Le modèle social français est à bout de souffle


LE MONDE | 02.06.05 | 13h10 • Mis à jour le 02.06.05 | 13h55

A quelle aune mesurer l'épuisement du modèle social français ? A l'irruption répétée de la violence urbaine ? A la proportion d'actifs sans emploi ­ jusqu'à quatre sur dix ­ dans certains quartiers ? A la ségrégation sociale et territoriale que le sociologue Eric Maurin désigne sous le nom de "ghetto français" (Le Seuil, 2004) ? Aux frustrations professionnelles des surdiplômés de l'administration ? Aux rigidités statutaires et à ce que Denis Olivennes, dans une note restée fameuse de la fondation Saint-Simon, avait intitulé, dès 1996, La Préférence française pour le chômage ? Aux mille et un blocages d'une société pessimiste qui n'imagine pas l'avenir de ses enfants ? A l'incapacité de ses élites, politiques et économiques, à donner sens au changement ?

Le modèle social français se décline au pluriel. Il évoque à la fois une certaine forme d'intégration républicaine et de promotion sociale. Une certaine idée du rôle de l'Etat-providence et de ses "satellites" paritaires (la Sécurité sociale et l'assurance-chômage, gérées par le patronat et les syndicats) ; un certain type de relations sociales, caractérisées par un taux de syndicalisation élevé dans les grandes entreprises publiques, par un quasi désert syndical dans les PME et par une culture protestataire.

Les Français y ont longtemps vu une exception, alors même que, comme le rappelle le PDG d'Altedia, Raymond Soubie, dans Les Echos du 2 juin, sa parenté avec celui de la "vieille Europe" , est évidente. "Il se fonde, rappelle l'ancien conseiller social de Raymond Barre, alors premier ministre, sur une protection sociale élevée, un droit du travail fortement réglementé et un rôle de l'Etat qui reste important."

Les chocs pétroliers des années 1970, le ralentissement de la croissance, l'irrésistible augmentation d'un chômage devenu massif, grippent progressivement la machine. La médaille a ses revers : les failles de l'école de la République, et la faillite de l'intégration à la française ; le coût des systèmes de protection sociale qui pèsent sur les embauches ; le creusement des inégalités ; l'ambivalence de la relation au travail...

L'ascenseur social bloqué. L'école publique, laïque et obligatoire a été un formidable vecteur de transformation sociale. Elle remplit, désormais, de plus en plus difficilement sa mission et produit des exclus. Depuis les années 1990, 7 % des élèves ­ autour de 100 000 personnes ­ sortent, chaque année, du système scolaire sans diplôme ni qualification. Or, l'exposition au chômage et à la précarité est fonction du niveau d'éducation. "En 2003, plus du tiers (37,9 %) des jeunes sortis depuis un à quatre ans sans diplôme ou avec le seul certificat d'études recherchent un emploi" , révèle l'Insee dans l'édition 2004-2005 de France, Portrait social.

La durée du chômage est, elle aussi, directement corrélée au niveau de qualification et au type de formation suivie. De plus, le système de formation professionnelle continue, mis en place par la loi de 1971, perpétue les inégalités d'accès à la formation initiale, pénalisant ouvriers et employés.

L'allongement de la durée moyenne des études, et la préférence qu'affichent souvent les moins de 30 ans pour le public et sa (relative) sécurité de l'emploi s'expliquent aussi par leurs difficultés d'insertion dans des entreprises qui contournent les rigidités du code du travail, en systématisant le recours au travail précaire (intérim et CDD.)

L'Etat-providence et le paritarisme s'épuisent. L'école n'est pas seule à être en crise. L'Etat-providence se résout peu à peu à admettre qu'il vit au-dessus de ses moyens. Dans ces années 1980, qui sont aussi celles du tournant de la rigueur et de la conversion des socialistes ­ à tout le moins, d'une partie d'entre eux ­ à l'économie de marché, la Sécurité sociale et l'assurance-chômage rencontrent de sérieuses difficultés financières.

A chaque poussée du chômage, les mêmes causes produisent les mêmes effets : les recettes, assises sur la masse salariale, rentrent moins bien puisque l'emploi diminue ou ralentit, et les dépenses augmentent fortement. Cet effet classique de ciseau explique, entre autres, que l'assurance-maladie (13 milliards d'euros de "trou" en 2004) soit devenue structurellement déficitaire depuis une dizaine d'années. En vingt ans, on ne compte plus les plans de sauvetage de l'Unedic ou de la Sécurité sociale.

Dans la même période, les malades et les retraités ont dû être fréquemment sollicités et les droits des chômeurs ont été, à plusieurs reprises, revus à la baisse. Sans que la France se soit jamais décidée, comme l'y ont invitée récemment les économistes Pierre Cahuc et Francis Kramarz, à indemniser mieux mais pendant moins longtemps ses chômeurs et à les inciter à rechercher plus activement un emploi.

Des acteurs sociaux affaiblis. Parallèlement, tout au long des années 1980, patronat et syndicats éprouvent, négociation après négociation, leur incapacité à trouver des modes de régulation et à bâtir des réformes acceptables pour leur propre base comme pour l'opinion publique. De nombreux pays européens s'engagent sur la voie des pactes pour l'emploi, élaborés et mis en musique par l'Etat, après concertation des partenaires sociaux. La France, elle, fait exception à la règle. La modernisation négociée n'y fait pas recette, pas plus, d'ailleurs, que la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, défendue par les directeurs des ressources humaines des entreprises, dans les années 1990.

Officiellement, l'heure est au donnant donnant et au gagnant gagnant. En réalité, on en est loin. Le taux de syndicalisation français, passé sous la barre des 10 %, est un des plus bas d'Europe. Depuis l'échec de la négociation de 1984 sur la flexibilité, les syndicats français, historiquement divisés, et surtout trop peu représentatifs et trop affaiblis pour pouvoir peser sur le cours des choses, négocient reculs et replis. Le modèle social français s'est transformé en contre-modèle, ruinant jusqu'à l'idée même de progrès.


Claire Guélaud
Article paru dans l'édition du 03.06.05