Europe sociale contre Europe libérale ? Des mots dénués de sens

Pour l'universitaire britannique Margaret Blunden qui s'exprime dans l'International Herald Tribune, le "modèle anglo-saxon" vilipendé par les Français n'est finalement pas si éloigné du leur.

par Margaret Blunden, professeur émérite à l’université de Westminster, à Londres

A l'image de Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme, de Molière, tout surpris de découvrir qu'il parle en prose depuis toujours, j'ai été stupéfaite d'apprendre que je vivais dans un "modèle anglo-saxon". Les électeurs français qui se sont prononcés sur le référendum portant sur la Constitution européenne savent, à l'évidence, que ce modèle représente un monde de concurrence impitoyable, de bas salaires, d'emplois précaires et d'hyperflexibilité du marché du travail. Tout cela à des niveaux d'inégalité inimaginables dans l'Hexagone. Et les Britanniques ne sont pas les seuls en cause : les Scandinaves, et même les Irlandais, ont dû découvrir qu'ils sont également "anglo-saxons".

L'opposition manichéenne de ces deux concepts, l'Europe sociale – le modèle français – d'un côté et l'Europe libérale – le modèle britannique – de l'autre, occulte le fait qu'en réalité le Royaume-Uni n'a rien de libéral et la France rien de social, comme le débat dans l'Hexagone le laisse entendre. On assiste, sous le gouvernement de Tony Blair, à un vaste transfert des ressources vers le secteur public. Au Royaume-Uni, le poids de la fiscalité s'est alourdi, alors que la tendance dans les autres pays développés, hors Europe, est de réduire les prélèvements obligatoires. La montée en flèche des dépenses dans les services publics, par exemple, a permis de rénover des écoles et des hôpitaux, de recruter des médecins et des infirmières et de raccourcir les listes d'attente pour les interventions chirurgicales.

Le gouvernement Blair a mené une politique extrêmement volontariste en matière de redistribution des revenus. Les dépenses publiques en faveur des enfants préscolarisés, par exemple, ont augmenté de 2 milliards de livres (3 milliards d'euros) entre 1997 et 2004. Le Royaume-Uni est un élève modèle en matière de transposition des directives de l'UE, et ce dans tous les domaines, de la santé à l'emploi. Selon la Chambre de commerce britannique, la facture de l'application des nouvelles réglementations s'est élevée pour les entreprises à 39 milliards de livres (58 milliards d'euros) entre 1998 et 2005. Dans un pays qui compte 2,7 millions de personnes percevant des allocations sociales, c'est en vain qu'on cherchera le modèle anglo-saxon ultralibéral né dans l'imagination des Français.

Malgré les idées qui les divisent, Français et Britanniques sont en désaccord sur moins de sujets qu'il n'y paraît. Les deux pays visent la prospérité et la croissance économiques tout en réduisant les inégalités et en protégeant les couches les plus vulnérables de la population. Nous en sortirons tous grands perdants si les Français ne parviennent pas à trouver leur propre voie vers la modernité, ni à adapter leur extraordinaire culture au monde actuel.