre comme l'anti-France. Comme on mettait du coeur à faire de l'hymne national un chant de guerre civile !

Les cauchemars se répètent impitoyablement. A qui n'est-il pas arrivé d'entendre deux groupes hostiles se jeter mutuellement La Marseillaise à la figure ? Pour les uns, elle signifiait la douleur de toutes les révolutions manquées – qui s'étaient brisées contre le mur de l'argent, de la naissance ou de la nature des choses –, et l'espérance de la révolution en marche. Pour les autres, elle exprimait les heures de gloire, la patrie accablée d'épreuves mais puisant au fond du malheur la force de se redresser. Ennemis par leur credo, frères par leur passion.

En juillet 1936, en vacances dans le Rouergue, je découvris un village partagé en deux : le rouge et le noir. D'un côté, le maire, les instituteurs laïcs les quelques ouvriers, les facteurs ; de l'autre, le curé, les religieuses, l'école libre, les fermiers des environs, les artisans, les boutiquiers. Les premiers exaltaient le Front populaire, les républicains espagnols, les conquêtes sociales. Les autres souhaitaient la victoire de Franco, ricanaient sur les "quarante heures", le "ministère des loisirs", le "poil dans la main", "la France enjuivée, revenue au temps de Dreyfus". "Les Français ne s'aiment pas", me disais-je. Ils se livraient à une manière de révolution pour donner douze jours de congé aux ouvriers. Pourquoi fallait-il que fussent arrachés des avantages sociaux qui, ailleurs, s'établissaient graduellement ? La "TSF" l'avait dit : les ouvriers anglais, hollandais, allemands, sans aucune violence, avaient reçu les mêmes avantages depuis plusieurs décennies, au temps de Guillaume II et d'Edouard VII. Devant ces affrontements inutiles, mes dix ans ressentaient la même anxiété que si j'avais été l'enfant d'un ménage désuni.

La France à genoux

Quatre ans plus tard, des réfugiés arrivèrent par hordes à Montpellier, leurs guimbardes chargées de matelas, de cages à poules et de casseroles. Ils semblaient ne s'arrêter là que parce que la mer les empêchait d'aller plus loin. Tout se défaisait. On pillait des maisons abandonnées. Les soldats ne saluaient plus ; j'en vis un cracher par terre au passage d'un officier. Pour la dernière classe de l'année, notre professeur de lettres nous dit : «J'ai honte d'être français." Il pleurait.

Quand tout fut fini, on commença de chercher des raisons. De Londres, un certain de Gaulle incriminait la faiblesse de notre armement : "Ce sont les chars, les avions des Allemands qui nous font reculer 2." Vichy, au contraire, stigmatisait les mauvaises habitudes collectives, les institutions, la nation tout entière fautive.

Les propos de ce de Gaulle donnaient de l'espoir. Mais beaucoup trouvaient l'explication de Vichy plus convaincante. La voix de Londres voulait nous rendre foi en nous-mêmes : il fallait mettre la défaite au compte des circonstances. Celles d'aujourd'hui pourraient être renversées demain : "Foudroyés par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l'avenir par une force mécanique supérieure'." Autrement dit : "Nous ne manquions pas de courage, mais de chars. Bientôt, nous aurons des chars. Reprenez courage." C'était le langage de l'action immédiate. Ce n'était pas celui de l'exactitude historique, ni de l'analyse à long terme. Car nous avions des chars.

De Gaulle, moins que personne, n'ignorait les causes psychiques et sociales du désastre. Simplement, il voulait éviter d'aggraver l'humiliation. Aujourd'hui, on a le droit et, je crois, le devoir de dire aux Français, qui pour la plupart ne le savent toujours pas, que la débâcle n'était nullement due à une "écrasante" supériorité quantitative des chars et des avions allemands, mais essentiellement à des causes qualitatives.

De nombreux experts militaires (2) ont établi cette vérité que notre fierté nous pousse à rejeter : la France disposait, avec l'aide anglaise. d'autant de chars et de presque autant d'avions que l'Allemagne. C'est l'organisation qui péchait; ce sont les idées qui étaient fausses. Les chars, au lieu d'étrc concentrés en de puissantes divisions blindées, étaient disséminés dans l'ensemble de l'armée – à la disposition de l'infanterie, qui n'en avait cure. Les avions, au lieu de stationner sur le front, étaient dispersés sur maintes bases de l'arrière et jusqu'en Afrique du Nord. Tantôt, on trouvait des avions sans pilotes ; tantôt, des pilotes sans avions. Le général Stehlin, par exemple, racontait comment, à Toulouse, il avait découvert, avec les pilotes de son groupe, le 9 juin 1940, des centaines de Dewoitine tout neufs et inutilisés : "Servez-vous. Choisissez." En outre, commandés par des gouvernements résolument pacifistes, les avions étaient conçus en vue de la défensive : parfaits pour l'observation (dont l'armée de terre, on va le voir, ne tenait guère compte) ; mais pour l'attaque, surclassés par les Stukas, dont les pilotes étaient entraînés à bombarder en piqué. Le matériel existait. Il eût fallu seulement vouloir, pouvoir, savoir s'en servir... Quel absurde enchaînement, en vingt ans d'entre-deux guerres ! Jamais défaite aussi lourde n'avait été moins inévitable.

Comment ne pas comparer? Après Stalingrad et le débarquement allié en Italie, l'armée allemande se battit encore pied à pied pendant près de deux ans, devant un ennemi désormais plusieurs fois supérieur en effectifs et en matériel. Après Sedan et Dunkerque, l'armée française livra un combat de feux follets : ici ou là, un colonel, un capitaine, un lieutenant, rameutait son unité pour tenir un pont ou une gare ; ses hommes, alors, se battaient comme des lions. Ces sursauts ne changeaient rien. Beaucoup de faits d'armes ; un désastre. Cc fut moins la défaite d'une armée, que l'écroulement d'une société.

L'étrange défaite

Souvent, depuis lors, j'ai tenté de comprendre ce traumatisme inexplicable, j'ai écouté les témoins, interrogé les documents (3). L'étrange défaite n'était pas imputable à une supériorité numérique des troupes et du matériel militaire allemands, où étaient les vraies raisons? Une bureaucratie militaire aveugle, que le pouvoir civil n'avait pas la capacité de dominer. Le cloisonnement, qui condamne aux querelles de corps et à l'erreur. Le fixisme, qui pousse à continuer la guerre de 1914. Des préjugés indéracinables. Des raisonnements péremptoires à partir de données fragmentaires. Un excès de centralisation. Une fuite devant les responsabilités qui sont inextricablement enchevêtrées. Un Etat à la fois envahissant et débile. Une économie périmée. Unc nation divisée. Des mentalités inadaptées au réel.

Un fait, passé inaperçu, résume le drame. L'attaque allemande se déclenche le 10 mai. L'armée française, conformément aux plans, se déplace massivement vers le nord pour secourir la Belgique envahie. Le soir du 11 mai, un petit Potez de reconnaissance décolle, dans la nuit tombée, de la base de Montceau-le-Waast, prés de Laon. Il suit la Meuse, dans les Ardennes belges, vers Dinant. Là, qu'aperçoit-il ? Trouant la nuit de leurs faisceaux lumineux, des colonnes de blindes foncent à travers cette région que la doctrine avait déclarée impénétrable. L'observateur, le capitaine Andreva, parti pour une mission de routine, comprend immédiatement que, sous ses ailes, c'est l'histoire qui avance.

A peine l'équipage a-t-il remis pied à terre à Montceau, que le commandant du groupe, Henri Alias, téléphone à la division aérienne. Il se heurte à un scepticisme poli. Il est bien connu que ce massif coupé de bois forme une ligne Maginot naturelle et qu'au surplus la Meuse, de Sedan à Namur, constitue un infranchissable fossé antichars. Le renseignement ne sera pas transmis. Dés l'aube du 12, Alias, pour en avoir le cœur net, envoie dans la même direction un nouvel équipage, dont l'observateur, Chéry, est un lieutenant de chars : au moins, son témoignage ne pourra être récusé. Le Potez, en rase-mottes, découvre les colonnes en marche. Lc lieutenant Chéry compte les motocyclistes, les camions de fusiliers portés, les automitrailleuses, les chars légers. Il ne peut plus douter : au moins une division blindée, peut-étre deux.

Malchance ou destin ? Pour empêcher Guderian de passer, il suffisait peut-être des défenses qu'en trois jours on aurait pu rassembler. Certains experts disent même certainement : trois divisions mécanisées, dotées de chars lourds, stationnaient en effet dans le triangle Reims-Suippes-Châlons ; elles auraient pu colmater la brèche. Mais il ne faut pas suivre ces experts. Car si l'épisode des reconnaissances des 11 et 12 mai est révélateur, c'est justement parce qu'il n'est pas isolé. Quand une étoffe est fatiguée, il ne suffit pas de la ravauder là où un trou est apparu : elle craque de toutes parts.

Ce ne sont pas les blindages des tanks allemands qui ont gagné ; c'est l'organisation, l'audace. Ce n'est pas l'insuffisance du matériel qui a perdu ; c'est le blindage des mentalités. A quoi s'ajouta l'effet de nos éternelles disputes civiles – de nos Marseillaise à deux voix... Certains généraux ne firent pas la guerre franco-allemande avec l'ardeur qui, en 1914, avait réussi à soulever une bureaucratie tout aussi lourde. Ils pensaient surtout à la guerre franco-française : plutôt Hitler que Thorez! Défendre l'ordre avant la nation!

Les conduites d'échec

Ce n'était pas, à beaucoup près, notre seule déroute depuis Alésia. Par exemple, en 1870, la nation s'était écroulée en quarante-deux jours. Le matériel n'y était pour rien : il ne manquait pas un bouton de guêtre, et les chassepots faisaient merveille. La bravoure individuelle ne faisait pas défaut : mille exploits comme la charge des cuirassiers de Reichshoffen en témoignent. Mais l'ensemble se décomposait. Le général de Failly mangeait la soupe quand les Prussiens étaient tombés sur lui. Le général Michel télégraphiait au ministre de la Guerre qu'il avait perdu sa brigade. Flaubert traitait les Français de dindons. Gobineau décrivait les paysans arborant des drapeaux tricolores, qu'ils repliaient précipitamment dès qu'on signalait le fanion d'un uhlan. Et déjà, Bazaine, à Metz, en septembre 1870, pensait: plutôt l'ennemi que les Rouges!

1870, 1940. La ressemblance est singulière. Un régime fort n'avait fait ni mieux, ni plus mal, qu'un régime faible. L'un et l'autre avaient été frappés à mort au même endroit, de la même façon. Ni par l'infériorité en armement. Ni par une faiblesse numérique. Ni par l'incompétence des gouvernants. Ni même par les institutions politiques. La France, à soixante-dix ans de distance, s'écroulait comme sous le coup d'une mystérieuse affection sociale, d'une maladie mentale collective.

Le rebelle et le patriote

Cependant, tout 1940 ne se résume pas dans cet affaissement d'une nation. Si de Gaulle est seul à élever la voix de l'extérieur, l'esprit de résistance est déjà présent chez d'innombrables Français, même quand ils ne le manifestent pas.

La résistance me fit l'effet d'un retour de la France à ses sources. Le Français, constamment subordonné, est naturellement insoumis : de la débandade, il passait presque sans transition à la bande du maquis.

La débandade, dira-t-on, aura été le fait de la masse, tandis que la bande n'aura regroupé que des isolés ? Cette comparaison comptable est trompeuse. Quatre cent mille résistants volontaires (4), ce n'était qu'un Français sur cent ; mais il avait besoin, pour survivre, se cacher, se déplacer – pour agir – de la complicité de la plupart des autres. Dans les circonstances de l'Occupation, la Résistance ne pouvait être une levée en masse. En aucun autre pays occupé – sauf peut-être la Yougoslavie, la Pologne, la Russie –, elle n'a été plus nombreuse ni plus active. Toute la France est bien dans ce contraste de 1940 : ici, une chute brutale de tension, une perte de confiance en soi qui précipite toute la nation dans le désastre ; là, le regain de cet instinct du refus qui, au cours des siècles, nous a donné les cathares, les vaudois, les camisards, les prêtres réfractaires, les chouans, les déserteurs de la conscription napoléonienne, et maints résistants de province dont seule l'histoire locale garde le souvenir ; comme ces demoiselles — pâtres déguisés en bergères — qui, de la Restauration au Second Empire, bataillèrent pendant cinquante années contre la maréchaussée et les préfectures, pour garder leurs droits de vaine pâture et de bois mort dans les hautes vallées des Pyrénées.

L'extraordinaire fut que le désastre mit en quelque sorte notre vieil instinct du refus à l'endroit : le non du réfractaire et du maquisard n'atteignait plus l'Etat, mais l'occupant. Et sans doute est-ce en 1940 qu'a jailli, de ce fait, la première étincelle du renouveau.

Pourtant, ce mariage conclu par les circonstances entre le rebelle et le patriote ne dura point. Même de Gaulle ne put mobiliser "l'esprit qui nie" pour reconstruire la France. L'espoir né de la Résistance s'effondra : la chaîne de notre histoire s'était refermée sur nous.

Le jeu de massacre

De tous les régimes qu'a connus notre peuple, pas un n'a su éviter la catastrophe. La royauté absolue ? Elle a sombré dans la plus sanglante des révolutions. La Ière République ? Dans l'anarchie et le coup d'Etat. Le Premier Empire ? Dans deux invasions et deux abdications. La Restauration ? La monarchie de Juillet ? En quelques journées de barricades. La IIe République ? Dans le césarisme. Le Second Empire ? A Sedan. La IIIe République ? A Sedan aussi. Vichy finirait à Sigmaringen, et la IVe République par le coup d'Alger.

Ce jeu de massacre n'exprime-t-il pas une fascination pour la violence ? Quels enfants étions-nous, qui ne savions pas grandir sans agresser nos parents ? Fille aînée de l'Eglise, la France n'est devenue adulte qu'en brisant cette filiation. Fille aussi de ses quarante rois, elle a dû tuer sa monarchie pour naître aux temps modernes. Fille enfin de la Révolution, elle s'est déchirée, depuis 1789, entre ceux qui considéraient qu'elle s'était alors mise à vivre, et ceux pour qui elle avait dès lors cessé d'exister. Elle n'a pas su construire sa République, et s'est longtemps fourvoyée dans des régimes sans autorité, sans prestige, sans racines.

Mais pourquoi cette longue impuissance à fonder une légitimité nouvelle ?

Effacer le sortilège

"Pas une fois dans ma vie, me dit un jour Georges Pompidou, je n'ai vu les Français aux prises avec une épreuve dont ils ne fussent eux-mêmes les auteurs, avant d'en devenir les victimes. Ils n'ont jamais eu de pire ennemi qu'eux-mêmes."

Un sort semble s'acharner sur notre vie publique. Depuis le moment où, au XVII siècle, la monarchie se dote de pouvoirs illimités, elle devient comme impuissante à vaincre l'immobilisme d'une société qui se fige. La monarchie a sombré, mais les seize (5) régimes qui l'ont tour à tour remplacée de 1789 à 1958 n'ont guère mieux réussi. Ils ont oscillé entre l'insuffisance et l'excès du pouvoir, dans un mouvement pendulaire sans fin.

Sommes-nous voués à l'absurde ? Plutarque disait que le destin des peuples mariait la chance et le mérite. Mais quand la chance s'acharne à être mauvaise, elle est plus qu'un effet du hasard. A la longue, un peuple n'a-t-il pas les chances qu'il mérite ? Charles Maurras avait consacré un livre au Guignon français. Il s'en faisait une idée bien particulière, mais comme l'expression était juste ! "C'est nous les gars qu'ont pas eu d'veine..." Le sous-fifre malchanceux est un type national, auquel la nation entière est tentée de ressembler. Tant d'occasions perdues ! Tant d'atouts gâchés...

Est-il encore temps pour la France de desserrer l'étau des contraintes qui découragent les initiatives et répandent la passivité ? Mais ce faisant, peut-elle éviter le débridement des tendances centrifuges, la résurgence des féodalités, le déferlement des intérêts particuliers, la dislocation du pays ? Ces difficultés qu'elle éprouve à adopter un comportement démocratique et une organisation rationnelle, se retrouvent-elles dans d'autres sociétés ?

En s'efforçant de répondre à ces questions, on ouvre une fenêtre sur de surprenants horizons.


(1) Ecrivain et critique littéraire, ami de Gide et de Martin du Gard, auteur d'un bel Essai sur la France, il professait à l'université de Bonn.

(2) Notamment le maréchal Kesselring, Liddell Hart, l'ingénieur en chef de l'armement Jean Truelle, mais aussi beaucoup d'autres. Les études parues dans la Revue historique des armées. la Revue d'Histoire de la Seconde Guerre mondiale, la revue Icare, la Revue des Forces aériennes françaises. contiennent un Impressionnant faisceau de preuves. Le général Delestraint: "Nous avions trois mille chars, tout connue les Allemands ; mais ils les formaient en trois paquets de mille, et nous en mille paquets de trois.

(3) Personne, je crois, n'est allé plus loin que le grand historien Marc Bloch, en des notes rédigées a chaud, qu'il put mettre â l'abri avant d'être fusillé : et que confirme le journal griffonné jour après jour, entre ao0t 1939 et juin 1940, par le collaborateur intime de Paul Reynaud. Paul de Villedume. Je remercie le colonel Alias, irremplaçable témoin, des précisions qu'il m'a fournies. L'historien belge Jean Vanwelkenhuyzen a réuni, sur la surprise du 10 mai 1940, une accumulation de constats de la carence française.

(4) Cette définition stricte ne retient que ceux qui ont pris une attitude personnelle et volontaire de résistance à l'ennemi (évadés, engagés dans les FFL, les FFI ou les réseaux de la France combattante, réfractaires aux réquisitions et au travail obligatoire). Elle exclut les victimes involontaires, qui ont souvent souffert beaucoup plus (otages, victimes des rafles, déportés non résistants, requis du service du travail obligatoire).

(5) Leur énumération fait apparaître leur faible longévité : de 1789 à 1958, dix ans et cinq mois en moyenne. Après la monarchie absolue de droit divin : monarchie constitutionnelle (Constitution du 3 septembre 1791) ; Ise République (Acte constitutionnel du 24 juin 1793) ; Directoire (Constitution du 22 août 1795) ; Consulat (Constitution du 15 décembre 1799) ; Consulat à vie (sénatus-consulte du 2 août 1802) ; Empire (sénatus-consulte du 18 mai 1804) ; Restauration (Constitution sénatoriale du 6 avril 1814 ; charte du 4 juin 1814) ; Cent-Jours (acte additionnel aux Constitutions de l'Empire, du 23 avril 1815) ; Seconde Restauration (proclamation de Cambrai, 28 juin 1815) ; monarchie de Juillet (charte du 7 août 1830) ; II° République (Constitution du 4 novembre 1848) ; Second Empire (Constitution du 14 janvier 1852) ; IIIe République (4 septembre 1870, puis Constitution de 1875) ; Etat français (lois constitutionnelles de juillet 1940) ; Gouvernement provisoire (3 juin 1944) ; IVè République (Constitution du 27 octobre 1946).


Après la lecture de ce chapitre, comment ne pas faire le rapprochement avec la situation de la France en 2006. Si les guerres entre grandes nations sont devenues obsolètes, les forces de division franco-française sont toujours aussi vives. Depuis la majorité qui impose ses vues sans concertation, le parti socialiste et ses querelles internes, les éléphants de ce parti et le chacun pour soi, les Verts, les Besancenot, les Marie Georges Buffet, les José Bové, les de Villiers, les le Pen etc. etc. Voir le site Votez en 2007 et surtout le baromètre des multiples candidats.


Mis en ligne le 26 juillet 2006 par Pierre Ratcliffe Contact: (pratclif@free.fr)    site web: http://pratclif.free.fr