Le «modèle social» français
Un système somptuaire et négligent


PAR CHANTAL DELSOL Philosophe, romancière, professeur et directrice de département à l'université de Marne-la-Vallée. Derniers ouvrages parus : Matin rouge (Presses de la Renaissance) et La Grande Méprise (La Table Ronde).
[Figaro 18 juin 2005]

La France «souffre», alors qu'elle est sans doute l'un des quelques pays les plus gâtés du monde... Que peut-on souhaiter d'autre lorsque n'importe quel citoyen défavorisé reçoit de l'État non seulement le revenu minimum, mais les allocations familiales et le logement à bas prix, la santé gratuite, l'école gratuite y compris les livres, l'université gratuite, et j'en oublie sûrement ? Cependant, cette solidarité enviable est acquise de façon irresponsable et au prix de la dilapidation du capital commun. Ce pays doit être immensément riche, doté et intelligent, pour pouvoir continuer d'assister une population nombreuse qui travaille moins que personne au monde en réclamant sans cesse des avantages, et dans lequel la moindre liberté d'initiative – seul facteur d'enrichissement là où l'on moissonne partout sans semer – voit taxer au prix fort sa différence.

On n'a jamais vu qu'un système aussi somptuaire et aussi négligent ne finisse par payer la rançon de sa désinvolture. Depuis longtemps, il s'essouffle, et les Français pleurent de voir se casser leur jouet. Pour autant, ils ne regardent pas la réalité en face. Les Français ne se comparent jamais aux autres, mais à une utopie de la société parfaite, où tous les paradoxes seraient supprimés : où l'on aurait à la fois la flexibilité et l'abolition de la concurrence, la qualité des études sans aucune sélection, le plein emploi sans collectivisme mais sans concurrence ni risque non plus, etc. Ainsi, nos compatriotes souffrent à la fois parce que leur bien-être ne leur suffit pas encore, et parce qu'ils le sentent menacé d'effritement.

En réalité, la France a choisi un système face aux autres, c'est son droit, elle a choisi un chômage élevé pour préserver son secteur protégé, elle a choisi la diminution permanente de la sélection des études au prix de la qualité des diplômés, par exemple. Elle a choisi un système social-démocrate, et même, selon les définitions que l'on donne aux choses, socialiste. Elle est peut-être, si l'on parle brutalement, le dernier pays soviétique de l'Europe.

Enfin, il ne faudrait pas croire que c'est vraiment la France qui a choisi ce modèle. Mais plutôt une partie du secteur protégé qui cherche à conserver ses avantages (dans une société où le chômage est si élevé, l'emploi à vie prend une valeur inestimable et vaut bien qu'on s'y accroche avec l'énergie du désespoir), et une élite idéologique peu nombreuse et tonitruante, qui défend le système protectionniste correspondant.

Il se trouve que les gouvernants, de droite comme de gauche, ont peur de ces deux catégories aux intérêts liés. On assiste à la surveillance étroite des gouvernants par l'ultragauche promue en vestale de la France souffrante, et secondée par tous les chanceux de l'emploi à vie qui prétendent hypocritement vouloir un système solidaire, tout en monopolisant les emplois pour leur seul profit.

La plupart des Français ont compris, depuis peu d'années, que la surprotection étatique engendre un taux de chômage sans précédent, mais surtout, que ces chômeurs protégés et financés sont malheureux parce que les biens matériels ne suffisent pas : le sans-emploi a le sentiment d'être «inutile au monde», il a besoin non seulement de la santé gratuite, mais aussi de la considération de ses semblables... Évidence, d'ail leurs, encore ignorée de nos gouvernements – il suffit de voir par exemple ce que notre système a réalisé dans les départements d'Outre-Mer, où des centaines de milliers d'inactifs financés dorment désespérément sous le soleil tropical : un effrayant désastre humain.

Finalement, la plupart des Français savent bien qu'un libéralisme intelligent rendrait la société plus heureuse que ce socialisme désuet. Mais ils ne peuvent le dire. Car nos idéologues restants, flanqués des bénéficiaires du secteur protégé, se battent le dos au mur pour défendre l'indéfendable, utilisent les arguments de la morale pour légitimer un providentialisme d'État dont on sait depuis longtemps qu'il est plus cynique que moral, et, c'est le plus important, parviennent à terroriser les gouvernants qui doivent, la main sur le coeur, jurer qu'ils défendront avant tout le «modèle français», faute de devoir affronter «la rue».

Le «modèle» dont on fait tant de cas ne représente plus qu'un paravent trompeur, dissimulant une idéologie post-socialiste qui ne peut plus se valoriser en tant que telle sans s'exposer au ridicule. Naturellement, l'idée de modèle n'est pas, en soi, insignifiante : elle renvoie à un comportement social et politique engendrant ses structures adéquates, comportement enraciné dans une tradition et lié à la culture d'un peuple. Mais dans le cas actuel, le «modèle français» nous est présenté comme un comportement ethnico-structurel, congénital à notre peuple, lié à nos gènes, et dont le rejet vaudrait donc pour trahison et déni de l'être. Aberration. Aucun peuple n'est identifié pour toujours de cette manière, ni déterminé à ce point : un peuple n'est pas une entité immobile, plutôt un groupe changeant et évolutif. Mais l'habileté consiste à faire passer une idéologie pour un modèle.

En réalité, ce que défendent les partisans du «modèle français» est une idéologie, donc abstraite et cohérente, distante de la réalité qu'elle méprise, et prête à défendre ses arguments sans écouter rien ni personne, c'est-à-dire au prix du dépérissement même de la société. L'idéologie repousse dans les ténèbres les autres courants de pensée, assimilant par exemple le libéralisme à l'ultralibéralisme afin de le sataniser en l'extrémisant. Laissant croire par là que sa manière de voir représente la seule possible, par fanatisme, tout en dissimulant ce fanatisme sous une prétendue détermination naturelle : un Français ne saurait être que protectionniste et providentialiste, sinon il trahirait son identité.

Le problème français s'exprime dans cette identification du modèle à une idéologie. Les modèles existent, mais ils sont culturels et historiques, donc relatifs, susceptibles d'évolutions et de transformations qu'imposent les circonstances, les nouveautés intérieures et extérieures, le poids des expériences. C'est pourquoi il est ahurissant que des gouvernants, émergeant d'une consultation référendaire brutale aux résultats inquiétants, commencent par jurer de conserver intact le «modèle». Ce serment démontre justement qu'il s'agit bien d'une idéologie. Sinon, un événement de cette ampleur, avec les délabrements qui le préparent et en découlent, aurait tout naturellement porté un gouvernement à s'interroger sur ce qu'il faut changer et conserver.

Il n'y a que les idéologies qui sont éternelles, parce qu'irréelles. Qu'un pays comme le nôtre, porté depuis si longtemps à vénérer des chimères au lieu de comparer les réalités, entretienne encore des groupes d'idéologues vaillants et bien placés, cela ne saurait étonner personne. On est déçu pourtant de voir nos gouvernants, depuis des décennies, à droite comme à gauche, se comporter vis-à-vis d'eux comme des sherpas dociles, par crainte de perdre leur place. On n'attend pas du gouvernant l'intelligence des sphères, mais surtout : le courage d'affronter la réalité.