Réformes c'est de changement de méthodes qu'il faut.

extrait du livre de Philippe Quême aux éditions de l'Harmattan

En France, contrairement à la plupart de nos voisins européens, l'État n'arrive plus à se réformer, ni à réformer : pourquoi ?

Le constat : lors des quatre dernières décennies, les réformes faites par l'État en France ont donné des résultats très variables ; à côté de vraies réformes - la constitution de la cinquième République, l'élection du Président de la République au suffrage universel, la décentralisation régionale de Gaston Defferre, la réforme du scrutin municipal, l'IVG, certaines privatisations et la notion de n noyaux durs », les réformes des marchés financiers, le passage des PTT » à La Poste et à France Telecom, etc. - combien de réformes sans lendemain et donc sans effet ! Qui se souvient de la réforme de la Justice de Monsieur Arpaillange ou des réformes successives de l'Éducation Nationale ?

De plus, le fossé, sans équivalent en Europe, creusé entre les deux principaux courants politiques, la fréquence des alternances et la cohabitation font que les grandes réformes dont le pays aurait besoin ne se font pas : la Constitution, la Justice, l'Éducation Nationale, la sécurité publique, les retraites, et surtout le rôle de l'État, notamment dans l'économie ; Charles de Gaulle a été le dernier grand réformateur français.

Il est vrai qu'il faut une très forte dose de détermination et de courage pour réformer en France : le ministre de l'Éducation Nationale ne peut rien faire sans l'accord du SNES ; les dockers bouchent le port de Marseille beaucoup plus souvent que la sardine ; les évidences de difficulté majeures des régimes de retraites ne suffisent pas à convaincre les partenaires de s'asseoir à une même table ; la réforme de Bercy, techniquement et économiquement parfaitement justifiée, notamment en matière de qualité de service au contribuable, a été bloquée par les syndicats des Finances.

Enfin, la plupart des réformes faites en France obéissent à des raisons idéologiques. Si nous questionnions les Français sur le fait d'identifier telle ou telle réforme comme faite par la droite ou par la gauche, il y a gros à parier que les erreurs seraient rares ; l'idée même d'une réforme faite pour répondre à des dysfonctionnements concrets, mais qui n'afficherait pas clairement son origine de droite ou de gauche, serait considérée par nos concitoyens comme une rareté, comme l'a été par exemple l'abolition de la peine de mort, problème de conscience et non d'idéologie.

Et si la réforme était aussi et surtout une question de méthode ?

Et si, au lieu d'invoquer des difficultés liées à la nature même des réformes, aux obstacles institutionnels, sociaux ou plus simplement de comportement des Français, qui sont incontestables, nous nous posions la question de savoir si la difficulté de l'État français à se réformer et à réformer n'est pas également et avant tout une question de méthode ? Gilbert Santel me répond par avance en disant, je cite : « La manière de réformer est aussi importante que la réforme elle-même ». Et si cette perception négative de la majorité des Français vis-à-vis des réformes traduisait en partie un scepticisme profond sur les méthodes de réforme mises en oeuvre et sur la volonté des hommes qui en ont la charge, au moins autant que sur le contenu des réformes proprement dit ? Et si les Français pensaient que » l'on ne fait pas de vraie réforme publique sans construire un débat public préalable, fondé sur l'intelligence des citoyens » ?

Je pense que les Français, même s'ils ne le disent pas très clairement, ont raison de croire que, si les hommes politiques se comportaient comme des « porteurs de réformes » et se préoccupaient plus de la manière de conduire le changement, il serait plus facile de faire changer le pays ; on pourrait ainsi surmonter tout ou partie des obstacles structurels qui se dressent, en France devant les réformateurs.

Et d'ailleurs, nos concitoyens se rendent bien compte que la société civile s'est beaucoup plus rapidement adaptée que l'État au changement accéléré de l'environnement de la plupart des activités humaines. On peut aussi évoquer les entreprises, sans cesse en quête de processus de réforme innovants et efficaces, ou les divers mouvements associatifs, dont la vigueur en France est une preuve que les Français sont capables de se mobiliser pour des causes clairement énoncées. Ils se disent donc : les acteurs privés nous prouvent tous les jours qu'il n'y a pas de fatalité d'empêchement de réforme en France.

Enfin, ils voient nos voisins Italiens, Espagnols, Anglais, Allemands, entre autres se réformer et réformer leur État rapidement et efficacement ; pourquoi pas nous ? Ils se rendent également compte de ce que les hommes politiques, dont ils n'ont pas une haute opinion, constituent un frein aux réformes ; ils savent que beaucoup d'entre eux sont des hauts fonctionnaires n'ayant pas exercé de responsabilités réelles de gestion, et qui font de la politique sans autre risque que celui de retourner à leur corps d'origine ; ils constatent aussi la disparition progressive des grands commis de l'État », les Louis Armand, Jacques Rueff, Pierre Racine, etc., dont le parcours professionnel multiple leur permettait de donner des conseils avisés aux hommes politiques, mais qui pour autant n'auraient jamais pensé à entrer en politique.

Enfin, ils se posent beaucoup de questions sur l'État français : pourquoi une telle centralisation ? Pourquoi une telle étanchéité entre le public et le privé ? Pourquoi un tel mépris du jeu des acteurs ? Pourquoi une telle sous-évaluation de l'investissement immatériel, notamment dans le diagnostic, la prévision et l'évaluation des réformes ? L'État doit-il être gérant, en plus de garant ? Pourquoi l'État français a-t-il tant de mal à jouer le jeu du paritarisme ?

Traiter de la difficulté des réformes faites en France par l'État me parait donc poser deux catégories de questions :

• Existe-t-il un modèle performant de « processus de réforme » ? Quelles sont les caractéristiques du bon a porteur de réforme » ? Comment faire le diagnostic initial ? Comment le pouvoir politique doit-il soutenir la réforme ? Quel débat public ? Quelles études d'impact ? Quelle formalisation ? Quelle communication ? Quel lancement de la réforme ? Quel suivi et quelle évaluation ?

• Comment lever les différents obstacles qui rendent les processus de réforme particulièrement hasardeux dans notre pays ? Quels sont, parmi ces obstacles, ceux qui sont structurels de la société française, et ceux qui peuvent être abaissés » par une méthodologie intelligente des réformes ?

Ces deux questions se résument en une seule, capitale : comment conduire le changement ?

La conduite du changement est un art

Le changement, et la réaction au changement, sont des « principes vitaux » : « Il n'existe rien de constant, sinon le changement » ; et, pour compliquer encore les choses : « Un changement en prépare un autre ».

Il faut donc, pour survivre, analyser le changement qui vient du « dehors », c'est-à-dire le détecter, en rechercher les principaux fondements pour les anticiper; et il faut en déduire quels changements conduire dans le « dedans », pour se mettre « dans le sens du mouvement », et notamment pour en identifier les « positives » qui nous seront bénéfiques, et se prémunir contre des valeurs destructrices.

Le changement, dès lors qu'il est important, comme c'est le cas d'une réforme, s'applique à un « système » : un État et son rôle, des fonctionnaires et leur statut, des entreprises et le temps de travail de ses salariés, etc. Et ce système peut s'analyser selon quatre composantes :

- des structures (administrations, entreprises, partis politiques, syndicats)
- des Flux entre ces structures (de ressources humaines, d'information, de compétences, monétaires, etc.);
- des modes de changement c'est à dire la manière dont le pilote du changement transmet les impulsions nécessaires aux structures et aux flux pour qu'ils s'organisent efficacement vers le but commun d'adaptation au changement;
- enfin une culture ou si l'on préfère, un ensemble de comportements, facilitant la mise en cohérence des trois composantes précédentes.

Ces quatre composantes de la conduite du changement sont classées par ordre de difficulté croissante. On comprend qu'il suffit d'une instruction pour créer ou modifier une structure, même si la pratique nous démontre souvent le contraire. On comprend aussi que les flux, parce qu'ils forment un système complexe, sont aussi plus difficiles à faire évoluer; le mode de management a des fondements culturels, et demande donc du temps et beaucoup d'énergie pour faire face au changement. Enfin, la culture et les comportements ne changent que sur le long terme, sous l'effet des actions multiples sur les structures, les flux et les modes de management. C'est sans doute ce que voulait dire Karl Marx, quand il disait « Si l'homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement ".

Cette complexité de la conduite du changement la rend peu codifiable. Trop de paramètres, trop de variables, trop de systèmes, trop d'acteurs aux comportements imprévisibles, des cultures multiples. Il est pourtant nécessaire d'aller vers une oeuvre globale (le changement ou la reforme) qui assemblera toutes ces composantes en un résultat efficace, l'appropriation du chargement venu du dehors - et harmonieux - chaque composante apportant sa pierre à l'édifice de l'adaptation au changement ou a la réforme.

C'est en cela que l'on peut dire que la conduite du chargement, même si elle peut s'appuyer sur de nombreuses techniques qu'il faut « assembler, est un art.

Comme pour la musique, elle requiert d'une part le bon « tempo, c'est-à-dire le choix du moment et le rythme du changement, et d'autre part la mélodie « juste « et harmonieuse, c'est-à-dire le contenu du changement.

Comme pour l'architecture, elle a besoin de perspectives, qui changent selon l'endroit d'où on les regarde, c'est-à-dire des yeux des populations plus ou moins concernées.

Comme pour la sculpture, la conduite du changement est à la fois représentation du mouvement et objet fini.

Comme pour la littérature, il lui faut lisibilité, séduction, et capacité à faire que le lecteur s'investisse dans l'oeuvre.

Enfin, comme pour le cinéma, il lui faut un scénario construit et des acteurs mis en valeur.

Mais, comme tous les arts, la conduite du changement ne peut se passer de règles de l'art » : les fugues de Bach sont construites, de même que les « solos » de Charlie Parker ou de Miles Davis, la position des personnages dans Les Ménines de Velazquez n'est pas le fait du hasard, et l'unité d'action, de temps et de lieu est une règle du théâtre français du Grand Siècle.

Ce sont ces « règles de l'art de la conduite du changement », ainsi que les artistes, que j'appellerai « les stratèges du changement », que nous allons essayer de découvrir tout au long de ce livre.

Mais, auparavant, il me faut passer par quatre postulats, — non démontrables, donc — mais qui me semblent n'être que des principes de bon sens.

Mes quatre postulats

Ces considérations préliminaires me permettent de présenter les quatre postulats qui régissent ce livre, ainsi que le plan qui en découle.

Premier postulat : une réforme peut s'analyser comme un processus, c'est-à-dire (Petit Larousse) « comme un enchaînement ordonné de faits et de phénomènes, répondant à un schéma et aboutissant à un résultat déterminé » ; de ce fait, les processus de réforme peuvent être dénombrés et analysés — plus de cent nouvelles lois par an en France, et donc encore plus de réformes — de manière par exemple à rechercher les caractéristiques communes aux réformes qui échouent ou à celles qui réussissent.

Les entreprises connaissent depuis longtemps cette notion de processus, et savent les analyser et les remettre en cause pour les rendre plus performants ; mais il est vrai que les auteurs innombrables qui s'intéressent aux réformes publiques se préoccupent très peu de l'analyse et de la performance des processus, c'est-à-dire de la méthode de réforme.

Deuxième postulat, qui découle d'ailleurs du précédent : il déclare que l'État aurait tout intérêt à s'inspirer des pratiques de conduite du changement et de réforme mises en oeuvre par les entreprises. Le monde de l'entreprise, notamment privée, s'est en effet, en France, adapté beaucoup plus rapidement que l'État au changement permanent de notre environnement politique, et surtout économique, social et culturel.

Troisième postulat, de nature analogue au premier : il indique que les obstacles aux réformes, que nous avons soulignés plus haut, sont autant de phénomènes accessibles à une analyse, si possible dépassionnée, dont le résultat pourrait être d'en diminuer leur rôle de frein des réformes. Ces obstacles pourraient en quelque sorte faire l'objet eux-mêmes de réformes, ou, s' l'on préfère, de « réformes facilitant les réformes » ; quand les entreprises remettent en cause leurs processus industriels, financiers ou sociaux, elles sont très attentives à un « déminage » préventif des difficultés.

Quatrième postulat, de nature assez différente : il considère que l'intégration européenne peut être un véritable vecteur de réformes pour notre pays. Un haut fonctionnaire de l'Union Européenne me confiait récemment qu'il considérait que 80% des réformes économiques ou sur l'environnement ou encore sur la sécurité alimentaire, faites en France dans les dix dernières années, sont d'origine ou d'inspiration européenne. Pourquoi, progressivement, n'en serait-il pas de même pour les autres domaines, comme le social, aujourd'hui encore malheureusement « trou noir » de l'Union Européenne, ou la Justice ou encore l'Éducation ?

Petit guide pour le lecteur

Guidé par ces quatre postulats, je proposerai d'abord une définition du concept de réforme, notamment par rapport à des changements moins ambitieux, que je qualifierai de réglages, ou plus ambitieux, comme la rénovation ou la refondation. Cette définition a pour but de montrer que la réforme est bien le « pivot » du changement.

Je montrerai ensuite pourquoi l'on peut parler de processus de réformes publiques, de même que l'on parle, dans l'entreprise, de processus industriels ou financiers, voire transversaux.

Puis, je procéderai à une exploration rapide des réformes les plus significatives des quatre dernières décennies ; j'analyserai le processus qui les a sous-tendus, et j'identifierai les causes d'échec ou de succès, première pierre apportée à une méthodologie des réformes et première preuve de mon premier postulat.

Je m'étendrai plus longuement sur quatre réformes, faites ou en cours, dont les enseignements au plan méthodologique me paraissent particulièrement importants :

- les ordonnances Juppé de 1996 sur l'assurance maladie ;
- la réforme de l'armée française ;
- la réforme dite « de Bercy », qui s'est terminée par la démission de Christian Sautter ;
- enfin, la réforme, en cours, de l'élaboration et de la présentation du budget de l'État.
- J'y ajouterai quelques leçons à méditer sur les processus de réforme à l'étranger.

Cette exploration m'ayant permis une première découverte des obstacles qui rendent les réformes difficiles en France, je ferai le tour des caractéristiques de l'État et de notre société qui rendent les réformes très problématiques, et que j'ai énumérées dans mon troisième postulat.

C'est ce que Jean-Christian Fauvet appelle les « gluons», ou freins à la réforme, dont l'inventaire préalable à l'action est indispensable, que l'on parle de structures, de flux, de culture ou de mode de management.

Je proposerai quelques pistes pour diminuer le rôle négatif de ces « gluons ».
Arrivé à ce point de mon discours, il sera utile de faire un retour plus conceptuel sur les réformes et de poser trois questions : comment les entreprises se réforment-elles, et en particulier comment mettent-elles en oeuvre le « levier client » ? les modalités des réformes dans les entreprises peuvent-elles être transposées à l'État, ou faut-il seulement parler d'inspiration ?

pourquoi les réformes échouent-elles ?

J'en viendrai alors au coeur de mon sujet, qui consistera à proposer, sous la forme des « dix commandements du parfait réformateur », les bonnes pratiques de réforme :

  1. Un État, des hommes politiques et des citoyens accueillants à la réforme tu rassembleras.
  2. Etudes préalables et diagnostics tu n'épargneras point. Alliés et opposants précocement tu détecteras.
  3. Le cap de la réforme clairement tu afficheras.
  4. Trajectoire de la réforme, temps et argent habilement tu marieras.
  5. A la concertation, au débat public et à la communication, large place tu feras.
  6. En plaçant le client au centre de la réforme, usine à gaz tu éviteras.
  7. La réforme comme un grand projet tu organiseras et animeras.
  8. De l'évaluation permanente de la réforme, obligation tu te feras.
  9. Le réformateur et son équipe soigneusement tu choisiras et structureras.

Enfin, j'aborderai ce qui me paraît être une vraie solution, à moyen terme - le plus court sera le mieux -, à la paralysie réformatrice de notre pays, c'est-à-dire l'intégration européenne. J'aurai aussi soin de dire quelle est l'Europe qui permettra de faire entrer la France dans le cercle vertueux des réformes, notamment du point de vue institutionnel.

Ma conclusion sera donc de constater que trois voies s'offrent à la France dans sa quête des réformes : la performance des processus de réformes ; l'identification des obstacles, et le « levier client » pour les lever ; l'intégration européenne, là où l'on prépare et réalise les bonnes réformes.

Ce livre est évidemment un livre politique, car la manière de réformer est un sujet « de la cité », et l'on pourra sans doute apercevoir où vont mes préférences. Mais j'ai l'immodestie de penser qu'il est un peu plus que cela. J'essaierai de montrer au lecteur, tout au long de ce livre, qu'il existe une logique de réussite des réformes, qui s'applique aussi bien à des réformes venant de gauche, de droite, du centre, des verts, etc. Je pense aussi que le sujet du processus de réforme est un bon moyen de dépassionner le débat politique, et de mettre un peu de raison là où il n'y a le plus souvent que de l'idéologie et trop de passion.

Ce livre se veut optimiste, en ceci qu'il considère qu'il n'y a pas de fatalité de l'échec des réformes en France, même si la lecture de la littérature politique actuelle fait plus penser au roman noir qu'à la Comtesse de Ségur.

D'ailleurs, pourquoi un livre ?

En recherchant ceux qui s'étaient intéressés aux réformes, j'ai bien entendu trouvé une bibliographie très fournie, voire envahissante ; tout le monde a son mot à dire sur les raisons de faire telle ou telle réforme et sur les bénéfices innombrables qu'elles ne manqueraient pas d'apporter aux citoyens. Quelles réformes ? Tout le monde est prêt à dégainer.

En revanche, sur le sujet de « comment les faire ? », c'est-a-dire le processus de réforme, je n'ai pas trouvé une littérature très abondante : tout au plus un livre traduit d'un auteur américain sur les conditions politiques des réformes, un chapitre de "La Réforme de l'État sur la conduite du changement" et un numéro spécial de la Revue française d'administration publique, intitulé... « Les réformes qui échouent » ; si l'on ajoute à cela que la plupart des personnes que j'ai rencontrées pour ce livre m'ont fait part de leur impression que les prochains enjeux politiques se joueront autant sur la manière de réformer que sur le contenu des réformes, j'ai pensé qu'il y avait un vide à combler.

J'y ai été conforté par une remarque de Serge July dans son livre d'entretiens avec Alain Juppé (Entre quatre z'yeux') : « L'une des questions majeures posées aux politiques aujourd'hui, et en particulier aux réformateurs, touche à la méthode : comment réformer ? »


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Mis à jour le 26/04/2012