Le village gaulois de plus en plus isolé

En refusant la Constitution européenne, les Français ont surtout rejeté l'environnement dans lequel évoluent tous leurs voisins, estime la presse étrangère.

2002-2005 : la France vit au rythme des soubresauts électoraux et inquiète l'Europe. Il y a trois ans, la qualification de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de l'élection présidentielle démontrait que l'arrivée de l'extrême droite au pouvoir n'était plus impensable sur le continent. Cette année, le rejet du Traité constitutionnel européen rend possible une remise en cause de la construction européenne telle qu'elle a été menée depuis les années 1950. Déjà, l'euro et les prochains élargissements sont, ici et là, remis en question.

Dans les deux cas, au-delà de la surprise, les observateurs étrangers s'interrogent sur cette France qui, tout en restant l'une des trois principales puissances de l'Union européenne, semble prendre des chemins différents de ses voisins. En 2002, c'est la tentation de l'extrême droite qui inquiétait. Aujourd'hui, c'est la défense du modèle français. Mais si modèle français il y a, vu de l'étranger, c'est un modèle d'irrationalité et d'immobilisme. Un modèle qui isole la France en Europe, que l'on soit d'accord ou pas avec ce jugement. Car le rejet du libéralisme et de l'économie de marché qui sous-tend le non à la Constitution européenne est incompréhensible au-delà de nos frontières. Notamment parce que l'Europe s'est toujours construite sur la notion de libre marché. "En France, 'libéral' est une insulte, une preuve d'inhumanité", s'est étonné L'Hebdo, de Lausanne, qui n'est pourtant pas catalogué à droite. "Le credo antilibéral entonné par certains membres de l'élite galvanise toute la France viscéralement hostile au libéralisme." L'Hexagone est "sans doute le seul pays européen où le mot 'communiste' a meilleure presse que le mot 'libéral'".

Si le non français "doit quelque chose à la droite xénophobe, qui n'hésite pas à citer des fascistes comme Charles Maurras", il est "avant tout une victoire de la gauche", remarque l'International Herald Tribune. "Les socialistes ont voté non à une nette majorité, rejoints par un assortiment de gauchistes qui ont des visions de la Commune de Paris, d'un retour à 1917 ou 1968, de la défaite du capitalisme et – d'une manière ou d'une autre – du plein emploi."

Le plus grand paradoxe pour les Européens est qu'ils ont vu les Français s'intéresser à l'Europe, s'informer et discuter, et au bout du compte se replier sur un débat national et voter en tournant le dos à ce qui se fait partout en Europe. Comment, vu de Berlin, Varsovie ou Madrid, comprendre que les arguments aient porté presque exclusivement sur la meilleure manière de conserver et d'étendre le modèle social français ? Comment apprécier le fait que Jacques Chirac défende la Constitution en la qualifiant de "fille de 1789" ? "Comme si la France était capable à elle seule de ramener l'Europe sur le chemin de la paix sociale et du bonheur individuel, les porte-parole de la démesure historique se gonflent d'importance, comme si l'esprit du monde les avait personnellement investis d'une grande mission", a raillé la Frankfurter Rundschau, un quotidien allemand de gauche.

A lire la presse européenne, peu aujourd'hui seraient prêts à suivre l'exemple tricolore. "Le résultat des urnes prouve de façon criante l'échec d'un modèle reposant sur l'interventionnisme, le centralisme à outrance et des structures administratives rigides et ankylosées", diagnostique ABC. "L'économie et le modèle social français ont pour effet un taux de chômage de 10 % pratiquement inchangé depuis 1983, une croissance inférieure à la moyenne, un pouvoir d'achat en baisse et un système de santé déficitaire de 12 milliards d'euros", explique The Guardian. "La stagnation de la France ressemble à la maladie britannique des années 1970", surenchérit Die Zeit.

Irrationalité des électeurs et incompétence des dirigeants. La crise française préoccupe l'Europe parce que personne ne semble capable de proposer des remèdes à la hauteur des enjeux. "Aujourd'hui, l'Etat est supposé fournir des emplois à vie, des retraites, une éducation et une santé gratuite, et ainsi de suite, explique le Wall Street Journal. En retour, les gens laissent la machine étatique diriger avec un minimum de contrôle public. Mais depuis des années, l'establishment n'est pas à la hauteur de ce contrat et les électeurs sont en colère, de manière compréhensible. Pour sortir de cette crise apparemment permanente, la France a besoin de manière urgente de repenser les termes de ce contrat. Mais les politiques préfèrent se lancer dans des jeux de pouvoir. Ils le font à leur péril."

Car en donnant le pouvoir à la fois à Dominique de Villepin, "un gaulliste nostalgique qui a contemplé le secteur privé avec condescendance", et à Nicolas Sarkozy, "qui est convaincu qu'il faut revoir le modèle français", le président Chirac "évite la décision inéluctable à prendre en matière de politique économique", déplore la Frankfurter Allgemeine Zeitung. "De paralysantes discussions entre hommes politiques opposés vont sûrement avoir lieu au sommet du gouvernement." Pour le grand quotidien allemand, "ces tensions laissent plus présager de l'immobilisme qu'un nouveau départ ou 'la mobilisation pour l'emploi' annoncée par Chirac".

Pour la presse étrangère, la solution ne passe pas forcément par une conversion au modèle libéral anglo-saxon. Même si c'est la position de journaux comme The Wall Street Journal ou The Economist. La France doit simplement "rentrer au bercail européen", comme l'écrit l'International Herald Tribune. Même si "la route vers l'Europe – et par-delà vers le monde réel – sera longue et difficile".

Eric Maurice