EUROPE L'historien René Rémond se désole de voir soixante années de politique commune réduites à néant

René Rémond : «L'absurde détricotage»
Historien, professeur émérite, président de la Fondation nationale des sciences politiques depuis 1981, René Rémond est élu à l'Académie française le 18 juin 1998 au fauteuil de François Furet. Ce grand témoin du XXe sciècle publiera à la rentrée de septembre une suite à sa célèbre étude, Les Droites en France aujourd'hui (Louis Audibert). A cinq jours de la conférence de Bruxelles, cet Européen convaincu met en garde la France contre ce que ses partenaires ressentent «comme une forme d'unilatéralisme». Explications.

Propos recueillis par Frédéric Fritscher et Alexis Lacroix
[Figaro 11 juin 2005]

LE FIGARO. – Après les référendums français et hollandais, un ministre italien issu de la Ligue du Nord a déclenché une bataille en règle contre la monnaie unique. Le non à la Constitution européenne a-t-il brisé un tabou ?

René RÉMOND. – En dépit de ses défauts et des lacunes, le traité constitutionnel, s'il avait été adopté, aurait eu l'avantage de fixer un cap, en prévenant toute régression. Au lendemain du 29 mai, j'étais accablé et très inquiet, mais je sous-estimais encore les répercussions incalculables du non ; je pensais que nous nous acheminions seulement vers un coup d'arrêt de la construction européenne. En réalité, ce qui nous arrive est bien pire qu'un «coup de froid». L'hypothèse du surplace et du blocage s'avère bien en deçà de la réalité. Nous sommes véritablement engagés dans un prodigieux retour en arrière, dans un processus à rebours. Chaque jour qui passe défait un peu plus l'oeuvre européenne commune. Cette construction a toujours été pragmatique et empirique. Même la conférence intergouvernementale – objet, en son temps, de toutes les appréhensions – n'avait pas réussi à détricoter l'Europe. Le paradoxe absolu, c'est que le détricotage intervient maintenant, à la suite d'une décision souveraine du peuple français. Une décision qui laisse l'Union en état de choc, à la dérive, privée de son filet de sécurité indispensable.

Quel regard rétrospectif portez-vous sur la fiévreuse campagne référendaire ?

Fiévreuse, en effet, car, comme on peut s'en réjouir, les citoyens se sont pleinement associés au débat. Pour beaucoup d'entre eux, c'était même la première fois qu'ils étaient littéralement captivés par l'Europe. Mais tandis que le oui est resté atone, voire timoré, le non s'est montré militant et combatif. Ses champions n'ont reculé devant aucune surenchère populiste. Quant aux médias, dont il est de bon ton, dans certains milieux cultivant leur victimisation, de pointer la partialité, j'ai au contraire le sentiment qu'en cette circonstance, ils ont fourni un immense travail d'information, d'analyse et d'explication. Il est donc particulièrement mal fondé d'évoquer un «conditionnement», un «formatage» de l'opinion !

Comment expliquez-vous les ratés du camp du oui ? Est-ce dû à un défaut de pédagogie ?

Dans une large mesure, le débat préréférendaire n'a pas été «centré». Il a escamoté les apports les plus positifs de la Constitution. Il a laissé de côté la définition d'une identité européenne, il a passé sous silence la construction d'une personnalité juridique de l'Europe. Enfin, il n'a pas su sensibiliser au caractère novateur et décisif d'un énoncé des valeurs de référence – notamment au travers de la Charte des droits fondamentaux. J'ai vraiment du mal à comprendre que la gauche n'ait pas su faire valoir le caractère novateur de la Charte des droits fondamentaux – cette Charte que les Britanniques, d'ailleurs, ne voulaient pas ! En conséquence, nous avons détruit, par un vote mal informé, le travail de deux générations de bâtisseurs de l'Europe. Et tous les acquis jusqu'ici tenus pour irréversibles révèlent, désormais, leur extrême fragilité. Ils peuvent, un jour ou l'autre, être balayés par la revanche des égoïsmes nationaux.

Revanche des égoïsmes nationaux, dites-vous. Quelles résonances cette situation éveille-t-elle chez l'historien ?

Après le traité de Locarno dans les années 30, l'Europe s'était déjà attelée, une première fois, à surmonter ses divisions. Et une réconciliation entre la France et l'Allemagne, animées du désir d'effacer les séquelles de la Grande Guerre, avait été tentée, par l'entremise de personnalités comme Briand et Stresemann. La pression des égoïsmes nationaux – aiguisés par les difficultés économiques et les répercussions européennes de la crise de 1929 – a finalement eu raison de cette tentative. Leçon toujours valable : le surplace crée l'entropie, et l'entropie crée la régression.

Revenons encore un instant sur l'avant 29 mai. Les défenseurs du texte constitutionnel ont-ils péché par arrogance ?

Beaucoup d'entre eux ont, en tout cas, vécu sur une illusion. Ils se sont imaginé que les Français étaient tous acquis à l'idée même de la construction européenne. Cette illusion a été d'ailleurs confortée par le discours des adversaires du traité, qui se réclamaient eux aussi – et à mon avis fallacieusement – de l'Europe, d'une «Autre Europe».

Pourquoi fallacieuse ment ?

En fait, l'opinion française comporte clairement deux secteurs qui sont résolument opposés au projet même de la construction européenne. Une partie de la droite n'a jamais accepté la moindre atteinte à la souveraineté nationale. Et, de ce point de vue-là, même une Europe partiellement intégrée est inadmissible à l'aile souverainiste. A gauche, le PCF et l'extrême gauche néorévolutionnaire n'ont pas non plus digéré la construction européenne. Additionnés, ces deux secteurs, l'un de droite, l'autre de gauche, totalisent environ 40% de l'électorat.

Reste qu'à gauche, la nouveauté, c'est l'émergence d'un pôle de radicalité anticapitaliste qui ratisse bien au-delà du cercle des anti-européens traditionnels. Le député PS, Arnaud Montebourg, qui a défendu le non, a déclaré la semaine dernière : «Nous devons devenir altermondialistes, sinon nous serons balayés»...

La surprise, c'est en effet que le Parti socialiste s'est cassé en deux, du fait de la confusion délibérée entre l'Europe et le libéralisme qu'ont pratiquée notamment les tenants socialistes du non. Arithmétiquement, le jour du référendum français, il a donc manqué au oui l'appoint de 15% pour l'emporter sur le pôle traditionnellement anti- européen. En ce sens, la coalition habituellement pro-européenne – composée des socialistes, des démocrates-chrétiens et des libéraux – est touchée. Mais au-delà, le 29 mai met en évidence le peu d'appétence manifestée, depuis plusieurs années, par une large partie des élites politiques françaises chaque fois qu'il s'agit de conduire, de manière volontariste, la construction euro péenne vers une étape supplémentaire de son développement.

Comment expliquez-vous que, dans les dernières décennies, les dirigeants politiques aient peu cultivé notre «jardin européen» ?

Pendant des années, les hommes politiques et de nombreux médias ont pris l'habitude de traiter l'Europe avec désinvolture. Quand ceux-ci, de peur d'«ennuyer» leurs publics, négligeaient de se faire l'écho des décisions de la Commission de Bruxelles ou du Parlement de Strasbourg, ceux-là faisaient «porter le chapeau» aux institutions communautaires, en leur attribuant leurs mesures impopulaires. Rares sont les élus qui tiennent, par exemple, un discours de vérité sur les fonds structurels européens. Le résultat, c'est l'absurdité du «détricotage» actuel. Nous sommes en train de confier l'avenir de la construction européenne aux Anglais ! Et le plus invraisemblable, c'est que ce grand dessein est enterré par ceux-là mêmes – les Français – qui lui avaient à l'origine insufflé leurs idées. Ne l'oublions jamais : la construction européenne a résulté, en grande partie, d'une initiative française.

D'une initiative française ?

Songez simplement à la déclaration Schumann du 9 mai 1950, qui est désormais cé lébrée chaque année dans le cadre de la Fête de l'Europe, et par laquelle cinq ans seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France proposait à l'Allemagne et à ses voisins de mettre en commun des éléments de leur souveraineté. A partir de ce geste fondateur, la France a toujours pu compter sur le soutien de l'Allemagne, de l'Espagne et de l'Italie pour opposer à l'Angleterre le concept d'une Europe animée d'une ambition et d'une volonté politiques. Il est tout de même paradoxal qu'un dimanche de mai 2005, ce soit précisément ce pays qui ait tiré un trait sur soixante années de politique européenne, qu'il a si largement inspirée.

Vous vous insurgez d'ailleurs moins contre le verdict des urnes que contre le climat idéologique et politique qui encourage ce «retour en arrière»...

Les électeurs ne portent pas la responsabilité principale. Reste que nous assistons bien à une sorte de remake des années 30. Je n'hésite pas à parler d'un second Munich. Même repli sur soi. Même vertige isolationniste. Même indifférence, aussi, à l'égard des peuples d'Europe centrale et orientale – dont beaucoup, dans les rangs du non, ont semblé contester le droit à rejoindre le concert européen. Mais la nuance entre 2005 et 1938, c'est qu'aujourd'hui, si j'ose dire, rien ne nous contraint à abandonner les Tchè ques, et que personne ne nous demande de mourir pour Dan tzig...

En une réédition de l'«étrange défaite», nous céderions à nouveau à l'esprit de capitulation ?

Avec le non, nous avons pris le parti, sans qu'aucune menace objective ne nous y contraigne, de nous replier derrière la ligne Maginot de nos égoïsmes. Le problème de cette frilosité, c'est qu'elle est présomptueuse. J'ai parfois l'impression, en écoutant certains tenants du non, qu'ils s'imaginent que, seule, la France aura encore la capacité d'influencer le monde ! Comme si une France isolée par le non allait garder son aptitude à emmener avec elle ses 24 partenaires ! A Munich, en 1938, la France a dilapidé pour longtemps son capital moral. Il lui a fallu les cinquante dernières années pour s'employer à regagner sa trajectoire de grandeur.

Comment ? Et grâce à qui ?

Grâce à quelques hommes visionnaires (de Gaulle, les pères fondateurs de l'Europe, entre autres). Mais grâce, aussi, à sa politique étrangère, qui a toujours répondu à une priorité : l'entente avec l'Allemagne et la construction européenne. Les dirigeants français qui se sont succédé depuis quarante ans n'ont jamais varié d'un enga gement consistant à accepter les transferts de souveraineté, avec la claire conscience que la France ne pouvait plus se payer le luxe de l'isolement. Rien ne leur semblait aussi plus urgent que de cogérer la souveraineté de la France avec les autres pays européens. A ceux qui ont dénoncé dans la Constitution européenne l'ébauche d'un super-Etat impersonnel et dépolitisé, il faut en fait répondre qu'en cédant certains pouvoirs à Bruxelles, la France ne s'est nullement aliénée, et pour cause : disposant de deux fois moins de fonctionnaires pour gérer 450 millions d'Eu ropéens que la Mairie de Paris pour 2 millions de citadins, Bruxelles n'a pas les moyens de faire appliquer ses directives ! Dans ce que certains nous décrivent comme une sorte de Béhémoth réglementaire, c'est en fait aux Etats qu'échoit la charge de veiller à l'exécution des directives. Loin de s'abolir dans l'intégration européenne, les Etats se voient donc confier de nouvelles prérogatives. En son temps, de Gaulle ne s'y était d'ailleurs pas trompé.

Malgré sa méfiance pour tout ce qui pouvait empiéter sur l'indépendance nationale ?

Lorsqu'il revint aux affaires, en 1958, le général en surprit plus d'un. Contre tou te attente, il ne précipita pas le désengagement de la France du traité de Rome ; il accéléra, au contraire, le dé sen ga gement douanier, dont il pensait qu'ouvrant la France au grand vent de la compétition, il allait lui être bénéfique. En mars 1983, Mitterrand se retrouve, quant à lui, en pleine hésitation. Et il traverse, pendant dix jours, une courte phase d'atermoiement, au cours de laquelle Laurent Fabius, qui joue les visiteurs du soir, lui recommande, d'ailleurs, la sortie de l'Europe ! C'est finalement Pierre Mauroy et Jacques Delors qui ont contribué au ralliement définitif de Mitterrand à l'Europe.

Et Jacques Chirac ?

Dans sa campagne électorale de 1995, il n'excluait pas d'organiser un second référendum pour revenir éventuellement sur le traité de Maastricht. Le 26 octobre 1995, suivant les conseils d'Alain Juppé, il se rallia définitivement à l'Europe et ne dévia plus dès lors de cet engagement. Si, pour qualifier notre situation actuelle, je parle de syndrome de Munich, c'est dans la mesure où, après le vote du 29 mai, nous avons scellé notre isolement. Aucun de nos voisins ne comprend que nous ayons claqué la porte, en nous comportant, qui plus est, à la manière de Mme Thatcher.

Comme Mme Thatcher ?

Mais oui, bien sûr ! Avec cette mentalité de boutiquier qui, face à un grand dessein historique, n'aperçoit que ce qu'il lui fait perdre, et reste aveugle à ce qu'il lui apporte. «Rendez-moi mon argent !» : c'est à ce niveau-là que le débat s'est établi. D'où les dérives racistes de certains argumentaires sur les «plombiers polonais». Ainsi, nous avons agi en fossoyeurs de la générosité qui a inspiré le projet européen.

La Constitution peut-elle encore être malgré tout sauvée ?

Echappons d'abord à une illusion égocentrique : nous ne serons plus qu'un parmi vingt-cinq. Je suis envahi par la mélancolie quand je songe au prestige et au crédit moral dont a très longtemps bénéficié le chef de l'Etat français au sein de Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement. Et je suis submergé par la consternation quand je vois aussi notre entente future avec l'Allemagne gravement com promise. Cela n'a jamais été chose aisée que de se réconcilier avec nos voisins d'outre-Rhin ! La Fran ce, réduite à elle-même, s'abandonne ces temps-ci à une oscillation entre son sentiment de supériorité et sa peur de la concurrence étrangère. Dans les deux cas, son attitude est ressentie par ses partenaires comme une forme d'unilatéralisme. La plupart de nos voisins, qui ont longtemps supporté avec difficultés une hégémonie que nous ne pouvions exercer qu'avec le concours de l'Allemagne, risquent aujourd'hui de nous la faire chèrement payer. De ce point de vue-là, la dissociation avec l'Allemagne qui se profile risque de nous être fatale. En nous privant du traité, qui était un moyen inédit de regagner une prise sur le réel, nous ne servons en fait que les intérêts conjugués de Londres et de Washington.